Les récidives de la gnose (entretien)
Le gnosticisme, qui identifie le monde au mal, et en un sens le refuse, renaît aujourd’hui non plus comme une doctrine mais comme une réalité objective. Le déni du monde s’incarne dans des espaces urbains sans lien avec leur environnement, dans des produits de la technologie moderne qui rendent l’homme étranger au monde qu’il habite.
Esprit – Les premières occurrences du terme « nihilisme » sont d’origine théologique, plus précisément gnostique. La première forme du « nihil » serait le monde sensible identifié, dans la tradition gnostique, au mal et à la dépravation. Un certain nombre de philosophes contemporains ont vu dans la modernité une résurgence de la gnose : c’est le cas de Voegelin1 dans sa critique du totalitarisme, de Jonas2, qui voit dans le subjectivisme contemporain un rejet de la nature et de la vie, ou encore de Hannah Arendt3, qui insiste sur la haine du monde comme ressort de la désolation contemporaine. Que faut-il penser de ces rapprochements entre la gnose, le nihilisme et l’époque contemporaine ? Y a-t-il, selon vous, des ressources critiques dans un tel rapprochement ?
Bruce Bégout – Si, comme Hans Jonas, on considère que le gnosticisme ne correspond pas seulement à un courant de pensée religieux, synthétisant en un mélange obscur et fascinant diverses influences grecques, juives et chrétiennes aux alentours du iie siècle après J.-C., mais également une sorte de catégorie transhistorique de l’être-au-monde identifié dans ce cas au malaise d’être prisonnier d’un monde mauvais et injuste, alors, effectivement, on peut faire une lecture de la modernité, dans ce qu’elle possède de plus sombre et de plus terrible (la dégradation écologique, le totalitarisme politique, la domination marchande et technologique, etc.) du point de vue gnostique. Le nihilisme que contient en effet le gnosticisme, conçu ici dans une critique radicale du monde comme néant – critique que l’on retrouve chez Michel Henry4 où le monde, séparé de la source vive de la subjectivité, n’est qu’un horizon mort de la transcendance – correspond alors à la disqualification du monde actuel comme pauvre en sens et en valeur.
Dire non au monde
Plus généralement, on peut considérer la pensée nihiliste comme un exercice de comptabilité des pertes : perte de Dieu (Gottlosigkeit), perte du sens, du monde (acosmisme), de la communauté, etc. Au fond, l’état d’esprit nihiliste advient lorsque le sentiment nostalgique de la perte devient prédominant et masque les gains mêmes de la modernité. Toutefois, tous les nihilismes ne se ressemblent pas. Et les penseurs nihilistes eux-mêmes ont des positions différentes vis-à-vis des pertes, des absences et des privations qu’ils identifient. Si l’on revient à la tendance gnostique, on pourrait parler de demi-nihilisme. En effet, l’identification du monde au néant (de sens, de valeur, de qualité, de vie, etc.) contraste avec la croyance en un salut extramondain. Le nihilisme gnostique se complète donc très bien avec une vision sotériologique positive. Et c’est pourquoi d’ailleurs les nihilistes ou revendiqués comme tels (car rares sont ceux qui se présentent ainsi, le nihilisme, comme le cubisme, étant un qualificatif extérieur et dépréciateur) sont souvent des penseurs intimement persuadés d’une issue heureuse de l’histoire, comme on peut le voir avec les théoriciens ou personnages nihilistes de la littérature russe du xixe siècle dans les romans de Tourgueniev, Tchernychevski ou Dostoïevski.
