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Effet de serre, changement climatique et capitalisme cleantech

février 2008

#Divers

Les impératifs écologiques vont modifier nos modes de vie. Quel en sera l’impact sur le logement et la ville ? Bien que certains y voient un mouvement de frein à l’urbanisation, il est plus probable que le développement des métropoles se poursuive. En effet, les acteurs économiques sont en train de s’emparer du thème environnemental à travers la construction d’un « marché de l’environnement », dans lequel les dynamiques urbaines actuelles vont trouver un relais.

Les questions de l’effet de serre et du changement climatique ont pris une importance nouvelle dans le monde entier, même si la sensibilité à ces questions est encore très inégale. L’idée que leur prise en compte pourrait, ou devrait, changer très profondément les formes d’occupation des territoires, les modes de production, les façons de vivre et les rapports internationaux s’impose peu à peu.

La place prise par ces questions entraînera certainement diverses évolutions. Mais les changements ne seront pas ceux le plus souvent annoncés ou souhaités, principalement la restriction drastique de nombreuses consommations (en particulier celles qui utilisent beaucoup d’énergie), la diminution des mobilités des personnes et des marchandises, de nouvelles formes d’organisation de la production, le retour à des formes urbaines très denses. Une autre évolution – telle est en tout cas l’hypothèse que je voudrais développer ici – semble en revanche plus plausible : les logiques économiques et politiques des sociétés des pays développés sont en train de sélectionner dans les enjeux environnementaux ceux qui sont susceptibles d’être le support de nouvelles productions marchandes. Celles-ci constitueront un élément central des dynamiques économiques des années à venir, l’impact de cette nouvelle économie sur les rejets de gaz à effet de serre sera réel, mais les changements dans les façons de vivre, de produire et d’habiter ne seront pas révolutionnés autant que peuvent l’imaginer ceux qui sont aujourd’hui à la pointe des luttes contre le changement climatique.

J’ai critiqué il y a une quinzaine d’années les prospectivistes qui annonçaient que les nouvelles technologies de l’information et de la communication (Tic) allaient supprimer les distances, dissoudre les villes. J’avais montré qu’au contraire, les Tic accentueraient la métropolisation et qu’elles ne joueraient que sur quelques-unes de leurs formes concrètes1. Les prospectivistes qui croyaient que la microinformatique et la numérisation des communications allaient engendrer une nouvelle société n’avaient pas analysé les Tic comme des « constructions sociales » ; ils les avaient en quelque sorte considérées comme des changements venant de l’extérieur de la société et susceptibles de la changer. C’est l’inverse qui s’est passé. Elles sont devenues les instruments des logiques dominantes dans notre société et elles ont contribué à la concentration des richesses humaines et matérielles dans et autour des grandes villes. Elles constituent aujourd’hui le support d’une économie souvent qualifiée de « capitalisme cognitif » dans lequel de l’information et les connaissances sont devenues des marchandises qui jouent un rôle clef.

Cela ne signifie pas que ces technologies n’ont pas eu des effets sociaux nombreux et de toutes sortes, mais que ceux-ci ont été principalement déterminés par les logiques préexistantes et « perdurantes » de nos sociétés modernes (donc avec un certain nombre de différences notamment selon les pays). Nous n’avons pas basculé dans la société « postmoderne », au contraire la modernité s’est accentuée, radicalisée2.

L’hypothèse que je fais aujourd’hui à propos de l’impact des questions environnementales sur la société est un peu du même ordre. Il me semble en effet que si le réchauffement climatique dû aux émissions de gaz à effet de serre est bien une réalité, il est aussi une « construction sociale » : c’est-à-dire que la manière dont les questions environnementales sont aujourd’hui problématisées par la société, et les moyens qui sont proposés pour y faire face, dépendent de logiques d’acteurs.

Or les logiques des acteurs économiques ont de très fortes chances dans notre société de jouer un rôle croissant. Les premiers acteurs influents dans la construction de la question environnementale ont été les écologistes. Les pouvoirs publics sont ensuite intervenus de plus en plus significativement, par toutes sortes de réglementations et de régulations, à toutes les échelles. Aujourd’hui, ce sont les acteurs économiques qui sont en train de prendre le relais. Le paradoxe, probablement amer pour certains écologistes, est que ceux que ces derniers considéraient comme responsables de l’effet de serre s’en saisissent désormais pour renouveler et élargir la base même de leurs activités. Mais cela signifie aussi que la manière dont les questions environnementales seront perçues et traitées, sera de plus en plus fortement influencée par l’implication de ces acteurs. L’environnement est ainsi en train de devenir une véritable économie que d’aucuns appellent l’économie des cleantech. La place que vont prendre ces logiques marchandes pourrait ainsi modifier profondément la manière dont nos sociétés formulent et traitent des questions écologiques, et faire évoluer plus particulièrement les politiques publiques dans ce champ, leurs objectifs, leurs modes d’action et d’évaluation.

