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HEC, la réussite insouciante

Considérée comme une des meilleures écoles de commerce en Europe, quelle est la formation proposée par Hec à ses étudiants ? L’injonction contradictoire de l’initiative fonctionne à plein : l’étudiant est appelé à faire valoir ses capacités d’initiative, tout en sachant montrer ses facultés d’adaptation à une école qui fait mine de s’adapter aux personnalités originales qu’elle se propose de former…

Lorsqu’un étudiant est sur le point d’entrer à l’École des hautes études commerciales, l’affirmation essentielle avancée lors des épreuves d’admission est la suivante : la sélection à l’entrée est objective. L’institution affirme qu’elle se contente de juger de manière neutre les meilleures capacités intellectuelles. Il n’est jamais question de profils culturels ou de types de personnalité, seulement de mérite. Autrement dit, l’école annonce, dès l’admission, la diversité de ses élèves.

En examinant d’abord les premiers à y entrer, soit ceux issus des classes préparatoires, on constate effectivement la souplesse de leur mode de sélection, permettant à des individus aux parcours divers d’être admis à l’école. Ces élèves qui ont préparé pendant deux ans le concours d’entrée, qu’ont-ils en commun ? D’un point de vue géographique, toute la France est représentée, ainsi que quelques pays francophones. Ni vraiment scientifiques, ni vraiment littéraires, ces étudiants ont choisi, à la sortie du lycée, une voie centrale et touche-à-tout, divisée en plusieurs branches selon les dominantes (mathématiques, économie, lettres). De fait, l’école draine de plus en plus large, annonçant qu’elle recherche les meilleurs cerveaux, sans définir ce qu’elle entend par meilleur. La réussite au concours devient un gage d’intelligence objective, l’originalité de chaque personnalité étant, elle, préservée. Il n’existe pas d’entrant type, puisqu’il n’y a sélection que de capacité. Cette idée fonde la logique écolière. Elle est renforcée par l’arrivée, en seconde et en troisième année, de nouveaux arrivants issus des instituts d’études politiques, de facultés d’économie ou d’écoles d’ingénieurs.

Quel sort réserve l’école à ces écoliers ? Si l’on se réfère encore à ses discours officiels, l’école veut façonner les principaux acteurs du monde économique de demain. Elle joue sur le terrain de la vie professionnelle : l’école veut que ses élèves y réussissent. Plus précisément, l’institution propose à ses étudiants de devenir des managers. Elle dispense donc la matière théorique du management et s’efforce de former ses écoliers au comportement de manager. Son objectif officiel : les rendre maîtres de l’univers économique qui les entoure. Par une extension rapide, l’école promet aussi la victoire sociale par la puissance économique. Au moins guide-t-elle ses élèves vers un certain bonheur, celui des gagnants de l’économie. La démonstration présente se fixe sur cet « au moins », elle emploie donc les termes gagne et gagnants dans ce sens déterminé. Cet objectif peut être virtuellement précisé selon les prérogatives de l’administration et des écoliers. La première vise la renommée la plus vaste. Il est impératif que les meilleurs élèves viennent et restent chez elle, pour devenir ensuite les meilleures recrues du marché du travail. L’administration travaille essentiellement à l’image de marque de l’école, elle s’impose de guider professeurs et élèves dans la voie d’une réputation de leader incontestable.

Les élèves, en tant qu’écoliers, aspirent à trouver facilement une place économique et sociale qui leur convienne à la sortie. Dans l’immédiat, ils souhaitent apprendre à y parvenir. Ce n’est pas tout. Leur tendance commune consiste aussi en un grand désir de profiter des quatre ans d’école pour vivre de multiples loisirs. Ceux qu’ils ont évité en classe préparatoire pour se consacrer à l’étude. Ceux qu’ils ne pourront plus faire ensuite. Cette expression utilitariste est courante : faire de l’humanitaire, faire de l’aviron, faire du théâtre, se faire des voyages autour du monde. Les élèves comptent accomplir tout ce qui leur passe par la tête. Leur volonté générale est donc double : apprendre et faire. La fixation partagée du loisir épanouissant s’associe au besoin d’apprendre à trouver un métier, et devient un levier de pression de l’institution pour tenir les élèves. Non seulement elle doit en tenir compte, mais, en prime, elle peut l’utiliser. Elle peut associer dans les esprits l’apprentissage et le jeu, jusqu’à la confusion du ludique et du sérieux.

Comment la machine tourne-t-elle ? Cette étude tente de découvrir une logique qui satisfait la volonté globale de l’école (sa pérennité) en satisfaisant les volontés spécifiques de tous ses agents. Elle aboutit à la révélation d’une mentalité écolière affleurant en chacun de ses représentants. On va le voir, la mission de l’école, soit le succès de sa formation, revient à graver en chaque élève une marque spécifique, une touche que l’on trouve chez chaque « ancien ». Cette touche, que l’on découvrira présente en germe dès l’admission des élèves, c’est le sens de la réussite insouciante. Confiants en une institution qui prétend préserver l’intégrité de leur être (postulat de neutralité), ses étudiants lui confient leur liberté, définie par eux-mêmes comme faculté de rester soi-même. L’école maîtrise alors cette profonde aspiration à l’autonomie, elle l’encadre et s’en sert pour assurer son propre succès.

Insouciance dans l’action

Il s’agit ici de montrer comment la formation vécue dans l’école, avec ses structures administratives, d’apprentissage scolaire et de vie commune, aboutit à un état d’esprit qui accole l’insouciance aux aptitudes à l’action des élèves. Comment elle développe en eux une propension à l’activité confortable, comment elle biaise leur perception de la portée de leurs actes.

Une liberté encerclée

La première image qu’expose l’école au regard du nouveau venu est celle d’un microcosme clos mais vaste, parsemé de pelouses, d’arbres et de bâtiments de béton armé. Le campus est une bonne projection physique de l’institution. Que d’espaces de liberté sur ces dizaines d’hectares ! Pourtant, perdus dans les livres, l’ivresse ou les loisirs, il reste que les étudiants vivent là. Tout est disponible sur place. Ils peuvent égrener les semaines sans sortir. Posé au milieu des champs, le campus est loin de tout, presque inaccessible en transports en commun. Sans effort, l’écolier oublie que la vie est aussi ailleurs. L’autarcie du campus est une pièce maîtresse du dispositif écolier. Vivons entre nous, le reste est secondaire. Traduite en rationalité écolière, cette autarcie dessine des frontières à la liberté d’action : celle-ci s’arrête aux portes du campus. L’institution est prête à tolérer d’immenses écarts dans son enceinte, pas le moindre à l’extérieur pour tous ceux qui portent son étiquette. L’école, par toutes ses instances, protège son image contre tout sacrilège. En tant qu’écolier hors des murs, l’élève représente. À l’intérieur, tout est fait pour étouffer les fuites de potentiels scandales. On est libre jusqu’à l’excès, mais dedans. Le premier pilier de l’insouciance, c’est cette liberté dans l’enclos assurée par l’école.

