
Itaewon. Consoler les morts, gérer les vivants
Cent-cinquante-six personnes sont mortes dans des mouvements de foule le soir d’Halloween, dans le quartier d’Itaewon à Séoul. Désireux d’échapper un moment au sentiment d’exclusion et de déracinement dans une communion carnavalesque, ces jeunes ont payé de leur vie l’absence de gouvernance du risque dans cette société hypermoderne.
Le samedi 29 octobre 2022, à 22 heures 10, dans le quartier d’Itaewon, à Séoul en Corée du Sud, les enfants sont morts, debout pour certains. Ils ne faisaient plus qu’une seule masse de corps. Les gens ont dit qu’on ne pouvait pas les retirer de la masse, au début, tellement ils étaient serrés. À la fin, ils étaient cent cinquante-six morts, asphyxiés, écrasés.
Un quartier de fête
Ils étaient venus pour célébrer Halloween, une fête étrangère dans ce quartier d’Itaewon. Au cœur géographique de Séoul, l’arrondissement de Yongsan a depuis toujours été celui des étrangers. Il accueillait les légations chinoises ou mongoles sous le royaume de Joseon ; il fut investi par les forces coloniales japonaises dès le début du xxe siècle, qui y installèrent une garnison et la résidence palatiale du gouverneur. Après la guerre de Corée (1950-1953), les Américains récupérèrent la zone militaire pour en faire une gigantesque base où résident des milliers de GI. Même si elle est en train de déménager hors de Séoul, elle accueille encore des soldats et leurs familles, qui vivent dans une petite Amérique derrière les murs barbelés, en plein centre de la Corée1. Itaewon, juste à côté de la base, fut longtemps un quartier rouge, un mini-Saïgon avec ses petits bars à entraîneuses le long des rues en pente de sa colline.
Dans les années 2000, avec le retrait progressif des soldats américains, le couvre-feu imposé à ces derniers après le 11 septembre 2001, l’organisation de la Coupe du monde de football en 2002, qui vit l’ouverture d’une station de métro, Itaewon se débarrassa lentement de ses oripeaux de ghetto pour militaires et devint un véritable quartier cosmopolite. Les restaurants étrangers ouvrirent dans ses ruelles, qui se remplirent de Coréens curieux du monde. Les bars gays qui avaient ouvert sur la colline essaimèrent, portant la bonne parole de la fête débridée dans la « vallée », derrière le grand hôtel Hamilton. Les jeunes Coréens, qui avaient voyagé librement hors de leurs frontières, contrairement à leurs parents, se mirent aussi à fréquenter les lieux.
De quartier alternatif pour expatriés dans les années 2000, il devint ainsi un lieu de fête grand public dans les années 2010. Ce n’était plus le quartier rouge à la réputation sulfureuse, bien plus dangereux de réputation qu’en réalité. Itaewon attirait pour la convivialité exotique qu’il offrait. De fait, beaucoup de restaurants de la première génération ont déménagé, emmenant avec eux les Coréens exigeants et les expatriés à la recherche d’authenticité. De nouveaux établissements ont ouvert pour une clientèle plus jeune, dans la vingtaine, insouciante, consommatrice de nouveautés, de contenus « instagrammables », de rencontres faciles, de musique et de danse. Les magasins de fausses marques de luxe, qui avaient fait la fortune des locaux dans les années 1980-1990, ont été remplacés par des bars bruyants, des clubs souterrains, des cafés de grandes chaînes, des restaurants de kebab et de tacos. Les jeunes passent et repassent dans les rues, visitant comme s’ils étaient dans une ville étrangère, réinventant une forme coréenne de passeggiata, de promenade mêlant le voir et l’être-vu.
Un nouveau rite de passage ?
