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Une gauche « ringardisée » par la mondialisation ?

septembre 2016

#Divers

La mondialisation est une nouvelle forme symbolique, qui remplace le jugement par le calcul et le droit par le fait. Elle affaiblit ainsi la posture critique des sujets qui sont poussés à devenir exploiteurs d’eux-mêmes, ainsi que les États qui sont invités à renoncer à leur souveraineté.

La mondialisation a pris la gauche au dépourvu. Celle-ci s’est défendue en la désignant comme une nouvelle cible, mais ses coups ne porteront pas tant qu’elle n’aura pas pris la mesure des transformations en cours. Car la mondialisation n’est ni un agrandissement de l’espace, ni un changement d’échelle, pas plus qu’elle ne se résume à une nouvelle « révolution industrielle », terme au demeurant ambigu1. Elle est un phénomène social global, un nouveau milieu de vie qui oblige la gauche à se repositionner. Paul Valéry le constatait déjà :

Les habitudes, les ambitions, les affections contractées au cours de l’histoire antérieure ne cessent point d’exister – mais insensiblement transposées dans un milieu de structure très différente, elles y perdent leur sens et deviennent causes d’efforts infructueux et d’erreurs2.

Pour être de nouveau audible et éviter de telles erreurs, la gauche doit vite faire l’apprentissage de la nouvelle grammaire dans laquelle le projet de la modernité s’est reformulé.

Une révolution symbolique

La mondialisation résulte de la combinaison de trois faits majeurs : une évolution technologique autour du numérique, un événement géopolitique – la chute du Mur de Berlin qui symbolisait la division du monde en deux systèmes (le communisme et le capitalisme) – et la révolution néolibérale, qui porte un regard économique et non plus politique sur le monde.

Arrêtons-nous sur ce tournant néolibéral, qui est souvent confondu avec le libéralisme alors qu’il en est presque l’opposé3. Sans entrer dans les querelles de définition4, il faut y voir avec Michel Foucault une gouvernementalité, c’est-à-dire une technique de conduite des hommes, qui doit être soigneusement distinguée de l’idéologie, qui est un discours. Cette distinction explique que le néolibéralisme ait pu être appliqué indifféremment par des gouvernements de droite ou de gauche (voire un peu plus par ces derniers). La gauche ne peut donc traiter le néolibéralisme comme un ennemi, alors qu’elle en a été le compagnon de route. Il en va de même pour l’Europe qui s’est montrée ces dernières années plus néolibérale que les États-Unis, pourtant la patrie de Reagan et de l’École de Chicago.

Ces trois phénomènes du marché, d’Internet et du néolibéralisme ont en commun de prendre la forme de systèmes (qui s’oppose à celle de l’ordre politique et juridique). On attend d’eux qu’ils produisent, avec une certaine automaticité, de la richesse, de l’information ou de la prévisibilité dans le comportement ; le tout au prix d’une grande décontextualisation.

Prenons l’exemple d’Internet : des plates-formes telles que Uber ou Airbnb se substituent à des compagnies de taxis ou à des agences de voyages qui étaient territorialisées et donc soumises à un régime juridique garanti in fine par l’État. Leurs succès actuels manifestent une extension et une déspécialisation de la sphère marchande. Chaque individu a désormais la possibilité d’exploiter son corps, ses biens, son espace et son temps pour les rentabiliser. Marché, Internet et néolibéralisme transforment ainsi le rapport à soi. Le sujet n’est plus perçu comme un sujet politique, titulaire de droits et d’une partie de la volonté générale, mais comme un homo œconomicus, c’est-à-dire comme celui qui résout toute difficulté par des choix rationnels, « celui qui accepte la réalité5 » et qui consent à être gouverné par des faits et non par des ordres ou des obligations.

La mondialisation intensifie les échanges, multiplie les occasions de mise en présence des hommes, des biens et des cultures, transfère une partie du pouvoir dans une sphère plus grande, mais elle doit avant tout être comprise comme une nouvelle forme transcendantale qui change notre rapport au monde6. La conjugaison des trois composantes constitue une nouvelle « forme symbolique » qui offre de nouveaux instruments pour comprendre le réel, l’interpréter et agir dans le monde.