L’attitude de l’administration est ici déterminante : elle maintient un équilibre essentiel entre l’autonomie des étudiants et leur maîtrise. L’administration gouverne mais de loin. La tactique écolière sous sa personnalité administrative est de garder ses distances, afin de maintenir une impression de tranquillité. Le comportement de l’administration est toujours sur le fil entre laisser-faire et guide omniscient. Le pont établi avec quelques écoliers triés sur le volet est une indication de la délicate mesure de ses rapports aux élèves. Hormis ces quelques privilégiés, les cadres administratifs sont des fantômes. La nébuleuse administrative joue son rôle d’instance lointaine qui intimide sans effrayer. Elle fait juste ce qu’il faut, et ce n’est presque rien, pour qu’aucune personnalité ne rompe les rangs. L’école offre une liberté qui s’avère prisonnière dans un enclos discret. Ce carcan limite par essence la portée des actes des écoliers. Il leur procure, qu’on le veuille ou non, un certain confort. À l’abri de l’enceinte, ils se sentent libres d’agir et fidèles à eux-mêmes, et sans ressentir de crainte majeure pour le rester. L’insouciance dans l’action naît déjà de ces frontières à leur marge de manœuvre.

L’école de l’enseignement formel

L’enseignement s’inscrit dans l’espace du campus. Il est essentiel pour inculquer l’insouciance active. Il forme le sens de l’efficacité des élèves, en les rendant littéralement prêts à tout. L’esprit de l’école guide les professeurs et donc l’enseignement dispensé. Cet enseignement, la partie scolaire de la formation écolière, possède autant de facettes que d’élèves. La panoplie des matières est protéiforme, comme les professeurs, leurs méthodes, les moyens techniques, les usages d’examen. L’idée qui sous-tend la formation scolaire est la suivante : ce n’est pas le fond qui constitue son cœur. Les élèves acquièrent, à peu de choses près, le savoir théorique solide qu’ils souhaitent, dans la limite des stocks disponibles. Les contenus ne sont pas exclusivement à la carte mais l’approche pédagogique autorise chaque élève à se focaliser, question de fond, sur ce que bon lui semble. L’essentiel est ailleurs. Dès la deuxième année, les élèves se composent leur emploi du temps en piochant dans les cours, obligatoires ou optionnels. Ils choisissent les horaires et les professeurs. Quant aux méthodes d’apprentissage, elles varient selon les cours. Impossible de dresser une liste exhaustive des moyens de coercition et d’évaluation. La présence est-elle obligatoire ? Est-il nécessaire de beaucoup travailler pour passer l’examen ? Tout ceci dépend beaucoup de l’écolier. Pour les mêmes matières, certains se contraignent à venir et bûcher des heures. D’autres sèchent tous les cours et obtiennent la même note finale. Explication : la théorie n’étant pas au cœur de la formation scolaire, les façons d’aborder cette dernière sont aussi nombreuses que les élèves. Au-delà de la variété des capacités d’assimilation des savoirs, certains s’appliquent à un apprentissage solide systématique, d’autres picorent dans quelques matières d’élection. Or, tous franchissent le cap des examens imposés.

Un seul élément apparaît ainsi spécifique à l’école et commun à ces enseignements : l’aspect comportemental. L’institution laisse la matière au second plan pour apprendre la forme, c’est-à-dire précisément l’aptitude à mettre les formes. L’apprentissage du comportement se fonde sur des contenus, mais prend vite le pas sur eux. La logique écolière pousse à gagner à tout prix, ce qui n’impose pas de connaître profondément son sujet, mais d’être apte à le dominer en un temps record. De manière discrète sinon hypocrite, on n’exige pas des écoliers de mémoriser parfaitement le contenu des enseignements, mais de se débrouiller formellement avec le minimum. La conséquence est double. D’abord, les connaissances théoriques d’un écolier peuvent varier de vagues notions au par cœur. Ensuite et surtout, l’école inculque à tous, au minimum, un savoir-faire d’action formelle. Un savoir-faire comportemental. L’institution est une école de la forme. Son enseignement scolaire développe chez les écoliers une capacité à donner le change face à n’importe quelle question. Un écolier bien formé ne sera jamais pris au dépourvu et il le sait : il l’apprend. Ses études sont guidées par une logique cohérente : celle de l’efficacité. Être efficace signifie pour certains savoir, pour d’autres, faire comme s’ils savaient. Tous sortent prêts à tout donc tranquilles, insouciants dans leur manière d’envisager les situations et les actions adaptées. Les élèves estiment même avoir exercé leur liberté dans la façon dont ils se sont tirés d’affaire. Ils se sentent autonomes et responsables, alors que le terrain était finement balisé.

La vie insouciante

L’aspect « vie de campus » complète l’enseignement scolaire au sein de la mécanique écolière. En limitant la portée des actions dans un cadre temporel et généralement spatial, la vie de campus biaise l’engagement des élèves, leurs prises de risques et leur perception de la responsabilité. Les activités se mêlent, concourant toutes à leur succès joyeux, jusqu’à la confusion du sérieux et du jeu, jusqu’à l’oubli du sens de ses actes.

Un étudiant moyen assiste à moins de 20 heures de cours par semaine. Ce chiffre ne rend pas compte de la diversité des cas de figures mais donne une indication fiable de la place des loisirs dans la vie de l’élève. Quel temps libre ? Le loisir, sur le campus, n’est que marginalement oisiveté pure. Tout est fait pour que les élèves s’activent et mettent à profit leurs heures non studieuses. Le temps libre appartient à la formation écolière. Les phénomènes qui m’y intéressent appartiennent de manière générale à la problématique des associations. Le tissu associatif écolier est omniprésent. Tout est là : sports, arts, jeux, sciences, religions, humanitaire. La plupart des associations fonctionnent selon le même mode de gestion. À leur tête, un bureau composé d’écoliers gère les finances et prend les décisions stratégiques, les autres élèves étant de simples membres. Première particularité d’une association de l’école : le renouvellement annuel de ce bureau. En tout, l’appartenance à une association, quelle qu’elle soit, dure à peine deux ans. Cette rotation rapide des équipes engendre une action individuelle dont la portée échappe à ses acteurs. Les étudiants sont à l’origine d’actes parfois lourds de sens (des actions de développement sont lancées partout dans le monde) mais n’assistent pas à leurs effets ultimes. Conséquence : ils ne saisissent pas leur sens véritable. Infime ou importante (du jeu à l’action politique), la responsabilité de leurs activités paraît toujours légère aux élèves. À leurs yeux, rien n’a le temps de devenir grave. Cette règle est typique de l’école : soyez responsables, mais à court terme. Ayez l’impression de gérer, de décider, d’agir, mais pas trop longtemps, donc pas si sérieusement. Les activités des écoliers, même les plus sérieuses, font partie des loisirs du campus. La formation écolière implique une confusion de toutes les actions – scolaires, ludiques, associatives – dans le bain d’un sérieux relatif tourné vers la réussite.