Itaewon s’est aussi peu à peu « pattayisé », devenant, comme la fameuse station balnéaire thaïlandaise, une cour de récréation pour la jeunesse globalisée du monde développé. Le voyage sac à dos dans un pays en voie de développement d’Asie ou d’Amérique du Sud appartient presque à une époque révolue. Les « milléniaux » voyagent désormais dans le monde entier, posant leurs valises à roulettes dans un Airbnb en colocation. La recherche d’une expérience spirituelle non occidentale ou l’enrichissement par la découverte de cultures traditionnelles exotiques ne motivent plus autant les jeunes touristes globalisés. La Corée du Sud attire de plus en plus de « milléniaux » de tous les pays, même s’il s’agit d’un pays moderne où le coût de la vie est plutôt élevé. Les Français sont particulièrement nombreux (2 338 visas étudiants en 2021, à la 5e position). S’ils viennent en Corée, qui n’a pas les charmes faciles des plages thaïlandaises ni la dimension spirituelle de l’Inde, c’est pour vivre sur place ce qu’ils ont découvert tôt chez eux à travers la hallyu, la vague coréenne de produits et contenus culturels. Comme nous le confiait une jeune Française de passage à Séoul, elle a « tout » visité (palais royaux, musées, etc.) lors de son premier séjour à Séoul ; son second séjour avec une amie est dédié au shopping et à la fête. Ils sont ainsi nombreux à être venus cette année d’Europe, d’Australie, d’Indonésie, de Taïwan, du Japon et d’ailleurs pour fêter Halloween en Corée. Aussi y a-t-il pas moins de vingt-six étrangers de quatorze nationalités parmi les victimes du drame du 29 octobre.
Alors que le voyage avec un sac à dos, avec sa dose de risque, ses auberges bon marché, ses treks et ses Full Moon Parties représentait pour les jeunes nantis du monde une sorte de rite de passage moderne, la globalisation des pratiques par les réseaux sociaux et le développement des compagnies aériennes low cost a changé le sens du voyage à l’étranger. L’ailleurs s’est banalisé en un sens, avec la déterritorialisation des pratiques des jeunes. Une trend TikTok n’a pas de frontière. Tout le monde danse sur la musique du boys band sud-coréen BTS. Pourquoi pas, alors, fêter Halloween à Séoul ? Si le voyage n’est plus vraiment un rite de passage, il demeure cependant une fascination pour la différence culturelle, du moins celle que propose la Corée. Cette dernière, avec sa culture « douce2 », ses garçons romantiques et ses filles sexy, offre de surcroît un environnement rassurant, confortable et sécurisé : ici, pas de risque d’attentat, peu de pickpockets, les routes sont bonnes, les trains à l’heure. C’est donc un exotisme « à bas coût » lui aussi, pas donné financièrement, mais sans grand danger. Au fond, les motivations des jeunes Coréens qui viennent à Itaewon sont un peu similaires : eux aussi y vont consommer un peu d’exotisme inoffensif, afin de s’extraire de leur quotidien coréen tout en restant dans le pays. Mais pourquoi Halloween plutôt qu’une autre fête importée ?
Pourquoi Halloween ?
Halloween est une fête d’origine anglo-saxonne qui inscrit des traditions païennes diverses et très anciennes dans le calendrier liturgique chrétien. (All) Hallow’s Eve(n) est la veille de la fête de tous les saints (Hallow), soit le 31 octobre, veille de la Toussaint, avant le 2 novembre, Jour des morts. Originellement, dans les pays anglo-saxons, pour Halloween, les enfants font le tour du quartier habillés de costumes terrifiants de fantômes et de monstres en demandant des confiseries (treat) sous peine de punir les adultes récalcitrants d’un mauvais tour (trick). Cette tradition, a priori étonnante dans le monde chrétien, s’inscrit dans une série d’événements dédiés à l’enfance en fin d’année, de Halloween à Noël. Cette transformation de l’enfant, normalement symbole d’innocence, en trickster (décepteur) retrouve une figure classique des contes et mythes du monde traditionnel. Pour en comprendre les résonances dans notre monde contemporain, en Corée du Sud de surcroît, un petit détour par l’anthropologie est nécessaire.
Claude Lévi-Strauss a publié en 1952 un texte longtemps resté méconnu, car peut-être jugé anecdotique, dans lequel il analyse la figure du père Noël3. Il réagit à une série de faits divers ayant émaillé les fêtes de Noël en 1951 en France, durant lesquelles des religieux avaient brûlé une effigie du Père Noël devant la cathédrale de Dijon. Pour comprendre cet acte anachronique, Lévi-Strauss pose un regard d’anthropologue sur cette tradition, que l’on a trop simplement réduite à une réappropriation commerciale, voire à une pure invention de Coca-Cola. Il constate que cette figure du vieil homme barbu récompensant les enfants sages s’inscrit dans une série de célébrations, débutant avec Halloween justement, qui ponctuent l’arrivée de l’hiver jusqu’au solstice d’hiver, moment où les jours rallongent. Ces fêtes diverses, célébrant le retour de la lumière et le retrait de la mort hivernale, étaient si importantes dans le monde préchrétien (saturnales, Samain, etc.) que Rome préféra adapter son calendrier liturgique pour les intégrer plutôt que de tenter d’en éradiquer la pratique.
