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Deux poids, deux mesures ? La justice française face aux discours islamophobes

octobre 2015

#Divers

La justice française face aux discours islamophobes

Contre l’idée d’une justice qui ferait du « deux poids, deux mesures », l’examen des arrêts de la Cour de cassation relatifs aux discours de haine entre 1972 et 2012 montre que les discours islamophobes sont tout autant réprimés que les autres discours racistes. Sur la base de la loi de 1972 contre le racisme, la plus haute cour française considère que l’humour n’excuse pas toutes les provocations, mais que la liberté des discours politiques doit être protégée.

Au cours des dernières années, certaines affaires de justice très médiatisées ont pu faire penser que le système judiciaire français appliquait un système de « deux poids, deux mesures » en évitant de condamner les discours islamophobes. En 2002, l’accusation d’injure envers les musulmans n’a pas été retenue contre Michel Houellebecq pour avoir affirmé : « La religion la plus con, c’est quand même l’islam. » En 2007, la publication des caricatures de Mahomet, qui aux yeux de certains dépeignaient les adeptes de l’islam comme des terroristes, n’a valu aucune condamnation aux rédacteurs de Charlie Hebdo. Parmi la dizaine de personnes musulmanes avec lesquelles j’ai réalisé des entretiens à la suite des attaques de janvier 2015 contre Charlie Hebdo et le supermarché Hyper Casher, plusieurs se demandaient pourquoi il était possible de condamner Dieudonné pour avoir tenu des discours antisémites tandis que les expressions d’islamophobie étaient si largement acceptées. S’il s’avérait que les tribunaux sont effectivement peu enclins à condamner les discours spécifiquement islamophobes, cela constituerait une violation de la promesse énoncée dans la Constitution française de protéger tous les citoyens « sans distinction d’origine, de race ou de religion ».

Pour comprendre comment les juridictions françaises traitent les discours de haine islamophobes, cependant, il convient de pousser l’analyse au-delà des quelques cas les plus connus. Pour avoir une vue d’ensemble sur la question, il faudrait, dans l’idéal, pouvoir passer en revue les données concernant les plaintes, les poursuites, les condamnations et les peines liées aux discours de haine, non seulement envers les musulmans mais aussi envers des groupes religieux comparables, et ce à l’échelle nationale et sur une longue période. Quoiqu’il soit possible de collecter des informations fragmentaires sur les poursuites pour certaines années et dans certains ressorts judiciaires, il n’existe pas de base de données recensant de façon systématique les affaires pénales liées à des discours de haine au niveau des tribunaux et des cours d’appel. La Cour de cassation recèle toutefois un trésor d’informations sur les cas de discours de haine qu’elle a eu à juger. Il s’agit de la cour suprême française pour les affaires pénales, et ses décisions se répercutent à travers tout le pays puisqu’elles informent les décisions futures de l’ensemble des tribunaux de France. La lecture de ses bases de données, publiquement accessibles, m’a permis d’examiner toutes les décisions portant sur des discours de haine racistes rendues par la Cour entre 1972 et 2012. Grâce à une convention de recherche signée avec le Service de documentation, des études et du rapport de la Cour de cassation, qui m’a donné accès à certains documents internes, ainsi qu’à une vingtaine d’entretiens avec des juges, des procureurs, des avocats, des membres d’associations antiracistes et des universitaires et journalistes spécialisés, j’ai pu observer de près la façon dont cette institution centrale du système judiciaire français aborde les cas de discours de haine islamophobes, par comparaison avec les autres formes de discours racistes.

Mes recherches montrent que la Cour de cassation prend en moyenne le parti de réprimer les discours de haine islamophobes légèrement plus souvent que le taux moyen de l’ensemble des discours de haine. De plus, le taux de répression des discours islamophobes est demeuré relativement constant, alors que la tendance générale à réprimer les discours de haine a décliné au cours des trois dernières décennies. En résumé, et contrairement à la croyance commune, la jurisprudence de la Cour de cassation montre que celle-ci tend à réprimer les discours de haine islamophobes.