C’est pourquoi on peut aussi avancer l’hypothèse que la dynamique de métropolisation et de métapolisation va se poursuivre. Par « métropolisation », on entend la concentration des richesses humaines et matérielles dans, à proximité et autour des agglomérations les plus importantes. La « métapolisation » est la formation de nouveaux types de villes, les métapoles : espaces urbains, néo-urbains et néo-ruraux distendus, discontinus, hétérogènes, polynucléaires. En effet, ces évolutions spatiales sont essentiellement liées aux dynamiques économiques, à la division du travail, à la globalisation. Or celles-ci ne seront pas entravées mais relancées par un capitalisme qui ne sera plus seulement « cognitif » mais aussi « environnemental ». Toutefois, les formes concrètes de la métapolisation évolueront quelque peu car l’urbanisme, les transports, la construction intégreront progressivement l’économie politique du cleantech.

L’espace de la vie quotidienne comme de l’économie va donc continuer de s’organiser de plus en plus à l’échelle de vastes régions urbaines aux spatialités hétéroclites, aux densités variées, multipolaires, etc. Toutefois, quelques tendances pourraient s’affirmer un peu plus, par exemple avec la formation de « grumeaux » dans le périurbain et le rurbain, la multiplication de centralités intermédiaires, l’accentuation de la gentrification des zones centrales des métropoles, le développement de l’intermodalité dans les déplacements urbains. Mais les logiques dominantes de la métropolisation et de la métapolisation ne devraient pas être mises en cause plus radicalement que ne le seront les modes de vie et de production.

La construction sociale du marché de l’environnement

On peut qualifier de « construction sociale du marché de l’environnement » ce processus qui a transformé progressivement la préoccupation et les luttes d’un groupe d’acteurs en un enjeu reconnu par l’ensemble des acteurs et qui en fait un domaine possible pour une production marchande spécifique.

Les préoccupations environnementales ont longtemps été animées par des groupes préoccupés par la préservation d’une nature que les sociétés modernes étaient en train de transformer. Il s’agissait surtout de défendre des espèces animales en voie de disparition, voire des sociétés « primitives » peu à peu déstructurées par le contact avec les sociétés modernes. Le mouvement était au sens propre réactionnaire, c’est-à-dire qu’il essayait de s’opposer à la diffusion de la modernité dans certains territoires.

Peu à peu, ces préoccupations se sont enrichies d’approches nouvelles. En premier lieu, des mouvements ont porté une attention plus grande à la défense des spécificités culturelles, les associant à la revendication de la protection des patrimoines culturels locaux, voire à de premières formes de résistance à l’intégration économique des territoires dans des ensembles de plus en plus vastes. Le mot d’ordre « vivre et travailler au pays » illustre cette forme de politisation.

En second lieu, toutes sortes de mouvements sociaux de défense de l’environnement se sont élevées contre la réalisation d’infrastructures ou d’équipements nouveaux, associant fréquemment des riverains de ces équipements avec des écologistes ayant des motifs moins immédiats. Ces mouvements ont accordé beaucoup d’importance à la notion de nuisances, atmosphérique, sonore ou visuelle. Des évolutions plus importantes ont ensuite mis l’environnement à l’ordre du jour.

Une première mutation : de l’écologie défensive à la problématique du développement durable

Une première mutation s’est opérée au moment du rapport Brundtland, avec l’invention de la notion de « développement durable ». L’enjeu de cette formule était d’aider au passage d’une écologie défensive à une écologie de proposition. Il ne s’agissait plus de s’opposer au progrès, de prôner une « croissance zéro », mais d’essayer de concilier le développement économique, l’équité sociale, la protection des patrimoines naturels et culturels et la gestion maîtrisée des ressources non renouvelables. Ce compromis entre des exigences de performance, de justice et d’éthique était devenu indispensable tant dans les pays développés où la défense de l’emploi par exemple pouvait apparaître comme contradictoire avec une stricte protection de l’environnement, que dans les pays pauvres à qui il ne pouvait être refusé de se développer au nom de la défense de divers types de patrimoines naturels et culturels.

