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Barbara Cassin en 2014 | Crédits : Tomislav Medak, Wikimedia Commons
Barbara Cassin en 2014 | Crédits : Tomislav Medak, Wikimedia Commons
Dans le même numéro

Dans et pour la langue

Neuvième femme à entrer à l’Académie française, la philosophe, philologue et helléniste Barbara Cassin a déployé une œuvre multiple, tout entière traversée par la question de ce que peut le langage. Elle revient ici sur son parcours et sur la place particulière qu’ont occupée les sophistes dans sa réflexion sur la «  troisième dimension du langage  », le langage performatif, à côté du «  parler de  » et du «  parler à  ». Elle s’interroge, à partir de son expérience du suivi des travaux de la commission Vérité et réconciliation en Afrique du Sud après l’apartheid, sur les rapports entre langage, politique et construction de la démocratie. Convaincue que la langue est plastique et vivante, elle revient sur la manière dont les mouvements sociaux, féministes en particulier, réclament aujourd’hui des choses «  dans et pour la langue  », et sur les difficultés que soulève le phénomène des fake news dans notre rapport au langage.

Comment le langage performatif, celui qui agit, est-il devenu votre objet de travail[1] ?

Ce qui a été peut-être déterminant, c’est la découverte de la manière dont Aristote démontre le principe de non-contradiction, au livre Gamma de la Métaphysique. C’est le principe le plus ferme de tous, celui que tout le monde partage et qui pourtant, en tant que principe, ne peut jamais qu’être supposé ; on ne peut pas le démontrer puisqu’il s’agit d’un premier principe. Mais certains mal élevés demandent tout de même à Aristote de le démontrer. Il invente donc une démonstration par réfutation. Il introduit ainsi d’emblée une interlocution : la réfutation consiste à faire parler d’abord l’autre. Ce n’est pas Aristote qui commence à parler, c’est l’autre qui doit dire quelque chose. Cette exigence de dire quelque chose produit la démonstration du principe de non-contradiction. Martin Heidegger dit qu’on ne peut pas démontrer le premier principe, on ne peut qu’essayer de le «  péter  » au sens d’en faire la pétition. Aristote se débrouille pour que la responsabilité en incombe à l’autre, dans la mesure où il parle.

Aristote est alors d’une violence extraordinaire, puisque si l’autre ne parle pas, il n’est pas un homme, l’homme se définissant par la parole. Or Aristote affirme que parler, c’est dire quelque chose ; et que dire quelque chose, c’est signifier une seule chose, et la même pour soi-même et pour autrui. Autrement dit, on ne parle que quand on est dans l’univocité. On ne peut pas dire simultanément «  bonjour  » et «  au diable  ». Le mot est la première entité rencontrée qui satisfait au principe de non-contradiction. Dès que l’on parle, on s’y soumet, qu’on le veuille ou non. Mais c’est très violent d’affirmer que, quand vous signifiez en même temps «  bonjour  » et «  au diable  », en réalité vous ne parlez pas. D’autant que ça arrive tout le temps ! Le sophiste est celui qui refuse le principe de non-contradiction parce qu’il pense qu’il suffit d’énoncer une contradiction pour qu’elle soit dite. Aristote est donc obligé d’expulser les sophistes hors de l’humanité. Ceux qui parlent sans signifier une seule chose, sans se plier à l’univocité, ne parlent pas. Ce ne sont pas des hommes. Aristote utilise d’ailleurs ­l’expression homoios phutôi, «  semblable à une plante  », pour les caractériser. C’est ce que j’ai appelé la décision du sens.