Un examen plus minutieux des affaires pertinentes nous permet également de comprendre le rôle que le caractère humoristique ou la dimension politique des propos incriminés joue dans les décisions de la Cour de cassation dans les cas de discours accusés d’être islamophobes. Bien qu’une jurisprudence bien établie offre une protection renforcée à l’expression satirique ou artistique, l’humour n’est pas un bouclier suffisant dans les cas de discours de haine. La stratégie consistant à alléguer pour sa défense qu’on « ne faisait que plaisanter » échoue fréquemment, comme ce fut le cas dans certains des procès de Dieudonné. La défense la plus solide contre l’accusation de discours de haine islamophobe, par contre, est l’affirmation plausible qu’il s’agit là d’un discours politique, portant sur l’une des affaires brûlantes du jour. Mais même dans ce cas, nous le verrons, la Cour de cassation a quelquefois confirmé des condamnations pour déclarations islamophobes.

Les discours de haine islamophobes en France et dans les tribunaux français

De nombreux pays européens disposent de lois contre l’incitation à la haine raciale, la diffamation, l’injure, la provocation raciales ou le harcèlement racial, l’adjectif renvoyant alors à la race ou à l’origine ethnique, religieuse ou nationale. Le 1er juillet 1972, l’État français a adopté une loi historique contre le racisme, reprenant une loi de 1939 plus restreinte et rarement appliquée. Les dispositions de 1972 ont institué des peines pour provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence (article 24), pour diffamation (article 32) et injure (article 33)

à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée.

Les dispositions de la loi sur la liberté de la presse de 1881 prévoient des sanctions contre les expressions publiques de haine, et des interdictions similaires contre les expressions de haine privées ont été inscrites dans le Code pénal français. Au fil des ans, le droit français a été aménagé de façon à couvrir d’autres formes de discours de haine visant le sexe, l’orientation sexuelle ou le handicap1, et à faire de la négation de la Shoah un délit2. Mes recherches se sont concentrées sur l’application des dispositions originelles de 1972, ce qui permet d’observer si la loi a été appliquée avec constance sur une période de quarante ans.

Au cours des dernières années, l’islamophobie, d’un concept contesté et politisé visant à dénoncer une certaine forme supposée de racisme, est devenu un terme couramment (et de plus en plus) employé par les chercheurs s’efforçant d’identifier l’histoire, la présence, les dimensions, l’intensité, les causes et les conséquences des sentiments anti-islam et antimusulmans. Je concentre mon attention sur les formes d’expression islamophobes qui enfreignent potentiellement les prescriptions du droit français en matière de discours de haine. Au vu de la précision terminologique de ce dernier, il est plus simple de porter plainte contre un discours explicitement dirigé contre un groupe de personnes en raison de leur identité religieuse que contre un discours qui critique la religion elle-même, quoique dénigrer l’islam soit illégal si l’on estime que cela est fait de façon à provoquer la haine envers les musulmans en tant que groupe.

Parce que la Cour de cassation siège au sommet de la pyramide judiciaire française, elle n’examine que les cas de discours les plus litigieux. Ce faisant, elle est parfois amenée à déterminer si les lois contre les discours racistes ont été correctement appliquées au regard des faits connus. La Cour a par exemple le pouvoir de juger si le discours en question constitue véritablement une injure, une diffamation ou une provocation. Elle joue ainsi un rôle crucial dans la délimitation de la frontière séparant ce qui constitue un discours licite relevant de la libre expression et ce qui constitue un discours raciste illégal, en indiquant aux autres juridictions et à la société quels propos enfreignent le droit français. En collaboration avec l’une de mes anciennes étudiantes de Middlebury College, Zoe Hamilton, j’ai identifié cent trois décisions entre 1972 et 2012 dans lesquelles la Cour de cassation a eu à se prononcer sur la caractérisation, appropriée ou non, du discours incriminé comme discours de haine selon la définition qu’en donne la loi de 1972.