Dans ce contexte, de nouvelles formes de politisation du champ environnemental sont apparues. Dans certains pays, la question environnementale a en partie pris la place de la question sociale dans la dénonciation du capitalisme. Une fraction de l’extrême gauche s’est ainsi reconvertie dans l’écologie, s’efforçant de mettre en évidence que les problèmes environnementaux étaient directement liés aux logiques du profit et à l’activité des multinationales. Au risque parfois de s’attaquer également aux injustices environnementales qui peuvent toucher plus directement des catégories socialement défavorisées. Dans d’autres cas, les dynamiques environnementales ont débouché sur la mise en cause des formes de la démocratie représentative, et sur la critique des modalités de recours à des experts pour définir des intérêts généraux ou communs. On a ainsi assisté à une forme de rebond de l’advocacy planning, des expériences de démocratie directe et des démarches dites participatives.

Cette seconde période de la préoccupation environnementale a également vu s’élaborer des réflexions nouvelles en matière de philosophie morale et politique. La notion « d’éthique de la responsabilité » développée par Hans Jonas a ainsi connu un succès important. Elle affirme notamment que les hommes doivent prendre en compte le fait que les techniques contemporaines donnent à leurs actions des impacts de plus en plus éloignés dans le temps et dans l’espace, et qu’il convient donc qu’ils prennent en compte leurs responsabilités vis-à-vis de gens qui vivent très loin d’eux, comme vis-à-vis des générations à venir. Parallèlement, la notion de risque a pris une importance croissante. Notion typiquement moderne, elle est particulièrement portée par le développement des sciences et des techniques qui remplacent la responsabilité des dieux et du destin par l’exigence de la compréhension et de la connaissance, et qui transforment le danger en risque qu’il faut s’efforcer de calculer pour pouvoir le maîtriser. Éthique de responsabilité et risque ont ainsi débouché sur le principe de précaution que les lois nationales et internationales ont essayé de codifier, non sans difficultés.

Le contexte a été d’autant plus porteur qu’une série de catastrophes ont débordé des frontières du local et ont touché de vastes zones, voire une bonne partie de la planète (Tchernobyl, les marées noires, la maladie de la vache folle notamment).

Quant aux luttes environnementales, elles se sont appuyées sur des organisations variées dans les divers pays, parfois sur des organismes internationaux puissants, couvrant de façon assez large l’éventail politique traditionnel. On a ainsi assisté parfois à des alliances ou à des convergences entre des organisations de nature plutôt révolutionnaire, et des logiques de riverains de type nimby (not in my backyard). Les préoccupations environnementales ont aussi trouvé un écho croissant dans un contexte de mutation économique et sociale qui a alimenté diverses formes de peur du « progrès ».

Dans les pays occidentaux, les mouvements écologistes ont souvent essayé de participer à la vie politique nationale, avec des succès partagés et irréguliers. En Allemagne par exemple, ils ont joué un rôle significatif en constituant pendant de nombreuses années une alliance politique rouge-verte. En France, en revanche, ils n’ont obtenu des résultats électoraux significatifs qu’à certaines élections locales, même s’ils ont participé en tant qu’organisation à un gouvernement de gauche. La décentralisation a également favorisé les luttes locales dans de nombreux pays, contre toutes sortes de nuisances.

Les préoccupations environnementales ont donc dans l’ensemble fortement progressé pendant toute cette seconde période, mais elles sont restées hétérogènes associant plus ou moins des « défenseurs de la nature », des « riverains » souhaitant protéger leur cadre de vie proche et des écologistes révolutionnaires ou alternatifs, souhaitant promouvoir un autre type de société.

Une deuxième mutation : du développement durable à l’enjeu climatique

Avec l’effet de serre, une deuxième mutation est en train de bouleverser les problématiques écologiques. Le réchauffement de la planète, qui devient chaque jour plus probable et qui semble largement imputable aux émissions de gaz à effet de serre, assure d’une certaine manière le triomphe des préoccupations environnementales. Mais, dans le même temps, il provoque des changements considérables dans la manière d’aborder l’écologie.

Tout d’abord, avec les conséquences possibles de l’effet de serre, la question écologique rejoint la préoccupation météorologique qui est en quelque sorte un des fondements des rapports des hommes avec leur environnement. Ce faisant, elle trouve une force nouvelle et des échos dans des groupes sociaux qui en étaient jusqu’alors assez éloignés. Car le temps qu’il fait, le temps qu’il a fait, et surtout le temps qu’il fera sont des soucis que l’industrialisation et l’urbanisation n’ont pas évacués même si elles les ont transformés. La nouvelle dimension « météorologique » de la question écologique avec le thème du changement climatique fait reposer celle-ci sur des représentations très concrètes des enjeux environnementaux. Elle s’immisce dans le quotidien des relations entre les gens. Elle élargit ainsi considérablement la base sociale sur laquelle peuvent s’appuyer des craintes et des revendications écologiques. Elle contribue également à rendre légitimes les actions des pouvoirs publics dans ce domaine. De fait, les collectivités locales, les États et les organisations européennes et internationales légifèrent de plus en plus sur ces questions et imposent toutes sortes de normes. Même des responsables politiques, qui par ailleurs défendent des thèses prônant « moins d’État », se joignent à ce mouvement et promettent s’ils sont élus de légiférer activement en cette matière.