Ce qui est intéressant avec cet invariant, que l’on retrouve dans presque toute culture connaissant les rigueurs d’un hiver qui pourrait consommer la mort du soleil et donc de la vie, c’est qu’il met en scène une classe d’âge particulière, d’habitude peu impliquée dans la vie de la cité : l’enfance. Selon Lévi-Strauss, les enfants, dans les sociétés traditionnelles, représentent la catégorie d’individus non encore intégrés au corps social adulte par les rites d’initiation. Ils sont donc le groupe comportant le plus d’altérité, et donc le plus propre à représenter cet autre absolu qu’est le mort. En s’aidant de l’exemple des Indiens Pueblo, l’anthropologue structuraliste émet l’hypothèse que, de novembre à Noël, les enfants sont invités à endosser la fonction symbolique des morts, de ces morts revenants sur Terre pour hanter les vivants, profitant des ténèbres hivernales. Ainsi, d’Halloween à Noël en passant par la Saint-Nicolas, on ferait des offrandes aux morts par le biais des plus jeunes afin de les apaiser. Les joujoux et les bonbons seraient un don symbolique pour renvoyer en paix les forces des enfers. La naissance du Christ, placée précisément après le solstice, quand la vie promet de revenir avec la lumière des jours croissants, confirme ce pouvoir très particulier de l’enfance, même dans nos sociétés monothéistes : Dieu nous a ainsi envoyé son fils pour sauver l’humanité par son sacrifice.
Si nous revenons au verbe anglais hallow, qui signifie « sanctifier », il renvoie bien entendu aux nombreux saints du calendrier catholique. Les saints sont ces individus qui ont été sanctifiés après leur mort, bien souvent violente dans le cas du martyr. On célèbre en eux une vie vertueuse et exemplaire, c’est-à-dire suivant l’exemple de Jésus-Christ, jusque dans le sacrifice de leur vie pour le bien de l’humanité. Dans la sainteté des saints, le sacrifice de soi est une dimension essentielle, qui explique aussi en partie le succès populaire que rencontra le culte des saints depuis le Moyen Âge en Occident : les tropes anciens de la victime sacrificielle et du bouc émissaire4 étaient réactivés et démultipliés en des figures variées et locales.
Génération Z, une classe d’âge sacrifiée
Dans son article, Lévi-Strauss fait une remarque importante, liée au contexte de rédaction : à cette époque, « la “jeunesse” a largement disparu, en tant que classe d’âge, de la société contemporaine5 ». Cela devait changer bientôt, avec les mouvements de protestation des années 1960, qui constituèrent définitivement la « jeunesse » (les vingtenaires) en classe d’âge non seulement spécifique, mais de plus en plus importante socialement. En Corée du Sud, malgré un vieillissement préoccupant de la population, dû à l’un des plus bas taux de natalité du monde, la jeunesse conserve une agentivité très forte. Séoul est la ville dont le prince est un enfant : c’est autour de cette tranche d’âge, pourtant économiquement minoritaire, que la culture populaire coréenne semble graviter. Les milliers de cafés du pays offrent des espaces à ces jeunes littéralement branchés, c’est-à-dire ultra-connectés sur leurs portables, d’où ils consomment musique, webtoons, séries télévisées, films, jeux en ligne, et commandent cosmétiques, nourriture et vêtements, bref tous les avatars en « K » de la hallyu. Cette dernière paraît presque s’être développée avec la jeunesse pour objectif central. Cela inclut les adolescents, qui sont le cœur de cible des produits culturels coréens, aussi bien dans le pays qu’internationalement. On voit donc la distance qui sépare le texte de Lévi-Strauss de notre époque, et les aménagements qu’il faut apporter à son analyse. En effet, Halloween, depuis une dizaine d’années au moins6, est célébrée en Corée du Sud comme un gigantesque carnaval, non pas tant par les enfants que par les adolescents et vingtenaires7.