Cette violence m’a vraiment alertée. Le livre Gamma a été décisif pour moi. Aristote y affirme que tous ceux qui prétendent refuser le principe de non-contradiction lui obéissent en fait. Il constate que tout le monde parle comme lui, sauf ceux qui ne parlent pas comme lui ; ceux-là ne parlent pas du tout. Cette violence est liée à la manière dont les Grecs pensaient le logos – «  ratio et oratio », comme traduisent les Latins, puisque toute mise en rapport est logos : à la fois la raison, la parole, le discours, la discursivité et, tout compte fait, la langue grecque. Par conséquent, ceux qui ne parlent pas grec sont des «  barbares  » (ils font bla-bla-bla), et ceux qui ne parlent pas comme Aristote ne sont pas des hommes. C’est pour cela que dans l’exposition Après Babel, traduire[2], j’ai voulu montrer ces hommes-bêtes comme Nabuchodonosor ; ce ne sont pas des hommes. Et les sophistes ne sont pas non plus des hommes : ce sont des plantes, qui ne parlent pas. Réduire au silence veut donc vraiment dire quelque chose. Qu’est-ce que veut dire legein logou kharin, «  parler pour parler  » ? C’est, je crois, le point le plus vif et surprenant par rapport aux lectures habituelles de la Métaphysique d’Aristote. Si j’ai fait un livre de philosophie, c’est celui-là : La Décision du sens[3]. L’Effet sophistique[4] ne fait qu’en déployer toutes les conséquences, pour montrer ce qui advient quand on parle comme les sophistes – on passe de l’ontologie à la logologie, du physique au politique et de la philosophie à la littérature. On a vraiment déplacé le problème que désigne Platon, pour qui les sophistes sont des démagogues, des faux philosophes qui sont dans le pseudos. Le vrai problème, c’est que ce ne sont pas des hommes. Je me suis servie de tout ce que j’ai trouvé pour travailler cette question : des fragments logologiques de Novalis, des poèmes de Francis Ponge, les travaux de tous ceux qui savent faire avec l’homonymie, et donc aussi de Jacques Lacan. Quand Lacan dit que le psychanalyste est le sophiste de notre époque mais avec un autre statut, c’est parfaitement juste. Il est dans un autre régime discursif que celui de la dichotomie vrai/faux.

Ce rapport sophistique au langage se caractérise, entre autres, par le fait d’être agissant. Est-ce cela qui vous a conduite à suivre les travaux de la commission Vérité et réconciliation en Afrique du Sud, qui visait, par le langage, à construire le «  peuple arc-en-ciel  » et la démocratie après l’expérience de l’apartheid ?

Le discours sophistique n’est pas un logos tout à fait comme les autres. Les Grecs ont beaucoup travaillé sur le parler de, qui renvoie à la vérité (si je dis que cette table est blanche, c’est vrai, ou alors c’est faux) ; sur le parler à – c’est la rhétorique, qui n’a plus à voir avec la vérité mais avec la persuasion. Et puis il reste le parler pour parler – ni pour dire la vérité, ni pour persuader, mais pour faire, pour produire du réel. C’est précisément ce qui était en jeu dans la commission Vérité et réconciliation. Les acteurs de cette histoire étaient là – les bourreaux, les victimes – et ils parlaient. Le but n’était pas d’établir la vérité, mais assez de vérité pour – en l’occurrence : pour fabriquer un passé commun et faire exister le «  peuple arc-en-ciel  ». Or c’est la grande force du langage sophistique de préférer le relatif plus vrai, meilleur pour, à l’opposition vrai-faux sous-tendue par le principe de non-contradiction. C’est pour cela que la commission était un dispositif si passionnément efficace : elle posait une obligation de dire tout ce qu’on savait, produite par le dispositif lui-même. Ce dispositif définissait l’amnistie comme «  la liberté en échange de la vérité  », non pas la vérité absolue, mais le bout de vérité que l’on pouvait posséder : ce qu’on voulait cacher, on avait intérêt à le dire, pour soi, pour tous. Ce dispositif a été capable de briser la chape de silence. Le propos de l’archevêque Desmond Tutu lorsqu’il ouvre la commission Vérité et réconciliation – «  Le langage, discours et rhétorique, fait les choses. Il construit la réalité  » – peut être compris comme une actualisation de ceux du sophiste Gorgias dans l’Éloge d’Hélène : «  Le logos est un grand souverain qui, avec le plus petit et le plus inapparent des corps, performe les actes les plus divins.  »

Le grand débat national, qui a suivi le mouvement des Gilets jaunes, se voulait un dispositif qui, par le recueil de la parole des Français, devait permettre de recréer un lien social abîmé. Qu’en avez-vous pensé, du point de vue de la question du langage ?

Je n’ai pas suivi le grand débat de près ; je ne suis pas allée sur les ronds-points. J’ai vu un dispositif de reconquête politique de la part du pouvoir, embrayant sur un immense désir de s’exprimer et d’échanger de la part d’une partie de la population qu’on a soudain perçue, et qui s’est elle-même perçue, comme privée de parole. C’est fondamentalement différent d’un échange oral entre des protagonistes et des ennemis, comme c’était le cas avec la commission Vérité et réconciliation. En Afrique du Sud, les acteurs étaient là et se parlaient, entre eux et devant tous. À moins de ça, il ne se serait rien passé : il ne se passe rien par écrit, même si l’archive des débats est essentielle pour l’avenir. Je ne vois aucun dispo­sitif de ce genre, ni dans le mouvement des Gilets jaunes, ni dans les «  cahiers de doléances  » qui forment un recueil somme toute assez banal. Ils étaient extraordinairement nouveaux avant 1789 puisque ceux qui s’exprimaient étaient des gens qui n’avaient jamais eu la parole, qui ne savaient même pas écrire et qui donc étaient en droit de parler pour la première fois. Aujourd’hui, le droit de parler existe, mais la plupart des gens ne s’en servent pas. Se sont-ils servis de leur droit avec ce recueil ? Peut-être, mais je n’en ai pas encore vu l’effet politique, au-delà d’un effet apaisant de court terme sur l’opinion publique.