Lorsqu’elle examine la décision d’une cour inférieure, la Cour de cassation peut se ranger du côté de la répression des discours de haine, soit en confirmant la condamnation, soit en annulant la relaxe qu’avait prononcée la cour inférieure. Inversement, elle peut trancher dans le sens de la protection de la liberté d’expression, soit en confirmant la relaxe, soit en annulant la condamnation émanant de la cour inférieure. Certains défenseurs absolutistes de la liberté d’expression redoutent que les juridictions tendent à utiliser toute loi adoptée contre les discours de haine pour réprimer un grand nombre de discours. Ces observateurs prédisent une répression du discours bien plus grande que sa protection. Des antiracistes fervents craignent à l’inverse que les lois sur les discours de haine ne soient purement symboliques et qu’elles ne conduisent que rarement à des condamnations, ou encore qu’elles se traduisent par des décisions qui limitent l’expression des minorités au lieu de s’attaquer aux discours qui les dénigrent. Ils prédisent une faible répression des discours de haine et un nombre particulièrement limité de condamnations pour des propos visant des groupes sociaux stigmatisés tels que les musulmans. Qu’en est-il ? La Cour de cassation a penché en faveur de la répression des discours dans soixante des cent trois décisions, soit 58% du total.

La Cour de cassation et les décisions sur les discours de haine islamophobes

Pour saisir la façon dont la plus haute juridiction française aborde les discours de haine islamophobes, on peut se reporter aux décisions dans lesquelles les musulmans ou l’islam ont été la cible des propos et les comparer aux cas impliquant des juifs ou Israël, ou encore des chrétiens ou des catholiques. Quoique aucun cas ne soit exactement semblable à un autre et qu’une comparaison numérique générale comme celle-ci ait ses limites, il reste que, si l’on s’interroge sur la possibilité de réprimer les discours de haine islamophobes en France, découvrir que les discours antimusulmans sont condamnés dans 10 ou 90% des cas par rapport à la moyenne générale de 58% fait une grande différence.

Comme le montre le tableau 1, les décisions portant sur des propos visant les musulmans ou l’islam sont légèrement plus répressives que la moyenne générale ; moins que celles où sont impliqués des juifs ou Israël, et plus celles où sont impliqués des chrétiens ou des catholiques ou d’autres cibles non définies par la religion.

Tableau 1.

Taux de répression des discours visant différents groupes religieux par la Cour de cassation

Musulmans/islam Juifs/Israël Chrétiens/catholiques Autres Total Décisions 16 32 20 35 103 Répression 10 26 7 17 60 Taux de répression (en%) 63 81 35 49 58

Ce premier aperçu des données suggère ainsi que les juridictions françaises sont disposées à réprimer les discours de haine visant les musulmans.

Mais ces chiffres simples ne nous disent peut-être pas tout. S’il apparaissait que les discours visant les musulmans ou l’islam ont été réprimés, dans leur majorité, dans les premières années suivant la loi de 1972, on pourrait en conclure que la Cour de cassation s’est montrée de plus en plus réticente à condamner les discours islamophobes alors même que l’islamophobie s’est affirmée comme un phénomène social largement discuté.

Tableau 2.

Taux de répression de la Cour de cassation par décennie

1972-1982 1983-1992 1993-2002 2003-2012 Total/moyen Décisions 3 19 47 34 103 Cas concernant des musulmans ou l’islam 0 4 9 3 16 Répression pour ces cas 0 2 6 2 10 Taux de répression pour ces cas (en %) n/a 50 67 67 63 Taux de répression moyen (en %) 67 79 62 41 58

En désagrégeant les données par décennies, toutefois, on constate que le taux de répression pour les affaires impliquant des discours de haine islamophobes est demeuré à peu près constant à travers le temps. Par opposition, le taux de répression général a chuté depuis son apogée lors de la deuxième décennie. Au regard du taux de répression concernant les autres formes de discours de haine, par conséquent, la Cour s’est montrée plus répressive envers les propos islamophobes avec le temps – quoiqu’il faille se garder d’exagérer l’importance de ce point, étant donné le très petit nombre d’affaires passées devant la Cour dans la dernière décennie.

Si ces données suggèrent qu’il n’est pas plus difficile d’appliquer les lois françaises aux propos islamophobes qu’à d’autres formes de discours de haine, elles invitent aussi à se demander pourquoi certaines expressions d’islamophobie sont plus réprimées que d’autres. Il n’est pas interdit par la loi de contester la sagesse de la doctrine islamique ou de tourner les islamistes en ridicule, comme l’ont montré respectivement les relaxes, par des juridictions inférieures, de Houellebecq et de Charlie Hebdo en 2002 et 2007. Quels sont alors les facteurs qui font pencher la balance vers la répression ou au contraire vers la protection de discours accusés d’être islamophobes dans les affaires parvenues devant la Cour de cassation ?