Il s’agit d’une révolution symbolique majeure d’une profondeur comparable à celle qui s’est produite aux xve-xvie siècles avec l’invention des sciences modernes et la naissance de la souveraineté qui avaient partie liée7, à cette différence près qu’aujourd’hui, cette révolution symbolique prétend coiffer la souveraineté, la dépasser en offrant un rapport directement performatif sur le monde. Cette nouvelle dimension du monde est une grandeur non politique qui demande à être politisée. Et pour cela, la gauche doit maîtriser la nouvelle grammaire qui s’installe sans jamais s’énoncer, faute de quoi elle risque de continuer de penser au niveau « micro-spatial8 » une réalité globale, d’aborder de manière close une réalité ouverte et de considérer collectivement un individualisme extrême.

Une telle forme symbolique oblige la gauche à mieux faire le départ entre le noyau de sa vision politique et le contexte auquel il s’applique. Des notions aussi fondamentales que l’aliénation et la liberté, les inégalités et la justice, l’organisation de la coexistence humaine, la construction d’un espace public à partir de la pluralité sortent transformées, mais certainement pas invalidées, par cette révolution globale. À la gauche de les reformuler, ce qui sera d’autant plus difficile que ce nouveau milieu est hostile à la politique en général.

Du normatif au cognitif

La mondialisation opère tout d’abord une mutation de toutes les institutions, y compris politiques, du registre normatif vers le cognitif. Le global privilégie une vision cognitive du monde (déduite de l’économie, de la science ou de la technologie) au détriment des attentes normatives (se référant au droit, à la politique ou à la morale). Elle s’éloigne de la perspective d’une programmation de l’avenir par la politique en préférant fournir les moyens d’une adaptation constante par des instruments cognitifs (ou supposés tels) comme les mathématiques, la statistique ou l’économétrie. Son moteur n’est plus la politique, ni la loi de la nature ou la loi de l’histoire, mais la captation de l’énergie du monde – provenant des phénomènes ou des individus –, elle-même redoublée par un recodage numérique universel qui offre une ressource inépuisable d’énergie cognitive. Les limites ne viennent plus de la loi que se donnent les hommes, mais des faits eux-mêmes, qui se posent en normes indiscutables.

Ce trait fondamental reconfigure le débat public en privilégiant les experts sur les politiques, les technocrates au détriment du peuple. Il affaiblit la posture critique, car celle-ci n’est désormais recevable qu’à la condition de se situer à l’intérieur du domaine cognitif, c’est-à-dire de quantifier, de mesurer, de proposer d’autres statistiques, etc. L’emprise du système est générale et se protège de toute approche critique en la « ringardisant ». Elle se satisfait très bien en effet d’une critique extérieure et idéologique qu’il lui sera facile de disqualifier en soulignant ses erreurs factuelles et techniques.

De la même manière que la mondialisation est un univers sans extériorité, la technologie nous plonge dans un monde sans alternative. Avant de défendre la gauche, il faut défendre la fonction critique, et pour cela se battre contre un adversaire déroutant qui se cache derrière la raison. Il est plus facile de réfuter les thèses de Joseph de Maistre ou de Maurras que de s’opposer à la puissance des big data ou d’ignorer telle application qui indiquera aux diabétiques, par un seul cliché de ce qu’ils vont manger, ce qui les préservera d’un malaise. Partant, l’enjeu pour la gauche est de trouver une démarche critique qui se donne la peine de comprendre le réel (en s’éloignant aussi bien d’un constructivisme stérile que d’un déconstructionnisme désespéré), tout en le rapportant à des idées régulatrices. Il lui faut inventer une nouvelle critique qui parte de la connaissance, sans en accepter l’imposture normative et qui réintroduise la politique de manière seconde, non totalisante.

Le néolibéralisme est l’exemple même de ce passage du normatif au cognitif car il substitue le calcul au jugement. Pour accorder une promotion académique de la manière la plus impartiale, il n’y a plus besoin de lire des articles et de les critiquer, il suffit de comptabiliser le nombre de citations et de publications dans les revues à comité de lecture. Le jugement juridique ne porte plus sur des faits passés, il ne sollicite plus un engagement humain, non, il se transforme en un calcul de risques pour la société.

L’opérationnisme

La domination intellectuelle ne passe plus par de nouveaux concepts, mais par un nouveau statut du concept, qui n’a de valeur que s’il est opératoire. Cette évolution est notable aussi bien dans le domaine politique que dans les sciences humaines, et notamment la psychiatrie9. Car c’est d’une révolution cognitive dont il s’agit qui vient des sciences dures :

Adopter un point de vue opérationnel va beaucoup plus loin qu’une simple restriction de sens du mot « concept », cela signifie une transformation radicale de toutes nos habitudes de pensée : nous ne pourrons plus utiliser désormais comme instruments de pensée des concepts dont nous ne pouvons pas rendre compte en termes d’opérations10.