Ce que j’appelle la performance : quand on parle, ça fait.

Je ne vois pas, dans ce débat national, quelles actions ont été faites dans et par les mots. Or c’est cela, ce que j’appelle la performance : quand on parle, ça fait. Cela fait toujours du bien de parler, mais encore faut-il que ça soit suivi d’effets dans le réel. Ce qui distinguait, entre autres, le dispositif de la commission Vérité et réconciliation, était son hyper-publicité. À cause de cette publicité, quelque chose de l’ordre de la sanction, dans tous les sens du terme, se mettait en place. Je rappelle souvent cette scène des mamas installées au fond de la salle : il y avait devant elles les pires tortionnaires en train d’expliquer comment ils torturaient. Ces femmes ont protesté en disant que cela ne pouvait pas marcher, car les femmes et les enfants des tortionnaires n’étaient pas présents au moment où ils racontaient tout ça. C’est fondamental : devant qui parlez-vous ? Devant les autres et devant les vôtres. Cela ne marche que s’il y a aidôs (le sens de l’honneur, mais aussi la honte, la perception du regard de l’autre) et díkè (le sens de la justice, comme partage et répartition), les deux termes qui définissent la démocratie et la citoyenneté pour Protagoras. Là, qui a eu honte ? Devant qui ? Les Gilets jaunes n’avaient pas à avoir honte. S’il y avait des gens dont le sens de l’honneur pouvait être interpellé, c’était les politiques, les banquiers, les assureurs, les patrons… Mais eux, parlaient-ils ? Échangeaient-ils des paroles ? Je ne l’ai pas vu. Or c’est justement eux qui devaient parler à et avec. À moins de cela, il ne pouvait pas y avoir d’effet de la parole, ni de construction sociale.

En conclusion de Quand dire, c’est vraiment faire, vous évoquez -l’importance des « mots ajusteurs » qui sont aussi les mots de la poésie. La poésie vous a-t-elle familiarisée avec une autre manière d’ajuster le monde et la langue ?

J’ai toujours travaillé avec des poètes, en écrivant moi-même des poèmes ou en faisant une revue de poésie murale. L’une de mes activités les plus poétiques a été de travailler avec les psychotiques, c’est-à-dire d’entrer dans d’autres dimensions du langage, aussi bien sonores que visuelles, rapportées à la langue maternelle, à l’impossibilité de parler, à la souffrance, à la douleur et la maladie, et aux ouvertures qui tout à coup pouvaient survenir à travers elles. Si j’ai eu une expérience importante, outre celle de la commission Vérité et réconciliation, c’est celle-ci. J’étais pédagogue pour adolescents psychotiques, à l’hôpital Étienne-Marcel, qui était supervisé par Françoise Dolto. J’ai atterri là par une succession de hasards : j’étais capésienne et non agrégée ; on m’envoyait au diable vauvert avec des horaires épouvantables alors que j’avais déjà un enfant ; je n’ai donc jamais pris mon poste et j’avais besoin de gagner ma vie ; c’est pour cela que j’ai fini par travailler dans cet hôpital, qui a été une expérience fabuleusement importante pour moi.

Ces enfants sont empêchés de langue. Je me suis rendu compte qu’il n’était pas impossible que ce soit la langue «  maternelle  » qui pose problème. J’ai alors eu l’idée d’écrire du grec au tableau et de les sidérer avec cet autre radical y compris quant à l’alphabet, pour qu’ils prennent conscience qu’il y avait quelque chose qu’ils comprenaient mieux, qui leur appartenait plus : leur langue maternelle. Mon idée était, comme toujours, de passer de la bivalence (vrai ou faux) à la plurivalence (un peu plus vrai, un peu plus étranger, un peu plus familier). Ces enfants se sont rendu compte qu’ils comprenaient moins cette langue, et j’ai donc travaillé le grec avec eux : on a commencé à lire le Cratyle, à lire en grec et en français, à le traduire, à jouer avec les mots comme font Socrate et Cratyle. Ils se sont aperçus que leur langue était quelque chose avec laquelle eux aussi pouvaient jouer. Ils auraient dû le savoir puisqu’ils n’arrêtaient pas de le faire, mais en même temps ils en étaient empêchés. Tout à coup, ils découvraient qu’il y avait une langue avec laquelle ils pouvaient jouer plus facilement, la leur, la langue maternelle, le français.

