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La réforme de la justice, au-delà de la disparition du juge d’instruction

mars/avril 2009

#Divers

L’annonce surprise de la suppression du juge d’instruction a relancé les interrogations sur la réforme de la justice en France. Que deviendra l’équilibre des forces au sein de l’action judiciaire ? Et l’indépendance de la justice ? Les juges et les avocats sont-ils prêts à un changement de la procédure inquisitoire ? Pour répondre à ces questions, il faut comprendre au préalable la place qu’occupe la justice dans la vie démocratique française et les attentes dont elle fait l’objet.

« Construire une procédure pénale digne de notre siècle » : tel est l’objectif déclaré du dernier chantier de réforme ouvert par le président de la République à la Cour de cassation le 7 janvier dernier. On ne peut que se réjouir que la réforme de la justice soit ainsi relancée après la réforme avortée de la commission d’Outreau. Les mesures annoncées, dont certaines étaient connues voire déjà en cours, vont dans le sens d’une plus grande responsabilité de la magistrature : on songe à la composition du Conseil supérieur de la magistrature (Csm) qui rend les magistrats minoritaires, ou au souci d’une plus grande diversité dans la magistrature, ce dont on ne peut que se féliciter. Le choix d’orienter notre procédure vers une culture plus accusatoire est attendu depuis longtemps par de nombreux réformateurs (y compris l’auteur de ces lignes), mais les conditions dans lesquelles il est présenté répondent-elles à leurs attentes ?

Le discours présidentiel innove aussi en ce qu’il s’ouvre sur une reconnaissance d’un véritable « pouvoir judiciaire ». Mais il s’arrête à ce donner acte, sans tirer les conclusions du mouvement de judiciarisation qui a affecté la société française, comme toutes les démocraties d’ailleurs, ces vingt dernières années. Il n’y voit qu’un « syndrome syndical », né de l’après-68 ou « une glorification bien temporaire de telle ou telle figure élevée au rang de chevalier blanc. Mais de revendication globale d’un pouvoir autre que celui reconnu par la loi, je n’en vois trace dans la magistrature1 ».

Une telle analyse mérite d’être nuancée : tout d’abord parce que le mouvement de la judiciarisation n’a pas été le fait de « juges rouges » (contrairement à une idée tenace répandue au sein de la classe politique, qui y voit de surcroît l’influence néfaste de l’École nationale de la magistrature), même si ceux-ci l’ont peut-être préparée par des actions spectaculaires dans les années 1970. Mais, précisément, le Syndicat de la magistrature – puisque c’est de lui qu’il s’agit – est demeuré remarquablement muet sur la judiciarisation. Que le pic des « affaires médiatico-judiciaires » ensuite soit derrière nous, c’est incontestable, mais ces affaires ne représentent qu’un aspect de la judiciarisation, et peut-être pas le plus important. Que les magistrats ne se pressent pas pour occuper ce pouvoir judiciaire et qu’ils n’ont pas été à l’initiative de ce phénomène, est assez finement analysé. Cela ne retire rien au fait que ces affaires ont été portées par des citoyens (à commencer par les associations de victimes) qui choisissent la justice au détriment d’autres formes d’action politique pour faire respecter leurs droits.

La judiciarisation qu’a connue la France s’est d’abord en effet traduite par des affaires retentissantes qui, pour la première fois, mettaient en cause pénalement des « puissants » qui jouissaient jusqu’alors d’une certaine immunité de facto : des chefs d’entreprise, des médecins, des préfets, des diplomates, des militaires et, bien sûr, des hommes politiques. Pour la première fois depuis peut-être des siècles, la confrontation entre le pouvoir et la justice n’a pas tourné – dans un premier temps du moins – à l’avantage des politiques. Aujourd’hui, la plupart de ces affaires sont terminées, mais leur souvenir reste cuisant parmi nos parlementaires – toutes sensibilités confondues – qui souhaitent sinon prendre leur revanche au moins conjurer un tel risque. On ne peut toutefois s’arrêter à cette analyse qui, pour n’être pas fausse, est cependant un peu réductrice. Le chantier ouvert par le président de la République mérite une réflexion plus large sur les défis d’une institution judiciaire dans les démocraties contemporaines, sur la nécessité de repenser les contre-pouvoirs et sur la nécessité d’apporter de réelles garanties à l’action des juges.

La disparition d’un (contre-)pouvoir

Pour le dire d’un mot, ce qui a changé depuis une vingtaine d’années, c’est que, de périphérique, voire marginale, la justice s’est trouvée propulsée, à son corps défendant, au centre de la vie démocratique. Elle est devenue la nouvelle scène de la démocratie sur laquelle nos concitoyens portent leurs conflits dans des matières aussi diverses que les relations de travail, l’environnement, la santé, la famille, la mémoire. C’est à travers les catégories judiciaires du crime et de la réparation que nos contemporains se racontent l’histoire du monde. Le législateur lui-même rend des verdicts en jugeant dans une loi que l’esclavage constitue un crime contre l’humanité. La question ici n’est pas de juger ce phénomène mais de le constater et de l’analyser, plutôt que de le nier ou de le refouler, comme continuent de le faire nombre des élites françaises (politiques, intellectuelles et y compris juridiques !). Ce que signifient ces affaires, c’est qu’il est désormais possible d’interpeller des puissants dans une instance judiciaire qui met en scène l’égalité démocratique et la responsabilité des dirigeants.

Ce phénomène excède d’ailleurs la sphère interne, comme en témoigne la judiciarisation de la politique internationale, du fait non seulement de la Cour pénale internationale mais aussi de la compétence universelle2 qui complique singulièrement l’action de la diplomatie. On voit aussi des entreprises traînées devant les juridictions du monde entier par des Ong pour rendre des comptes sur leurs éventuelles complicités de violations des droits de l’homme3.

La mondialisation accélère d’ailleurs l’importance de la justice, en nous obligeant à commercer avec des gens qui n’ont pas la même culture politique que nous et qui accordent une place plus grande au droit (on songe bien sûr à la common law). La mondialisation génère aussi de nouvelles formes de criminalité organisée, ce qui a provoqué une réelle évolution de la nature des dossiers que traitent les juges d’instruction. Ajoutons à cela le terrorisme au carrefour de la sécurité nationale, de la politique étrangère et des réseaux criminels, et l’on aura un petit aperçu des évolutions qui portent la justice au cœur de la vie politique.