Cette fête a pris des allures de saturnales modernes en Corée pour les représentants de cette génération Z (MZ sidae en coréen, nés entre 1996 et 2005). « Z », la dernière lettre de l’alphabet, comme si cette classe d’âge devait être la dernière, comme si, après elle, il fallait repartir à zéro. Il faut se rendre à l’évidence : les jeunes Coréens de cette génération sont particulièrement désabusés et cyniques, parfois même très critiques à l’encontre de leur société. Déclassés socialement par rapport à leurs aînés par un chômage galopant, alors qu’ils sont les plus diplômés au monde, écrasés dans une société encore en transition entre hypermodernité et tradition, confrontés à de multiples crises globales, ils sont donc pris en étau entre l’insouciance (relative) de l’enfance et le contre-modèle de leurs parents8. Il est donc intéressant de constater que dans la version locale d’Halloween, ce sont les jeunes adultes, nouvelle classe d’âge indépendante et intermédiaire, qui prennent le relais des enfants pour cette fête que le christianisme avait édulcorée et rendue inoffensive en lui ôtant sa violence originelle, mais qui retrouve dans les rues de Séoul une force cathartique nouvelle. Pour reprendre les termes de René Girard, Halloween a retrouvé à Séoul une part de la « violence mimétique » que la fête cherchait originellement à canaliser.
On notera que si la Corée a une importante fête des moissons en septembre-octobre (Chuseok), qui est l’occasion d’honorer aussi les ancêtres, et qu’elle connaît des figures de tricksters très présentes dans son folklore (les tokkaebi, par exemple), Halloween n’a pas d’équivalent local. Il n’y a pas, entre Chuseok et le premier de l’an lunaire (célébré entre fin janvier et début février), de fête traditionnelle servant à exorciser les angoisses mortifères de l’hiver. Noël est fêté par les nombreux chrétiens (27, 6 % de la population), mais la cérémonie des cadeaux et le culte du père Noël n’y ont jamais eu le même rôle que dans d’autres pays. On peut imaginer que, dans un contexte anxiogène, rendu encore plus étouffant par la pandémie de Covid-19, la jeunesse coréenne trouve en Halloween une occasion de travailler symboliquement et collectivement ces angoisses sociétales.
Représentants des morts revenus sur terre temporairement, les jeunes déguisés le samedi 29 octobre à Itaewon se sont retrouvés collés les uns aux autres, terrifiés, tels les masses de damnés sur les fresques médiévales des enfers. Ce jour-là, la passeggiata habituelle devant les bars et les clubs s’est transformée en une presse gigantesque, où plus de cent mille personnes évoluaient dès l’après-midi en un flux dense et lent, sans but ni sens. Trop serrés pour voir les costumes des autres, trop agglutinés pour montrer le leur, ils se fondaient dans cette marée humaine qui était devenue à elle-même sa propre raison d’être. Être ensemble dans un même lieu, au même moment, du même âge, était-ce suffisant ? Il devait y avoir, avant l’accident, accompagnant la frayeur causée par cette foule, un sentiment puissant de communion. Ou tout simplement, l’alcool aidant, d’oubli de soi, de dépersonnalisation, et c’était peut-être agréable, rassurant.
Comme si tous ces jeunes morts sur l’autel de notre société du risque étaient des martyrs.
Les forces de l’ordre étaient quasiment absentes du lieu. Les cent trente-sept policiers présents étaient surtout là pour surveiller d’éventuelles infractions mineures (seulement cinquante-huit d’entre eux étaient en uniforme). En effet, ce jour-là, avec trois énormes manifestations politiques en centre-ville, sept mille policiers étaient occupés ailleurs, à des choses plus sérieuses, des choses d’adultes. La douzaine de personnes qui ont appelé les secours, dès 18 heures 34 et jusqu’à l’heure du drame, pour leur demander d’intervenir, avertissant qu’il allait se passer un accident, n’ont pas suscité de réaction de la part des autorités. C’est qu’Itaewon traîne encore sa réputation d’entre-deux, ni complètement terre étrangère comme l’est la base américaine, ni vraiment coréenne. Pourtant, c’est justement cette altérité du lieu qui a dû attirer ces jeunes qui partagent un sentiment d’exclusion sociale. Ils sont redevenus, le temps d’un drame, les enfants des mythes anciens. L’indifférence ou, tout au moins, l’impréparation des autorités a consommé leur mort : au lieu de savoir les apaiser comme le font les fêtes traditionnelles de cette période de l’année, elle les a sacrifiés. Halloween en a sanctifié cent cinquante-six en les transformant en martyrs. En effet, en coréen, on utilise souvent, à la place du mot pihaeja qui signifie littéralement et juridiquement « victime », un terme plus chargé affectivement : heuisaengja, « ceux qui se sont sacrifiés ». C’est ce mot qui a été utilisé pour désigner les trois cent quatre jeunes victimes du ferry Sewol en 20149. Comme si tous ces jeunes morts sur l’autel de notre société du risque10 étaient des martyrs, comme si, à la manière du Christ, ils avaient non pas subi, mais voulu cette mort expiatoire. La langue vient confirmer que cette tragédie est plus qu’un fait divers.