Comme dans son aspect d’enseignement scolaire, la logique institutionnelle veut que seul le succès fasse sens : l’association doit marcher et l’élève y faire des choses. L’activité en elle-même devient secondaire. Quelle que soit l’authenticité de son engagement, l’élève perd la signification de ses agissements dans une perspective à court terme qui tronque ses réflexions de fond et son sens des responsabilités. Ce système vaut mieux que rien, pourrait-on objecter, au moins les élèves agissent. Pourtant, les écoliers développent une façon d’agir qui jamais ne leur coûte. Leur sens de l’action se forme sans risque personnel conséquent, ni recours à une réflexion lancée sur la durée. La participation associative de la majorité des écoliers prend ainsi part à l’alchimie de l’action insouciante. Ces étudiants foncent souvent dans l’action tête baissée. Quelles que soient leur implication et leur aptitude à la relativisation, il reste chez eux tous une empreinte majeure de leur activité associative. Une marque par essence ambiguë, oscillant entre deux impressions : d’un côté « la vie est dure, je me suis engagé », de l’autre « ce n’est pas si grave, donc rien n’est grave ». Une association est, par essence, inoffensive pour l’écolier. Et pourtant, elle est ce qui lui est essentiel pendant quelques mois. Voici l’insouciance : lorsque l’essentiel rejoint l’inoffensif.

La vie de campus perturbe la vision des écoliers sur le monde qui les entoure. À force de vivre avec un filet, dans un univers sans périls ou questions vitales, avec pour seules optiques des victoires et défaites confortables, le sens des réalités des élèves s’érode. La logique écolière détourne l’engagement des élèves par une relativisation systématique de leur responsabilité.

Ambition et esprit de corps

Afin de mettre en œuvre chez les étudiants cette insouciance dans l’action, l’école s’efforce de stimuler leurs ambitions personnelles. L’institution s’emploie en permanence à encourager la soif de réussite des écoliers.

Les jeux de pouvoir

Discrètement, l’école s’appuie d’abord sur la volonté de puissance des élèves, en les poussant à s’impliquer dans diverses luttes d’influence. L’envergure de la campagne annuelle instaurée pour gagner le droit de tenir le Bureau des élèves (l’association qui anime le campus) en est un exemple typique, d’autant que, sur ce point, l’école s’adapte une nouvelle fois aux personnalités particulières des écoliers : du président de la liste gagnante au dernier des bénévoles soutenant les listes perdantes, ce sont plusieurs centaines d’élèves ambitieux qui participent chaque année à leur manière à cette campagne.

Tout aussi symptomatiques, il faut se souvenir des rapports privilégiés qu’entretiennent les agents administratifs de l’institution avec certains écoliers. Quel est le but de ces élèves ? Plus haut que le bonheur furtif de taper dans les mains des directeurs, leur désir est de connaître les rouages du campus pour les influencer. Leur ligne directrice : être partie prenante d’une élite qui possède l’information rare et circule dans les milieux décideurs.

Dans l’ensemble, l’apprentissage confortable des trafics d’influence concerne le plus grand nombre, puisque alliances et trahisons sont monnaie courante au sein des associations. Les élections des bureaux sont le théâtre de cruels rebondissements. Chaque élève joue à viser plus ou moins haut, pour lui ou ses amis. Chacun tâche de se façonner une place adéquate. Celle qui fait qu’il s’estime libre, épanoui, réussissant. Au cœur de la vie de campus, le travail de l’écolier sur sa place à tenir est omniprésent.

La priorité à la forme

L’émulation ambitieuse naît aussi de la priorité donnée à la forme au sein de l’enseignement : l’école renforce le désir de réussite des élèves… en leur donnant les moyens d’y parvenir facilement. Et même, le plus facilement possible. Il ne s’agit pourtant pas de moindre effort ou d’inertie, puisqu’il est hors de question d’essuyer un échec. Les élèves acquièrent au contraire un solide sens de l’efficacité. Ils apprennent à parler correctement le langage des entreprises et du pouvoir économique, à se présenter et s’exprimer du mieux possible. À l’école de la forme, on stimule l’ambition des élèves en développant les moyens de celle-ci : maîtrisant les outils de la réussite, les élèves la poursuivent avec d’autant plus de ferveur.

L’apprentissage formel et les jeux de pouvoir nourrissent une émulation de l’ambition des écoliers, ambition qui complète leur sens insouciant de l’action et s’y fond, dans une mentalité écolière tendue vers l’action confortable efficace. Cette association entre la volonté de puissance et la formation formelle se révèle entre autres au travers de l’attention portée par chaque écolier sur son image publique. Quoiqu’elle ne soit pas spécifique à l’école, cette préoccupation est particulièrement marquée sur le campus. Chaque écolier possède un double dans l’imaginaire collectif du microcosme, un reflet social qui lui tient à cœur et qu’il soigne. Ce double existe avant tout malgré lui, rendant toute neutralité impossible : laisser vivre son double avec indifférence est aussi un choix éthique.

L’esprit de corps

Le sentiment d’appartenance, rappelé à l’envi par la direction, est un aspect central du dispositif éducatif écolier. Il naît de tous les aspects de la vie de l’école, renforçant à la fois l’insouciance et l’ambition des étudiants. Pour le mettre en relief, le plus simple est encore de se pencher sur l’attitude des élèves en dehors des murs ou des cercles de leurs pairs. Comment se présentent et se représentent-ils en tant qu’écoliers, auprès des autres ? Laissons de côté ceux qui annoncent leur appartenance avec fierté (ils plongent dans l’esprit de corps sans recul) et intéressons-nous à ceux, nombreux, qui éprouvent une gêne à s’affirmer dehors comme parties prenantes du dedans. Ceux qui répondent tout bas « école de commerce » lorsqu’un inconnu les interroge sur leur activité. La réputation de l’école est très marquée dans l’imaginaire social, son aura variant selon les cercles culturels. De manière schématique, elle inspire tantôt le respect d’une élite intellectuelle, tantôt le dégoût de l’arrivisme économique. Dans un cas comme dans l’autre, cette image ne correspond pas à celle que souhaitent offrir certains écoliers, qui tiennent à faire preuve de qualités sensibles ou éthiques peu compatibles avec l’image classique de l’institution. Or, l’épreuve de la dissimulation, couramment vouée à l’échec (lorsque les questions adverses se précisent), ne peut que renforcer le sentiment d’appartenance : c’est parce que l’élève est à l’école qu’il doit se battre contre les préjugés qui lui sont accolés. Il est écolier, l’assumer est difficile, et la compagnie des élèves a ceci d’agréable qu’elle élude l’impératif angoissant de démontrer qu’être du campus ne caractérise pas sa personnalité. Le sentiment d’appartenance rattrape les plus récalcitrants.