L’important dans l’engagement est moins la perspective longue, l’espoir d’un monde plus juste, que l’action concrète. D’où le succès de l’engagement dans l’humanitaire qui propose de réaliser des actions dont les résultats sont évidents, directement palpables et souvent en lien avec la vie même.

Le global comme forme symbolique ne reconnaît plus qu’une démarche opératoire, qui se représente le monde comme un immense champ d’actions opérationnelles. En témoigne la promotion spectaculaire de l’effectivité : alors que la politique promet des droits qui ne se concrétisent jamais totalement, Internet prétend les réaliser immédiatement grâce à ses plates-formes. Les réseaux sociaux, par exemple, ont dérégulé le marché de l’information en concurrençant les médias traditionnels. Grâce à eux, chacun est à la fois informateur et informé, journaliste et consommateur d’informations. À quoi bon chercher à contrôler et à réguler les médias lorsque Internet permet de faire ? Seul le fait compte, et d’ailleurs l’emporte souvent sur le droit.

La gauche a cru en effet que son alliance avec la mondialisation pourrait se borner à utiliser intelligemment les outils numériques pour paraître moderne ou augmenter sa capacité de mobilisation. Elle a, en d’autres termes, cru pouvoir instrumentaliser la mondialisation en la réduisant à la mise à disposition d’instruments plus performants. Une telle attitude revient à passer à côté de l’évolution et à tomber dans le piège de la réduction de la politique à une transformation opératoire du réel. Elle ouvre la voie à la politique comme expertise pour corriger le réel, mais dans un même univers de pensée fonctionnaliste. Faire cela, c’est déjà avoir perdu, car c’est succomber à l’économique ambiant. Partir du réel suppose de se déprendre d’une posture idéologique qui procède d’une seule idée.

Est-il possible de regarder le réel sans idéologie, mais sans tomber dans l’opérationnisme ambiant ? La gauche radicale ne l’accepte pas comme réalité, dans laquelle elle voit des constructions qui cachent leur intention oppressive – la pensée du complot n’est jamais loin – et se condamne à une attitude suspicieuse, voire régressive. Où trouver un espace entre, d’une part, une acceptation béate et acritique de la réalité néolibérale du monde qui multiplie les « réalités indiscutables » et, d’autre part, une critique radicale qui confine au déni, au sens psychanalytique d’un refus de voir la réalité ? Une chose est de ne pas accepter l’univers donné des faits comme une donnée de l’action, autre chose est de ne pas l’accepter « comme un contexte définitif11 ».

La mondialisation nous fait passer d’un monde dual, qui est le propre de la politique, de la morale ou du droit, à un monde « un » et d’un univers soumis à la dialectique à une pensée positive. Le monde est un parce que les frontières sont censées être abolies et parce que parfaire cette unité est le seul projet qui le fédère. La globalisation est à la fois une morphologie (le globe étant une forme) et une utopie, peut-être la seule qu’il nous reste. La disparition de toute division spatiale s’accompagne d’un refoulement du tragique. Le monde ainsi rêvé n’est plus dans un rapport dialectique avec le négatif, comme pouvait l’être l’aliénation pour le marxisme. « La statistique n’est pas dialectique », disait Sartre, parce qu’il lui manque la négativité. Elle s’impose comme une évidence, aussi indiscutable que la raison scientifique. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait plus de manque, mais celui-ci est vécu comme un écart par rapport à la réalisation du désir, non comme le signe de son impossibilité. Cette évolution est manifeste pour la violence : celle-ci n’est plus absorbée, canalisée, captée par le conflit, ni articulée autour d’une contradiction, ce qui explique qu’elle devient clastique, éruptive et improductive.

Le contournement de la volonté

La gauche a du mal à trouver sa place dans la mondialisation, car cette dernière prétend changer le monde sans s’adresser à la volonté, mais en sollicitant d’autres sentiments moraux, comme l’envie, la peur ou le confort. Les différents systèmes cognitifs et normatifs y voient en effet la part la plus prévisible de l’humain.