À cette dynamique de l’opinion et des pouvoirs publics liée à la crédibilité de plus en plus grande d’un réchauffement de la planète dû aux rejets de gaz à effet de serre, est venue s’ajouter la question spécifique des ressources énergétiques. En effet, non seulement l’usage de ressources fossiles est fortement émetteur en gaz à effet de serre, mais leurs prix ont tendance à s’élever. Il y a à cela probablement des raisons objectives, comme le tarissement de certains gisements, mais il est clair aussi que les pays et les acteurs producteurs de ces ressources ont tendance à dramatiser la situation et à en maîtriser les livraisons, de façon à en faire monter les prix. Peu à peu se constitue ainsi un nouveau référentiel vis-à-vis de l’énergie, considérée comme une ressource à utiliser de la façon la plus parcimonieuse possible, non seulement parce qu’elle participe au réchauffement climatique, mais parce qu’elle est limitée et chère.

Cette situation et la prise de conscience qu’elle produit sont-elles susceptibles de modifier en profondeur les valeurs et les dynamiques sociétales contemporaines ? C’est ce que croient certains militants écologistes qui appellent à des changements voire à des ruptures, non seulement du point de vue de l’utilisation des ressources énergétiques, mais dans le fonctionnement d’ensemble de la société. Les plus radicaux reprennent de façon révolutionnaire le mot d’ordre de la « croissance zéro » qui avait eu un certain succès dans les années 1970, et prônent des politiques « anti-croissantistes ». Pourtant, il est fort probable que la problématique de l’effet de serre et la pénurie des ressources énergétiques fossiles, loin de mettre en cause la dynamique de la croissance, sont plutôt susceptibles de la stimuler, de la faire rebondir. C’est une dimension largement sous-estimée par le fameux rapport Stern qui a chiffré les coûts des dégâts du réchauffement, mais a peu pris en compte la nouvelle économie que peut aussi engendrer la lutte contre le réchauffement. Cela noté, ce rapport a le mérite de mettre en évidence combien l’effet de serre risque d’accroître les inégalités sociales et géographiques.

De nouveaux paradigmes environnementaux et des changements dans les systèmes d’acteurs

L’effet de serre participe puissamment au processus de modernisation en cela qu’il annonce d’une certaine manière la fin de la nature. En mettant en évidence que la Terre tout entière dépend aujourd’hui des interventions humaines, des endroits les plus inaccessibles de l’Amazonie aux confins du désert de Gobi, il affaiblit la représentation dualiste du monde qui sépare culture et nature. La notion d’effet de serre humanise totalement la planète en la mettant sous la responsabilité des hommes et de leurs sociétés. Et si l’homme peut aujourd’hui renouveler son ambition de maîtriser les éléments, du Ciel et de la Terre, pourquoi cela ne l’encouragerait-il pas aussi à renouveler également l’ambition de maîtriser la société ? En cela, la lutte contre l’effet de serre s’inscrit pleinement dans le projet de la modernité.

L’effet de serre est aussi évidemment un puissant facteur de « globalisation ». En effet, il rend les diverses activités de plus en plus interdépendantes à l’échelle planétaire, induisant des concertations et des conflits, des réglementations et des politiques publiques et privées transfrontalières. L’existence de ces mesures communes contribue à diverses formes d’homogénéisation culturelle, juridique et bien sûr économique.

Mais, plus important encore est le fait que ces réglementations publiques contribuent de façon décisive à créer de nouveaux marchés liés à la lutte contre l’effet de serre et pour les économies d’énergie. En effet, jusqu’il y a peu, seul un petit nombre de secteurs économiques étaient intéressés positivement par les questions écologiques. Pour la plupart des autres acteurs économiques, les réglementations environnementales étaient facteurs de surcoûts et n’ouvraient pas de possibilités d’accroissement des marchés ou des marges, au contraire. De fait, les consommateurs, à l’exception des plus militants d’entre eux, ne faisaient pas entrer dans leurs choix les qualités environnementales des produits et des services.

