Que faire des discours de haine en démocratie ? Introduction
Le massacre perpétré le 7 janvier 2015 contre la rédaction du journal Charlie Hebdo a ravivé les débats sur les limites de la liberté d’expression en démocratie. Aux manifestations de masse célébrant la liberté de la presse – et rendant hommage aux victimes de janvier : journalistes et caricaturistes, mais aussi policiers et citoyens juifs – ont succédé les controverses. La présence lors de la marche du 11 janvier de chefs d’État qui restreignent violemment la parole publique dans leur pays et les nombreuses condamnations prononcées par les tribunaux français pour apologie du terrorisme au lendemain des attaques, visant parfois des propos prononcés par des adolescents ou des personnes en état d’ivresse, ont fait naître le soupçon d’une défense incohérente, sinon hypocrite, de la liberté d’expression. Au-delà des instrumentalisations cyniques et des réactions excessives, des désaccords et des hésitations sincères se sont fait entendre, qui viennent compliquer la vision irénique d’un accord parfait entre démocratie et liberté d’expression. La liberté d’expression connaît nécessairement des limites en démocratie, fixées par les autres libertés et par les intérêts sociaux que le droit doit également protéger. Mais quelles sont-elles ? Peut-on les définir sans se rendre coupable d’arbitraire, voire d’injustice ?
Le dilemme le plus redoutable concerne les propos racistes, antisémites ou islamophobes, et plus généralement tous ceux que l’on rassemble désormais sous l’expression « discours de haine » (hate speech). Si les formulations juridiques et les conceptualisations philosophiques varient, et se contredisent parfois, ce terme désigne généralement les actes expressifs qui dénigrent certains individus ou groupes en raison d’un trait identitaire qui leur est assigné. En France, alors que les restrictions de la liberté d’expression en matière d’injure ou de diffamation « simples » sont bien installées et peu contestées, les dispositions juridiques qui visent l’injure, la diffamation, et la provocation à la haine, à la discrimination ou à la violence envers des groupes spécifiques font l’objet de vives controverses.
Les attaques de janvier les ont réactivées de deux manières. L’effort d’interprétation de l’événement, tout d’abord, est remonté à la republication par Charlie Hebdo des caricatures du prophète Mahomet issues du journal danois Jyllands-Posten. À travers le monde, des musulmans avaient crié au blasphème, lors de manifestations parfois violentes. En France et en Europe, les critiques avaient plutôt dénoncé l’amalgame entre islam et terrorisme, voyant dans la publication des dessins une forme d’incitation à la haine. Lors du fameux « procès des caricatures », le journal satirique était poursuivi pour « injure publique » commise envers un groupe de personnes identifiées par leur appartenance à « une ethnie, une nation, une race ou une religion ». Les polémiques intenses suscitées par le procès portèrent non seulement sur le caractère – effectivement islamophobe ou non – de la publication, mais aussi sur le bien-fondé des règles juridiques qui permettent de porter plainte contre de tels discours. Un régime démocratique peut-il réprimer la seule expression d’opinions racistes, sous forme de discours, d’images ou de gestes publics ? Doit-il punir les discours de haine ?
La recrudescence observée d’incidents à caractère raciste, antisémite ou islamophobe depuis les attaques de janvier 2015 a par ailleurs conduit le président de la République à annoncer sa volonté de faire basculer certaines dispositions de la loi sur la liberté de presse du 29 juillet 1881 dans le Code pénal – donc dans le droit commun – de manière à renforcer la répression des « discours de haine », comme cela avait été fait en novembre 2014 pour l’apologie du terrorisme. Les nombreuses réactions critiques de juristes, de magistrats, d’avocats ou d’associations telles que Sos Racisme ont mis en avant le caractère particulièrement vulnérable et précieux de la liberté d’expression dans un régime démocratique. Sa protection est mieux garantie par l’inscription de ces dispositions dans la loi sur la presse, qui empêche le recours à la garde à vue ou à la comparution immédiate et raccourcit les délais de prescription. À l’inverse, les partisans du projet, tels que le président de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme, ont invoqué le caractère particulièrement dangereux des discours de haine. Ceux-ci constitueraient moins des actes expressifs, qui communiquent des opinions, que des actes nuisibles, qui portent atteinte à certains citoyens – comme le suggère la formule, martelée par certains responsables politiques, selon laquelle le discours raciste « n’est pas une opinion, mais un délit ».
