Comment le verbe, rançon de vie de Shéhérazade, signe la mort des intellectuels
Pourquoi la liberté d’expression est-elle si difficile dans le monde arabe et oriental ? Pourquoi tant de journalistes, au Liban notamment, paient-ils de leur vie leur volonté d’indépendance vis-à-vis du pouvoir ? Cet hommage à Samir Kassir est aussi un appel à rompre avec un mensonge collectif.
L’assassinat prémédité, mille et une fois reporté et avorté de Shéhérazade par Shahrayar est incontestablement le plus beau et le plus poétique complot criminel de toute la littérature arabe, même si l’origine des Nuits est perse avant que l’œuvre colossale du patrimoine – désormais – arabo-musulman ne soit traduite en arabe au viiie ou ixe siècle.
C’est par le verbe que Shéhérazade joue avec la mort pour sauver sa vie, et libérer ainsi par le biais de son corps et de sa parole toutes les femmes du royaume de la tyrannie misogyne du sultan, son mari. La parole est instrumentalisée par elle comme une rançon de vie.
C’est en ce sens que tout lecteur des Nuits reste perplexe face à la contradiction schizophrène qui se tisse entre le songe et le « mensonge » de la société orientale. Le « songe » poétique et libérateur qui se fait à travers une catharsis littéraire tirant l’humanité vers le haut, et le « mensonge » de la vie réelle du monde arabe et oriental, minée par les dictatures, où le verbe signe fatalement la mort de son locuteur. Le « mensonge » pris non pas comme une affirmation contraire à la vérité, mais comme un manque, une communication de l’inconscient dans sa projection de soi à travers un dire ou un faire. La société orientale, sans doute faute d’espace sécurisé de liberté, se projette à travers ce qu’elle ne peut dire, faire ou tolérer, et va jusqu’à l’extrême dans la négation de l’existence de toute personne ne se soumettant pas à l’autorité du chef superpuissant.
Dans cet hommage que nous rendons à Samir Kassir (assassiné le 2 juin 2005) qui n’a commis de délit que celui d’avoir énoncé librement sa pensée, on ne peut que s’inquiéter, d’une part, du sort dramatique de la liberté d’expression dans le monde d’aujourd’hui et, d’autre part, de l’hypocrisie du monde « développé », à sa tête les États-Unis. Ils se permettent de faire des leçons au monde entier en matière de liberté, eux, les fabricants des pires dictatures et conflits responsables de guerres meurtrières afin d’« imposer » la démocratie dans les pays regorgeant de pétrole, menant une politique proche de la caricature, à l’image de leurs productions cinématographiques de masse, où les « gentils » exécutent les « méchants », pratiquant la peine de mort qui ne les gêne absolument pas quand ce sont eux qui l’appliquent et non pas Castro … C’est alors qu’il est du devoir d’un Bush de rappeler Cuba à la justice, ce qui en 2003 a soulevé la colère de nombre d’auteurs sud-américains dont les deux prix Nobel de la paix : Gabriel García Márquez et Rodolfo Perez Esquivel qui ont longtemps lutté, aux côtés de plusieurs intellectuels, contre les emprisonnements, les tortures et assassinats sous des dictateurs sud-américains des années 1970, et contre les injustices commises encore aujourd’hui.
Quant aux Israéliens, on ne compte plus ni le nombre de prisonniers palestiniens (et libanais), y compris des ministres élus démocratiquement (à croire, à travers ces actions, qu’Israël s’arabise !), ni même la très longue liste noire d’assassinats d’intellectuels palestiniens à Beyrouth et à Paris dont la célèbre liste de Golda Meir, constituée suite aux événements de Munich et, peu avant, l’assassinat de Ghassan Kanafani (premier romancier à parler du sort des Palestiniens chassés en 1948, à Beyrouth en 1972) revendiqué trente ans plus tard par le Mossad. Ceci prouve que les services secrets de l’État hébreux avaient décidé bien avant la liste de Golda Meir de s’attaquer à l’intelligentsia palestinienne. La France de son côté n’a même pas mené d’enquête sur les multiples assassinats perpétrés sur son sol, et n’a nullement condamné le Mossad même après qu’il eut revendiqué ces assassinats. La France ne s’est pas contentée d’étouffer les assassinats commis contre les intellectuels palestiniens sur son propre sol (Mahmoud Hamchari, 1972, docteur Al Kubeisi et Mohammed Boudia, 1973, Moussef Moubarak, 1981, Atef Bseiso 1992), mais aussi ceux de communistes espagnols en 1979 (Francisco Martin Izaguirre et Aurelio Fernandez Carlo), des opposants démocrates algériens en 1987, Ali Mécili, les représentants en Europe du mouvement sri-lankais Kandiah Perinpanathan et Kandiah Kesenthiran en 1996, et bien d’autres …
Cependant, si nous condamnons dans cet article l’inertie et le silence complice des grandes puissances d’une part et leur violation des droits de l’homme de l’autre, nous ne cherchons en aucun cas par la voie de la facilité de charger l’Occident et Israël de tous nos malheurs, même s’il est clair que la plupart nous viennent d’eux. La plus belle illustration serait la condamnation de Naguib Mahfouz (qu’on a tenté d’assassiner en 1994) par l’Union des écrivains égyptiens (proche du gouvernement) qui voulait lui ôter le titre d’auteur pour avoir défendu le dramaturge Ali Salem. Ces écrivains, métamorphosés en bourreaux, accusent Mahfouz d’avoir signé un « contrat » avec des Israéliens tout simplement parce que ses romans ont été traduits en plusieurs langues dont l’hébreu. L’instrumentalisation facile de la collaboration avec l’ennemi rejoint la faute de laquelle le monde arabe veut toujours se laver en s’éternisant sur son infortune afin d’éviter de se confronter. Alla’ el Aswany, « l’héritier » littéraire de Mahfouz, s’est vu à son tour sujet aux menaces. Le gouvernement égyptien voulait même interdire la diffusion cinématographique de L’immeuble Yaacoubian, où el Aswany peint avec pitié, tendresse et compréhension la société égyptienne avec tous ses archétypes, un succès sans précédent dans ce monde arabe « bibliocide ». Mais lorsque l’Occident « couronne » un écrivain du tiers-monde, ce dernier échappe à la tyrannie des siens qui veulent faire belle figure, et afficher une façade démocrate camouflant tant bien que mal la réalité dictatoriale qui ronge leur pays.