Hell Chosun
Le mal-être des jeunes Coréens vis-à-vis de leur pays et de sa culture porte un nom : Hell Chosun11. Cette expression combine le nom que porta très longtemps le pays (Joseon) et l’enfer, en anglais dans le texte. Elle résume le manque de perspective de la jeunesse dans un contexte ultra-compétitif où la sélection commence dès l’école primaire. Le peu d’intérêt porté à l’épanouissement personnel par rapport aux diplômes, à la carrière et aux revenus écrase les individus. Les séries dystopiques coréennes, comme Squid Game (2021) sur Netflix, illustrent ce malaise, qui se traduit par le taux de suicide le plus élevé de l’OCDE. Pour beaucoup de jeunes, la Corée traditionnelle est un enfer d’où il faut s’échapper : par les jeux en ligne, la fête alcoolisée, les réseaux sociaux, les études à l’étranger, peu importe. Mais, dans cette société qui combine le puritanisme protestant et le rigorisme néo-confucéen, il est difficile d’échapper à l’ordre moral. Kang Dae-hoon, un jeune chercheur coréen, propose une « sociologie du nunchi » pour décrire, en Corée du Sud, l’incorporation très forte du regard social (nunchi) comme déterminant des actions individuelles et comme outil d’auto-contrôle. Ici plus qu’ailleurs, « l’enfer, c’est les autres », comme le montre une autre série coréenne à succès de Netflix, Hellbound (2021). Des monstres venus de l’enfer y viennent punir, en les massacrant en place publique, de pauvres hères ayant commis des péchés mineurs. L’ultra-violence visuelle est l’écho de la violence morale quasi insoutenable de ces exécutions, mises en scène devant public et caméras de télévision.
Hellbound résume métaphoriquement la nature de l’enfer version Chosun, un enfer qui n’est plus dans l’au-delà, mais terrestre12. Pour raffiner l’affirmation sartrienne, dans la version contemporaine, l’enfer, c’est les autres dans le panoptique des réseaux sociaux. Si on commence une carrière d’influenceur en montrant son corps, voire sa sexualité, on la termine désormais en mourant devant les caméras des téléphones portables. Les moments les plus intimes d’une vie ne le sont plus, qu’on le veuille ou non, à cause des caméras de surveillance omniprésentes, des caméras cachées13 et du voyeurisme live des drames. La mort elle-même, qui devrait être le moment le plus privé de l’existence d’un individu, a été ôtée aux victimes d’Itaewon. Les masses de jeunes, des terrasses environnantes, de l’avenue principale, dans la foule en panique elle-même, ont filmé en temps réel l’accident, pris des photos des morts entassés, partagé des vidéos des dizaines de corps allongés recevant en vain des massages cardiaques. Comment ne pas se souvenir des enfants du Sewol se filmant en train de couler, pris au piège dans le ferry ? L’indécence visuelle qui a accompagné le chaos de la tragédie d’Itaewon a suscité quelques débats. L’association des neuropsychiatres coréens a rappelé les risques psychologiques d’une telle exposition à des images aussi violentes. Mais cette nouvelle obscénité ne semble choquer que quelques professionnels de santé et des philosophes soucieux des questions éthiques.