Il s’est passé une autre chose avec ces enfants, beaucoup plus tragique, qui avait à voir avec le langage et bien d’autres choses. L’un de ces enfants était vraiment mutique. Il se cognait contre les murs comme Anna Karina quand elle fait le poisson dans Pierrot le fou. Il était très beau, mais en quelque sorte, il n’existait pas. On avait l’impression qu’on aurait pu le traverser sans s’en apercevoir. Nous sommes partis en camp de vacances dans une propriété qui appartenait à la directrice d’alors et je devais surveiller, avec un professeur de gymnastique, une petite dizaine d’enfants. J’étais très jeune et rien ne me préparait vraiment à cela. Les enfants ­campaient autour d’un étang. Et un soir, nous nous sommes rendu compte que l’une des assiettes était restée pleine : l’un d’eux manquait. Il s’était noyé dans l’étang. La mère est arrivée avec le frère aîné, et j’ai compris qu’ils étaient peut-être, au moins aussi, soulagés que le plus jeune disparaisse. On a passé plusieurs nuits à chercher, à draguer l’étang, avant de retrouver le corps. Je suis rentrée, après ces nuits blanches, avec d’autres enfants du groupe. Parmi ces enfants, pas un ne parlait normalement. L’un d’eux était totalement mutique. Pendant le trajet en train, alors que je m’endormais d’épuisement, ce jeune garçon me tirait par la manche, encore et encore. Je me suis réveillée, je l’ai regardé et je lui ai dit : «  Écoute, je n’en peux plus, tu me réveilles, je suis d’accord, je me réveille pour toi. Mais toi, maintenant, dis quelque chose.  » Il a pris les horaires de train, il s’est mis à les lire à haute voix, à parler. J’ai appris alors quelque chose de l’ordre de la force. Le langage sert vraiment à autre chose qu’à dire ce qui est. Cet enfant le dit, d’une manière tellement profonde, dans l’interlocution même. Si je ne m’étais pas réveillée, si je ne l’avais pas regardé, si je ne lui avais pas dit de toutes mes faibles forces : «  Maintenant à toi !  », je pense qu’il ne se serait rien passé. On touche quelque chose qui n’est ni de l’ordre de la vérité, ni de l’ordre de la persuasion, mais qui produit un effet. Les sophistes, comme ces enfants, sont chacun à leur manière expulsés hors de la norme – pas comme «  nous  »…

Pourquoi considérez-vous que le débat sur les fake news est mal posé ?

En effet, je reviens dans la dernière partie de mon livre sur la manière dont le philosophe anglais John Austin met en pièces les deux fétiches «  vérité-fausseté  » et «  valeur-fait[5]  ». Certains considèrent aujourd’hui que cela a ouvert un boulevard à la «  post-vérité  ». Je ne partage pas ce point de vue. Le storytelling, qui est un mal contemporain, est un mensonge d’autorité. Mais plus qu’à l’existence d’une «  Vérité  », je crois à la fiction, en tant qu’elle est «  toujours en attente de bons lecteurs  » et exige de notre part la krisis, le «  discernement  », le «  jugement  », culture et goût. C’est selon moi tout l’intérêt de Hannah Arendt, pour qui le goût est une faculté politique[6]. On peut éduquer le goût, avec la culture, les cultures. C’est là qu’intervient la traduction, c’est-à-dire le savoir-faire avec les différences. Et c’est peut-être au fond ce qui caractérise toutes mes recherches : j’ai beaucoup de mal avec la Vérité, l’Un ou l’Universel. J’aime mieux le pluriel et la modalisation assez de vérité pour. Pour quoi faire ? Dans la commission Vérité et réconciliation, c’était pour fabriquer le «  peuple arc-en-ciel  ». Cela se rapporte à quelque chose qui dépasse un peu la philosophie ou qui la mélange avec ce qui n’est pas elle. Ces pouvoirs du langage sont tout aussi bien poétiques. C’est ce que j’appelle la perméabilité des genres.

J’ai beaucoup de mal avec la Vérité, l’Un ou l’Universel. J’aime mieux le pluriel et la modalisation assez de vérité pour.

