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Janelle Monáe à Minneapolis en 2018
Janelle Monáe à Minneapolis en 2018
Flux d'actualités

L’afrofuturisme, pour décoloniser l’imaginaire

L’afrofuturisme est bien plus un prisme pour lire le monde qu’un courant esthétique.

Le 21 juillet 1969, devant le regard enthousiaste de cinq cent millions de téléspectateurs, Neil Armstrong descend de la capsule Eagle. Quelques secondes de suspens, puis ça y est : l’homme a marché sur la Lune – la science-fiction devient réalité ! Mais le futur est encore loin : c’est un homme blanc qui marche sur la Lune, et c’est la science-fiction écrite par des hommes blancs, pour des hommes blancs, qui s’accomplit.

Sur fond de manifestations en faveur des droits civiques, certaines voix dissidentes se font entendre à la même époque. Le musicien et poète Gil Scott-Heron chante, avec une ironie douce-amère : « Je ne peux pas payer la facture du docteur, mais le petit blanc est sur la Lune. Dans dix ans, je continuerai de payer, pendant que le petit blanc est sur la Lune[1]. » En commentaire du morceau, le professeur de littérature et de cinéma Mark Bould relève que « la course à l’espace nous a montré à quelle race appartenait l’espace[2] ». Le pianiste de jazz Sun Ra, tout droit descendu de Saturne, propose avec son Arkestra un programme que résume bien le titre du film (John Coney, 1974) dont il est le protagoniste : si les afrodescendants veulent retrouver leur liberté, alors « space is the place ». Vingt ans plus tard, au détour d’un article sur des auteurs de science-fiction afro-américains, le critique culturel Mark Dery forge un terme qui a depuis creusé son sillon : « Les voix afro-américaines ont d’autres histoires à raconter au sujet de la culture, des technologies et des choses à venir. S’il existe un afro-futurisme, il est à chercher dans les endroits les plus improbables, du fin fond des constellations les plus lointaines[3]. »

Ainsi naît ce mouvement philosophique et esthétique protéiforme qui n’a eu de cesse, depuis son commencement, de se redéfinir[4]. Unis autour d’une même ambition, celle de réécrire le futur à l’aune d’une relecture du passé, artistes, militants, philosophes et universitaires ont contribué à donner vie au genre et à définir des concepts autour desquels articuler une réflexion critique.

 

Sun Ra, Space is the place (1974)

 

Nouvelle frontière

L’afrofuturisme délaisse la guerre des étoiles pour mener son combat dans l’espace de l’imaginaire. Tout part d’une prise de conscience que les discours enthousiastes sur le futur technologiquement augmenté ne sont pas neutres.

La fièvre qui a animé l’Amérique au cours de son expansion a largement été insufflée par le mythe fondateur de la frontière, cette limite entre la civilisation et la nature sauvage qu’il fallait sans cesse repousser vers l’Ouest. Une fois l’Océan atteint, il était temps de trouver un nouveau récit fédérateur : c’est la conquête de l’espace, cette « nouvelle frontière » dessinée par John F. Kennedy en 1960. Après avoir combattu les autochtones peaux-rouges, des hordes de héros hollywoodiens caucasiens se lancent à l’assaut d’indigènes à peaux vertes et tentacules. C’est alors, notamment, qu’intervient l’afrofuturisme : une perspective différente sur ces récits montre qu’ils continuent de rendre la réification de l’autre (alien) légitime.

Une fois ce biais découvert, un nouveau champ de luttes s’ouvre. Le nouvel espace à conquérir n’est plus composé de planètes mais de récits, ceux qui sont au cœur de notre culture populaire. L’afrofuturisme, en ce sens, est bien plus un prisme pour lire le monde qu’un courant esthétique abouti.