L’esprit de corps est une caractéristique inhérente aux écoliers et contribue à leur insouciance, dans le sens où il est acquis que tous les élèves sont du même univers élitiste et protégé. Ils n’ont pas à trouver leur place dans une société complète, mais dans un microcosme où déjà le terrain de la reconnaissance est largement défriché, où les différences sont tolérées puisque d’entrée amenuisées par l’appartenance acquise. Exister, c’est d’abord exister au sein du groupe, ce qui déplace les repères, raccourcit les horizons, borne les anxiétés. À l’intérieur, les élèves se battent pour une place et un reflet social strictement inscrits dans le campus, ce n’est pas si grave. Leurs soucis sont teintés de confort, rien ne leur coûte vraiment. L’esprit de corps conforte aussi l’émulation ambitieuse. C’est parce que les élèves se perçoivent eux-mêmes comme écoliers, comme pairs, qu’ils se stimulent les uns les autres. Ils se sentent gagnants en puissance, ils se poussent à la victoire. Une victoire commune, qui garantit à l’institution sa pérennité : elle demeure l’école des gagnants. Elle continue à donner à ses écoliers l’envie et les moyens de le devenir. La pérennité du succès de l’école est essentielle. Elle est symbolisée par la valeur du diplôme : sa reconnaissance par le monde extérieur étant une priorité absolue, les élèves ont pour devoir d’être victorieux. Être écolier, c’est être ambitieux.

À ce stade de l’étude, apparaît une contradiction : alors que l’école affiche la diversité de ses élèves (à l’entrée comme à la sortie), il y surgit un fort sentiment identitaire. Autrement dit, les écoliers développent une certaine communauté d’esprit. Le postulat affiché par l’institution au départ de l’étude est remis en question : cette mentalité commune existe et, on le verra, n’est pas circonscrite au temps de l’école. Pour la définir, il suffit de rappeler les principaux traits de la mécanique interne de l’école. Elle soumet ses élus à sa formation, en développant leur insouciance dans l’action et en stimulant leur ambition (au sens écolier). Chacune de ces facettes s’appuie sur les fonctionnements de l’administration, de l’enseignement et de la vie de campus. La mécanique aboutit alors à une communauté d’esprit dans l’école, c’est-à-dire dans le temps de l’école. Cette touche spirituelle, c’est le sens de la réussite insouciante. En promettant aux écoliers de respecter leur dessein de s’épanouir librement, l’école les pousse à se construire un sens insouciant de la réussite. Protégés au sein de l’institution, les élèves apprennent à exploiter les ressources du campus pour composer eux-mêmes leur éducation. Ils intériorisent les contraintes d’une formation dans son enclos, qui conduit à confondre enseignement et loisir dans le jeu de l’efficacité à tout prix. Aux travailleurs, l’institution offre des contenus extensifs et des spécialisations délicates. À ceux qui cultivent le goût du plaisir, elle propose l’oisiveté intensive. Oscillant entre les extrêmes, elle draine les caractères vers un résultat semblable. Au final, chacun apprend à agir et gagner dans un microcosme hermétique.

Après l’école

Suivre les premiers pas d’un ancien écolier hors de l’institution permet d’esquisser une analyse des conséquences à l’extérieur de cette mentalité apprise dans l’école.

Le travail en entreprise

En toute logique, il faut s’intéresser d’abord au travail en entreprise, puisque l’école forme avant tout de futurs salariés. L’adaptation à l’univers entrepreneurial ne pose pas de problème majeur à l’ex-écolier : il y retrouve un monde tendu vers la gagne économique. Par définition, les entreprises sont des corps sociaux dont le plus petit dénominateur commun est une bataille pour leur rentabilité. Les anciens élèves y trouvent de nouveaux jeux de pouvoir, tout comme un nouvel esprit de corps. Même seul ex-écolier dans son entreprise, le jeune employé évolue dans un espace semblable en bien des points au campus. Il y allie science formelle de l’adaptation et ambition pour ne jamais subir, soit pour trouver ce que l’école désigne par une place de gagnant. Ce qui ne signifie pas toujours s’élever dans la hiérarchie jusqu’à son sommet. Aussi bien, l’ex-écolier devient une pièce originale, un électron libre mais indispensable. L’école ne forme pas que des dirigeants, elle construit les champions de la vie active. Court-circuitant largement la question des scrupules, l’entreprise est un lieu de vie privilégié pour l’ex-écolier. Il y plaque la réussite insouciante, utilisant les ruses et schémas appris à l’école.

Cependant, le succès du processus d’adaptation n’est pas immédiat. En entrant dans une entreprise, l’écolier rencontre des personnalités de toutes sortes et ces contacts humains commencent généralement par le troubler. Un hiatus apparaît entre sa mentalité écolière et la réalité des rouages vivants de la firme. Déjà dans l’entreprise, sa vision du monde apprise à l’école apparaît tronquée, incomplète. Même dans cet univers clos et pas si lointain, ses repères ne collent pas, ses certitudes sont mises à mal. Un décrochage s’inscrit entre la vie de campus et la vie active. L’expérience des stages le montre bien. Ils jalonnent le cursus à intervalles réguliers et engendrent, pour la plupart des élèves, un remarquable choc affectif et culturel. Or, la mentalité écolière intervient justement au moment de la réaction de l’élève après ce choc. Son sens de la réussite insouciante lui donne les clefs d’une attitude à adopter : l’école a formé ses écoliers pour qu’ils s’installent confortablement dans le monde de leurs pairs. Autrement dit, la réaction d’un stagiaire ou d’un ancien vise à se faire au plus vite une place dans l’univers de ses prédécesseurs. Au-delà de toute question affective, les anciens élèves réagissent par la protection. Leur réaction après le choc, c’est la quête d’une place parmi les gagnants de l’entreprise, une place aussi ergonomique que sur un campus. Par leur action appuyée sur un sens relatif des responsabilités, ils s’efforcent d’intégrer ou de reconstruire autour d’eux un microcosme confortable, celui des individus animés par la réussite insouciante.

La vie sociale

Si l’on sort de l’entreprise, que l’on élude les autres sphères professionnelles pour observer simplement la vie sociale des anciens, on remarque que leur tendance naturelle est d’y projeter avec une force et une conscience variables ce qu’ils ont assimilé avec une force et une conscience variables à l’école. La diversité des applications tient à la diversité des caractères. Appliquer signifie ici apposer des repères actifs et des grilles de compréhension appris sur le campus. L’ambition des anciens élèves et leur insouciance font d’eux, parmi leurs semblables, des individus tendus vers la victoire sociale, l’appartenance au cercle confortable de ceux qui tiennent le haut du pavé. Au-delà des quêtes de pouvoir ou d’argent, la caractéristique la mieux partagée par les anciens est cette constante volonté de ne jamais subir, de s’assurer une place de gagnant. Confrontée au réel extérieur, la mentalité née du système écolier devient élitisme. Le mécanisme choc/réaction joue ici à plein. Un élève moyen, bousculé par le décalage flagrant qu’il découvre à sa sortie entre la réalité du campus et la réalité sociale, réagit au plus vite pour retrouver le confort de la réussite insouciante. Ce mécanisme varie selon les personnalités. Si certains ambitieux le restent sans rupture leur vie entière, d’autres anciens mettent du temps à assumer leur ambition de se construire sans céder les bonnes places. Cependant, quels que soient l’ampleur du choc et le type de réaction, tous les anciens élèves se heurtent à la sortie au monde qui les entoure. La logique institutionnelle tronque les visions du monde, élime les racines, arrondit les angles. Elle grave un modèle aseptisé, confortable et paisible. Une représentation qu’il est difficile de rejeter, de ne pas chercher à retrouver. Elle donne à la fois le goût du confort et les schémas cognitifs et affectifs pour y parvenir. La formation écolière réduit l’esprit critique, aliène les capacités d’ouverture et d’élan vers la différence, grignote la conscience civique et sociale des écoliers. Elle anesthésie les questions que les élèves pourraient se poser à propos de l’avenir à long terme de leur univers social. Elle raccourcit leurs horizons.

