
Itaewon : de la série à l’hécatombe
La série Itaewon Class a probablement joué un rôle promotionnel dans le succès d’un quartier de Séoul qui a été récemment métamorphosé, à l’image du néolibéralisme effréné qui domine l’ensemble de la société coréenne.
Durant les célébrations de Halloween du 29 octobre 2022 à Séoul, dans le célèbre quartier des festivités et plaisirs d’Itaewon, cent cinquante-six jeunes personnes ont trouvé la mort. Elles ont été piétinées, asphyxiées ou écrasées par un mouvement de foule dans une des nombreuses ruelles menant aux bars, clubs et restaurants qui se sont récemment multipliés derrière l’hôtel Hamilton, à quelques mètres de la station de métro.
Deux ans plus tôt, en pleine épidémie de Covid, la promotion de ce quartier comme haut lieu de consommation de masse avait trouvé son apogée avec la série Itaewon Class diffusée sur Netflix et la chaîne sud-coréenne JTBC, qui en assurait la production. La série a probablement joué un rôle promotionnel dans le succès d’un quartier qui a récemment été métamorphosé, à l’image du néolibéralisme effréné qui domine l’ensemble de la société coréenne.
Reconquête d’un quartier interlope
Le quartier d’Itaewon, situé en plein cœur de Séoul mais sur la rive nord (c’est-à-dire loin des luxueux nouveaux quartiers sud de Gangnam) a longtemps été l’oasis des plaisirs des G.I. stationnés dans le pays (entre vingt et quarante mille militaires). Une importante base américaine se trouvait en effet à proximité. Les soldats en permission, surveillés par la police militaire américaine, allaient s’encanailler dans les bars, souvent auprès de prostituées locales. Cette présence n’allait pas sans confrontations : certains bars coréens faisaient de la résistance en refusant les chiens et les étrangers ; d’autres au contraire se mettaient aux couleurs de New York ou de Chicago, langue américaine comprise. Tout un petit commerce international y avait pris racine. Le labyrinthe de ruelles et de petits immeubles bricolés autour de la tour radio de la colline Hansan était devenu un endroit aussi rare que mal vu dans le pays. Des petits clubs de jazz aux salles de billard américain, des insalubres motels de passe aux bars gay et lesbiens en passant par les antiquaires et les bouis-bouis aux menus des quatre coins du monde, rien de similaire n’existait à Séoul. Quartier-monde de la nuit, mais ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, dans une Séoul encore renfermée sur ses traditions, tous les trafics possibles, de drogue notamment, mais pas seulement, y avaient pris pied. Si le quartier interlope par excellence était peuplé de nombreux étrangers, militaires ou non, les Coréens s’y aventuraient aussi, même si la rumeur déconseillait fortement aux jeunes filles de s’y rendre. La présence américaine, ainsi que celle de rejetons d’une influente et riche communauté internationale, empêchaient la police locale d’intervenir radicalement.
Lorsque l’annonce du départ de la base américaine pour la ville-dortoir de Pyeongtaek, à une cinquantaine de kilomètres de là, s’est répandue, les spéculateurs ont immédiatement réagi : le quartier était à reconquérir (sur les Américains), à vendre et à exploiter ; et l’étirement de la procédure, annoncée en 2016 mais qui ne connut un début de concrétisation qu’en 2019, leur en laissait le temps. De gros promoteurs coréens se sont intéressés non seulement à l’espace désormais vide de la base, mais aussi à tout le bric-à-brac des échoppes cosmopolites. Ils y ont vu un nouvel eldorado, extrêmement bien placé et longtemps envié, pour leurs chaînes de commerces (notamment associés aux grands groupes de médias), du restaurant à la discothèque. C’est alors que la série au succès international Itaewon Class vint jouer son rôle promotionnel.
La fusion publicité-série
Jean-Luc Godard l’avait annoncé dès les années 1980 : les conditions de production allait conduire le cinéma à se rapprocher de la publicité pour en devenir une variante ou une extension. La série Itaewon Class, diffusée en plein boom de la refonte d’Itaewon par les promoteurs, est le fruit d’une collaboration entre d’importantes sociétés coréennes de médias : la société de production cinématographique Showbox (filiale de la holding Orion), la chaîne privée JTBC (affiliée au groupe de presse Joongang et aux chaînes de salles Megabox), l’une des plus importantes du pays, le fournisseur d’accès Internet Daum et le célèbre service d’applications pour téléphone portable Kakao.