Tous ces exemples montrent que la justice doit être désormais comprise indissociablement comme un service public et comme une instance politique, comme un organe d’action et comme une instance de sens – aussi bien pour les citoyens que pour l’État. Orphelin des grandes eschatologies politiques et peu enthousiasmé par le discours gestionnaire, c’est à travers les catégories du droit et dans un prétoire que notre siècle pose les questions qui le tourmentent et tente de conjurer le mal. Les droits de l’homme en général et la justice pénale internationale en particulier sont des manières de mettre en récit la mondialisation. Il faut donc voir en eux une figure de l’autorité dont doit tenir compte le pouvoir politique (que ceux qui prétendraient s’en passer méditent sur la perte de leadership moral qu’a valu à l’administration Bush son dédain du droit international humanitaire).

La justice est devenue un lieu d’exigibilité démocratique, ce que semblent d’ailleurs avoir compris les inspirateurs de la présente réforme en faisant du droit opposable (devant la justice) une manière de crédibiliser leur politique ; ou en introduisant un recours pour exception d’inconstitutionnalité dans la dernière réforme constitutionnelle, dont l’importance n’a peut-être pas été suffisamment perçue par l’opinion. On pourrait analyser dans ce même esprit les nouveaux pouvoirs de la Halde qui incite les citoyens à intenter des procès civils pour lutter contre toute forme de discrimination, dont on pourrait relever des points communs avec les procès fédéraux introduits sur une base constitutionnelle aux États-Unis.

C’est donc bien en termes démocratiques – et pas seulement en termes procéduraux – qu’il faut penser la réforme tant la justice est devenue une nouvelle forme politique, comme le montre Pierre Rosanvallon4. Il faut, dans cet esprit, décomposer la procédure entre le pouvoir d’accuser, le pouvoir d’enquêter, le pouvoir de contrôler l’enquête et le pouvoir de juger ; tous doivent être séparés.

Pouvoir d’accuser

Le pouvoir de poursuivre peut être exercé soit par la victime (constitution de partie civile), soit par la loi (principe de la légalité des poursuites), soit par un parquet indépendant (système de l’opportunité des poursuites), soit par le pouvoir politique (système de l’opportunité des poursuites par un parquet soumis au contrôle du pouvoir politique). Une fois l’accusation lancée, le juge d’instruction prend le relais en agissant comme un examinateur indépendant (plutôt qu’impartial tant cet examen requiert de former des hypothèses) des mérites de cette accusation, ce qui l’amènera à saisir éventuellement une juridiction en fonction des charges qu’il aura retenues. Il est l’auteur ainsi, en un sens non procédural, d’une seconde accusation, définitive celle-là, en prenant parti sur la culpabilité.

Transformer une simple dénonciation en accusation fondée sur des éléments sinon établis du moins bien étayés sans préjuger du fond, constitue une équation quasi insoluble que doit résoudre tout système de justice. Chaque solution présente des avantages et des faiblesses : le système inquisitoire garantit un certain contrôle sur l’accusation dont la contrepartie est la détention provisoire et le préjugement du juge d’instruction ; la procédure accusatoire ne préjuge pas mais donne une prime indue au rapport de force. Puisque l’immense majorité des affaires se termine aux États-Unis par des transactions, l’absence de contrôle par une autorité indépendante expose le puissant à être abusivement accusé (surtout au civil) au risque de chantage à la réputation, et met le dominé sous pression au risque de le pousser à accepter un deal avec le procureur même s’il est innocent. Dans la culture américaine, en effet, le procès exerce un effet repoussoir en raison de son coût exorbitant, de sa publicité dévastatrice et de son incertitude liée au système du jury.

Le discours de la réforme adopte le point de vue des personnes injustement accusées sans jamais les considérer comme possibles parties civiles. Il serait donc biaisé de ne considérer le juge d’instruction que comme le bras armé du pouvoir car il est aussi devenu le procureur des citoyens contre le pouvoir ; si, dans un cas, l’important est de n’être pas accusé à tort, dans l’autre, c’est de pouvoir mettre en œuvre directement une instance publique, la justice, pour faire respecter ses droits. Or, ne sont envisagées dans le projet que les garanties des citoyens possiblement inquiétés par le juge d’instruction, ce qui est très salutaire, sans rien dire des garanties apportées au citoyen demandeur de justice. Avec la suppression du juge d’instruction, c’est donc une forme d’accès au juge très prisée par le public, notamment les victimes, qui disparaîtra. Les plaignants n’auront d’autres ressources que de déposer plainte auprès du procureur qui reste souverain pour engager des poursuites. La restriction apportée par la récente loi de transposition de la ratification du statut de Rome instaurant la Cour pénale internationale, qui donne au parquet le monopole des poursuites en cas de compétence universelle, n’est pas de très bon augure. La réforme envisage les moyens de contrôler le déroulement d’une enquête mais ne dit rien des moyens de vaincre l’inertie du parquet au cas où il ne voudrait pas en déclencher une.

Pouvoir d’enquêter

Le pouvoir d’enquêter est certes tributaire du pouvoir d’accuser mais doit cependant en être séparé. C’est le pouvoir de réunir des preuves – éventuellement en requérant le concours de la force publique – en vue d’établir des faits à l’encontre de quelqu’un. Le juge d’instruction français a cette particularité qu’il ne se contente pas de contrôler l’enquêteur mais qu’il se substitue à lui. Il exerce un contrôle interne sur l’enquête policière, sur les diligences faites et sur le sérieux des investigations. Il opère dans ce sens-là un contrôle de qualité, et pas seulement un contrôle formel et extérieur. C’est un juge actif qui prémunit contre les risques d’inaction.

Dans la réforme, le juge de l’instruction5 ne garde qu’une fonction arbitrale, autorisatrice, mais n’agit plus à proprement parler. La réforme réduit le contre-pouvoir de la justice en le limitant à un simple pouvoir d’empêcher ou d’autoriser et en lui retirant ce qui faisait la force du juge d’instruction, à savoir le pouvoir d’enquêter, c’est-à-dire d’agir. Une enquête ne peut se mener à bien sans une certaine continuité : le contre-pouvoir comme pouvoir d’empêcher ne peut être que discontinu (plusieurs juges pouvant se succéder dans le contrôle et n’intervenant que de manière ponctuelle). Comment, dans la réforme proposée, pourra-t-on vaincre l’inertie, voire l’inaction du parquet à enquêter ? Comment assurer au justiciable que le rythme de l’enquête ne suit pas un calendrier politique et non juridique ?