Quoique le style purement satirique de Charlie Hebdo relève d’une catégorie hautement protégée de discours, la Cour de cassation a régulièrement interdit certaines expressions d’islamophobie que les accusés présentaient comme de simples traits d’humour. L’un des premiers pourvois fondés sur l’« argument de l’humour » impliquait la publication d’un éditorial satirique sous la forme d’une lettre, titrée « Mon très cher Mustapha », censée être écrite par un immigré musulman vivant à Paris à un membre de sa famille en Algérie. La lettre disait notamment :

Avec la grâce d’Allah tout-puissant nous sommes devenus les maîtres et seigneurs de Paris ; je me demande pourquoi tu hésites à venir nous rejoindre.

Elle se concluait sur l’exhortation suivante :

Viens vite, nous t’attendons très nombreux, car on nous promet pour bientôt le droit de vote. Nous avons fichu les Français hors d’Algérie. Pourquoi n’en ferions-nous pas autant ici ?

La défense releva que la cour d’appel avait elle-même reconnu la nature humoristique de cette lettre, et elle fit valoir que le recours à l’ironie et à la caricature visait à surmonter l’hostilité et qu’il protégeait par conséquent la publication contre un verdict de culpabilité. La Cour de cassation rejeta l’argument de la défense dans sa décision de 1988. Elle maintint la condamnation de la cour d’appel, reconnaissant avec elle que l’éditorial « constituait, en dénigrant de façon systématique les travailleurs musulmans immigrés d’origine algérienne, et en leur prêtant la volonté d’établir leur hégémonie en France, une provocation à la haine envers ceux-ci ». La Cour de cassation considéra ainsi que même un discours humoristique pouvait être condamné, s’il suggérait que le groupe visé constituait une menace.

La Cour appliqua la même logique en 1998, lorsqu’elle eut à statuer sur une plaisanterie prononcée au cours de l’émission Les Grosses Têtes sur TF1. L’un des participants à l’émission avait invité ses interlocuteurs à identifier les superhéros cachés derrière de brèves descriptions. La liste incluait Batman, « qui vole avec une cape », Spiderman, « qui a des toiles d’araignée », et « musulmane », « qui vole de supermarché en supermarché ». La défense des personnes poursuivies consistait à dire qu’un autre participant avait immédiatement reconnu que la blague était « un peu raciste », ce qui amortissait l’impact négatif que ces mots auraient pu avoir s’ils avaient été pris « au premier degré ». La Cour de cassation ne fut pas de cet avis, affirmant que la cour d’appel avait eu raison de statuer que « l’appartenance à la communauté musulmane était présentée comme un facteur de délinquance », et que la phrase constituait une provocation à la discrimination.

Si l’humour ne suffit pas à préserver d’une condamnation, la Cour de cassation s’est montrée beaucoup plus protectrice envers les propos visant l’islam ou les musulmans lorsque ceux-ci étaient proférés par des acteurs politiques engagés dans des débats publics. Le Front national s’est trouvé impliqué dans quatre des six affaires où la Cour prit la décision de rejeter l’accusation de discours raciste. Les relaxes concernent notamment une déclaration de Jean-Marie Le Pen de 1984 déplorant « l’hégémonie tenant à l’explosion démographique du tiers-monde et en particulier du monde islamo-arabe qui actuellement pénètre notre pays » ; un tract du Front national de 1989 affirmant que « l’Europe, aux apports culturels convergents de nos souches grecque, romaine, germaine, celte et chrétienne, est incompatible avec l’islam. La base de l’islam, n’est-ce pas la confusion de l’État et de la religion ? C’est-à-dire exactement le contraire de la laïcité » ; et une déclaration de 1990 par un candidat Front national au poste de maire, selon lequel « l’ancien maire de Colombes avait enlaidi Colombes, facilité l’invasion des quartiers nord par l’immigration et avait fait de Colombes une République musulmane soviétique ».

