Les services aux personnes âgées : un secteur d'avenir ? (entretien)
Les emplois liés au soin sont souvent caricaturés : sous-qualifiés, sous-payés, ils annonceraient le développement d’une nouvelle domesticité. Réfléchir à l’organisation de cette profession est donc capital, non seulement pour la qualité de vie des personnes âgées mais aussi pour l’organisation de l’emploi de proximité et pour l’irrigation de la solidarité à l’échelle locale.
Nathanaël dupré la tour** – L’Agence nationale des services à la personne annonce plus de 100 000 emplois créés chaque année depuis 2006, dans un contexte marqué par le vieillissement de la population. En quoi les personnes âgées sont-elles concernées par le développement de ces nouveaux services ?
Bruno Arbouet – On assiste actuellement à une recomposition de l’offre et à un élargissement de l’éventail des services proposés. Après la guerre, alors qu’auparavant les services à la personne étaient principalement destinés aux ménages les plus aisés (la domesticité), la France a forgé un dispositif original et puissant de solvabilisation des personnes fragiles grâce à la mobilisation de la solidarité nationale. Dans une France largement rurale, l’État-providence a ainsi promu l’émergence, à côté de l’emploi direct, d’opérateurs issus pour la plupart du monde de l’économie sociale, qui a constitué un réseau irriguant l’ensemble du pays. Nous héritons de ce maillage territorial d’opérateurs associatifs de services à la personne, dont la moitié (représentant 80 % de l’activité) est regroupée aujourd’hui dans quatre réseaux (Una, Admr, Familles rurales, Adessadomicile). Pendant des années, cette présence associative puissante a permis à la plupart des personnes âgées, y compris dans le monde rural, de disposer d’une offre de services efficace et dévouée.
Or, les choses évoluent. Du fait bien sûr des politiques publiques mises en œuvre pour développer une filière nouvelle : entre 2005 et 2009, le nombre d’organismes de services à la personne agréés a été multiplié par quatre et cette croissance a concerné l’emploi direct et l’emploi prestataire fournis par des associations et des entreprises. En d’autres termes, l’offre de services s’est notablement accrue. Mais ce qui est nouveau, c’est que la demande change également parce que les bénéficiaires eux-mêmes changent. Les personnes âgées d’aujourd’hui ne sont plus les mêmes que celles d’hier. Le fait de disposer d’une offre unique ne leur suffit plus : elles ont pris l’habitude de choisir dans leurs différents modes de consommation, et l’arrivée de la concurrence dans le secteur correspond à ce changement de paradigme.
On le constate déjà massivement chez les personnes handicapées, on est en train de le voir apparaître avec les personnes âgées et c’est incontestablement une bonne nouvelle : la personne dépendante nous dit qu’avant d’être une personne fragile elle veut être un acteur de ses choix. Elle veut continuer à choisir son mode de vie. Qu’à ce titre elle ne se satisfait plus d’une offre unique, mais aussi qu’elle a besoin d’être éclairée dans des décisions souvent cruciales. Faire entrer quelqu’un chez soi, surtout lorsqu’on est âgé ou handicapé, ce n’est pas anodin. J’ajoute qu’il y a sans doute une spécificité par rapport à d’autres publics, d’autres types de prestation : la qualité du lien social va jouer un rôle fondamental dans l’appréciation du service par le bénéficiaire. Le rôle d’une agence comme la nôtre est aussi de contribuer à réguler ce marché, d’accompagner ce choix, par les procédures d’agrément qualité, par l’édition de guides, etc., en bref en accompagnant le public vers des modes durables de consommation.
L’arrivée des entreprises dans ce secteur entraîne-t-elle une différenciation entre les territoires ?
Tout d’abord, il faut rappeler que les entreprises, malgré leur fort développement, représentent moins de 10 % de l’activité auprès des personnes âgées et des personnes handicapées. Par ailleurs, leur développement concerne essentiellement les métropoles urbaines et les villes moyennes. En deçà de 20 000 habitants, il est nettement plus rare de voir une entreprise s’installer, pour des raisons évidentes de coûts et des temps associés aux déplacements. Cela peut constituer un facteur d’attractivité pour les zones urbaines à l’avenir et, à l’inverse, un vrai problème pour les territoires plus ruraux – notamment dans un contexte de raréfaction des services publics. De ce fait, les années qui viennent conforteront certainement le rôle et la place des associations dans ces territoires. C’est en ce sens que les politiques publiques locales demeurent indispensables pour conforter la présence de ces acteurs économiques dans les territoires en déclin. Mais je crois aussi aux capacités des associations à proposer en milieu urbain une offre de qualité renouvelée et performante.