La bande dessinée Truth: Red, White & Black, de Robert Morales et Kyle Baker, propose par exemple une relecture critique de la genèse du superhéros Captain America[5]. Le défenseur de l’Amérique au bouclier étoilé est, selon les comics publiés par Marvel, un soldat américain de la Seconde Guerre mondiale sur lequel ont été conduites des expériences qui ont amélioré ses facultés physiques. Robert Morales et Kyle Baker suggèrent une autre version : si des expériences médicales avaient été conduites à l’époque, il y a fort à parier que les désignés volontaires auraient été des afrodescendants. Et d’imaginer, en conséquence, que le superhéros érigé en parangon de la nation américaine devrait logiquement être noir.

« J’ai théorisé l’afrofuturisme à un moment où j’étais le témoin de la création d’idéologies qui allaient faire entrer l’imagination de masse dans une camisole de force pour les décennies à venir », réfléchit à voix haute Mark Dery. « C’était en 1993, avant qu’Internet n’existe vraiment. Déjà, vous pouviez voir les premiers pas chancelants de l’élite de geeks blancs que le magazine Wired adoubait comme les nouveaux faiseurs de mythes, les évangélistes du progrès technologique et des possibilités utopiques de la Silicon Valley. J’ai réalisé que toutes les couvertures de Wired montraient des gars geeks et blancs. Et lorsqu’ils ont mis un noir en première page, c’était pour parler des gangs dans le cyberespace ! »

 

Martin Delany, Blake, or the Huts of America (1859-1862)

 

Surveiller et punir

L’universitaire n’a toutefois fait que nommer un courant qui préexistait sa découverte : Reynaldo Anderson, fondateur du Black Speculative Arts Movement, s’attache à rappeler qu’une fiction spéculative noire existait déjà cent cinquante ans auparavant. L’un des premiers écrits du filon serait Blake, or the Huts of America (1859-1862), un roman de Martin Delany qui décrit le parcours d’un esclave échappé qui fomente une rébellion, pendant révolutionnaire du trop docile Oncle Tom[6]. « Cette littérature n’est pas de la science-fiction, observe Reynaldo Anderson, car elle est un produit de forces différentes. La science-fiction européenne est plus proche d’une réflexion sur certains concepts qui ont émergé au temps des Lumières. La fiction spéculative noire a émergé comme une rébellion contre le commerce des esclaves, la révolution industrielle et le racisme scientifique – le corps des noirs a souvent été l’objet d’expériences scientifiques. »

Les préoccupations de l’afrofuturisme ne sont donc pas seulement celles qui traversent la science-fiction, repeintes en noir. « Réfléchissez-y, pointe Reynaldo Anderson, à quel moment de l’histoire le corps des noirs n’a-t-il pas été surveillé aux États-Unis ? Durant l’esclavage, durant la période industrielle, nous étions sous surveillance. Les Blancs, eux, n’ont jamais été sous surveillance. Mais maintenant, avec la technologie, les radars, les caméras, tout le monde va être surveillé, de manière systématique et automatique. » Or plus d’un siècle de science-fiction européenne, ainsi que l’héritage de Michel Foucault, a suffisamment exploré les dérives d’une technologie omnipotente pour montrer combien un biais innocent risque d’affecter radicalement une société[7].

Pour déconstruire les discours dominants, l’Espagnol Miguel Llanso, qui a réalisé tous ses films en Éthiopie, s’attache à travailler « la relation entre les gens et les objets. C’est une bonne porte d’entrée pour analyser la structure de notre monde et de notre culture. Si vous avez des lunettes sur le nez, personne ne les remarque. Mais si vous dévoyez l’usage, si vous commencez à manger vos lunettes, alors elles deviennent visibles. Dans mon film Crumbs (2015), un personnage prie Michael Jordan. Les spectateurs vont se demander : comment ça, Michael Jordan est un dieu ? Mais alors, qu’est-ce qu’un dieu ? »

 

Faux et usage de faux

Pour livrer bataille dans l’imaginaire, le tip-ex orwellien du révisionnisme à la 1984 manque de subtilité. « Il ne s’agit pas de déconstruire en bloc. Les images sont là, il faut vivre avec », argumente Mawena Yehouessi, artiste à l’origine du projet Black(s) To The Future. « En revanche, il est possible de leur superposer d’autres images, de les hacker ou de les reconfigurer, de s’inscrire dans une relation plus horizontale qui serait celle, typiquement africaine, de la négociation. »