Le premier de ces sentiments est bien évidemment le désir d’enrichissement. Celui-ci guide plus sûrement vers un choix rationnel que toutes les leçons de morale. La contrainte ne vient plus d’une norme externe, mais prend pour relais le désir, à la fois l’avidité et la rivalité mimétique, qui sont les ressorts de la concurrence. Le modèle « libéral-autoritaire » montre le lien profond qui unit le néolibéralisme et une sorte de « néo-sécuritarisme » que l’on propose d’appeler ainsi pour le distinguer de l’idéologie sécuritaire : alors que celle-ci veut toujours plus de répression, celui-là exige de placer la protection avant tout et vise la préemption de l’événement plutôt que son châtiment. Le contrôle des individus repose sur leur instinct de conservation, en prise directe avec leur pulsion de vie. Alors que la peur favorise le calcul, qui est au cœur du choix de déléguer ses droits naturels au souverain pour Hobbes, la terreur paralyse tout raisonnement et pousse au regroupement archaïque autour d’un chef12.

Le sentiment peut-être le plus nouveau de l’ère mondialisée est la recherche de confort. Il ne faut pas réduire ce sentiment au plaisir immédiat procuré par le système des objets : le confort, c’est la possibilité de s’épargner du temps, de l’énergie, du travail pour intensifier son expérience de vie. On peut ainsi ranger sous ce terme aussi bien l’accélération dont parle Hartmut Rosa13, comme la recherche de la possibilité de vivre deux vies en une, qu’une disponibilité du monde à travers nos écrans. Le temps épargné et la facilité augmentée ne sont pas des finalités en soi, mais des moyens d’intensifier la vie. Gardons-nous donc de réduire le confort à la facilité, car il s’agit là d’un remaniement libidinal, bien plus profond. La militance politique, au même titre que l’apprentissage culturel ou les montages symboliques des institutions, suppose de sacrifier le confort immédiat pour se projeter dans un temps ultérieur. L’abnégation qu’ils réclament, l’acceptation positive d’un « pas encore là » comme principe d’action ne sont plus valorisés. La fin du sacrifice est un marqueur profond de l’évolution de nos démocraties libérales.

Le confort a été le grand argument de l’État-providence, au-delà de la sécurité devant l’adversité (comme la maladie ou le chômage). Il nous gagne plus peut-être que ce que nous croyons. Qui est prêt aujourd’hui à y renoncer ? La gauche ne s’est-elle pas battue pour qu’il se généralise au risque de hâter une démobilisation générale pour la chose publique dont elle pâtit aujourd’hui ? Comment conjurer ce risque ? Rien ne sert de « se mettre en grève contre ce monde commun avec lequel il faut composer14 ».

Ces différents instincts de conservation, de rivalité mimétique ou de recherche d’une augmentation de l’expérience s’apparentent tous à la pulsion de vie ou, plus exactement, à la vie comme pulsion, comme mouvement irrépressible qui demande non seulement à se perpétuer, mais aussi à s’intensifier. La promotion de l’économie et de la confiance, voire de la croyance, dans le numérique est adossée à un vitalisme extraordinairement puissant.

Le pouvoir cherche moins à normaliser le comportement directement par des ordres et des consignes qu’à obtenir le consentement de ses assujettis, de façon à faire d’eux les relais du pouvoir. Ces nouveaux instruments permettent d’accéder à une autonomie en apparence plus grande, mais en poussant l’idéologie du Do it yourself jusqu’à l’extrême. Soyez votre médecin, votre propre avocat, votre propre pédagogue, votre propre patron… et votre propre exploiteur.

Une renonciation à soi de la souveraineté

Ce qui vient d’être dit du sujet peut être transposé sans difficulté au plan de la souveraineté. La mondialisation ne prend pas la souveraineté de front, mais elle l’invite à renoncer à elle-même de sa propre initiative. En effet, un gouvernement peut tout à fait décider souverainement de rendre Internet inaccessible sur son territoire. Pourtant, aucun ne le fera, car cela reviendrait à se condamner à une impopularité mortelle, qui finirait par faire fuir les habitants. À l’ère globale, tous les pays veulent attirer les investissements et sont prêts à abaisser leur niveau de protection sociale pour cela. La gauche aurait donc tort de se représenter la mondialisation comme un affrontement frontal entre les marchés et la souveraineté – Saskia Sassen a bien montré que les États ont été déterminants pour fortifier ce processus de mondialisation –, mais il faut comprendre que la pression de la mondialisation s’exerce, comme pour les sujets, de manière interne, en prenant pour relais leur désir de s’enrichir et leur volonté de rester dans le concert des nations, de ne pas s’isoler pour continuer de peser dans les relations internationales. Ce paradoxe est particulièrement visible pour le Traité de libre-échange entre l’Europe et les États-Unis (Ttip), où il est demandé aux États de ne plus faire usage de leur volonté politique, d’avoir la volonté de ne plus avoir de volonté politique en quelque sorte. La déterritorialisation va intensifier cette ambiguïté, car on est en même temps amis et ennemis, amis sur le plan stratégique, mais ennemis sur le plan économique, ou plutôt concurrents, mais en mélangeant la souveraineté et les rapports de concurrence, ce qui interdit d’assimiler ces rapports à des rapports internes.