Le concept de la série mélange effectivement deux aspects : la promotion du nouveau quartier d’Itaewon, fleurissant de nouveaux commerces, débarrassés du cosmopolitisme tout en gardant une odeur de soufre ; le supposé souffle de liberté qui régnerait dans le quartier. En effet, l’intrigue de la série tourne autour de jeunes gens qui, en tentant d’échapper à leurs conditions sociales, se lancent dans le business à Itaewon, avec succès. Il y a bien un sous-texte de rébellion sociale, avec ces jeunes bellâtres et leur romance construite contre leurs destinées toutes tracées (la jeune héroïne commence la série en expliquant que sa vie est dure, car elle doit réussir à l’université puis trouver un bon mari.) C’est cet aspect « rebelle sans cause » (mais « glocalisé ») qui a pu séduire Netflix, le distributeur international de la série. Mais cette recherche de liberté vaguement motivée par l’injustice sociale (le père du héros vengeur est tué lors d’un accident causé par un jeune héritier de chaebol, symbole des holdings qui dirigent le pays). Mais la vengeance sociale se traduit par la course à la réussite économique sous l’étendard du néolibéralisme. En effet, la vision dominante, dans la plupart des épisodes, est celle de l’installation à Itaewon, en lieu et place des anciennes boutiques du quartier, de succursales des grosses chaînes commerciales du pays.
Le message est clair, la liberté est celle de l’entreprise et le nouveau quartier d’Itaewon est le nouvel eldorado du consumérisme local. Ce point conduit directement à la tragédie de Halloween du mois d’octobre. Plusieurs séquences de la série, accompagnée de chansons de K-pop, mettent en valeur les flots de jeunes consommateurs remplissant les ruelles à peine aménagées, dans une jungle urbanistique qui trouve sa légitimité dans le libéralisme capitaliste le plus sauvage (qu’il fraudait qualifier, comme cette hécatombe le montre, de nécro-capitalisme1). Ces super-consommateurs sont à la fois connectés aux publicités, aux bons de réduction pour les commerces du quartier qui abondent sur leur téléphone portable, et au même marketing massif qui remplit leurs écrans d’ordinateurs. La concentration extrême du consumérisme coréen (tout le monde consomme la même chose en même temps et au même endroit) trouve son apogée dans le nouvel Itaewon. Comme la série le montre – et, de fait, l’anticipe ou en fait la publicité –, les jeunes filles sont désormais les bienvenues, tout comme les adolescents. Ils seront nombreux à joncher le sol après la tragédie d’Halloween (quatre lycéens et 70 % de jeunes filles parmi les personnes décédées).
La société coréenne face à ses démons ?
Après la tragédie, la presse locale s’est faite l’écho (dans la mesure du possible, car le gouvernement a très vite cherché à encadrer les réactions) de nombreuses spéculations, intéressantes dans la mesure où elles révèlent les soubassements d’une communauté, mais qui laissaient dans l’ombre l’aliénation mercantiliste et ses échos dans le spectacle médiatique (en particulier, la série Itaewon Class), donc loin du faisceau des causes indirectes possibles. Les plus profondes analyses relevaient la tendance des Coréens à se masser dans l’indifférence derrière des destinations déterminées : soit pour ne faire qu’un (version optimiste), soit pour se noyer dans la foule de manière conformiste, voire nihiliste. En général, l’incrimination de la police a d’abord dominé, mais la critique a très vite visé le gouvernement. En effet, la police était, ce soir-là, particulièrement occupée à encadrer une manifestation anti-gouvernementale à une dizaine de minutes d’Itaewon (qui a duré jusqu’au soir). Quand on sait qu’en général, en Corée, on compte trois fois plus de policiers anti-émeutes ou en civil que de manifestants, on comprend que le commissariat d’Itaewon ait manqué de main-d’œuvre pour éviter le pire (en plus, l’intervention policière a été tardive.) Ces dysfonctionnements bureaucratiques (chaîne de commandement) liées à des considérations politiques, rappellent douloureusement la mort de trois cent lycéens noyés dans le naufrage du ferry Sewol en 2014.
Entre le laisser-faire de l’urbanisme sauvage et du consumérisme à outrance et, tel le joueur de flûte de Hamelin, l’hypnotisation médiatique de consommateurs-spectateurs, les malheureuses victimes de la soirée de Halloween à Itaewon, ainsi que les familles endeuillées, vont remettre la société civile coréenne face à ses démons, pour un temps.
- 1. Voir Antoine Coppola, « Le nécrocapitalisme de Squid Game » [en ligne], Esprit, octobre 2021.