La qualité de l’emploi
De nombreux emplois continueront donc d’être créés dans ces secteurs. Mais quelle sera leur qualité réelle ? N’y a-t-il pas un risque de voir se développer en grand nombre d’emplois précaires et faiblement qualifiés ?
La réponse à cette question n’est pas univoque, et elle dépend de nombreux facteurs. Premièrement, la situation actuelle des salariés du secteur n’est pas aussi mauvaise qu’on le croit trop souvent. De ce point de vue, les résultats du dernier baromètre1 que nous venons de publier permettent de contredire certaines idées reçues. On se trompe donc lorsqu’on oppose artificiellement emplois directs, précaires et à temps partiel, à des emplois intermédiés (salariés chez un prestataire) qui ne le seraient pas. La réalité est plus complexe : tous ces emplois sont pour l’instant souvent à temps partiel même si ce temps partiel est majoritairement choisi.
Mais il faut que le développement de ces activités puisse aussi répondre aux souhaits des personnes qui veulent travailler à temps plein, et notamment des jeunes qui rentrent sur le marché du travail avec des exigences plus élevées en termes de revenus et de qualité de travail. Pour cela, le développement et la diversification de l’offre constituent une opportunité évidente. Permettre à un même salarié de diversifier ses activités ou de diversifier ses bénéficiaires-clients accroît mécaniquement son potentiel d’emploi. La diversification est également une option favorable du point de vue de l’intérêt du travail et de l’expérience acquise, dans des contextes où la réalité des tâches est parfois pénible. Elle concerne évidemment les entreprises, mais aussi, au prix d’un changement partiel de modèle économique, les associations qui se limitent trop souvent à la prise en charge des personnes dépendantes. En élargissant leur palette de services et donc leur clientèle (aux seniors actifs, par exemple), elles pourront offrir à leurs employés des emplois plus stables et plus variés.
Du reste, de nombreuses associations ont largement pris ce virage, mais les marges de progression me paraissent très importantes. Aujourd’hui, les prestataires vendent encore des heures de main-d’œuvre. Demain, c’est une autre approche qui peut prévaloir, fondée d’abord sur la valeur ajoutée et non seulement sur le temps de travail. C’est en ce sens que ces acteurs historiques sont aussi des acteurs d’avenir. Je suis convaincu aussi que les entreprises peuvent stimuler l’ensemble du marché, contribuer à sa plus grande maturité, en introduisant de l’innovation, des services forfaitisés, du marketing, un véritable management des ressources humaines – peu développé aujourd’hui –, des analyses de qualité auprès des usagers, etc.
Au-delà de cette diversification, que peuvent faire les pouvoirs publics pour rendre ces emplois plus attractifs ?
On a tort de penser que ce secteur est dépourvu de perspectives d’évolution professionnelle. Dans les services à la personne, le taux d’encadrement est relativement élevé. Cela signifie que les perspectives d’animation d’équipe pour un jeune employé sont nettement plus élevées que dans l’industrie, par exemple. Quand on considère globalement les parcours professionnels, ce n’est pas anodin. Au-delà de ce constat, toute la réflexion actuellement menée sur la qualification me paraît porteuse de solutions : développer la certification, les diplômes, les contrats de professionnalisation, la formation en alternance, la validation des acquis de l’expérience, etc. permettra d’avoir des intervenants plus qualifiés et donc des emplois plus attractifs, ainsi qu’une fidélisation plus grande des employés. Parvenir à une couverture conventionnelle des salariés des entreprises de services à la personne, à un programme de prévention des risques, est aussi un chantier urgent, sur lequel nous sommes arc-boutés en ce moment.
Tout ne sera pas réglé du jour au lendemain, mais il faut tout de même rappeler que la situation de départ était massivement celle du travail au noir. J’aime à rappeler qu’en 2005 il y avait moins de cent jardiniers agréés sur le territoire français, qui compte seize millions de jardins privés ! Aujourd’hui, le travail au noir diminue considérablement et les améliorations que j’ai mentionnées contribueront à le faire disparaître. Il ne faut pas se cacher, néanmoins, que ce type d’évolutions positives porte en lui-même des problèmes nouveaux : des emplois plus qualifiés, plus sûrs, mieux couverts, ce sont des services plus coûteux. Il faudra donc prendre en compte ces nouveaux coûts. Ce que je crains, c’est l’injonction contradictoire entre d’un côté la nécessité de faire évoluer les services à la personne vers plus de professionnalisme, plus de qualification, voire de les élargir à de nouveaux services hors domicile, et de l’autre des ressources publiques toujours plus contraintes. Certaines entreprises, certaines associations ne parviennent pas à faire face à ce paradoxe ; nous commençons à voir les premières difficultés rencontrées par des associations dues à une tarification insuffisante de l’allocation personnalisée d’autonomie.