Mais la lutte est menée avec plus ou moins de finesse. L’année 2018 a marqué un nouveau tournant majeur dans l’histoire de l’afrofuturisme : grâce à la sortie en salles du blockbuster de Marvel Black Panther (Ryan Googler), adapté du comic de Stan Lee et Jack Kirby, le terme réclame avec un peu plus d’assurance sa place dans la culture de masse. Succès planétaire, plus de trois millions et demi d’entrées en France, casting et équipe de production presque uniquement afrodescendantes : à tout prendre, c’est déjà une avancée. Mais, là où Black Panther aurait pu verser dans le débat public les concepts fondamentaux de l’afrofuturisme, la superproduction a surtout été une récupération assez grossière d’un courant en train de devenir à la mode. Le film est assez manichéen, avec des personnages stéréotypés.

Dans une critique du film, l’universitaire Christopher Lebron pointe là où le bât blesse. « Black Panther nous est présenté comme l’expérience africaine la plus radicale de l’année. Nous sommes supposés nous sentir encouragés par l’image de T’Challa, un homme noir équipé d’une puissante combinaison de combat, vainquant les méchants qui menacent les gentils. Mais voici les leçons que j’en tire : le méchant est le Noir américain qui a identifié, à juste titre, la suprématie des Blancs comme la principale menace qui pèse sur les Noirs ; le méchant est celui qui pense que le Wakanda est égoïste en gardant secrète sa libération ; le méchant est celui qui ne supporte plus la patience et la modération, celui qui pense que la libération a de nombreuses décennies de retard. Et le héros noir le tue[8]. »

 

Afrofuturisme 3.0 et afrodescendantes

À trop flirter avec l’intangible, on finit par se dissoudre soi-même. Théorisé de manière poreuse, repris librement par des artistes et penseurs aux motivations et aux intérêts divergents, le genre se trouve éclaté entre plusieurs pôles. Le penchant le plus populaire de l’afrofuturisme se rapproche plus d’une esthétique léchée et colorée, qui mélange motifs ethniques et technologie de pointe. Ainsi de la chanteuse Janelle Monáe, devenue l’une des égéries de l’afrofuturisme et dont une partie du succès se fonde sur une identité visuelle très marquée. Si elle fait le parallèle dans ses textes entre androïdes et afrodescendants, pointant que les esclaves noirs d’hier sont les androïdes de demain, il lui est fréquemment reproché de manquer de profondeur dans ses propos. À l’inverse, certains artistes afrodescendants s’irritent d’être associés à l’afrofuturisme dès qu’ils proposent une création artistique.

Cette tendance à réduire l’afrofuturisme à un simple courant esthétique inquiète ses théoriciens, mais c’est là peut-être le propre d’un genre qui évolue pour s’adapter à son temps, dans un jeu continu d’allers-retours entre le présent et le futur. « Le rapport à la temporalité est très important, selon Mawena Yehouessi. Là où on attend l’afrofuturisme uniquement dans un rapport de projection, il est en fait bien plus ambigu : ce sont des allers-retours constants entre passé, présent et futur. Il s’agit d’importer des éléments passés dans des éléments futurs, de penser le présent à partir du futur. On y trouve de l’archéologie du futur comme de la prospective passée. »

« Nous avons besoin de nommer les différentes étapes d’évolution de l’afrofuturisme », affirme Reynaldo Anderson, qui a publié un manifeste pour un afrofuturisme 2.0[9]. « Je pense que Mark Dery a très bien décrit ce qu’il voyait lorsqu’il a proposé le terme “afrofuturisme”. À présent, l’afrofuturisme 2.0 se propose de donner un cadre explicitement philosophique et de se constituer en mouvement. Les mouvements peuvent définir des paradigmes, des concepts. Les évolutions récentes de notre monde – chronologiquement, le postmodernisme, le néolibéralisme et notre contexte présent, qui mêle changement climatique, crise migratoire et avancées technologiques – a permis la maturation de l’afrofuturisme 2.0 et l’apparition du concept d’Astro-Blackness. L’afrofuturisme 2.0 explore, pour y répondre, la métaphysique, l’esthétique, la science et les sciences sociales. »