La fascination contemporaine du gnosticisme que l’on repère en effet chez Jonas, Taubes, Arendt, Voegelin, et d’autres, s’explique à mon sens plus par le sentiment de perte du monde. Lorsque le monde s’enfuit, la meilleure manière de répondre à cette fuite est de croire que l’on est celui qui la provoque. C’est à l’époque de la Weltlosigkeit que les disciples de Marcion reprennent confiance en eux. Avec le gnosticisme, il n’est plus nécessaire de recourir à la théodicée. Le Dieu créateur du monde, et donc indirectement du malheur, n’est absolument plus le même que celui qui nous en délivre pour toujours. Le vrai Dieu n’a plus à se justifier de ce qu’il n’a pas fait, et il contemple avec indifférence les malheurs du monde comme les péripéties sans intérêt d’un univers étranger.
Très souvent, les philosophes persistent à nommer « nihilisme » une attitude de défiance vis-à-vis de la civilisation, qui se caractériserait par un rejet de ses valeurs et institutions traditionnelles. Mais cette définition, assez vague et orientée, n’est pas vraiment satisfaisante, car, comme on ne le sait que trop bien, elle passe sous silence la négation qui appartient en propre à la civilisation elle-même en tant que celle-ci requiert une certaine forme de violence et de cruauté afin de s’instituer comme civilisation. Nul ne peut croire à la douceur innocente de la civilisation, attendu que l’histoire, depuis la découverte du Nouveau Monde, nous montre le spectacle désolant d’une conquête au nom de la civilisation qui a abouti très souvent à la barbarie.
Qui est donc le vrai nihiliste ? Qui fait usage d’une violence sans frein et gratuite, afin d’édifier, sur un tas de cadavres, son règne ? Contrairement à ce que soutiennent certains penseurs conservateurs, soucieux de sauver les meubles d’une tradition corrompue, le nihilisme ne peut être identifié à la seule critique de la civilisation moderne, si tant est que l’on soit parvenu à dégager l’unité de celle-ci. Toute détermination est négation, de sorte que chaque choix de civilisation implique une annihilation des autres possibilités culturelles, techniques et idéelles. À ce compte, toute civilisation serait nihiliste en tant qu’elle contiendrait en soi le rejet de certaines expériences sociales et culturelles au profit d’autres, alternatives ou antagonistes. Personne néanmoins n’accepterait de considérer une civilisation comme nihiliste – et il aurait raison – sous prétexte qu’elle opère des choix drastiques dans la vie humaine en mettant en valeur certains comportements typiques. Il nous faut donc reprendre la question à zéro et considérer le nihilisme comme le rejet, non d’une civilisation, mais du principe de civilisation. Mais alors le nihilisme se confond tout simplement avec la barbarie, à savoir avec une humanité sauvage qui ne connaîtrait pas encore le processus de civilisation, ce qui est absurde car circulaire.
Il existe donc autant d’espèces de nihilisme qu’il existe de raisons de dire non ; et ce qui différencie le nihilisme ne tient pas dans son acharnement à nier un certain état du monde supposé communément valable (par qui ? et au nom de quoi ?), mais dans la manière dont il le fait : le coup de force. Pour un penseur imprégné par la théologie et la scholastique comme Voegelin, la philosophie de Nietzsche est nihiliste de fond en comble : en libérant la puissance immanente de la vie, elle destitue les principes sacrés de la civilisation ; mais pour Nietzsche lui-même, le socle idéel sur lequel reposent les convictions conservatrices de Voegelin est déjà lui-même nihiliste, attendu qu’il s’édifie sur la négation de la vie et du monde, bref de l’immanence. On pourrait dire qu’un philosophe traite un autre philosophe de nihiliste, lorsqu’il ne s’accorde pas avec lui sur les choses à rejeter. Ce n’est pas le néant qui est ici en jeu, mais son emploi et sa destination. Il y a une manière de dénoncer le nihilisme qui est nihiliste ; c’est celle qui conçoit le négatif comme nocif dans les mains d’autrui, mais s’en accommode dans son propre maniement critique. Les nihilismes sont aussi divers que les raisons de nier.