Si l’État était la forme a priori du monde westphalien, à l’ère globale, c’est plutôt l’entreprise qui se pose comme la forme optimale d’organisation de la coexistence humaine. Elle est une forme de pouvoir beaucoup plus adaptée à notre monde et à notre rapport au temps moderne, car elle a une capacité de réaction infiniment plus grande du fait de ne pas être encombrée de procédures et de consultations diverses, en somme de ne pas être politique. Elle est entièrement régie par le principe d’efficacité et ne s’embarrasse plus de politique. Le paradoxe, c’est que l’État est fasciné par elle et n’a de cesse que de vouloir lui ressembler, ce qui est bien sûr impossible. L’entreprise est la forme politique la plus aboutie parce qu’elle ne fait plus de politique ; elle met en œuvre « l’idéologie de l’absence de politique ».

La prétention du monde issu de la globalisation de se passer du registre normatif et de la politique est bien évidemment une imposture. Il n’est pas possible de faire abstraction de la condition politique de l’homme, qui demeure un animal symbolique. Le pouvoir n’a pas disparu, mais il est devenu invisible. Il se cache, en amont des statistiques, dans les choix épistémologiques qui ne sont jamais exclusivement scientifiques ; il faut le débusquer, ce qui est plus difficile que de le déconstruire.

Un atomisme radical

La gauche est prise dans un piège, car elle a identifié le socialisme avec le progrès, mais voici que la mondialisation les dissocie en promouvant un « individualisme de masse », c’est-à-dire en réalité un atomisme radical. Le terme d’atomisme paraît préférable à celui d’individualisme, qui suppose une politique pour garantir les droits des individus, ce qu’avait souligné Durkheim. L’individu revendique des droits et se bat pour les mettre en œuvre, alors que le sujet atomisé les prend, les met en œuvre grâce à ces systèmes, sans demander l’autorisation de quiconque.

Cette incorporation dans le système global se pose comme un remède inattendu à la fois à la désincorporation politique qui finit par peser dans nos vieilles sociétés démocratiques et à l’absence de toute incorporation dans des pays qui ne sont pas démocratiques. Ces ressorts de la mondialisation, comme le marché ou la technologie, permettent à des sociétés qui n’ont jamais été démocratiques de passer directement à un stade post-démocratique sans se confronter à la difficulté de vivre libres ensemble. La gouvernementalité néolibérale est dans le fond indifférente à la démocratie. Cette nouvelle forme symbolique, qui remanie profondément le rapport au temps et le rapport aux autres, semble effacer les différences politiques : les Chinois sont aussi passionnés de consommation que les Américains et accros à Internet, même s’il s’appelle Weibo.

Ce dépassement de la démocratie est possible, car cette socialisation globale repose sur une fausse solidarité. Le néolibéralisme introduit un rapport qui n’est plus un rapport politique15, mais un rapport basé sur le modèle marchand du deal ; on gère son image et son capital social sur les réseaux sociaux de la même manière que l’on gère son capital santé. Faute de tiers politique, ces relations ne trouvent leur garantie que dans l’équilibre des prestations.

Par peur de se voir dépossédée du monopole de la révolte, la gauche est tentée d’adouber tout révolté, comme si la révolte était en soi de gauche. Prenons les figures du hacker, du pirate ou du lanceur d’alerte qui peuvent s’avérer ambiguës et réclamer à tout le moins une analyse attentive. Le lanceur d’alerte, qui a le vent en poupe aujourd’hui, est révélateur de l’individualisation du contrôle ; il est d’ailleurs parfaitement compatible avec le néolibéralisme (la loi américaine lui a donné un nouvel essor en l’intéressant à un pourcentage des sommes recouvrées). Les hackers sont des hyperindividualistes plutôt que des socialistes16.

*

Marcuse insiste sur l’ambiguïté des acquis de la modernité qui peuvent se retourner en instruments de contrôle. La mondialisation exacerbe cette ambiguïté :

Tout ce qui est touché par notre société devient un potentiel de progrès et d’exploitation, d’aliénation et de satisfaction, de liberté et d’oppression17.