L’importance de ce pouvoir d’enquêter se révèle dans la pratique lorsqu’il s’attaque à d’autres pouvoirs comme le pouvoir financier, scientifique, médical, etc. Lorsqu’il s’affronte au pouvoir exécutif, l’enquête offre le spectacle démocratique d’un pouvoir qui se différencie, qui se dissocie entre le pouvoir de la loi et le pouvoir exécutif, qui se désincorpore dirait Claude Lefort. Si le pouvoir d’enquête se trouve entre les mains du parquet, le sens sera totalement différent et les poursuites risquent d’apparaître comme un règlement de comptes à l’intérieur de l’exécutif.

L’objectif de séparer les fonctions de poursuite, d’enquête, de contrôle et de mise en état, et de jugement est salutaire. Mais le projet résout le possible conflit d’intérêts entre les fonctions d’enquête et de contrôle de l’enquête en créant une autre confusion : il envisage de réunir entre les mains du parquet – qui, de surcroît, n’est pas indépendant – le pouvoir de poursuivre et celui d’enquêter. Il y aura un rabattement de l’enquête sur l’accusation, tout aussi problématique que la confusion entre l’instruction à charge et à décharge. Le projet de suppression du juge d’instruction déplace le problème mais ne le résout pas. Séparer le pouvoir d’enquête du pouvoir juridictionnel est très salutaire mais à condition de préserver le pouvoir d’enquête.

La réforme cherche dans les incomparables mérites de la procédure de common law les motifs de la suppression du juge d’instruction paradoxalement au moment même où celle-ci s’intéresse au juge d’instruction français dans lequel elle voit une issue possible à l’impasse de Guantánamo et, dans une moindre mesure, aux excès de la garde à vue en Grande-Bretagne. La position intermédiaire qu’il occupe – mi-enquêteur/mi-juge – permet de continuer d’offrir des garanties et d’exercer un contrôle sur l’action de l’exécutif, là où la menace a fait « disjoncter » les systèmes accusatoriaux6.

Pouvoir de contrôler l’enquête

Dans le droit fil de la loi Guigou et des recommandations de la commission d’Outreau, la réforme appelle de ses vœux un habeas corpus à la française, en prévoyant une véritable audience de charges, collégiale et publique, préférée – à juste titre selon nous – à un collège de juges d’instruction. Parce que les garanties qu’apporte un juge ne dépendent pas uniquement de son statut mais aussi de sa culture professionnelle ; l’état d’esprit d’un parquetier, dont la mission est de mettre en œuvre une politique pénale, ne peut être le même que celui d’un juge du siège qui se penche sur des dossiers individuels (c’est d’ailleurs un des arguments pour supprimer les va-et-vient entre le siège et le parquet et donc en faveur de la séparation des corps de procureurs et des juges). On en peut dire de même pour les juges d’instruction qui finissent par acquérir une certaine mentalité (comme les juges des enfants) : trois juges d’instruction ne raisonnent pas comme un collège de juges « ordinaires ».

La réforme devrait tirer toutes les conclusions de l’échec du juge des libertés et de la détention (Jld) et de son incapacité à contrôler effectivement l’enquête policière et judiciaire, analyse qu’avait initiée la commission d’Outreau. En instituant un juge de l’instruction la réforme se contente d’un contrôle formel sans jamais se poser la question de l’effectivité du contrôle, sans s’attaquer à ce que les économistes appellent l’asymétrie d’informations entre l’enquêteur qui se consacre à plein temps pendant des mois, voire des années, à une affaire et un juge qui doit rendre une décision en quelques heures. Comment demander à un juge qui « débarque » dans un dossier de terrorisme composé de milliers de pages de retranscriptions d’écoutes téléphoniques par exemple, soumis de surcroît à une pression médiatique et politique intense, de garantir effectivement les droits des prévenus ?

Le désir de contrôler

Aussi curieux que cela puisse paraître, l’un des enjeux fondamentaux de toute réforme de la justice est de s’assurer que le juge, à qui est confié le contrôle, soit animé d’un réel désir de contrôler7. Ce fut, on le sait, l’un des écueils dans l’affaire d’Outreau : ceux qui devaient contrôler le jeune juge (Jld, chambre de l’instruction) ne l’ont pas fait. La question est moins aiguë dans les systèmes accusatoires car les juges exercent la plupart du temps leurs fonctions à juge unique, dans une salle d’audience et ne sont soumis de surcroît à aucun contrôle hiérarchique (leurs décisions sont seulement parfois revues en appel). On a énuméré a contrario les poisons de la magistrature continentale qui est organisée comme une administration : la hiérarchisation – et donc la promotion qui est souvent le vecteur de l’influence politique –, le travail en cabinet qui ne jouit pas de la « désinfection » par le regard public, la routinisation du travail (que ne connaissent pas les juges des systèmes accusatoires qui n’examinent que les affaires les plus controversées et donc les plus intéressantes), l’attraction de la haute fonction publique (qui contraste avec le tropisme pour la profession d’avocat qui donne la clé de la culture des juges aux États-Unis), la surcharge endémique de travail qui ne permet pas d’exiger de qualité. Tous ces facteurs convergent pour diluer les responsabilités de chacun dans le processus pénal. Une récente loi a, par exemple, permis à la chambre de l’instruction d’évoquer une affaire en instruction pour effectuer un véritable contrôle de qualité ; or, il s’avère que cette possibilité n’a pratiquement jamais été utilisée. Rien ne sert de s’en désoler, il faut comprendre pourquoi les juges d’appel n’ont pas exercé leur contrôle.