Les mesures de plus en plus impératives prises par les divers pouvoirs publics sont en train de changer radicalement ce contexte. En effet, à partir du moment où les dispositifs limitant les émissions de gaz à effet de serre et les consommations énergétiques sont obligatoires, ils deviennent ipso facto un marché. Cela signifie concrètement qu’il peut devenir directement rentable d’investir dans les techniques et équipements environnementalement corrects. L’industrie de l’automobile est ainsi en train de changer progressivement de position vis-à-vis des réglementations écologiques. Jusqu’à présent, elle considérait qu’elles pesaient sur leurs coûts et entravaient le développement des marchés. Aujourd’hui, les nouvelles normes antipollution vont peu à peu rendre obligatoire l’usage de véhicules plus propres, favoriser un renouvellement du parc et créer un handicap pour les industriels qui seront incapables de s’adapter à ces nouvelles réglementations. De même, les pétroliers investissent dans de nouvelles sources énergétiques, en particulier dans les éoliennes. Enfin, l’industrie nucléaire trouve déjà dans l’effet de serre et le coût croissant de l’énergie, des arguments nouveaux pour relancer la construction de centrales nucléaires.

Dans ce contexte, la situation actuelle des États-Unis est un peu particulière car leurs gouvernements n’ont pas signé les accords de Kyoto et parce que la majorité républicaine risquerait d’avoir du mal à convaincre ses électeurs, gros utilisateurs de 4 × 4 et peu favorables aux organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales, de la nécessité de prendre des mesures de protection environnementale. C’est pourquoi le président Bush a formulé l’enjeu de façon assez originale dans son discours sur l’état de l’Union en 2006. Il a en effet expliqué au peuple américain que des ennemis des États-Unis contrôlaient aujourd’hui une grande partie des ressources pétrolières ; qu’en conséquence, une grave menace pesait sur l’indépendance et la richesse nationale ; que faire des économies d’énergie devenait donc un acte patriotique ; et que les progrès des sciences et des techniques dans le domaine de l’énergie constituaient en quelque sorte une « nouvelle frontière ». À cette fin, le président a annoncé des mesures nouvelles pour orienter les efforts publics et privés vers la recherche énergétique et environnementale et pour développer l’enseignement des sciences, des mathématiques et de la physique à tous les niveaux scolaires. Autrement dit, le président a annoncé à sa façon la mobilisation des pouvoirs publics dans la grande bataille du « capitalisme cognitif et environnemental ». Il l’a fait en tenant compte de son électorat. Dans le même temps, des évangélistes se joignaient à cette nouvelle mission, ayant trouvé dans les écritures saintes un véritable credo écologique… Par ailleurs, la Californie et quelques autres États de l’Union, qui avaient déjà fait preuve d’un certain avant-gardisme en la matière, adoptaient de nouvelles réglementations pouvant constituer des bancs d’essai pour une généralisation ultérieure.

Les conséquences de l’émergence d’un marché de l’environnement

L’émergence du marché de l’environnement, tel qu’il est en train de se construire, aura des répercussions diverses, tant d’un point de vue général que pour ce qui concerne les dynamiques et les formes de la métropolisation.

Le système des acteurs impliqués par les enjeux environnementaux va considérablement évoluer

Les pouvoirs publics et les entreprises productrices ou utilisatrices de biens et de services économisant les rejets en gaz à effet de serre vont progressivement prendre le relais des divers mouvements écologistes à dimensions principalement militantes, défensives ou contestataires.

S’agissant des pouvoirs publics, des complémentarités vont s’établir entre des pouvoirs locaux qui interviendront de façon « localisée », en réglementant les usages, en créant des péages, etc., et les pouvoirs nationaux ou internationaux qui établiront de nouvelles normes, réguleront les marchés et éventuellement mèneront des politiques industrielles et scientifiques.

Par ailleurs, de nombreux industriels que les écologistes considéraient jusqu’alors comme des « ennemis » se lancent sur les nouveaux marchés environnementaux, bouleversant les jeux d’acteurs. Ainsi, les entreprises pétrolières ou d’électricité, qui se mobilisent aujourd’hui sur la production d’éoliennes, trouvent le soutien des écologistes tandis que les riverains, qui étaient les alliés traditionnels de ces derniers, s’efforcent d’empêcher la réalisation à proximité de chez eux de ces moulins à vent bruyants et parfois assez agressifs pour les paysages.

Parallèlement, les écologistes les plus anticapitalistes sont obligés d’abandonner la problématique du développement durable car elle ne remet plus en cause le système économique ; obligés de se radicaliser, ils versent dans un « anti-croissantisme » qui réduit leur audience à des milieux très engagés politiquement, notamment dans des perspectives dites « altermondialistes ».