Et, comme le souligne lui-même le père de l’afrofuturisme 2.0, tout mouvement a une date de péremption. Selon lui, la deuxième étape n’a déjà plus que quelques années devant elle. Une myriade de nouvelles tendances est en train d’émerger, à l’instar du futurisme africain ou de l’ethno-futurisme, et pourraient bien s’unir sous la bannière de l’afrofuturisme 3.0, avec pour point commun d’être portées principalement par des artistes et des penseurs originaires d’Afrique[10].

« L’afrofuturisme est limité parce qu’il vient d’une perspective afro-américaine », estime le Nigérian CJ Obasi, réalisateur de Hello, Rain (2018). « N’importe qui, du moment qu’il est africain, peut raconter une histoire de futurisme africain. Vous n’avez pas besoin de comprendre la science-fiction pour comprendre les éléments qui composent ce genre. Il y a énormément de choses à montrer en Afrique ; nous commençons à peine à décrouvrir les mythes et légendes incroyables que nous pouvons raconter. C’est la beauté de l’afrofuturisme : la science-fiction met en avant des inventions qui sortent de nulle part, tandis que l’afrofuturisme essaie de faire comprendre aux gens qui ils sont. Et pour comprendre qui vous êtes, vous devez comprendre qui vous étiez. »

L’écrivain Michael Roch s’inscrit aussi dans cette recherche d’identité : « Le peuple caribéen est complètement neuf ; les nouvelles générations se retrouvent perdues parce qu’elles sont extrêmement métissées et qu’elles manquent de repères. Nous n’avons pas de mythologie commune, de héros auquel se rattacher, pas de roman national. »

Cet éclatement en mille lieux et mille récits n’est pas sans rappeler l’entreprise de déconstruction de Jacques Derrida. Peut-être qu’après avoir essayé d’infléchir les grands discours dominants, la mission de l’afrofuturisme (1.0, 2.0 ou 3.0) est aujourd’hui de scruter, dénoncer et réinventer tous les micro-récits qui composent notre monde fractionné, parfois désemparé, mais qui porte toujours les stigmates de siècles d’oppressions des minorités.

 

[1] Gil Scott-Heron, Whitey’s on the Moon (1971) : “I can’t pay no doctor bill, but Whitey’s on the moon / Ten years from now I’ll be payin’ still, while Whitey’s on the moon.”

[2] Mark Bould, “The Ships Landed Long Ago: Afrofuturism and Black SF”, Science Fiction Studies, vol. 34, n° 2, « Afrofuturism », juillet 2007, p. 177-186.

[3] Mark Dery, “Black to the Future: Interviews with Samuel R. Delany, Greg Tate and Tricia Rose”, dans Mark Dery (sous la dir. de), Flame Wars: The Discourse of Cyberculture. Durham, Duke University Press, 1994. Voir aussi mon entretien avec Mark Drery, « “L’afrofuturisme se transforme en une mode pour hipsters” », Usbek & Rica, 6 janvier 2019.

[4] Voir une chronologie des moments forts et un glossaire interactif de l’afrofuturisme sur mon site Curabooks.

[5] Robert Morales et Kyle Baker, Truth: Red, White & Black, New York, Marvel Comics, 2004.

[6] Martin R. Delany, Blake; or, the Huts of America [1859-1862], édition de Jerome McGann, Cambridge, Harvard University Press, 2017.

[7] Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison [1975], Paris, Gallimard, 1993.

[8] Christopher Lebron, “Black Panther is not the movie we deserve”, Boston Review, 17 février 2018.

[9] Reynaldo Anderson, “Afrofuturism 2.0 & the Black Speculative Art Movement”, Obsidian, vol. 42, n° 1 & 2, 2016.

[10] Reynaldo Anderson, “The Year of the Panther”, Avaunt, n° 7, hiver 2019.