Ce n’est donc pas l’étendue des dégâts qu’elle a directement ou indirectement causés qui, rétrospectivement, peut nous autoriser à qualifier une doctrine philosophique de nihiliste. Il est toujours permis d’aduler le tyran, et les factures de l’histoire restent rarement impayées. Le nihilisme n’a rien à voir avec les massacres historiques, il n’en est pas même la caution théorique. Il s’agit là d’une invention stratégique de penseurs à court d’arguments qui considèrent le néant comme une insulte et n’ont trouvé d’autre moyen de discréditer leur adversaire que de leur jeter au visage la négation qu’ils font mine d’abhorrer. Pour les uns, le nihilisme moderne signifie extinction de la vie, maladie de la puissance, lassitude et renoncement ; pour les autres, refus morveux de la transcendance, des valeurs immémoriales de l’unum, verum, bonum. Que chacun choisisse son camp.
Mais l’essentiel est-il vraiment là ? Ce qui est nouveau n’est pas la dose de négativité que contient le monde, ni l’expression violente de ses envies et de ses passions ; non, ce qui marque l’originalité de la modernité tient à sa conviction profonde que le néant est une force, et non plus un état. Aussi tout le monde se bat-il pour l’emploi de cette force inédite, et toutes les justifications sont bonnes à partir du moment où elles parviennent à s’arranger avec le pouvoir décapant de la négativité. Néanmoins, parce qu’elle ne peut s’assumer comme telle, cette fascination moderne du nihil doit respecter une règle : ne jamais faire publiquement sien le nihilisme, associé dans l’esprit du sens commun aux femmes violées, aux enfants massacrés, aux coups et aux tortures, aux homicides. Elle veut bien faire un emploi de la chose, mais sans la nommer. Et c’est la raison pour laquelle le penseur moderne est si naturellement enclin à voir des nihilistes tout autour de lui et, en même temps, à rester aveugle à son propre usage de la négativité qu’il pense tout simplement rédimé par sa finalité supérieure (trait de pensée proprement nihiliste, s’il en est).
Il est caractéristique de la pensée contemporaine que son recours continuel aux termes négatifs de « crise des valeurs », de « nihilisme » et de « perte de l’autorité » entraîne à la longue des effets contre-productifs. Car, alors même qu’elle vise à effrayer le public en employant ce registre verbal et à créer chez lui une sorte d’électrochoc psychologique censé le reconduire peu à peu vers les voies bénies de la raison, elle commence à le lasser. Dans l’attente de la catastrophe annoncée, la vie continue, ni meilleure ni pire, et le temps ne joue pas en faveur du catastrophisme apocalyptique qui fleurit seulement aux époques d’effervescence sociale et de montées subites de température.
Les lieux du néant
Deux penseurs ont placé la question du nihilisme au cœur de leurs préoccupations : Nietzsche et Heidegger. Au-delà de ce qui les distingue, l’un et l’autre refusent d’envisager le nihilisme comme une orientation mystique, une prédilection personnelle ou collective pour le néant ou encore une vision du monde accordée à son absurdité. L’intérêt de cette approche consiste à rendre pour ainsi dire sensible le nihilisme en décrivant la manière dont il se phénoménalise à l’époque moderne. Dans ce cadre, peut-on dire qu’une certaine forme d’oubli du monde constitue l’aboutissement de la volonté de néant ? Comment l’acosmisme devient-il phénomène, par exemple dans certaines métropoles auxquelles vous avez consacré des études ? Se sentir « étranger au monde » constitue-t-il l’affect nihiliste par excellence ?