Il faut néanmoins préciser qu’à l’école les élèves gardent contact avec la vie sociale au sens large, ne serait-ce que par le biais de leur famille. Quelques-uns doublent même leur cursus à l’université, d’autres travaillent en parallèle pour payer une partie de leurs études. Cette précision est importante : les ex-écoliers sont loin d’être incapables de comprendre le monde humain qui les entoure. On peut parler de vision tronquée, non d’absence de vision. L’école des insouciants n’est pas d’une école du vide : il faut un minimum efficace de connaissance pour dominer. Du reste, l’école s’appuie sur le contexte familial et social de l’élève. Elle n’oublie pas son passé. L’institution prend l’élève tel qu’il est, elle s’adapte à lui pour le façonner à son image. Elle lui donne l’utile pour devenir rapidement puissant et le rester, refusant tout spectre d’authentique remise en question. Cet utile donné aux élèves, il est économique. La sphère politique est, de fait, résolument absente du campus. Ce n’est pas le lieu. Les principaux médias étudiants – le journal satirique et l’association vidéo – évitent sans même se concerter les sujets hors campus. Chaque écolier, en tant qu’écolier, se considère avant tout comme un agent économique.

La question des exceptions

Reste une question : existe-t-il des individus passant par les rouages de l’école sans être marqués de sa touche ? En supposant leur existence, les exceptions sont de deux types. Les premières : des élèves échappés en cours de route, exclus ou démissionnaires. Les secondes, des individus qui suivent les trois ou quatre années de la formation écolière sans adopter le sens de la réussite insouciante. On sait, statistiquement, que les cas de départ pendant le cursus – de gré ou de force – sont d’une rareté exemplaire. On peut affirmer : quantité négligeable. Quant aux ex-écoliers, il suffit de se pencher sur les activités professionnelles des diplômés (au travers des rapports de placement publiés chaque année) pour constater qu’une écrasante majorité suit le chemin des pairs dans les affaires. Si certains travaillent dans la culture ou le développement, n’ont-ils pas, eux aussi, creusé une niche qui leur confère prestige et réussite ? Le terrain est glissant et, après tout, cette démonstration peut intégrer le fait que des anciens échappent à la réussite insouciante. À tout le moins, ces personnalités sont rares et cette étude se propose de démontrer pourquoi.

À première vue, cette explication se fond dans l’étude telle qu’elle est : la rareté des exceptions est due à la qualité de l’appareil écolier. La mécanique de l’école tourne en éliminant les possibilités d’exceptions, s’appuyant sur la personnalité des élèves et sur leur double exigence apprentissage/loisirs, pour leur apprendre sa touche spécifique. Il devrait suffire de répéter l’assertion suivante : à moins de démissionner ou d’être exclus en cours de route, l’école a gagné. Par la force de ses mécanismes, elle marque tous ses élèves. On note simplement des nuances personnelles, puisqu’elle s’adapte aux personnalités des écoliers. D’une rive à l’autre, ceux-ci balayent entre acceptation consciente et inconsciente, entre travail sérieux et loisir actif, entre requins affirmés et gagneurs refoulés. Mais tous, au final, ont en commun un état d’esprit, la réussite insouciante. Pourtant, à y regarder de plus près, cette explication est insuffisante : si la sélection à l’entrée de l’école est véritablement objective, comment se fait-il que des élèves aux esprits si divers acceptent tous de se laisser embarquer ? En remettant en question le principe de diversité à la sortie (tous les anciens sont marqués), cette étude en vient naturellement à s’attaquer au postulat de diversité à l’entrée. Il nous manque une pierre de touche : le bon départ des élèves dans la logique écolière. Cette étude a révélé une mentalité commune aux écoliers, dans le temps de l’école. Il reste à signaler un trait d’esprit en commun, dès leur admission.

L’astuce écolière

Ce trait partagé par tous les entrants doit compléter leur capacité intellectuelle pour la garder jusqu’au bout au service de la voie écolière. Pour l’isoler, on peut observer un concentré de l’école : la spécialisation des entrepreneurs.

Les entrepreneurs

Cette « Majeure » (option principale) dure une année entière, la dernière. Comme son nom l’indique, elle se propose de former les entrepreneurs de demain. Son créateur a estimé qu’il pouvait creuser la place d’un concentré des meilleurs managers potentiels parmi les écoliers eux-mêmes. Il s’est efforcé de bâtir une structure sélective, afin de distinguer et former une crème des gagneurs. Pour y parvenir, il pousse les méthodes de l’école à leur paroxysme. L’école mise sur la diversité ? La promotion des entrepreneurs est systématiquement composée pour moitié d’écoliers, pour moitié de nouveaux entrants. L’école prétend ne sélectionner que par la capacité ? La sélection à l’entrée de la Majeure consiste en des entretiens face à des jurys jugeant « objectivement » les esprits d’entreprise. L’école impose des stages en cours de cursus ? L’emploi du temps des entrepreneurs est découpé en courtes missions en entreprises. La vie de l’école façonne un sentiment d’appartenance indispensable à sa pérennité ? L’encadrement des entrepreneurs multiplie les moteurs de cohésion, du saut en parachute au séjour au ski. Un concentré des méthodes de l’école débouchant sur un résultat renforcé, la Majeure des entrepreneurs produit un sens de la réussite insouciante exacerbé. Ses élèves, plus que les autres, se sentent à la fois responsables et tranquilles, protégés dans le cercle des gagnants. Voilà le discours de la Majeure : nos élèves sont les plus purs écoliers, nous représentons ce que l’école fait de mieux.

La mise en abyme offerte par ce concentré de l’école révèle l’élément manquant à la compréhension de la machine écolière. Plus précisément, cet élément surgit à l’analyse du filtre posé à l’entrée de la Majeure. Cette sélection entraîne de la part des refusés des réactions démesurées, dont les plus fortes émanent d’individus remarqués pour leur originalité et leur esprit d’initiative. Exactement ceux que l’on suppose conçus pour devenir de talentueux entrepreneurs. Ces écoliers le savent, ils s’estiment faits pour entreprendre et leur exclusion leur paraît inacceptable. Aux yeux de l’observateur, elle est intrigante. Se pose en effet la question suivante : qu’est-ce qui fait qu’un élève est accepté chez les entrepreneurs, si ce n’est pas sa vocation à le devenir ? Autrement dit, que jugent les jurys ? Au-delà des aptitudes à l’entreprenariat, on constate simplement qu’ils repèrent une capacité à s’adapter à la culture de la Majeure. Si les plus fougueux et atypiques sont rejetés, c’est parce qu’ils ne sont pas aptes à accepter les contraintes resserrées imposées par le jeu spécifique des entrepreneurs. Derrière la façade annoncée du jugement objectif, les cadres de cette promotion évaluent la propension des candidats à se plier à leur manière de travailler. Ils savent que ceux-là dénonceront et n’en feront qu’à leur tête, allant à l’encontre du bon ordre de la scolarité. L’administration de la Majeure sélectionne les candidats qui acceptent sa culture. Or, celle-ci n’est pas synonyme d’entreprenariat à tout prix. En réalité, en tant que représentants de ce que l’école fait de mieux, ses élèves ont pour mission tacite de démontrer par leur carrière qu’ils sont l’élite au sein de leurs pairs. La plupart ne montent pas leur propre entreprise, ou tardivement. Ils s’efforcent simplement d’occuper les postes les plus en vue dans les univers classiques de la vie économique.