Comment s’assurer de l’effectivité du contrôle et donc du désir de contrôler ? La réponse est, comme on s’en doute, complexe et ne pourra se contenter d’instaurer des incitatifs économiques (comme les primes de rentabilité qui ont fait la preuve qu’elles ne fonctionnaient pas) ; mieux vaut tenter de dessiner une véritable fonction de juge de l’instruction. Tout reste à construire : sans un regard pragmatique, sans une évaluation sincère faisant foin de toute pudibonderie corporatiste, il y a fort à craindre que le juge de l’instruction connaîtra le même sort que son collègue Jld : il apportera l’apparence de la garantie sans son tranchant.

Les dernières réformes ont ainsi montré qu’à multiplier les échelons de décision, on n’augmentait pas les garanties mais on les diminuait au contraire ! Le succès de la procédure accusatoire résulte de la personnalisation du juge (qui est souvent nommé en tant que tel) : il a peut-être moins de pouvoir que le juge français mais il n’est pas déresponsabilisé par la hiérarchie, à l’inverse de ce qui se passe en France. Il y a fort à craindre que le membre du parquet, un et indivisible selon la loi, et les différents juges de l’instruction qui se succéderont dans une affaire seront moins responsabilisés que ne l’est le juge d’instruction actuel (l’affaire d’Outreau a montré jusqu’à l’excès que dans le système actuel on sait à qui imputer les dysfonctionnements !).

Une bonne réforme de la justice réclame à la fois du réalisme politique et du pragmatisme administratif. Du réalisme politique tout d’abord : ne nous voilons pas la face, l’heure n’est pas à l’indépendance des institutions mais plutôt au resserrement du contrôle par le pouvoir exécutif, et le parquet doit être compris dans ce sens-là. La réforme risque de substituer au juge une administration dont « l’autonomie [est] tempérée par la règle hiérarchique qui est l’honneur des magistrats du parquet8 ». Le procureur ne peut devenir une partie au procès pénal que s’il cesse d’appartenir au même corps que celui qui le contrôle et le juge. C’est pourquoi il doit y avoir une totale séparation entre les deux corps de magistrats. Il faut ensuite que le juge qui contrôle en ait les moyens et le désir, et l’autorité suffisante. Du pragmatisme ensuite : c’est moins d’une énième réforme de la procédure dont nous avons le plus besoin que de repenser le changement en se penchant sur les blocages et les garanties concrètes du système.

Le coût d’une procédure accusatoire

La réforme affirme prendre le parti de la procédure accusatoire mais elle semble chercher en elle des arguments contre le juge d’instruction sans montrer la volonté de changer véritablement la culture de notre système. Elle en veut les avantages sans se plier à ses servitudes. Le projet veut rendre la procédure plus accusatoire tout en la rendant plus centralisée, plus hiérarchique et accusant la disproportion entre la partie publique et la partie privée.

Le secret de l’enquête dont sera chargé le parquet sera autrement mieux gardé que cette « fable à laquelle plus personne ne croit » qu’est devenu le secret de l’instruction. Il s’agira d’un « réel secret » qui ne sera levé que par le parquet afin de « démentir les informations fausses qui, souvent à dessein, sont diffusées dans le seul but de nuire à tel ou tel9 ».

Dans la procédure accusatoire, certes les deux parties sont à égalité mais devant un tiers de justice qui est absolument indépendant, qui n’a pas de hiérarchie, qui tient sa légitimité du peuple directement ou qui a été distingué en fin de carrière par le président à un poste qu’il ne quittera jamais. Et surtout, il reçoit par son éducation, sa culture, un esprit d’indépendance aux antipodes de l’esprit haute fonction publique de nombre des hiérarques judiciaires. Cela a été maintes fois répété depuis l’annonce de la réforme : il n’est pas possible de confier l’arbitrage des enquêtes à un juge appartenant au même corps qu’un parquet hiérarchisé, et de surcroît soumis à un contrôle hiérarchique qui ne baisse pas en intensité ces temps derniers. L’introduction d’une procédure accusatoire en France exige soit la séparation du pouvoir exécutif et du parquet, soit du parquet et du siège. Puisque la première est impensable – et peut-être pas souhaitable d’ailleurs – la seconde s’impose aujourd’hui comme une évidence.

La référence à des pays étrangers est souvent citée dans ce débat. Cette comparaison a toutefois une limite, celle de la culture. Prenons l’affaire du journaliste de Libération, Vittorio de Filippis, placé en garde à vue pour ne s’être pas présenté à plusieurs convocations d’un juge : aux États-Unis, il est impensable qu’on ne défère pas à une convocation de la justice. La différence entre les États-Unis et la France, c’est que dans un cas, une journaliste passe quelques semaines en prison pour avoir refusé de témoigner devant un « Grand Jury10 » alors que, dans l’autre, le président prend le parti d’un justiciable qui ne défère pas à une convocation d’un juge.

La procédure accusatoire s’épanouit dans une culture où – comme son nom l’indique – on se laisse facilement accuser. Il n’est pas sûr que cela soit le cas de notre pays où la judiciarisation s’attaque au vieux fonds aristocratique de la culture française dont témoignait l’immunité de fait dont jouissaient les grands, ce qui est aux antipodes de la culture américaine, temple de la culture accusatoire (la culture française n’habitue pas, en effet, à rendre des comptes, si ce n’est devant ses pairs, et en tous les cas pas devant des juges qui n’appartiennent pas aux élites traditionnelles).

Une procédure accusatoire requiert un pouvoir décentralisé et indépendant. Tous nos voisins qui ont supprimé le juge d’instruction sont des pays décentralisés, et ont séparé de surcroît le siège du parquet (à l’exception de l’Italie11). L’Allemagne est un pays fédéral, dans lequel les systèmes de justice dépendent des Länder et non de Berlin. Le passage au contradictoire exige une totale indépendance des juges et donc impose la séparation du siège et du parquet.

La procédure accusatoire se développe dans des systèmes qui valorisent principalement le procès civil, aux antipodes du tropisme français pour le procès pénal. C’est pourquoi la réforme de la procédure doit être croisée avec une large dépénalisation de notre droit (qui n’est envisagée jusqu’à présent que pour le droit des affaires). Mais celle-ci a aussi un prix : celui de mieux armer les parties privées (class actions, c’est-à-dire en français, les actions de groupe, ce que refuse obstinément le Medef). Elle a aussi un coût, en nécessitant une profession d’avocat forte et prospère (rappelons que la France se caractérise par la faiblesse numérique de ses avocats, moitié moins nombreux que dans la plupart des autres pays européens). Elle exige donc de penser la viabilité économique, procédurale et organisationnelle de la profession d’avocat.