Un autre équilibre entre actifs et retraités
S’agissant des coûts, justement, quel est l’effet du papy-boom sur la prise en charge sociale du maintien à domicile et des services qui le rendent possible ?
On a peut-être tendance à dramatiser les évolutions à venir. Je ne crois pas à une explosion de la demande, mais à une augmentation prévisible, et d’une certaine façon programmable. L’espérance de vie augmente, mais l’âge d’entrée dans la dépendance est lui aussi de plus en plus tardif. Néanmoins cette augmentation est réelle et elle aura un coût certain pour les collectivités publiques qui prendront en charge la dépendance. C’est pourquoi on ne peut pas faire l’économie d’une réflexion sérieuse sur le financement de ce que l’on appelle le cinquième risque. Je crois que l’ampleur du défi justifie d’étudier tous les scénarios possibles et complémentaires. À côté d’une politique de solidarité mieux ciblée et plus efficiente, un groupe d’acteurs devrait jouer un rôle plus important dans les années à venir : les caisses de prévoyance ou de retraite et les mutuelles, dont les adhérents ou sociétaires attendent de plus en plus de services. Elles pourraient prendre largement en charge, par exemple, les diagnostics d’adaptation des logements qui permettraient d’éviter les chutes à domicile des personnes âgées, causes de milliers de morts chaque année. Au-delà, ces institutions ont intérêt à financer de plus en plus de services à domicile et d’en garantir la qualité. On a là à mon sens un gisement encore sous-exploité.
L’usage du chèque emploi service universel apporte également un élément de réponse à cette question des coûts de la dépendance, combiné avec l’allocation personnalisée d’autonomie ou la prestation de compensation du handicap, il permet aux conseils généraux de substituer à une prestation versée en argent un moyen de paiement uniquement dédié à ce type de services. Il leur évite de demander aux bénéficiaires des comptes sur la prestation versée, et il est parfois le support de messages sanitaires, sociaux, utiles aux personnes âgées.
Surtout, il est un instrument de contrôle de gestion incomparable : lorsqu’on fait le compte des prestations en argent versées à des personnes décédées, à des personnes hospitalisées, même pour quelques semaines, à des personnes ayant déménagé, etc. les indus sont considérables et le recouvrement trop souvent hypothétique. Dans plusieurs départements, ces indus peuvent correspondre à 15 % du total versé. Sachant qu’au niveau national le coût annuel de ces prestations est supérieur à cinq milliards d’euros par an, on mesure les économies rendues possibles par le passage au Cesu.
Le vieillissement, c’est aussi un déséquilibre accru entre population active et population retraitée. Si les besoins augmentent, qui va pouvoir y répondre ? Où sont les gisements en termes de force de travail pour les services à la personne ?
C’est là aussi un enjeu majeur, auquel les pays répondent différemment selon leur culture. Au Japon par exemple, la réponse est largement technologique – et c’est un point sur lequel nous devons avancer. Il y a des tâches ingrates, fatigantes, qui peuvent être facilitées par des robots. De même que la robotisation dans l’industrie a renouvelé les catégories d’emploi, de même il faut s’attendre à ce que les services à la personne passent par des mutations technologiques nouvelles. De façon plus générale, on sera de plus en plus amené à associer service et technologie dans les prestations. C’est déjà le cas avec le développement des gérontechnologies. Il ne faut pas oublier non plus le rôle des technologies en matière de gestion et de suivi des prestations (informatique à distance, géolocalisation…), qui peuvent largement contribuer à moderniser la gestion des ressources humaines dans cette filière et donc la performance économique des acteurs.
Mais je reste convaincu que, pour les raisons présentées – l’importance du lien social en particulier –, la réponse robotique restera largement insuffisante. Ce qu’on achète dans les services à la personne, ce sont des services de personne à personne, du lien social, de la relation de confiance. Ces services resteront donc durablement une industrie à forte intensité de main-d’œuvre, non délocalisable.
Aujourd’hui, avec la crise et la montée du chômage ce secteur ne manque pas de candidats. Mais, à coup sûr, les difficultés de recrutement se présenteront à nouveau dans l’avenir. C’est en prévision de ce contexte de sortie de crise que nous amplifions le soutien à la professionnalisation et à la structuration des acteurs afin que les emplois proposés soient attrayants. C’est en ce sens aussi que nous avons signé avec la Direction de l’accueil, de l’intégration et de la citoyenneté (Daic) un protocole d’accord visant, dans le secteur des services à la personne, l’accès et la progression dans l’emploi des signataires du contrat d’accueil et d’intégration ainsi que des personnes immigrées.
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Directeur de l’Agence nationale des services à la personne.
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Consultant senior, Algoé Consultants.
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Bipe Icmf (www.servicesalapersonne.gouv.fr).