Nietzsche comme Heidegger discernent en effet le nihilisme plus dans un processus culturel que dans de simples positions théologico-philosophiques. Pour eux, le nihilisme s’est incarné, a pris véritablement corps dans les objets, les attitudes, les marchandises, des processus, le dispositif technique (Gestell) de sorte que l’acosmisme, qu’il véhicule comme disqualification du monde sans signification ni valeur, s’est lui-même concrétisé paradoxalement dans le monde. On peut ainsi reconnaître des formes mondaines d’acosmisme anti-mondain dans certaines tendances techniques, architecturales et urbanistiques. Ce qu’on nomme, après Duvignaud et Augé, des « non-lieux », à savoir des espaces contemporains déconnectés de toute identité, relation et tradition (centres commerciaux, aéroports, parkings de zones commerciales, hôtels discounts des bords d’autoroute, etc.), appartiennent, selon moi, à une forme d’urbanisme acosmique qui, dans un esprit néognostique de dévalorisation sensible et symbolique du monde, construit des lieux indépendants de toute relation vivante au monde ambiant, tant du point de vue spatial que temporel. D’où la prolifération de cette architecture suburbaine à bas coût qui, de Los Angeles à Marne-la-Vallée, s’inscrit dans l’espace mondial sans référence aux environnements naturels et humains. Le géographe Augustin Berque n’hésite pas également à parler dans ses derniers travaux5 d’une tendance acosmique dans la production des villes, notamment dans cette façon d’édifier des bâtiments et des quartiers sans nulle interaction souple et profonde avec le site, l’histoire, le paysage, les pratiques des habitants. Bien évidemment, ce nihilisme acosmique se masque comme mise en valeur positive du monde, à savoir comme son exploitation. Mais, peut-on rétorquer, Max Weber a clairement montré dans ses écrits sur le développement du capitalisme dans l’aire géographique du protestantisme que l’esprit d’une valorisation économique et marchande du monde pouvait très bien s’accompagner d’un pessimisme mondain flagrant. Aussi la modernité technicienne et capitaliste n’est-elle pas uniquement mue, comme le croient de manière naïve à mon avis Hans Blumenberg6 et Axel Honneth7, par une attitude positive envers le monde à travers sa mise en valeur rationnelle dans la science et la technique, mais également, de manière peut-être plus souterraine, par une mise à disposition du monde qui dénote son absence fondamentale de valeur.
L’orientation vers le monde de la modernité laïque n’est pas la découverte de sa positivité contre sa dévalorisation métaphysico-chrétienne au profit d’un outre-monde absolu, mais, au contraire, le prolongement de cette disqualification. C’est à mon sens ce qu’ont vu Voegelin et Arendt : la rationalité moderne, loin de mettre fin à l’attitude de méfiance vis-à-vis du monde sensible et terrestre, l’a accentuée en colonisant ce monde sensé être mis pour la première fois en valeur depuis l’antiquité grecque par des processus qui lui sont étrangers : la rationalité technicienne, l’idée de profit et d’accumulation infinie, etc. Il n’est donc pas étonnant que le sentiment d’être étranger au monde s’accentue dans une culture de la mondialisation sans monde, dans la culture marchande et technique basée sur un flux perpétuel des récits, images et informations qui ne donne pas la possibilité à tout un chacun de l’intégrer à son horizon d’expérience et de vie. Le gnosticisme acosmique et nihiliste n’est plus, dans ces conditions, une doctrine ou un état d’esprit ; c’est devenu une réalité objective. Le déni du monde s’incarne d’une certaine manière dans les produits de la technologie moderne. Il y a plus de gnosticisme dans un composant électronique que dans les manuscrits de Nag-Hammadi.
- *.
Philosophe, écrivain, il a récemment publié Suburbia, Paris, Éditions Inculte, 2013.
- 1.
Éric Voegelin, la Nouvelle Science du politique (1952), Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2000.
- 2.
Hans Jonas, le Principe responsabilité (1979), Paris, Flammarion, coll. « Champs Essais », 2013.
- 3.
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne (1961), Paris, Pocket, 2001.
- 4.
Voir Michel Henry, la Barbarie, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 2004.
- 5.
Augustin Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2009.
- 6.
Hans Blumenberg, la Légitimité des Temps modernes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 1999.
- 7.
Axel Honneth, la Société du mépris, Paris, La Découverte, 2006.