À vouloir bénéficier des avantages de la procédure accusatoire sans en payer le prix, la réforme risque d’aboutir à l’inverse : récolter les inconvénients de la justice accusatoire sans en avoir les avantages, c’est-à-dire l’inégalité sans l’indépendance.

Un « raccourcissement » de l’institution judiciaire

Quittons le domaine strictement procédural, pour mesurer l’impact qu’aurait la suppression du juge d’instruction sur le quotidien de nos juridictions. L’enjeu, qui excède le simple aspect procédural – accusatoire ou inquisitoire – voire juridique, doit être examiné au regard des transformations de notre démocratie. La démocratie d’opinion, la gouvernementalité néolibérale12 et le discours populiste13 font peser de nouvelles menaces sur la justice qui affectent moins son indépendance que son identité même en tant qu’institution.

Une menace de désinstitutionnalisation

Le général de Gaulle, qui considérait tout à fait normal que le droit s’efface devant l’intérêt supérieur de la nation, n’en avait pas moins un grand respect pour les institutions. Les atteintes à l’indépendance de la justice ne flétrissaient pas l’institution elle-même, tant il était entendu que l’essentiel de la politique se jouait ailleurs. Tout autre est le contexte contemporain de la démocratie d’opinion où la justice est devenue une institution centrale. Point n’est besoin de revenir sur ses caractéristiques : importance de la sécurité, réactivité au scandale, versatilité de l’opinion, consécration des victimes (qui représentent un capital de légitimité que cherchent à capter les politiques), immédiateté de la sanction qui se consomme dès la mise en cause par la justice, pilori médiatique, etc. Les médias lancent un défi inédit, en affectant le processus d’institutionnalisation, en fonctionnant comme un coupe-circuit14.

Il n’est plus possible de distinguer, comme du temps du gaullisme, entre les affaires sensibles et les autres, parce que toutes les affaires sont devenues potentiellement sensibles. Le pouvoir exécutif a toujours le même souci de neutraliser les possibles obstacles à son action mais il devient également intéressé par le dénouement de quelques faits divers. Le fait divers, dans la démocratie d’opinion, prend valeur politique ; c’est pourquoi il peut susciter une loi en réaction. C’est la législation en temps réel !

Notre siècle est ainsi travaillé par l’illusion de la démocratie en temps réel, totalement transparente à elle-même où le pouvoir politique est en symbiose avec la voix du peuple exprimé par la presse. D’où le souci de la réforme de rendre le circuit judiciaire plus fluide, plus rapide, plus efficace en même temps que mieux garanti, ce qui peut s’avérer contradictoire. Le sort d’un gouvernement dépend également de sa politique en matière de sécurité, qui occupe une place désormais majeure. Tout ceci explique qu’il veuille maîtriser la production judiciaire (notamment en se substituant aux juges par des grilles de peine ou des peines planchers) en vue d’obtenir des résultats tangibles, qui se voient, qui se mesurent ; parce qu’il sait que c’est, entre autres, là-dessus qu’il sera jugé. Dans une démocratie d’opinion, le pouvoir politique est de plus en plus dépendant de la justice en raison de cette centralité. Cette dépendance – nouvelle – du pouvoir politique vis-à-vis de la justice oblige à penser différemment l’indépendance de la justice.

Le pouvoir exécutif est tenté de légiférer après chaque fait divers ; le suivisme de l’opinion amène ainsi le législateur à délivrer des injonctions contradictoires aux juges (à la fois remplir les prisons et les vider subrepticement par exemple). Tantôt, ils doivent se montrer plus sévères, tantôt plus humains, au gré des soubresauts de l’actualité. Les juges sont tancés pour leur clémence mais si un jeune vient à se suicider, des poursuites sont immédiatement envisagées contre ce magistrat inhumain. Le même pouvoir qui vitupère l’excessive pénalisation, ce sur quoi on ne peut que le suivre, cède à la pression des victimes et fait appel d’un jugement dans l’affaire de l’hormone de croissance qui précisément renvoyait l’affaire au civil. Les juges sont perturbés par un législateur inconséquent qui leur assigne des objectifs contradictoires ; ils n’arrivent plus à bien cerner ce que l’on attend d’eux.

Dans un tel contexte, le pouvoir est tenté d’instrumentaliser la justice en la réduisant à sa fonction répressive (elle qui « prend toute sa part à la lutte contre l’insécurité15 »), et les garanties se limitent à l’évitement d’erreurs judiciaires. La réforme renforce les pouvoirs du parquet qui est l’entité la moins symbolique de la magistrature : le procureur est-il d’ailleurs encore magistrat ? Ne se transforme-t-il pas en préfet judiciaire, en même temps que son parquet se convertit en administration ? Le parquet est soumis à une pression grandissante du chiffre, du temps réel, des impératifs de gestion. Il faut simplifier la procédure, rationnaliser l’activité de la justice, la rendre plus transparente. Et pour cela, travailler en temps réel, réagir aussi rapidement que possible et effacer toutes les étapes procédurales qui paraissent inutiles si elles ne produisent pas directement une information. On s’interroge ainsi sur la « plus-value » qu’apporte l’instruction (expression révélatrice d’une sorte de mise en concurrence des voies de mise en état pénal). Les évolutions de ces dernières années tendent à confier de plus en plus au parquet des fonctions de jugement (ce qui est à rapprocher de la perspective d’une « justice sans audience16 » pour reprendre l’expression de Rachida Dati).

Cause ou conséquence, le populisme, qui marque notre temps, conspire avec les médias pour rendre suspecte toute médiation institutionnelle, qui devient vite illisible, compliquée. La subtilité des sentiments, l’ambivalence de l’âme humaine, le tragique de notre condition : tout cela est évacué au bénéfice de grosses vérités, d’évidences, de bon sens sécuritaire. Toute défense de l’institution passe pour du corporatisme, toute erreur pour de l’incompétence ; comme s’il était facile de statuer sur la garde d’un enfant que se disputent les parents, de trancher une demande d’indemnisation d’un enfant né handicapé, de juger une affaire d’agression sexuelle au sein même d’une famille. Le débat public se ramène à un consensus compassionnel, accordant une prime au plus émouvant.