L’exemple le plus récent de protection d’un discours contre l’islam par la Cour de cassation est son verdict, en 2007, dans l’affaire concernant un tract du Front national intitulé « Pas de cathédrale à La Mecque, pas de mosquée à Strasbourg », opposé à la subvention par l’État de la construction d’une mosquée dans cette ville. Détournant un tableau de Millet, le tract représentait deux paysans priant dans un champ en direction d’un minaret, et comprenait des phrases telles que : « Au Kosovo, les églises sont brûlées ou transformées en mosquées », « La République islamiste, l’Umps l’a fait (sic) », « Je soutiens votre combat contre l’islamisation de l’Alsace ». Deux conseillers régionaux furent condamnés pour provocation à la discrimination religieuse par un tribunal local. L’un d’eux fit appel de sa condamnation auprès de la cour d’appel de Colmar, qui l’annula. La cour d’appel considéra que ces expressions relevaient du discours politique protégé, qu’elles ne visaient pas l’islam ou les musulmans comme tels, et qu’elles n’excédaient donc pas les limites de la liberté d’expression. La Licra et le procureur de la République, contestant le verdict, se tournèrent vers la Cour de cassation.

Avant que la Cour ne publie officiellement sa décision, un juge reçoit pour tâche d’étudier l’affaire en profondeur et de produire un « rapport » à l’intention des autres membres de la Cour saisis du cas. L’affaire est également examinée par un avocat général, désigné par le ministère de la Justice, qui émet un « avis » soumis à la considération des juges. Ces documents ne sont pas publics, et dévoilent en conséquence davantage le raisonnement interne tenu par les juges dans les coulisses de la Cour que ne le fait l’arrêt officiel qui statue sur le cas3.

Dans le cas qui nous occupe, le rapport du juge considère que le principal défi était de réprimer

les propos à caractère raciste, tout en permettant l’expression d’opinions sur les dogmes, la politique, ou certains membres faisant partie d’un groupe lorsque ceux-ci sont mis en cause, non pas du fait de leur appartenance audit groupe, mais en raison de leur comportement à l’occasion de telles ou telles circonstances.

Après un passage en revue des décisions judiciaires françaises sur cette question délicate, le juge conclut : « Les nuances apparaissent donc subtiles. » Se tourner vers la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ne lui paraît de surcroît pas être d’une grande aide, dans la mesure où ses décisions en la matière sont « quelquefois contradictoires ».

Dans son avis, l’avocat général reconnaît à son tour le caractère épineux de l’affaire, et s’interroge :

Faut-il, dès lors que la dimension religieuse d’une expression publique est en jeu, privilégier la dimension politique, qui autorise une critique plus largement admise, ou focaliser sur la composante religieuse qui exige une vigilance particulière en termes de lutte contre la discrimination ?

Comme il l’admet lui-même, la décision pourrait pencher de l’un ou l’autre côté :

La dimension subjective ou factuelle de cette appréciation est un écueil que la doctrine qualifie parfois d’« exercice quasi divinatoire » tant le critère d’indice de discrimination est parfois ambigu.

En conclusion, l’avocat général soutient que, bien que les termes du tract « ne favorisent guère une relation sereine et respectueuse entre ces communautés », ils ne constituent pas une incitation manifeste à la discrimination ou à la haine. Il ajoute qu’étant donné la nature du tract et son contexte de diffusion, « la préférence donnée à la liberté d’expression par l’arrêt de la cour d’appel pourrait être confirmée ». Il ne s’agissait pas là d’une prise de position retentissante ou catégorique en faveur de la protection de la liberté d’expression, mais la Cour de cassation se rangea à sa logique et confirma la relaxe, estimant que les propos « n’excédaient pas les limites admissibles à la liberté d’expression au sens de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme ».

Les discussions politiques sur des questions d’intérêt public forment ainsi une catégorie de discours particulièrement protégée. Tous les discours politiques ne sont cependant pas automatiquement couverts. En 2007, la Cour de cassation confirma une condamnation dans une affaire impliquant un tract politique déplorant la transformation d’un hospice de Menton en une antenne de Sciences Po-Moyen-Orient. Le tract accusait les responsables politiques de nuire aux plus âgés, représentant le maire sous les traits du calife de Menton (« la ville aux 1 001 ennuis »), accompagné de sa « chère Azade ». La ville était figurée à la manière orientale, avec la question : « Et la mosquée, elle va être où maintenant ? » et une image de l’église Saint-Michel surmontée d’un croissant à la place de sa croix. Saisie de l’affaire, la Cour de cassation convint que

même si le tract et le dessin qui se veut humoristique s’inscrivent dans le cadre de la critique d’une décision municipale, leur aspect dominant est celui de la provocation à la haine raciale.