Orhan Pamuk (prix Nobel de littérature en 2006) est le meilleur exemple qui soit en la matière dans l’actualité. Pour avoir évoqué l’assassinat d’un million d’Arméniens et de trente mille Kurdes sur le sol de son pays natal, il est de plus en plus menacé, après l’assassinat du journaliste d’origine arménienne Hrant Dink. Aussi est-il contraint de quitter la Turquie. Elif Shafak a été également poursuivie en justice pour son roman le Père et le bâtard, où elle narre les destinées de familles turques d’Istanbul et arméniennes rescapées du génocide.
Malheureusement, on ne peut rendre ici un hommage exhaustif. La liste de noms d’intellectuels engagés et menacés dans le monde est interminable, dans cette vindicte publique établie par des souverains abusant du pouvoir ou par des religieux extrémistes : Salman Rushdie (Iran), Abdellatif Laâbi (condamné sous Hassan II pour huit ans et demi de prison pour sa revue Souffles, qui publie librement l’intelligentsia marocaine dans les années 1960), le dramaturge Abdelkader Alloula et l’écrivain Tahar Jaout, et bien d’autres Algériens assassinés dans les années 1990, Anna Politovskaïa (la journaliste russe anti-Poutine qui disait peu avant sa mort « les mots peuvent sauver des vies »), tuée par balles dans l’ascenseur de son immeuble en plein cœur de Moscou en octobre 2006, Ingrid Betancourt, les intellectuels syriens séquestrés (Michel Kilo, Anouar el Bouni parmi tant d’autres, sans compter les prisonniers politiques libanais, qui ne sont pas ici le sujet de notre article), condamnés à plusieurs années de prison ou à perpétuité. Certains d’entre eux avaient signé, avec quelques centaines d’intellectuels syriens et libanais, la déclaration « Beyrouth-Damas, Damas-Beyrouth », un communiqué d’intellectuels syriens et libanais qui prône une réforme des relations entre les deux pays.
Enfin, le Liban, avec l’assassinat de Samir Kassir, qui était très proche de ces intellectuels syriens, inaugure l’agression contre les intellectuels qui n’ont d’autre arme que leur plume (Gébrane Tueini, et la miraculée May Chidiac) parallèlement à celle des politiciens libanais. Tout ceci a poussé un certain nombre de journalistes libanais à aller trouver refuge à l’étranger, le Liban demeurant un lieu privé de toute sécurité, comme nous le montrent les dernières évolutions chaotiques qui secouent le pays. Une sécurité que nous ne pouvons acquérir que par la liberté individuelle encore très menacée.
La condamnation au Bahreïn de Majnoun Layla de Marcel Khalifé pour une danse jugée contraire à la morale, puisqu’on y « fait l’amour en public », en est le triste exemple. Maurice Béjart en 1999 à Beyrouth a dû supprimer la partie « Oum Kalsoum » pour les mêmes accusations ! Samir Kassir avait violemment réagi à l’absurdité de la censure contre le spectacle de Béjart. Quant au Da Vinci Code, il aurait été bien plus mature de permettre sa diffusion dans les salles libanaises et laisser à chacun la liberté de se faire sa propre opinion.
Toute cette série d’assassinats nous pousse à réfléchir sur le sort que nous réservons à notre mémoire collective dont nous sommes seuls responsables. Cette mémoire dont l’homme a eu besoin pour se démarquer des animaux afin de créer son histoire. Une mémoire dont la fabrication selon Nietzsche, dans sa Généalogie de la morale, n’allait jamais sans supplice, martyrs et sacrifices, tout simplement parce que l’homme s’est servi du châtiment comme représailles. La raison humaine (surtout allemande selon Nietzsche) s’est alors lancée dans l’invention des pires méthodes de torture : la roue, l’écartèlement, etc. Si cette mémoire a pu produire le nazisme (sans vouloir limiter le peuple allemand à cette noire période de son histoire), qu’est-ce que notre mémoire collective à nous arabes va donc produire ? Une reproduction éternelle des mêmes schémas ou, au contraire, une libération de l’individu ? Seule Beyrouth, impassible à nos instincts belliqueux et destructeurs, le saura.
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Journaliste. Ce texte a été écrit pour le deuxième anniversaire de l’assassinat de Samir Kassir.