Enfin, les questions de l’effet de serre et des économies d’énergie faisant une quasi-unanimité dans la sphère politique traditionnelle, les partis écologistes voient leur électorat se dissoudre rapidement, certains rejoignant les partis institués, d’autres ralliant les mouvements alternatifs radicaux.

Sélection et hiérarchisation

Les modalités de la construction sociale du marché de l’environnement vont avoir aussi une grande importance sur la manière dont les questions écologiques seront sélectionnées ou hiérarchisées, et sur les moyens qui seront proposés par les pouvoirs publics comme par les acteurs économiques pour les résoudre. Ces derniers vont évidemment s’efforcer de dissocier autant que possible les questions environnementales de la mise en cause du système de production lui-même.

Les acteurs économiques majeurs ont tendance à privilégier parmi les questions environnementales, l’effet de serre et la pénurie d’énergie. Les compagnies d’électricité, les producteurs de centrales nucléaires, voire certains pétroliers ont déjà lancé d’importantes campagnes de communication sur ces thèmes et ont, sans conteste, contribué à convaincre l’opinion et les pouvoirs publics des menaces qui pèsent sur la planète comme sur nos approvisionnements énergétiques. L’intervention de ces acteurs s’inscrit a priori plus dans la recherche de solutions « toutes choses égales par ailleurs », que dans des projets qui nécessiteraient des bouleversements économiques, culturels, sociaux et spatiaux, plus globaux. Leurs innovations et leurs investissements porteront donc plutôt sur des dispositifs permettant de réduire les émissions de gaz à effet de serre et d’économiser les consommations énergétiques, plutôt que sur des alternatives plus globales. De fait, d’énormes progrès sont possibles en cette matière, et les résultats ont des chances d’être beaucoup plus rapides que ceux des politiques qui essaieraient de modifier les manières de produire, les façons de développer les villes, les modes de déplacement ou les styles de vie3.

Cela ne signifie pas que le nouveau contexte environnemental n’aura pas d’effets à ces différents niveaux, mais diverses études mettent en évidence que cette dynamique capitaliste environnementale sera probablement plus « réaliste » politiquement et culturellement, et plus efficace pour développer les techniques et attirer les investissements.

Par ailleurs, les autres pollutions seront probablement relativement moins mises en cause et la question de la préservation des patrimoines naturels et culturels se dissociera en partie de la question des gaz à effet de serre et des économies d’énergie. Toutefois, il n’y a aucune raison de principe pour que d’autres « valeurs environnementales » ne donnent pas tôt ou tard naissance à de nouvelles marchandises et ne soient donc pas portées aussi par les dynamiques économiques.

Le développement de l’économie environnementale aura des conséquences économiques, sociales et spatiales diverses

Les nouveaux biens et services environnementalement corrects vont quand même induire des coûts supplémentaires. Les nouvelles normes écologiques pénaliseront donc probablement les consommations les plus élastiques au prix. En revanche, les consommations moins élastiques – plus « indispensables » – résisteront mieux et leur chiffre d’affaires global devrait même augmenter.

Or, la mobilité est dans notre société métapolitaine largement inélastique. Les déplacements sont devenus indispensables tant pour avoir un large accès au marché de l’emploi que pour accéder à la plupart des équipements, pour bénéficier de services, pour avoir le choix dans les différentes sphères d’activités de la vie quotidienne. Bon nombre de transports se révèlent donc assez inélastiques aux prix. C’est largement le cas de l’automobile. L’histoire récente des prix de l’énergie montre que leur usage est peu élastique au prix. Le nombre de kilomètres parcourus en automobile n’est que très partiellement fonction du prix du carburant. De fait, il n’y a pas beaucoup d’alternative réelle à l’automobile, économique et peu pénalisante en temps et en confort, pour une bonne partie de la population urbaine, en particulier celle qui habite et travaille dans des zones peu denses ou périphériques. Les formes urbaines et les modes de vie ont en effet rendu indispensable l’usage de l’automobile pour une grande part de la population. On parle même à ce propos de « dépendance automobile ». Et diverses études ont montré que même de gros investissements en transports collectifs n’auraient que des effets limités sur le changement de mode de transport, à commodité, confort et prix égaux par ailleurs pour la plupart des ménages, à l’exception toutefois de ceux qui habitent et travaillent en centre-ville4.

L’arbitrage entre habitat individuel et immeuble collectif semble également assez peu élastique au prix. Les couches sociales qui veulent vivre en maison individuelle sont prêtes à aller de plus en plus loin des centres des villes pour réaliser ce projet. Tandis que les couches sociales aisées qui ont un gros usage de la centralité et de ses équipements sont prêtes à payer de plus en plus cher pour pouvoir habiter dans les zones centrales des villes européennes.