Dans ce cas, ni la défense par l’humour ni l’argument de la discussion politique ne parvinrent à protéger le discours islamophobe.

La Cour confirma également certains jugements prononcés contre Jean-Marie Le Pen quand il était à la tête du Front national. Dans une décision de 2009, par exemple, elle estima que ses propos dépassaient les bornes lorsqu’il expliquait, dans une interview :

Quand je dis qu’avec 25 millions de musulmans chez nous, les Français raseront les murs, des gens dans la salle me disent non sans raison : « Mais monsieur [Le Pen], c’est déjà le cas maintenant. »

Les avocats de Le Pen firent valoir que ses mots relevaient d’un débat politique légitime, parce que certains immigrés faisaient preuve de racisme envers les Français « de souche » ; parce que Le Pen dénonçait un danger pour la société française dû non pas à la religion des musulmans mais à leur attitude dominatrice ; et parce qu’il s’exprimait contre l’islam en tant que doctrine politique, sociologique et philosophique. La Cour rejeta ces arguments, se rangeant à l’avis de la cour d’appel selon lequel ces propos constituaient une provocation illégale à la haine envers les musulmans.

*

Le discours de haine islamophobe existe en France depuis des décennies, et les juridictions le répriment depuis longtemps. La Cour de cassation a tranché en faveur de la répression des discours de haine islamophobes un peu plus souvent que pour l’ensemble des formes de discours de haine en moyenne, en particulier dans les dernières décennies. Elle a confirmé la condamnation de certains propos islamophobes teintés d’humour. La Cour a accordé une protection plus rigoureuse aux discours politiques, mais même pour ces derniers, elle a, en certaines occasions, soutenu la condamnation de propos islamophobes qu’elle aurait pu choisir de protéger au nom de leur pertinence pour le débat public.

Les données tirées des décisions de la Cour de cassation ne permettent pas de minimiser l’existence de sentiments antimusulmans ou d’une discrimination à leur encontre, dont certains chercheurs ont fait état dans d’autres domaines de la vie publique française4. Elles montrent en revanche que les agents de l’État français n’ont pas systématiquement défavorisé les musulmans et ne se sont pas opposés à la répression des discours antimusulmans. L’islamophobie se manifeste à différents degrés et dans différents domaines, et il est crucial d’étudier chacun d’entre eux afin de déterminer où l’État ou les acteurs sociaux sont les plus enclins à pratiquer un traitement inégal des individus – et pourquoi. En ce qui concerne les lois sur les discours de haine en France, il est clair que la Cour de cassation les a appliquées aussi bien pour protéger des propos islamophobes incendiaires que pour en pénaliser d’autres. Il se peut que cette conclusion laisse insatisfaits les défenseurs les plus ardents de la libre parole comme les antiracistes les plus enthousiastes. Mais elle devrait être accueillie comme une bonne nouvelle aussi bien par ceux qui craignent qu’avec de telles lois on n’ait « plus le droit de rien dire » que par ceux qui redoutent que le système judiciaire soit marqué par un biais systématique à l’encontre de certaines des populations les plus stigmatisées de France.

  • *.

    Professeur de science politique à Middlebury College (États-Unis), chercheur associé au Collegium de Lyon et au Fulbright Research Scholar en 2014-2015, il est l’auteur de The Freedom to Be Racist ? How the United States and Europe Struggle to Preserve Freedom and Combat Racism, Oxford, Oxford University Press, 2011.

  • 1.

    Loi no 2004-1486 du 30 décembre 2004.

  • 2.

    Loi no 90-615 du 13 juillet 1990, également connue sous le nom de loi Gayssot.

  • 3.

    J’ai eu accès à ces documents grâce à un accord passé avec le Service de documentation, des études et du rapport de la Cour de cassation, qui considère qu’il relève de sa mission de faire connaître le déroulement du processus judiciaire à un plus large public et qui m’a donné sa permission expresse de les exploiter pour cet article.

  • 4.

    Pour deux exemples remarquables, voir Claire Adida, David Laitin et Marie-Anne Valfort, « Les Français musulmans sont-ils discriminés dans leur propre pays ? Une étude expérimentale sur le marché du travail », rapport de la French-American Foundation et de Sciences Po, 2010 ; Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie : comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », Paris, La Découverte, 2013.