Cette méfiance entretenue et argumentée par le pouvoir politique débouche sur une hyperdémocratie sans institutions, une politique sans médiations. Sauf que l’on a peut-être plus à craindre aujourd’hui, comme le remarque Dominique Rousseau, « d’un gouvernement sans juges que d’un gouvernement des juges17 ».

Un risque de désymbolisation

Dans la volonté de supprimer le juge d’instruction, il y a le désir de raccourcir la chaîne de commandement dans le but d’obtenir le plus vite et le plus certainement possible un résultat, c’est-à-dire une modification du réel. La réforme illustre ainsi le nouveau paradigme de la justice qui se met en place. Alain Cugno le définit comme celui de « l’horizon le plus court » :

Sa cohérence est celle de la peur devant la figure du mal absolu : on ne mise plus sur le pouvoir normatif de relations sociales fortes, mais sur la tolérance zéro ; on appelle loi, la réglementation et le conditionnement des comportements mesurables ; la justice pénale devient la seule instance productrice de réalité sociale, puisqu’il faut légiférer sur l’histoire et croire que seul le procès pénal permet le deuil ; on pense pouvoir anticiper les comportements à partir de l’observation et du fichage des individus le plus tôt possible dans leur existence. Il ne s’agit pas d’un simple retour en arrière mais d’une transformation radicale de ce qui, jusqu’à présent, a été le droit18.

Dans une démocratie hantée par la peur, la fonction assignée à la justice n’est plus de concilier des intérêts solidaires et contradictoires, ni de trouver des équivalences justes entre un acte et sa punition, mais de protéger contre le risque, risque qui se réalise dans l’expérience de la mort. La mort symbolise le risque extrême, la menace absolue dans une société individualiste et frileuse. Plus rien ne peut la relativiser, et c’est à l’aune de sa prévention que s’évalue désormais toute institution. La justice a donc migré de la répression d’une intention mauvaise et antisociale à la prévention d’un risque, d’une obligation de moyens à une obligation de résultat. C’est ainsi qu’on a vu les homicides involontaires – les accidents de la circulation par exemple – être de plus en plus réprimés, puisque l’on a demandé de juger les malades mentaux, ce qui n’est pas surprenant lorsque c’est le préjudice qui crée le crime et non plus l’intention. L’actuelle émotion à propos des suicides en prison illustre la poursuite d’un impossible zéro mort. Même quand la mort n’est plus le résultat d’une intention, ni le fruit d’un accident, ni donnée par un fou mais donnée par la « victime » elle-même, elle continue de scandaliser.

Ce n’est probablement pas un hasard si c’est à propos du suicide d’un adolescent incarcéré que le garde des Sceaux se soit affronté aux magistrats : « S’il est mort, c’est qu’il y a eu une faute » semblait dire Rachida Dati, ce qui indigna les magistrats qui voyaient dans ce décès la conséquence de la politique répressive du gouvernement. La mort est le signe de la finitude de notre condition humaine, et le suicide porte la marque du tragique – plus encore si c’est un adolescent. C’est encore cette sidération devant la mort qui pousse à confondre mal politique – ce qui est causé par la méchanceté de l’homme – et mal naturel, la catastrophe. La mort fait céder tous les montages symboliques, toutes les fictions juridiques comme la présomption d’innocence. L’évidence du mal qu’elle révèle rend toute explication oiseuse, inutile, pire : scandaleuse. Expliquer que le taux de suicide est six fois supérieur en prison par rapport à la population générale et qu’il est encore multiplié par six pour un détenu placé en quartier disciplinaire est superfétatoire. Avancer que les détenus se trouvent déjà dans un état psychologique souvent très dégradé lorsqu’ils sont incarcérés n’a pas plus de prise : c’est la contiguïté avec la mort qui désigne à l’opinion un responsable pour purger son émotion19. Le suicide en prison est donc imputable à la jeune substitut du procureur de Sarreguemines, qui requit l’exécution de la peine et aux surveillants qui durent l’exécuter. On veut des évidences, et rechercher plus loin les causes ne serait que dérobade.

Le spectre d’une justice à deux vitesses

La réforme – suppression du juge d’instruction et orientation vers une procédure plus accusatoire – est-elle libérale ? Assurément, aurait-on répondu il y a vingt ans. Mais la réponse est plus incertaine aujourd’hui. En proposant de supprimer le juge d’instruction, le président franchit un pas que personne n’avait osé franchir jusqu’à présent, qui interdit par ce fait de qualifier sa réforme de conservatrice ; mieux, il place ses opposants sur la défensive et aura beau jeu ensuite de les faire passer pour des conservateurs ou des corporatistes. Mais ce qui est présenté comme un progrès peut tout aussi bien être analysé comme une régression, puisque l’on revient à un parquet tout-puissant. Une mesure en apparence libérale peut cacher une nouvelle forme d’autoritarisme. C’est toute l’ambivalence de cette réforme qui est à la fois libérale et autoritaire : libérale pour ceux qui pourront profiter de cet espace de liberté qu’offre la procédure accusatoire tandis que le sort des autres sera plus dur. L’alternative à l’arbitraire du juge d’instruction risque en effet d’être l’arbitraire du parquet auquel bien peu auront les moyens de s’opposer. On risque de voir s’étendre le plea bargaining, c’est-à-dire les négociations autour de la peine ; l’hyper-responsabilisation des délinquants qui auront à faire des choix tout au long de la procédure fera peut-être regretter le paternalisme autoritaire du juge d’instruction actuel. Trop sollicitée, la liberté peut produire son contraire : c’est-à-dire une nouvelle forme de contrainte. L’évolution libérale de nos sociétés développe des contre-pouvoirs (la société civile, la presse, les associations de victimes), qui représentent des intérêts différents (et qui peuvent réclamer plus de répression). La gestion néolibérale de la délinquance fait migrer le poids de l’institution de l’émetteur d’ordre à son destinataire, c’est-à-dire au sujet considéré comme un acteur rationnel susceptible de faire des choix, qui sait mieux que quiconque où se trouvent ses intérêts. Alors que l’institution devait gommer les inégalités de fortune, voici qu’elle reconduit – voire qu’elle accuse – les inégalités sociales et naturelles ; malheur à ceux qui ont été mal dotés par le destin… Cette réforme n’est pas en faveur de ceux qui n’ont pas les moyens d’une défense de qualité. La suppression du juge d’instruction, qui les mettra directement aux prises avec le parquet, peut correspondre paradoxalement pour les plus démunis à un abandon supplémentaire de la part des institutions.