Peut-être que l’oblation de ces jeunes pour Halloween n’aurait pas été complète si elle n’avait pas été effectuée en public. Peut-être ont-ils été ainsi symboliquement offerts en victimes expiatoires aux dieux des enfers. Ce sont des « martyrs », dit-on, comme s’ils avaient décidé de venir mourir de la sorte à Itaewon. Pourtant, ils étaient simplement venus pour échapper temporairement à l’enfer coréen, le temps d’une communion carnavalesque. Leur mort ne leur appartient même plus, circulant sur les réseaux sociaux et les médias du monde. Déjà, elle est récupérée par les partis politiques pour accuser le gouvernement. La tragédie, en devenant politicienne, perd de sa dimension politique, et l’on risque de passer à côté de ses répercussions sociales. Ici, la pensée mythique liée à l’imaginaire d’Halloween vient offrir un déflecteur à un événement qui pourrait permettre une forme de réflexivité, un retour sur soi, s’il n’était pas ainsi détourné en vue d’une normalisation. Apprendrons-nous de ces morts à mieux gérer les risques de notre hypermodernité ? Effondrement de ponts, de grands magasins et de tunnels, naufrages, incendies dans le métro, crashs d’avion, les accidents de masse spectaculaires émaillent la modernité sud-coréenne. La gouvernance du risque semble toujours faire défaut : l’enquête sur la tragédie d’Itaewon à peine entamée révèle déjà de graves manquements des autorités, et plusieurs responsables de la police ont été limogés. Nous avons renvoyé ces jeunes morts à leur géhenne sans les consoler, sans joujou ni bonbon. Maintenant que l’hiver est là et que les portes de l’enfer sont ouvertes, ces nouveaux fantômes des jeunes « martyrs » reviendront-ils hanter la société coréenne pour lui apprendre à mieux gérer les vivants ?
- 1. À la mi-août 2022, les forces armées américaines avaient rendu environ 30 % de la zone aux autorités coréennes. La base de Yongsan accueillerait actuellement environ 5 000 personnes, après avoir eu une population dépassant les 20 000 personnes jusqu’en 2019.
- 2. Pour l’analyse de ce sweet power coréen, voir Vincenzo Cicchelli et Sylvie Octobre, K-pop. Soft power et culture globale, Paris, Presses universitaires de France, 2022.
- 3. Claude Lévi-Strauss, « Le Père Noël supplicié », Les Temps modernes, n° 77, mars 1952, p. 1572-1590 (rééd. Seuil, 2016).
- 4. Voir, en particulier, René Girard, Le Bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982.
- 5. C. Lévi-Strauss, « Le Père Noël supplicié », art. cité, p. 1586.
- 6. Un spécialiste américain de la Corée moderne évoque une première mention d’une célébration d’Halloween à Pyongyang en 1913 : Robert Neff, “Korea early Holloween history” [en ligne], The Korea Times, 29 octobre 2022.
- 7. 77 % des victimes d’Itaewon appartenaient à ces deux tranches d’âge.
- 8. Le mal-être de ces jeunes Coréens est bien décrit par Ida Daussy, Corée à cœur, Paris, Atelier des Cahiers, 2019, p. 243-289. Voir aussi le roman coréen à succès de Chang Kang-myoung, Parce que je déteste la Corée [2015], trad. par Mélanie Basnel et Lim Yeong-Hee, Arles, Éditions Picquier, 2017.
- 9. Voir Benjamin Joinau, « Qu’est-ce qui coule quand un bateau coule ? », Critique, n° 848-849, 2018, p. 35-50.
- 10. Pour une analyse de la société coréenne au prisme des concepts d’Ulrich Beck, voir par exemple Suh Jae-Jung et Kim Mikyoung (sous la dir. de), Challenges of Modernization and Governance in South Korea: The Sinking of the Sewol and its Causes, Singapour, Palgrave MacMillan, 2017.
- 11. Voir Steven Denney, « “Hell Chosun”, expression de l’insatisfaction de la jeunesse sud-coréenne », Korea Analysis, n° 9, février 2015, p. 42-45.
- 12. Georges Minois, Histoire de l’enfer, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 2019, p. 19 : « L’évolution du mythe infernal est un bon indicateur des mutations éthiques à l’œuvre dans nos sociétés. Son dernier avatar – l’enfer terrestre – révèle les inquiétudes du monde contemporain face à un avenir plus incertain que jamais. »
- 13. Les incidents graves et scandales liés aux caméras cachées (molka) sont devenus un problème social important à la fin des années 2010 en Corée, au point de conduire à un durcissement de la législation en 2017.