Les Jésuites et la Chine. Le temps des mal-aimés (1842-1949)
Bien que souvent éclipsée par la première, incarnée par la figure de Matteo Ricci, la seconde mission jésuite en Chine (1842-1949) mérite d’être étudiée, car les échanges culturels et l’héritage intellectuel qu’elle a produits demeurent aujourd’hui.
La première mission jésuite en Chine (1583-1775) est auréolée des noms de Matteo Ricci, Adam Schall, Ferdinand Verbiest… C’est le temps d’une rencontre menée comme à mains nues, sans que la force militaire appuie les efforts missionnaires, le temps des premiers étonnements et des premières amours entre la Chine et l’Occident. Pourtant, la longue Querelle des rites, les édits impériaux chinois et la suppression de la Compagnie vont progressivement faire de cette première mission un champ de ruines – du moins en apparence1.
Une mission coloniale ?
En contraste, la « seconde mission » (1842-1949) a été bien moins étudiée, et son souvenir reste entaché par celui des impérialismes occidentaux qui avaient alors introduit et soutenu les missions catholiques et protestantes. Ce n’est qu’en 1840 que le supérieur général des jésuites, Jan Roothaan (1785-1853), finit par accéder aux demandes insistantes des chrétientés locales qui ont survécu aux persécutions. Trois jésuites français sont alors envoyés au Jiangnan (la partie sud du delta du Yangtze2). Ils y arrivent vers le moment où est signé le premier des « traités inégaux ». Le malentendu va très vite se révéler : opérant en autarcie depuis les édits impériaux de persécution, les chrétientés de la région de Shanghai s’étaient gouvernées au travers des clans catholiques locaux, avec l’aide de vierges consacrées qui animaient les assemblées liturgiques. L’existence de ces dernières va dérouter les missionnaires : dès 1842, le vicaire apostolique, Louis de Besi, s’indigne.
Ce ne sont pas seulement des cantatrices, mais des diaconesses, et des diaconesses plus puissantes que celles de l’antiquité chrétienne3.
Les missionnaires eurent donc soin d’exercer rapidement leur contrôle tant sur les biens temporels que sur des femmes à l’initiative par trop affirmée. Ils insérèrent aussi la formation des prêtres diocésains chinois dans les structures éducatives jésuites4. Les conflits furent d’abord nombreux. Pourtant, au fil du temps, les catholiques shanghaïens s’enorgueillirent de l’insertion de leurs congrégations locales dans l’Église universelle et de la convergence vers leur ville d’abondantes ressources matérielles et intellectuelles : avec ses dépendances, l’enclave catholique de Zikawei, sur les marges de la concession française de Shanghai, comprend des écoles, des orphelinats et des hôpitaux, une université, des presses, des ateliers d’art, un observatoire météorologique, un musée d’histoire naturelle.
Les jésuites, français ou étrangers, se placent d’emblée sous le « protectorat spirituel » exercé de facto par la France sur les missions chinoises. Toute action menée contre les missionnaires se règle par une intervention militaire et la demande de lourdes réparations financières5. Les rancœurs accumulées éclatent en 1900. Parmi les cent vingt martyrs de Chine, canonisés en octobre 2000, figurent quatre jésuites français : Léon Mangin (1857-1900), Paul Denn (1847-1900), Modeste Andlauer (1847-1900) et Rémi Isore (1857-1900) travaillaient tous dans le comté de Xian, province du Hebei, car l’insurrection des Boxers (ou « Poings de justice ») s’attaqua de préférence aux paroisses chrétiennes du nord-est du pays et ravagea leurs territoires6. Les rétorsions menées par les troupes occidentales après la fin de l’insurrection durèrent plus longtemps que le soulèvement lui-même.
Ces événements signalaient l’impasse dans laquelle la stratégie missionnaire s’était enfermée. Les congrégations religieuses, organisées sur des bases nationales, ne furent pas pionnières dans l’aggiornamiento qui s’opéra progressivement dans l’Église chinoise ; ce rôle revint aux autorités romaines, notamment au premier délégué apostolique du pape en Chine, le cardinal Celso Costantini (1876-1958), qui supervisa l’ordination des premiers évêques chinois en 1926. Les jésuites n’y étaient pour le moins guère favorables7. Les Mémoires de l’évêque officiel jésuite de Shanghai, Jin Luxian (1916-2013), reflètent encore son amertume de s’être senti considéré, durant le temps de sa formation, comme un jésuite « de seconde zone », même s’il rend aussi un hommage appuyé à certains de ses maîtres8.
