
Dans et pour la langue
Neuvième femme à entrer à l’Académie française, la philosophe, philologue et helléniste Barbara Cassin a déployé une œuvre multiple, tout entière traversée par la question de ce que peut le langage. Elle revient ici sur son parcours et sur la place particulière qu’ont occupée les sophistes dans sa réflexion sur la « troisième dimension du langage », le langage performatif, à côté du « parler de » et du « parler à ». Elle s’interroge, à partir de son expérience du suivi des travaux de la commission Vérité et réconciliation en Afrique du Sud après l’apartheid, sur les rapports entre langage, politique et construction de la démocratie. Convaincue que la langue est plastique et vivante, elle revient sur la manière dont les mouvements sociaux, féministes en particulier, réclament aujourd’hui des choses « dans et pour la langue », et sur les difficultés que soulève le phénomène des fake news dans notre rapport au langage.
Comment le langage performatif, celui qui agit, est-il devenu votre objet de travail[1] ?
Ce qui a été peut-être déterminant, c’est la découverte de la manière dont Aristote démontre le principe de non-contradiction, au livre Gamma de la Métaphysique. C’est le principe le plus ferme de tous, celui que tout le monde partage et qui pourtant, en tant que principe, ne peut jamais qu’être supposé ; on ne peut pas le démontrer puisqu’il s’agit d’un premier principe. Mais certains mal élevés demandent tout de même à Aristote de le démontrer. Il invente donc une démonstration par réfutation. Il introduit ainsi d’emblée une interlocution : la réfutation consiste à faire parler d’abord l’autre. Ce n’est pas Aristote qui commence à parler, c’est l’autre qui doit dire quelque chose. Cette exigence de dire quelque chose produit la démonstration du principe de non-contradiction. Martin Heidegger dit qu’on ne peut pas démontrer le premier principe, on ne peut qu’essayer de le « péter » au sens d’en faire la pétition. Aristote se débrouille pour que la responsabilité en incombe à l’autre,