La faculté d’acceptation, remise en question du postulat de départ

Il ne reste plus qu’un pas à franchir, le retour sur l’école. L’élément d’explication qui manquait à cette étude, c’est la faculté d’acceptation des élèves. Tous ont, dès l’admission dans l’établissement, une aptitude commune à accepter les règles de la logique écolière, celle qui mène à la réussite insouciante. Les individus attirés par l’école et qui franchissent la barre du concours initial sont, à la fois, capables et acceptants. Le filtre à l’entrée prétend n’être que de capacité, mais il inclut la nécessaire faculté d’acceptation de la culture écolière (il resterait à montrer comment). Au sein de la masse des élèves, dans le temps de l’école, on peut maintenant repérer une double oscillation : les écoliers sont, à la fois, plus ou moins capables et plus ou moins acceptants. Ceci implique quatre cas extrêmes. Les deux premiers sont du côté acceptation : des écoliers soit très brillants, soit laborieux, mais qui acceptent sans souci les règles du jeu et prennent consciemment à leur compte la mentalité écolière. Les deux autres cas polaires se situent du côté « non-acceptation ». Il s’agit d’élèves pour qui le fait d’appartenir à l’école et d’être marqués par sa touche culturelle engendre un cas de conscience. Ces étudiants-là entrent méfiants, presque à reculons. Cependant, eux-mêmes ont dès l’entrée l’aptitude à se laisser porter par la mécanique institutionnelle.

L’étude présente a dévoilé comment, à partir de ce minimum parfois ténu, l’école s’adapte à tous les élèves et les garde sous sa coupe. La qualité de la mécanique prend le relais de l’acceptation initiale, la seconde constituant ainsi pour la première un déclic nécessaire, une caractéristique indispensable. Sans elle, l’institution, malgré la qualité de sa logique, ne mènerait pas à la quasi-élimination des exceptions. En outre, un écolier oscille en lui-même au cours de son cursus. Ici intervient la souplesse de l’école : elle s’adapte à chaque élève et même à la dynamique intrinsèque de chacun, pour l’accompagner vers sa fin. L’institution s’adapte aux personnalités des écoliers, à leurs qualités particulières de capacité et d’acceptation. Au bout du compte, c’est l’élève qui se plie à la raison écolière. L’école s’adapte à l’élève, qui s’adapte à l’école.

Les oraux des grandes écoles de commerce : mise en scène et camouflage de l’entreprise

Chaque mois de juin, quelques milliers d’étudiants fraîchement émoulus des classes préparatoires aux grandes écoles de commerce envahissent les campus de l’Hexagone où va se jouer leur sort durant les épreuves orales, qui font suite aux écrits de mai. Épreuves mythologiques, qui fonctionnent dans l’inconscient collectif, des intéressés comme du grand public, comme pierre fondatrice de la cosmogonie écoles, les oraux marquent durablement ceux qui s’adonnent à ce sport où justice et injustice jouent une dialectique aux ressorts huilés, comme dans la vie professionnelle, celle de l’entreprise, qui attend les futurs cadres.

Si les écrits étaient le lieu de la légitimité – la validation des acquis scolaires de deux ans de classe préparatoire, avec double correction des copies –, les oraux tirent en effet leur légitimité paradoxale de la quantité anxiogène d’injustice perçue qu’ils dégagent. Les écoles imposent aux jurys des règles, parfois dures, mais qu’ils peuvent appliquer avec une grande liberté : c’est cette liberté qui est crainte. Cette liberté contrainte est propre à l’entretien individuel de motivation ; c’est l’exact parfum des entretiens d’embauche. Dans un pays où le goût de l’oral s’est évaporé, où l’expansivité est perçue négativement, « latine » et vulgaire, l’obligation de se dévoiler à l’oral s’intensifie, année après année. C’est qu’il faut faire sortir de leur cocon, pour la première fois « en vrai », des jeunes de 20 ans jusque-là tenus éloignés du monde économique, celui-là même qu’ils seront occupés à diriger quelques années ou décennies plus tard. Or, la maîtrise du rôle des futurs managers qu’ils seront pour la plupart, passe autant par une maîtrise de l’écrit, des règles, notes et procédures, que par une forte dimension orale (bonne expression, confiance perçue en réunion et dans la délégation du travail). Peu à peu, année après année, la vie professionnelle fait prendre conscience combien cette seconde composante est plus essentielle pour progresser professionnellement, combien elle sépare le bon professionnel du directeur.

« Regardez bien vos enfants : dans quatre ans, vous ne les reconnaîtrez plus », prévient, en substance, Bernard Ramanantsoa, directeur général du groupe Hec aux parents des élèves admis (après avoir triomphé des oraux), venus assister à l’intronisation de leurs progénitures sur le campus de Jouy-en-Josas, chaque mois de septembre, un mois après l’université d’été du Medef. Observons en détail les préliminaires de cette métamorphose.

Le Tour de France des parcs d’attractions

Première ressemblance avec la vie professionnelle, le parcours de l’admissible s’apparente aux missions du futur cadre, en province ou à Paris, voire à l’étranger. À la découverte des résultats des écrits, le candidat découvre les dates et horaires des épreuves ainsi que les détails logistiques. Débute un Tour de France, composé d’un grand nombre de temps morts, annexes et de transport, et dont la logistique est à établir. L’esprit pragmatique du futur cadre doit déjà s’y déployer, afin d’optimiser les temps morts.

Afin de préparer ce périple, le candidat pourra utiliser les supports de communication mis à disposition par les écoles, notamment leurs sites internet, un canal désormais privilégié où se déclinent, au-delà des seuls renseignements pratiques, les « valeurs » de l’école et ses atouts : essentiellement, la « solidité des connaissances académiques dispensées » et, corrélativement, le salaire de sortie, mais aussi, dans un contrepoint moins matéraliste et plus ancré dans les besoins immédiats des 20-25 ans qu’elles accueillent, la palette disponible des activités sportives et culturelles.