On peut dire que la gauche est menacée de ringardisation lorsque les objectifs qu’elle affiche restent mobilisateurs, mais qu’elle n’utilise plus les bons codes pour cela et qu’elle ne parle plus le langage de son époque.

La mondialisation n’a supprimé ni la politique, ni la domination, mais elle en a changé la grammaire. Une grammaire paradoxale car sa structure est inversée par rapport à la vieille grammaire politique dans laquelle la gauche a forgé son discours. Cette nouvelle forme globale multiplie les libertés individuelles (notamment sociétales), peut-être dans le but d’éloigner la liberté politique, elle contraint par la liberté, en offrant des choix, elle enferme par l’ouverture infinie mais sans alternative, elle donne la parole à tous mais en rejetant toute référence critique, elle organise une répression par la désublimation18, elle obtient une obéissance par le sourire de la technologie. Mieux, c’est une domestication par la satisfaction des besoins. Voici les paradoxes contemporains que la gauche doit affronter et dépasser si elle veut constituer une voie possible, humaine et juste dans le monde du Xxie siècle. Ce qui compte, c’est bien évidemment son message et non sa grammaire. Elle doit donc en faire l’apprentissage pour continuer de parler. Et donc de pouvoir être entendue.

  • 1.

    Voir, à ce sujet, le dossier de la revue Projet, « Sauvés par la révolution numérique ? », no 349, décembre 2015.

  • 2.

    Paul Valéry, Regards sur le monde actuel et autres essais [1945], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2014, p. 21.

  • 3.

    Voir le dossier « Dans la tourmente (I). Aux sources de la crise financière », Esprit, novembre 2008.

  • 4.

    Voir Serge Audier, Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset, 2012.

  • 5.

    Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, édition établie sous la direction de François Ewald et Alessandro Fontana par Michel Senellart, Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », 2004, p. 273.

  • 6.

    Jens Bartelson, “Three Concepts of Globalization”, International Sociology, no 15, 2000.

  • 7.

    Stuart Elden, “Missing the Point : Globalization, Deterritorialization and the Space of the World”, Transactions of the Institute of British Geographers, vol. 30, no 1, 2005.

  • 8.

    L’expression est de Carl Schmitt. Voir à ce sujet Jean-François Kervégan, « Carl Schmitt et l’“unité” du monde », Les Études philosophiques, no 68, 2004.

  • 9.

    On songe à Herbert Marcuse, l’Homme unidimensionnel (Paris, Minuit, 1968) et à Robert Castel, la Gestion des risques. De l’anti-psychiatrie à l’après-psychanalyse (Paris, Minuit, 1981).

  • 10.

    Paul W. Bridgman, The Logic of Modern Physics, New York, Macmillan, 1928, p. 31, cité dans H. Marcuse, l’Homme unidimensionnel, op. cit., p. 38.

  • 11.

    H. Marcuse, l’Homme unidimensionnel, op. cit., p. 17.

  • 12.

    Michaël Fœssel, État de vigilance. Critique de la banalité sécuritaire, Lormont, Le Bord de l’eau, 2010.

  • 13.

    Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, trad. Didier Renault, Paris, La Découverte, 2013.

  • 14.

    Günther Anders, l’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle [1956], trad. Christophe David, Paris, L’Encyclopédie des nuisances/ Ivrea, 2002.

  • 15.

    Comme en témoigne la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur le caractère confiscatoire de l’impôt.

  • 16.

    Voir à ce sujet Cédric Biagini, l’Empire numérique. Comment Internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies, Montreuil, L’Échappée, 2012.

  • 17.

    H. Marcuse, l’Homme unidimensionnel, op. cit., p. 102.

  • 18.

    Ibid., p. 96.

Antoine Garapon

Magistrat, juge pour enfants, il a fondé l'Institut des Hautes Etudes sur la Justice (IHEJ), où il observe les mutations de la place du droit dans nos sociétés. Il anime sur France culture une émission consacrée à la pensée juridique, « Le Bien commun ». Il a développé sous le même nom une collection d'ouvrages, aux éditions Michalon, qui permettent de présenter des auteurs qui, sans être…

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Ce dossier de rentrée est consacré à l’avenir de la gauche : non pas l’avenir électoral incertain de partis moribonds, mais le projet de société que les amis de l’égalité sont encore capables de nous faire espérer. Ce dernier doit affronter le défi de la mondialisation, à rebours du déni souverainiste et du renoncement néolibéral, en s’inspirant des dynamiques de la société civile.