En revanche, les enjeux climatiques et énergétiques pourraient à moyen terme favoriser des formes d’habitat individuel plus économes en énergie et en rejet de gaz à effet de serre. De ce point de vue, on peut imaginer que des lotissements autosuffisants en énergie ou utilisant des piles à combustibles collectives pourraient connaître un certain succès. De même, de nouveaux services de transports, comme des navettes vers les points d’accès aux réseaux de transports collectifs ou le ramassage des enfants pour les crèches et les écoles pourraient connaître également un certain succès en zone périurbaine. Toutefois, il est clair que la croissance urbaine étant limitée dans les pays anciennement industrialisés et urbanisés, ces nouvelles formes urbaines risquent de n’avoir que des effets limités et à relativement long terme sur les rejets globaux de gaz à effet de serre et les consommations énergétiques. La construction neuve représente en effet seulement 1 % du parc immobilier existant. Agir sur 10 % de cette construction neuve serait déjà un grand succès. Mais cela ne représente qu’un millième des villes déjà existantes. Cela noté, les petits ruisseaux feront les grandes rivières et aucun effort ne sera négligeable.

L’usage de l’automobile étant largement inélastique au prix, ce sont évidemment les catégories sociales les plus modestes qui risquent d’être les plus pénalisées par les surcoûts des dispositifs environnementaux. D’autant que, dans bien des pays développés de l’Europe de l’Ouest, les populations modestes vivent plus souvent en périphérie tandis que les couches moyennes supérieures ont souvent engagé un retour assez important vers les zones centrales des agglomérations (c’est le processus dit de « gentrification ») où elles trouvent leurs emplois et les équipements qu’elles fréquentent plus assidûment. L’inélasticité de l’usage de l’automobile pourrait en revanche avoir des conséquences sur les types de véhicules utilisés par ces couches sociales touchées par la hausse des prix due aux exigences environnementales. Cela signifie aussi des incidences sur la définition des performances et des équipements des automobiles de bas de gamme et de moyenne gamme, qui devront sacrifier d’autres attributs ou réaliser des gains de productivité très élevés.

L’impact de l’augmentation du coût de l’énergie sur les transports urbains de personnes pourrait donc avoir des implications au moins aussi sociales et industrielles que spatiales. L’économie foncière nous ayant appris que la hausse des coûts de l’urbanisation nouvelle engendrait la hausse des prix des terrains déjà urbanisés, il est probable que la hausse du coût de la vie des suburbains fera mécaniquement monter les prix des localisations résidentielles plus économes en transport. Les zones bien desservies en transports collectifs et où les modes de déplacement doux sont commodes verront donc leurs prix augmenter. Le développement de l’économie environnementale a donc toutes les chances d’alimenter aussi un processus de gentrification qui est déjà bien engagé par ailleurs dans les grandes métropoles5.

Le développement des politiques et de l’économie environnementales marquera également les formes de l’urbanisation suburbaine. La croissance des coûts de transports favorisera certainement l’intermodalité, notamment train-voiture, le développement du vélo et de toutes sortes de transports collectifs ou partagés dans les parties denses des villes, et la multiplication des micro-centralités dans les zones d’habitat périurbaines et rurbaines. On assistera ainsi à une espèce de « précipitation » de l’étalement urbain et à la formation de sortes de grumeaux dans le tissu urbain peu dense.

S’agissant de l’impact de l’augmentation éventuelle du coût des transports sur les modes d’organisation de la production, il faut souligner que cet effet pourrait être assez limité. Certes, le système productif actuel s’est organisé sur la base de transports peu chers et il est probable que son renchérissement pourrait privilégier par exemple un certain accroissement du nombre des hubs et des plates-formes logistiques plutôt que leur dilatation telle qu’on la constate aujourd’hui. Mais cet effet risque d’être limité car le coût du transport représente aujourd’hui une part relativement faible et plutôt en diminution dans les coûts de production. Les conséquences de la hausse des coûts du transport seront d’ailleurs plus importantes pour les produits à faible valeur ajoutée que pour les produits à forte valeur ajoutée. Cette hausse ne devrait donc ni enrayer beaucoup la globalisation, ni freiner la métropolisation d’autant que celle-ci est animée aujourd’hui plus par le développement des activités de services et à haute valeur ajoutée que par les productions industrielles lourdes.