L’exemple le plus frappant est l’utilisation du sport comme outil de communication par les écoles : très vite après son arrivée, le candidat aux oraux se voit présenter les activités sportives possibles sur le campus. Peu importe si toutes les activités sportives sont possibles dans toutes les écoles, il s’agit d’un atout systématiquement mis en avant. L’exaltation du corps, de soi-même, le dépassement du futur cadre par la compétition : tels sont les ferments du lien mythique entre vie professionnelle du cadre et sport, exploités dans les communications des écoles comme des entreprises (dans les publications d’écoles, par exemple), où il est fréquent de voir un cadre en costume franchir une haie, cravate au vent. Au sortir des écoles, l’entreprise prendra le relais, les mêmes structures associatives s’y reproduisant, le bureau des élèves (Bde) et le bureau des sports (Bds) y perdurant sous des appellations généralement différentes, fédérées par le CE (comité d’entreprise et/ou d’établissement).

Le sport, activité ludique et de compétition (avec les autres ou avec soi-même) est donc une pierre angulaire de la communication des écoles, sur internet comme lors des oraux, où les écoles se vendent in situ, en direct. Les autres activités ludiques disponibles sont naturellement présentées aux admissibles ; elles déclinent la palette thématique des magazines et des quotidiens d’information : culture, mais aussi social, humanitaire, religion, économique/financier, communautaire ou œnologie et gastronomie, sont également disponibles, comme en entreprise, où les sections des CE des grandes entreprises sont de plus en plus diversifiées. Le candidat est amené à les découvrir, en même temps qu’il est pris en charge par le Bde, chargé de mettre en confiance les admissibles, de dédramatiser les enjeux et de démythifier l’école elle-même en la présentant comme un parc d’attractions, exutoire idéal après deux ans en classe préparatoire.

Les membres du Bde sont identifiables immédiatement : exhibant une sincérité, une générosité, une amabilité artificielles, ils sont vêtus de polos aux couleurs vives, dont la fabrication est onéreuse. Ces vêtements exaltent la puissance financière du Bde, financé ou soutenu en nature par les entreprises (par l’approvisionnement en objets promotionnels et en produits déstockés ensuite distribués gratuitement aux élèves), tout en participant à la construction de l’image de l’école en cours dans l’esprit du candidat, par les choix esthétiques et humoristiques s’y déployant, via les dessins et slogans reproduits. Le Bde représente ainsi le vrai « visage humain » de l’école pendant les oraux, un pôle de communication infantile. Véritable refoulé conscient du couple école-entreprise, le Bde est le pôle de séduction réel des candidats, le passeur magique vers cet univers de l’entre-deux, vers la fabrique à cadres déguisée en parc d’attractions.

La principale activité du Bde consiste à organiser des soirées, lors de l’année scolaire aussi bien que lors des oraux, pour séduire les candidats, en faisant montre de sa cool attitude, faisant au besoin participer certains candidats à des chorégraphies ou à des jeux improvisés. L’oral se poursuit ici sur une scène, où est parfaitement incarné le concept de régression adulescente. La recherche du plus petit dénominateur commun dans des chorégraphies régressives inspirées du Club Méditerranée, autour de chansons des années 1980 que l’on reprendra en chœur et dansera, annonce plus que jamais les futurs séminaires de team-building très à la mode dans les entreprises depuis 2001, plus que des pots d’entreprise qui dégénéreraient.

La constitution d’une solidarité intellectuelle de classe et d’âge s’opère donc dès les oraux, où l’on fait prendre conscience aux futurs cadres que le plus petit dénominateur commun est le plus sûr moyen d’échange avec les autres, d’autant que l’on peut trouver matière à y (sou)rire. Il devient la monnaie élémentaire dans laquelle se pratiquent les échanges sur le campus-parc d’attractions, puis, généralement, reste la devise ayant cours en entreprise. On retrouve donc le même bonheur raisonné, sur la base d’un compromis tacite (pour être heureux, acceptons les règles du bonheur : alcool et chorégraphies régressives en école ; avantages sociaux et salaire en entreprise). Cet épisode illustre aussi la parfaite fausse subversion mise en œuvre, règle du système, où le cynisme assumé, l’ironie désabusée au second ou troisième degré, est une monnaie d’échange élémentaire. Les soirées d’école, gérées par le Bde, voient l’alcool couler à flots, souvent gratuitement, comme à Hec et donnent lieu à quelques papiers dans la presse grand public, qui réjouissent les élèves : ainsi, un petit parfum de soufre s’évapore d’eux. Ainsi donc, comme monsieur Tout-le-monde, les futurs cadres peuvent abuser de drogues licites.

La vogue éthique

La communication officielle des écoles s’est pourtant sensiblement enrichie ces dernières années. Afin d’épouser l’air du temps, un besoin social et éthique s’étant développé y compris chez les candidats – après les multiples scandales médiatisés (Enron, Parmalat, l’industrie pharmaceutique mais aussi les délocalisations sauvages) –, les écoles se présentent désormais comme une matrice où sont cultivés l’honnêteté, l’intégrité, la responsabilité sociale, le respect de l’autre, l’éthique, le souci du commerce équitable et de ce que beaucoup satirisent comme un gadget de communication : le développement durable (si besoin cultivé par des cours d’éthique).

Curiosité sémantique, les écoles noient ce discours nouveau dans un sabir franglais, devenu la norme, en même temps que celles-ci se sont découvert des ambitions internationales, le nouveau terrain de la compétition s’étant déplacé, pour les meilleures d’entre elles, de l’Hexagone au monde, dont il s’agit d’attirer les meilleures compétences. Ainsi, le très lisible slogan d’Hec : “Local Roots – Global Reach” sous-titré « Une culture européenne, une ambition mondiale ». Pour l’Essec : “My Business Attitude” sous-titré « Innovation, responsabilité, humanisme ».

Sur internet, le choix d’une imagerie légèrement humanisée, où le sourire scientifiquement étudié des futurs diplômés sait se faire heureux, a pour objectif de projeter un monde serein et rassurant – celui du couple systémique école-entreprise. Ces visages numérisés sont aujourd’hui les premiers vrais éléments de rencontre des élèves de classe préparatoire avec les écoles. L’autre, si humain, dynamique et éthique, se préoccupant si peu d’argent, c’est, bien entendu, nous. À la mise en scène des écoles répondra, lors des oraux, celle des élèves, dans une réciprocité des stratégies de maquillage.