Le contexte semi-colonial de l’entreprise missionnaire se lit dans la répartition des territoires de mission, et cela encore aux lendemains de la révolution de 1911, lorsque la réorganisation des missions jésuites en Chine aboutit à leur division en neuf territoires. La province française de Shanghai gardait pour l’essentiel sa mission dans le Hebei, et la province de France (Paris) la mission de Shanghai. L’Anhui était partagé entre la Castille, le León et Turin ; la partie sud du Hebei, entre Hongrois et Autrichiens. Dans la partie ouest du Jiangsu, on trouvait les Californiens à Yangzhou, le long du Grand Canal, et les Canadiens français à Xuzhou. Portugais et Irlandais avaient ouvert des résidences dans la province de Canton. En 1938, peu après le déclenchement de la guerre sino-japonaise, sur un nombre total de 600 jésuites, on dénombre 140 Chinois et 460 étrangers. Par ailleurs, deux cents prêtres séculiers chinois formés dans des séminaires dirigés par la Compagnie travaillaient en étroite association avec elle. Le décompte des jésuites ayant travaillé en Chine entre 1842 et 1947 s’établit à 1 576, de vingt-six nationalités différentes, parmi lesquels 307 Chinois, ainsi que 561 Français, 230 Espagnols, 86 Italiens, 79 Canadiens français, 72 Irlandais, 54 Américains, 54 Portugais et 36 Hongrois. Ces chiffres suffisent à dire la mosaïque des sensibilités et des préjugés qui pouvaient diviser les communautés jésuites dans la réalité, quelle que fût l’importance accordée par principe à l’universalisme ignatien.
Un legs important
Les jésuites de la « seconde mission » chinoise furent parfois de grands bâtisseurs de chrétientés, souvent égaux en courage et en savoir à leurs grands aînés. À titre d’exemple, évoquons la figure de Robert Jacquinot de Besange (1878-1946), qui s’engagea, durant l’occupation japonaise de Shanghai, dans la tâche immense d’inventer, de faire accepter par toutes les parties en présence et de gérer une « zone de sécurité » protégeant les civils des hostilités en cours. Ce qui sera surnommé la « zone Jacquinot » abritera environ trois cent mille réfugiés de 1937 à 1940. L’expérience de la zone Jacquinot inspirera la rédaction de l’annexe I de la convention de Genève en 1949 sur la protection des civils en temps de guerre9.
Durant le dernier tiers du xixe siècle, conscients de l’effervescence intellectuelle chinoise et du rapport renouvelé à l’histoire nationale qu’elle favorisait, certains jésuites contribuèrent au renouveau de la tradition sinologique de leur ordre. Dans la province du Hebei travaillèrent notamment les lexicographes et traducteurs Séraphin Couvreur (1835-1919) et Léon Wieger (1856-1933). À Zikawei, Henri Havet (1848-1901) lança en 1892 un Bureau d’études sinologiques, à l’origine d’une prestigieuse collection et de plusieurs dictionnaires spécialisés. Initiatives dont la postérité s’est révélée étonnamment féconde. En effet, fin août 2014, les Presses commerciales de Pékin (l’une des plus grandes maisons d’édition chinoises, elle a produit, entre autres, le dictionnaire Xinhua, qui est l’ouvrage de référence le plus vendu au monde avec plus de cinq cents millions d’exemplaires depuis 1953) ont publié le Dictionnaire Ricci chinois-français, un volume in-octavo jésus de plus de deux mille pages. Il s’agit d’une édition révisée et raccourcie du Grand Ricci, le dictionnaire en sept volumes publié en 2001 par les Instituts Ricci de Taipei et de Paris10. Or le Grand Ricci est fondé sur l’exploitation, puis la révision – constante depuis 1949 – des travaux de Couvreur, de Wieger et du centre de Zikawei. Depuis les premiers contacts entre les Instituts Ricci et les Presses commerciales de Pékin (Shangwu), il aura fallu attendre quinze ans pour la parution de l’ouvrage. Mais le délai était largement justifié : les Presses commerciales de Pékin ont effectué un travail d’exception, qui fait de ce dictionnaire, pour très longtemps, l’outil de référence lexicographique entre le chinois et le français. Il était grand temps que ce fruit de la sinologie jésuite « rentre » en Chine, et qu’il le fasse corrigé, mûri, porté à fruition par la meilleure institution lexicographique chinoise. La parution du Ricci-Shangwu n’est pas seulement un événement éditorial. Ancrée dans une longue histoire, elle est un signe fort de fidélité et d’espérance.