La justice est guettée par de nouvelles formes de déshumanisation : la pression du chiffre, la passion vengeresse des victimes, la violence médiatique, la froideur procédurale. Ces menaces donnent parfois l’impression d’être l’exact symétrique des formes antérieures : c’est une violence par la liberté plus que par la contrainte, par l’externement plus que par l’enfermement (même si l’enfermement continue d’exister : ces deux violences coexistent comme coexistent la pression politique par le haut et la pression d’en bas des victimes). Le modèle néolibéral qui se profile dans la justice, déshumanise non plus par un trop long maintien en détention mais par la vitesse de la comparution, non pas par le mépris de l’individualité mais par une trop grande sollicitation du choix, non pas par paternalisme mais par indifférence. Ne faut-il pas reconnaître que le sujet ne se construit pas uniquement contre les institutions mais aussi à travers elles ? L’institution doit protéger l’homme contre lui-même, l’accusé contre la vindicte des victimes. Le justiciable ne se réduit pas à son aptitude à faire des choix rationnels, il doit aussi être aidé à comprendre son irrationalité.

Qui va-t-on privilégier ? Les « nouveaux justiciables » (les patrons inquiétés par la justice pénale, les ingénieurs ou les médecins), les gros bonnets de la délinquance ou la clientèle ordinaire de la justice pénale ? Pour qui légifère-t-on ? La vertu d’une justice républicaine ne consiste-t-elle pas à traiter les gens indépendamment de leur fortune et de leur rang ? Cette question est aujourd’hui cruciale parce que de sa réponse dépend l’installation d’une justice à deux vitesses. Il est à cet égard très révélateur que la réforme annoncée divise le barreau, ce qui n’est pas surprenant tant la clientèle pénale s’est diversifiée ces dernières années, en raison de la fin des immunités, tout le monde pouvant désormais être inquiété par la justice pénale. Les avocats spécialisés en droit pénal des affaires n’ont pas les mêmes intérêts que leurs confrères qui assurent une défense pénale traditionnelle ; pour les premiers, la suppression du juge d’instruction est en effet une bonne nouvelle : les patrons et les notables ne seront plus inquiétés par des petits juges ; même chose pour les gros délinquants qui peuvent se payer une défense de qualité. Parce que ne nous y trompons pas, les personnes défavorisées, les exclus et les étrangers continuent de constituer l’immense majorité de la clientèle de la justice pénale, et eux risquent de faire les frais de cette réforme.

Tout se passe comme si ce qui semblait constituer les faiblesses du juge d’instruction – le temps, la personnalisation – se transformait en avantages dans ce contexte nouveau qui est celui de la justice en ce début de xxie siècle. On lui reproche d’être trop long ? Il a le mérite de donner du volume à un dossier, une certaine épaisseur humaine. Les avocats craignent pour les pauvres gens, des procès bâclés sans instruction mais seulement avec une mise en état pénale sommaire. Ce qui caractérise ensuite l’instruction à la française, c’est que l’enquête se fait sur fond d’une relation. Le juge entretient une véritable relation – certes conflictuelle – avec les prévenus. Il est très important que la justice ait un visage et un nom et qu’elle ait le support d’une relation : on peut identifier le responsable : il n’y aurait rien de pire qu’un parquet anonyme et indivisible. La différence entre le juge d’instruction et le parquet, c’est que dans un cas on a affaire à une personne dénommée, pas dans l’autre. La solitude du juge, une fois supprimée, risque d’être transférée en quelque sorte sur le justiciable.

L’institution comme mise à distance

Ce qui menace l’intégrité de la justice aujourd’hui ne vient plus exclusivement et directement du pouvoir politique – face-à-face assez inévitable et peut-être d’ailleurs assez sain – mais aussi de ce qui apparaissait encore hier comme des garanties : du droit des victimes, du souci de rationaliser l’activité des institutions publiques, des médias qui en assuraient la publicité. Ces derniers ne peuvent plus être considérés comme toujours et intégralement bons, comme naturellement et évidemment indispensables parce que garants automatiques de la liberté et de la publicité : cela n’était vrai que dans un contexte où il fallait créer un espace public contre l’oppression politique ; force est de constater qu’aujourd’hui, ils contribuent à le dégrader. Bien souvent, ils excitent les passions, relaient la vindicte populaire ; en cela, ils menacent la sérénité de la justice. Il faut tenir à distance une presse qui attise la haine. Même si les victimes étaient oubliées de la justice – et une partie d’entre elles le sont toujours – il n’empêche que l’on a vu des procès compliqués par de véritables pressions de la part des victimes qui veulent déséquilibrer le travail de la justice à leur profit.

Il faut certes raccourcir les délais, mais une justice sur le champ, sans délai, n’est pas souhaitable. Il y a un danger à annuler totalement le temps judiciaire pour ne plus faire que du temps réel. Tout ceci ne plaide pas pour maintenir le statu quo mais pour repenser le rôle d’une institution. L’institution judiciaire du xxie siècle ne peut avoir le même visage que celle d’autrefois, dans une société plus contrainte, réunie autour d’un ordre moral substantiel. Quelles garanties pour une société de contrôle qui n’est plus disciplinaire ? Le rôle de la justice se borne-t-il au contrôle de la police ? Comment tirer le meilleur de la presse et se tenir à distance de la violence qu’elle charrie ? Comment accorder une place aux victimes sans leur donner barre sur le travail de la justice ?