*

En conclusion de ces quelques réflexions sur le développement d’une économie de l’environnement, on peut souligner que les enjeux de l’effet de serre et des ressources en énergie fossile n’ont aucune raison en eux-mêmes de modifier la dynamique de modernisation qui imprime sa marque aux sociétés occidentales depuis plusieurs siècles, et donc de mettre en cause le système de production capitaliste ou la dynamique de métropolisation. C’est une erreur de croire que la question environnementale pourrait bouleverser à court ou moyen terme nos sociétés. De même, c’était déjà une erreur, avérée aujourd’hui, de penser que les technologies nouvelles de l’information et de la communication induiraient soit une implosion urbaine par le confinement des citadins dans un domicile hypercommuniquant, soit une dispersion des populations dans tout l’espace et la fin de la métropolisation grâce au télétravail, aux téléservices, aux téléloisirs, etc.

L’effet de serre comme les technologies de la communication sont des productions sociales et participent donc plus qu’elles ne s’opposent aux dynamiques dominantes de la société. Elles sont instrumentalisées par les acteurs dominants. Bien sûr, à plus long terme, elles pourraient éventuellement servir de points d’appui à des mutations sociétales. Mais nous n’en sommes pas là pour l’instant. À court et moyen terme, l’effet de serre apparaît plutôt comme une opportunité pour l’économie capitaliste de procéder à une vaste purge, de rendre obsolètes des équipements productifs et des biens de consommation non environnementalement corrects, d’éliminer les entreprises qui ne seront pas capables de s’adapter à ce nouveau contexte et de faire les recherches et les investissements nécessaires, et de trouver de nouvelles valeurs d’usage pour la production de marchandises. Il est probable également que le développement d’une économie environnementale et le primat de la question des rejets de gaz à effet de serre vont sensiblement influer tant sur les objectifs des politiques publiques que sur leurs modalités d’action. La recherche d’efficacité en termes de rejets de carbone induira de nouveaux domaines d’action, modifiera les priorités, changera les critères d’évaluation, fera une place croissante aux mesures à dimension monétaire (des marchandises environnementales aux divers types de péages). Les coalitions politiques locales et à des échelles plus larges seront également influencées. Les éoliennes déjà aujourd’hui séparent les écologistes des riverains, et les rapprochent d’Edf.

Les relations internationales n’échapperont pas à cette nouvelle économie environnementale. Les pays fortement industrialisés et où la pression de l’opinion est forte en matière écologique, seront probablement conduits à se servir des normes environnementales pour essayer d’améliorer leurs positions concurrentielles dans le contexte de la globalisation. L’Europe pourrait même être conduite à utiliser cet argument dans les négociations de l’Omc, tant vis-à-vis des États-Unis que de pays comme la Chine ou l’Inde. De fait, les pays les plus pauvres auront évidemment plus de difficultés à intégrer ces nouvelles exigences environnementales. Par ailleurs, le développement des cultures de « biocarburants », l’une des composantes possibles de cette nouvelle économie environnementale, pourrait avoir des conséquences graves dans les pays pauvres car non seulement elles sont fortement consommatrices en eau, mais elles amputent les surfaces consacrées aux cultures vivrières et font déjà monter les prix des aliments de première nécessité.

  • *.

    Professeur à l’Institut français d’urbanisme (université Paris 8). Il vient de faire paraître les Nouveaux compromis urbains. Lexique de la ville plurielle, La Tour-d’Aigues, L’Aube, 2008.

  • 1.

    François Ascher, Métapolis, ou l’avenir des villes, Paris, Odile Jacob, 1995.

  • 2.

    Id., la Société hypermoderne. Ces événements nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs, La Tour-d’Aigues, L’Aube, 2005.

  • 3.

    Jean-Pierre Orfeuil montre ainsi qu’une nouvelle ligne de tramway urbain très performante et incitant d’une manière supérieure à la moyenne l’abandon de la voiture au profit du tramway économise annuellement 3 000 tonnes de rejet carbonique. La diminution de 2 g des rejets de carbone par litre d’essence grâce à l’introduction de deux millions de voitures neuves chaque année, engendre une économie annuelle de 60 000 tonnes. Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas faire des tramways mais que l’argument de l’effet de serre n’est pas déterminant dans ce type de choix de politique urbaine.

  • 4.

    Voir à ce propos par exemple : Marie-Hélène Massot, Jimmy Armoogum, Laurent Hivert, Pari 21 : étude de faisabilité d’un système de transport radicalement différent pour la zone dense francilienne, Arcueil, Institut national de recherche sur les transports et leur sécurité, 2002 (rapport Inrets n° 243).

  • 5.

    Trevor Boddy, « L’ultime centre-ville ? », Constructif, n° 16, février 2007, p. 67-70.