Le nom de Jacquinot de Besange comme l’aventure du Grand Ricci témoignent de la créativité et de la fécondité souvent sous-estimées des jésuites de la « seconde mission » chinoise. À côté d’eux, il faudrait encore rappeler l’aventure hors normes de Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), lequel collabora étroitement avec ses collègues scientifiques chinois tout en refusant toujours d’être identifié comme « missionnaire11 ». Pourtant, il faut le reconnaître, les jésuites étrangers résidant en Chine ont travaillé, au temps de cette « seconde mission », dans un contexte marqué par des contradictions croissantes, et l’ambiguïté de leurs allégeances a considérablement compliqué après 1949 les relations entre l’Église et le pouvoir politique12. Bon nombre des incompréhensions et des drames qui devaient alors se produire, et qui durent encore, trouvent leurs origines dans une époque dont les réalisations comme les ombres mériteraient de susciter plus d’attention et de recherches qu’on ne leur en a consacrées jusqu’à présent.
- *.
Anthropologue du religieux, université Fudan, Shanghai.
- 1.
Panorama global des missions jésuites en Chine, dans Benoît Vermander, les Jésuites et la Chine. De Matteo Ricci à nos jours, Bruxelles, Lessius, 2012.
- 2.
Voir Bernadette Truchet, « Un retour désiré depuis si longtemps : les jésuites en Chine (1841-1843) », dans Catherine Marin (sous la dir. de), les Écritures de la mission en Extrême-Orient. Le choc de l’arrivée, xviiie-xxe siècle, Turnhout, Brepols, 2007.
- 3.
Cité dans Joseph de la Servière, Histoire de la mission du Kiang-nan, I, Shanghai, Imprimerie de T’ou sè wè, 1914, p. 24.
- 4.
Assez vite, des prêtres diocésains chinois protestèrent jusqu’à Rome contre la tutelle exercée par les congrégations missionnaires. Henrietta Harrison (The Missionary’s Curse, and Other Tales from a Chinese Catholic Village, Berkeley, University of California Press, 2013) a retracé l’histoire de l’un de ces rebelles.
- 5.
Examen détaillé des modalités de ce protectorat dans Ernest P. Young, Ecclesiastical Colony. China’s Catholic Church and the French Religious Protectorate, New York, Oxford University Press, 2013.
- 6.
Voir Anthony E. Clark, China Saints. Catholic Martyrdom during the Qing (1644-1911), Bethlehem, Lehigh University Press, 2011.
- 7.
Le travail d’Olivier Sibre illustre l’âpreté des débats qui opposèrent les congrégations religieuses et la papauté sur cette question : voir le Saint-Siège et l’Extrême-Orient (Chine, Corée, Japon), de Léon XIII à Pie XII (1880-1952), Rome, École française de Rome, 2012.
- 8.
Jin Luxian, The Memoirs of Jin Luxian, vol. 1 : Learning and Relearning, 1916-1982, trad. William Hansbury-Tenison, Hong Kong, Hong Kong University Press, 2012.
- 9.
Marcia R. Ristaino, The Jacquinot Safe Zone : Wartime Refugees in Shanghai, Stanford, Stanford University Press, 2008.
- 10.
Les Presses commerciales de Pékin ont sélectionné une liste de vocabulaire à partir du Grand Ricci, liste ensuite révisée et validée par l’Association Ricci, sous la direction d’Élisabeth Rochat de La Vallée (pour plus d’informations, consulter www.grandricci.org).
- 11.
B. Vermander, « Teilhard de Chardin en Chine », dans les Jésuites aujourd’hui depuis leur rétablissement (1814). Aller, rencontrer, servir, Paris, Médiasèvres, 2015, p. 91-100.
- 12.
Paul Mariani, Church Militant : Bishop Kung and Catholic Resistance in Communist Shanghai, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2011, offre un récit saisissant de la confrontation à Shanghai entre l’Église, dominée par les jésuites, et l’État-Parti entre 1950 et 1960.