La stratégie de vente de soi-même

Au cours de l’entretien individuel de motivation, pierre angulaire des oraux, le candidat est recruté sur sa capacité à vendre son projet professionnel « en adéquation avec les attentes et valeurs de l’école », selon un pacte tacite. Le candidat doit construire, puis produire à l’oral, un discours projectif autour d’un domaine de prédilection (marketing, finance, ressources humaines…) ou d’un secteur économique (conseil, industrie, grande distribution, commerce éthique), idéalement d’un poste précis (chef de produit, contrôleur de gestion, analyste financier, trader, gestionnaire de personnel…). Au jury, il faut montrer sa connaissance du domaine concerné, en démontrant explicitement que les qualités personnelles que l’on se prête sauront s’appliquer à ce destin professionnel. Idéalement, le candidat (âgé de 20 ans) aura préparé un récit de vie, aux morceaux choisis, permettant de se présenter synthétiquement, soi, ses goûts personnels, ses aspirations professionnelles. Ceci peut tenir lieu d’introduction et de détonateur à bon nombre d’entretiens. Le contenu de l’exercice varie peu d’un candidat à l’autre, car il est structuré autour de qualités nuancées et passepartout et d’un projet en général flou, défendu dans ses grandes lignes. Il compte moins que la mise en scène de soi-même. Le candidat doit savoir faire preuve de sûreté, de confiance perçue, avec une pointe d’autodérision, tout en veillant à montrer sa capacité à surmonter ses défauts : c’est un art de la dialectique de soi. En fin d’entretien, le candidat sera généralement interrogé sur ses centres d’intérêts personnels : il s’agit ici de mettre en scène une originalité mesurée, une curiosité légèrement au-dessus de la moyenne et en adéquation implicite avec le projet professionnel et les valeurs de l’école, incarnées par les membres du jury. Le dépassement de soi par le sport et/ou la culture, tout en s’ouvrant à l’autre sont ici des fondamentaux. Au final, le candidat doit savoir exalter une confiance moyenne, puisqu’il sera jugé et noté par chacun des membres du jury.

Il lui faudra aussi savoir parer, avec une ironie mesurée, les piques et remarques absurdes qui sont souvent avancées par le jury pour le déstabiliser et tester la maturité de ses réactions. Dans tous les cas, sont prohibés les sentiments violents et puérils : l’affectation, l’incompréhension, la commisération, la méchanceté, l’enregistrement d’une déstabilisation (règle numéro 1 : on ne peut pas montrer que l’on est déstabilisé).

Enfin, point pouvant paraître trivial, néanmoins essentiel, le candidat doit savoir porter ses vêtements. Sauf cas exceptionnel, il s’agit en effet des premiers costumes/blazers/tailleurs d’une vie, et peut-être de la première stratégie de parure pensée comme telle, en général élaborée avec le concours des parents. Le vêtement doit renvoyer l’image que l’on veut bien renvoyer, et être en adéquation avec la forme et le fonds des propos développés par le candidat à l’oral. Plus que la coupe ou la couleur, qui doivent être non « clivantes », le choix du tissu est fondamental (ni trop froissable ni trop chaud) : surtout dans un oral, il s’agit d’éviter des événements périphériques désagréables (rayures, sueurs) pouvant déstabiliser fortement soi-même, l’épreuve, le jury.

L’entrée dans le réseau

Dans leur grande majorité, les jurys d’entretien individuel présentent ce profil : un professeur autochtone et deux cadres d’entreprise, souvent d’anciens diplômés de l’école. La composition du jury a ainsi pour but tacite de montrer la force du lien créée par l’école où le candidat passe ses oraux, d’afficher et revendiquer l’endogamie du réseau. Car, plus qu’à une « culture » faisant sens, on est candidat à un réseau, dont on sait le poids à la fois réel et irréel qu’ils ont en France. Un réseau qui donne potentiellement accès à une infinité de ramifications, de rhizomes – les entreprises.

La présence de cadres d’entreprise dans les jurys est cependant un choc « culturel » pour le candidat qui ne connaissait, jusque-là, qu’un univers se prévalant de justice scolaire et académique, et où la vie professionnelle restait un horizon certain mais conceptuel. Soudain, l’Entreprise émerge. Le spectre de la vie professionnelle était d’autant plus lointain que l’Entreprise restait un univers abstrait vu à travers le seul filtre des cours d’histoire économique ou de la lecture des quotidiens d’information. Dans le cahier des charges des jurys figurent la notation sévère et différenciante, et l’obligation tacite de « bousculer » le candidat en évoquant, de manière parfois inattendue ou saugrenue, la vie professionnelle, en faisant mine de faire vaciller les certitudes émises dans le récit de vie du candidat. Ainsi, ils contribuent à renforcer la dimension anxiogène de l’épreuve, et donc sa légitimité, par la maximisation de la quantité d’injustice perçue.

La présence de cadres dans le jurys est aussi le symptôme d’un régime de transition. Pour les écoles, les oraux sont avant tout la mise en scène, en douceur, sans heurt, de la fin de la matrice « scolaire », autant que le début de celle de l’entreprise, via la présentation d’un univers magique, entre-deux. On y trouvera donc des signes tangibles mais pas trop appuyés de la vie future, ainsi que des loisirs, à profusion, faisant tout l’attrait de cette « parenthèse enchantée » entre deux ans de travail acharné en classe préparatoire et la vie professionnelle souvent dure et tendue des cadres. Dans cette double mise en scène, du candidat et de l’école-entreprise, par jury et Bde interposés, nous sommes ici en présence de tous les ingrédients composant un vrai entretien d’embauche.

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Produisant de l’honnête homme en série, les écoles surenchérissent donc en promesses mi-fictives mi-réelles à des candidats beaucoup trop jeunes pour l’âge de leur rôle et pour le texte qu’ils ont choisi de dérouler. Cette double mise en scène préfigure les relations du futur cadre à sa future entreprise ; pour le candidat, c’est la découverte, peu consciente, de règles qui le suivront tout au long de sa vie professionnelle. Le stress, les angoisses, les sentiments d’existence provoqués par les oraux, ne sont que les signes d’une subjectivité qui va rencontrer cette altérité (les jurys, les autres candidats… in fine, l’entreprise) pour laquelle le candidat a été depuis longtemps conditionné. Subitement, le changement angoisse. Le camouflage des angoisses, sudations et zones d’ombres de la personnalité entre en jeu avec la mise en scène d’un autre soi-même. Pour la première fois (et cela deviendra la norme en entreprise), il s’agit d’entrer dans l’aliénation. La mue, annoncée depuis longtemps, s’accomplit, malgré et avec soi. Parents, rassurez-vous, vous reconnaîtrez vos enfants.

À un niveau plus « macro », les oraux illustrent le mythe de la réussite à la française. Premier moment de transit vers le monde de l’entreprise, ils ne sont, certes, que l’apéritif des trois à quatre ans d’études qui en découleront, mais ils cristallisent passions et angoisses, envies et jalousies et créent, quasiment à eux tous seuls, le mythe des grandes écoles comme parangon de la justice scolaire, de la justification du système éducatif au « mérite » à la française.

La réussite de jeunes gens issus de « minorités visibles », de l’étranger ou de classes populaires, assoit sa pertinence dans l’inconscient collectif. Mais, à cette minorité près, ce serait oublier que la reproduction sociale reste hégémonique. Les statistiques sont immuables : l’élite reste produite par d’anciens diplômés des grandes écoles.

Les oraux peuvent donc être vus comme le théâtre républicain légitimiste d’une reproduction sociale, qui s’est déjà opérée « naturellement ». La nature ambivalente, schizophrénique, des oraux – à la fois camouflage et mise en scène d’une sélection naturelle – renvoie donc à cet autre rite, situé essentiellement dans la même saisonnalité estivale : le mariage.

Jérôme Rosso
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    L’auteur a vécu quatre années au sein des structures de l’École des hautes études commerciales, à la fin des années 1990. Il a souhaité partir de son expérience particulière pour rendre compte des mécanismes propres à l’école Hec.