Est-ce d’abord notre obéissance qui donne sa puissance au fake ? Comment consolider notre capacité collective et individuelle de jugement dans le monde d’aujourd’hui ?

Je rejoins de nouveau Hannah Arendt quand elle affirme qu’Eichmann ne pouvait proférer que des banalités, qu’il ne pouvait plus parler vraiment[7]. Quand on nous donne des «  éléments de langage  », c’est dramatique. On peut dire que toute la culture est aujourd’hui en train de s’étioler quand on nous demande «  cinq mots-clés  ». Au fond, le modèle de l’interlocution qui n’en est pas une, c’est Google. Souleymane Bachir Diagne, qui est un de mes interlocuteurs privilégiés, m’a fait remarquer que j’expliquais dans Google-moi que la qualité était devenue une propriété émergente de la quantité[8]. C’est à cela que nous devons résister.

Certains mouvements sociaux, comme le féminisme, inscrivent leur lutte dans le langage. Comment analysez-vous cette dynamique ?

Quand on veut faire bouger quelque chose dans la société, il faut que cela bouge aussi dans le langage et dans la langue. On a raison de considérer le langage au moins aussi sous le prisme du genre, c’est nécessaire et instructif. Il est vrai que quand on a une série de noms féminins, un seul nom masculin au début de l’énumération, et que l’on accorde ­l’adjectif au masculin, cela semble fou. Il y a là quelque chose qui choque les démocrates que nous sommes. Il n’y pas de raison de faire comme cela. Ou plutôt, il y a des raisons historiques, grammaticales, mais qui ont été beaucoup plus labiles que cela à d’autres époques. Les Grecs et les Latins ne procédaient pas forcément ainsi. On nous impose un récit de la différence sexuelle dans la langue. Face à cela, l’écriture inclusive pose un diagnostic juste, mais propose une réponse fausse. Car ce qui en découle est véritablement imprononçable. Ce n’est donc pas une langue. En revanche, donnons-nous la liberté de choisir, selon le cas, par exemple pour accorder les adjectifs. Il y a des règles et il y a du cas. Il est fondamental que ça bouge, que l’on réclame des choses dans et pour la langue.

Quand on veut faire bouger quelque chose dans la société, il faut que cela bouge aussi dans le langage et dans la langue.

Comment souhaitez-vous travailler ces questions en tant qu’académicienne ?

Le dictionnaire de l’Académie me plaît a priori parce que, quand il est fini, il recommence. La langue est un flux, une énergie, et elle est prise en considération de cette façon dans le dictionnaire. Elle change, bouge et se transforme. Ce n’est pas une œuvre close, un ergon, mais une energeia, comme le disait Wilhelm von Humboldt. Le fait que cela recommence quand c’est fini garantit qu’il y a du flux. Le flux est au fond une manière de composer entre la norme et l’usage, et c’est comme cela depuis la plus haute Antiquité. De ce que j’en perçois, l’Académie n’est pas un lieu figé. Au contraire, il me semble qu’elle ne cesse de s’ouvrir. Les personnalités qui la constituent, justement parce qu’elles sont diversement en prise sur la culture et le goût, font que l’Académie est liée au monde, celui d’aujourd’hui.

Entretien retranscrit par Clémentine Paliotta. Propos recueillis par Anne-Lorraine Bujon et Anne Dujin

[1] - Barbara Cassin, Quand dire, c’est vraiment faire. Homère, Gorgias et le peuple arc-en-ciel, Paris, Fayard, 2018.

[2] - Après Babel, traduire, Mucem, du 14 décembre 2016 au 20 mars 2017.

[3] - Barbara Cassin et Michel Narcy, La Décision du sens. Le livre Gamma de la Métaphysique d’Aristote, Paris, Vrin, 1989.

[4] - Barbara Cassin, L’Effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995.

[5] - John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire [1962], trad. par Gilles Lane, Paris, Seuil, 1991.

[6] - Hannah Arendt, La Crise de la culture [1961], éd. de Patrick Lévy, Paris, Gallimard, 1989.

[7] - Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal [1966], trad. par Anne Guérin et Martine Leibovici, Paris, Gallimard, 1991.

[8] - Barbara Cassin, Google-moi. La deuxième mission de l’Amérique, Paris, Albin Michel, 2007.

Barbara Cassin

Directrice de recherche émérite au CNRS, Barbara Cassin est philologue et philosophe, spécialiste de philosophie grecque. En 2018, elle reçoit la médaille d’or du CNRS et est élue membre de l'Académie française. Elle est notamment l'auteure de Quand dire c'est vraiment faire (Fayard, 2018).

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