Face à ces pressions qui prennent des formes multiples et insidieuses, la justice doit se repenser comme mise à distance des passions, neutralisation de l’espace, suspension du temps et structuration du sujet. Ce sont les conditions préalables à toute autre qualité (comme l’indépendance). Pour qu’il y ait indépendance, il faut qu’il y ait préalablement une institution. Ce qui distingue une institution d’une entreprise, c’est qu’elle est un lieu de rencontre entre des intérêts contradictoires, antagonistes, dont l’arbitrage requiert une discussion, et qui ne peut trouver d’issue à ces difficultés dans de seules évidences comptables. La définition de la justice comme une instance tierce qui ouvre un espace, qui suspend le temps, qui rend la parole possible, qui prend le temps d’écouter les arguments de chacun relève autant du donné anthropologique que de la loi. Or malheureusement, la justice ne peut pas attendre des politiques qu’ils protègent ces garanties minimales, notamment qu’ils « refroidissent » l’opinion, eux qui n’ont de cesse que de se montrer « en phase » avec elle. La justice doit donc retrouver elle-même l’esprit de son institution, et s’y tenir coûte que coûte, y compris face au pouvoir politique. Face aux attentes contradictoires et aux finalités opposées qui sont assignées par ce dernier, la justice doit se référer à une finalité plus longue, plus ancienne sur laquelle le pouvoir exécutif du moment n’a pas prise. Car c’est autant l’institution qui produit le pouvoir que l’inverse.

On voit le piège dans lequel nous plonge une réforme : celle annoncée est certes grevée de beaucoup d’ambiguïtés mais notre procédure actuelle n’est pas satisfaisante ; le risque est alors de prendre prétexte de l’imperfection de la réforme annoncée pour justifier l’immobilisme. N’idéalisons pas : il y a des juges d’instruction incompétents, certains peuvent être négligents et laisser dormir des dossiers, et surtout la détention provisoire demeure un scandale auquel il ne faut pas se résigner (la meilleure solution consisterait selon nous à graver un délai maximum – six mois ou une année par exemple – dans le marbre de la constitution). Il ne faut donc pas défendre coûte que coûte l’institution du juge d’instruction.

L’enjeu de la réforme – dont le principe reste infiniment souhaitable – n’est pas tant le maintien ou la suppression du juge d’instruction que celui de redessiner une procédure qui offre de véritables garanties, effectives, tant à nos concitoyens qu’au pouvoir. Au pouvoir tout d’abord en lui évitant des accusations qui paralysent son action et discréditent sans fondement ses titulaires ; aux citoyens ensuite, en continuant de leur réserver la possibilité de saisir la justice pour faire valoir leurs droits, éventuellement contre le pouvoir. À cette fin, l’institution judiciaire doit être repensée à la lumière de notre devise républicaine. Une réforme de la justice doit à la fois garantir l’égalité réelle des citoyens et protéger les libertés de tous et les valeurs démocratiques contre toutes les formes d’arbitraire. Elle ne doit pas mépriser non plus la fraternité qui a une place dans les rouages de la procédure. Il est urgent de la réussir, au risque de voir nos concitoyens chercher ailleurs à Strasbourg, voire aux États-Unis20, ce que leur refuse leur droit national.

  • *.

    Secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice (Ihej). Voir son précédent article dans Esprit, « Un nouveau modèle de justice : efficacité, acteur stratégique, sécurité », novembre 2008.

  • 1.

    Discours de Nicolas Sarkozy à la Cour de cassation du 7 janvier 2008.

  • 2.

    C’est-à-dire du mécanisme juridique qui donne compétence à des tribunaux nationaux pour juger des faits qui se sont passés en dehors de son territoire pourvu que l’une des parties s’y trouve, dont le meilleur exemple est l’affaire Pinochet.

  • 3.

    On songe à l’affaire Total où le géant pétrolier fut assigné pour ses investissements en Birmanie, qui se conclurent par des transactions avec des organisations de défense des droits de l’homme.

  • 4.

    Pierre Rosanvallon, la Contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Le Seuil, 2006.

  • 5.

    Le projet veut remplacer l’actuel juge d’instruction par un juge de l’instruction qui se bornerait à trancher les désaccords entre le parquet et la défense, les charges étant signifiées par un collège de juges du siège.

  • 6.

    Voir Antoine Garapon, « Les dispositifs antiterroristes de la France et des États-Unis », Esprit, août-septembre 2006.

  • 7.

    C’est une interrogation centrale : la justice, qui est « un art étranger » comme le rappelait la philosophie antique, oblige le juge à trancher des affaires qui ne le concernent pas. Mais comment un tiers peut-il être désintéressé et toutefois s’engager dans sa fonction ? Voir à ce sujet Alexandre Kojève, Esquisse d’une phénoménologie du droit, Paris, Gallimard, 1981.

  • 8.

    Discours précité.

  • 9.

    Ibid.

  • 10.

    Comme Judith Miller, journaliste au New York Times en 2005.

  • 11.

    Pour combien de temps encore ? Silvio Berlusconi envisage en effet dans le dernier état du projet de loi de réforme de la justice de séparer les corps.

  • 12.

    Voir A. Garapon, « Un nouveau modèle de justice… », art. cité.

  • 13.

    Voir à ce sujet Jean-Claude Monod, « La force du populisme : une analyse philosophique. À propos d’Ernesto Laclau », Esprit, janvier 2009.

  • 14.

    Voir A. Garapon, le Gardien des promesses. Justice et démocratie, Paris, Odile Jacob, 1996, notamment « L’illusion de la démocratie directe » (chap. 3).

  • 15.

    Discours précité.

  • 16.

    Voir Les Annonces de la Seine, n° 44, 30 juin 2008.

  • 17.

    Dominique Rousseau, « La démocratie sans juges de Sarkozy », Midi Libre, 23 novembre 2008.

  • 18.

    Alain Cugno, « Loi et sanction pénale en France », Études, décembre 2008, p. 617.

  • 19.

    C’est la thèse développée par Paul Fauconnet dans son livre devenu un classique, la Responsabilité. Étude de sociologie, Paris, Félix Alcan, 1928.

  • 20.

    On songe aux class actions intentées par des actionnaires européens contre des entreprises européennes pour contourner leurs droits nationaux qui ne reconnaissent pas ce droit.

Antoine Garapon

Magistrat, juge pour enfants, il a fondé l'Institut des Hautes Etudes sur la Justice (IHEJ), où il observe les mutations de la place du droit dans nos sociétés. Il anime sur France culture une émission consacrée à la pensée juridique, « Le Bien commun ». Il a développé sous le même nom une collection d'ouvrages, aux éditions Michalon, qui permettent de présenter des auteurs qui, sans être…

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