Le dilemme que les discours de haine soulèvent pour les régimes démocratiques resurgit ainsi à nouveau. D’un côté, en tant qu’actes expressifs, ils paraissent devoir jouir de la même protection que la plupart des autres types de discours, et toute restriction légale peut être interprétée comme une forme de censure incompatible avec le principe de la liberté d’expression. De l’autre, en tant qu’actes qui injurient, diffament ou provoquent à la haine, à la discrimination ou à la violence vis-à-vis de certains groupes, les discours de haine doivent être régulés comme toutes les actions susceptibles de nuire à autrui : l’État ne saurait les tolérer sans se rendre complice de la propagation des attitudes hostiles, violentes ou discriminatoires qu’ils encouragent. Ces considérations contraires conduisent à différentes réponses juridiques. Au modèle de permissivité associé à la jurisprudence récente de la Cour suprême américaine – permissivité qui ne s’étend pas aux États-Unis à d’autres formes de discours, par exemple pornographique – s’oppose un modèle prohibitionniste, associé à la législation de nombreux régimes démocratiques et à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
La France a adopté depuis 1972 une position répressive ferme.
Selon l’article 24 de la loi sur la liberté de la presse,
[ceux qui] auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.
Les articles 32 et 33 de la même loi emploient des termes similaires pour distinguer des formes aggravées de diffamation et d’injure. En 2004, des modifications ont étendu ces protections aux actes analogues commis à raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap. Certaines condamnations fortement médiatisées ont attiré l’attention sur ces dispositions juridiques. La justice française a par exemple condamné Jean-Marie Le Pen pour avoir déclaré dans le journal Rivarol :
Quand je dis qu’avec 25 millions de musulmans chez nous, les Français raseront les murs, des gens dans la salle me disaient, non sans raison : « Mais M. Le Pen, c’est déjà le cas maintenant1 ! »
Elle a aussi condamné le polémiste Dieudonné pour avoir fait remettre, lors d’un spectacle, au négationniste Robert Faurisson un « prix de l’insolence et de l’infréquentabilité » par une personne déguisée en déporté juif2.
De telles condamnations sont parfois mal comprises, car le droit français protège par ailleurs au nom de la liberté d’expression les discours qui peuvent être jugés par certains offensants ou blasphématoires. Cette différence de traitement a pu nourrir la dénonciation par certains d’un système judiciaire qui emploierait « deux poids, deux mesures » pour favoriser tel groupe au détriment de tel autre. Cette critique ignore toutefois la différence établie en droit entre le discours offensant et les infractions spécifiques d’injure, de diffamation ou de provocation. Ce n’est pas parce qu’il choque ceux qui le reçoivent qu’un discours est puni. C’est parce qu’il constitue objectivement une « expression outrageante, terme de mépris ou invective » (injure), l’« allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération » de la personne ou groupe visé (diffamation) ou parce qu’il vise à provoquer « à la discrimination, à la haine ou à la violence » (provocation).
Les coordinateurs de ce dossier partagent la conviction que la restriction de la liberté d’expression en matière de discours racistes, antisémites ou islamophobes est parfois justifiée par des considérations démocratiques. Outre les considérations, fréquemment invoquées, relatives à la protection des individus ou au respect du principe de dignité humaine, la propagation de ces discours peut dans certaines circonstances menacer l’égalité politique. Lorsque l’espace social est envahi par des représentations publiques qui avilissent, bestialisent ou déshumanisent de façon systématique les individus socialement identifiés à certains groupes minoritaires, leur statut de citoyens égaux aux autres est remis en cause. Lorsque ces représentations contribuent systématiquement à diviser la société en camps opposés selon des lignes de fracture stables, elles sapent en outre les conditions de la solidarité sociale et d’une coexistence pacifiée. La différence établie entre la protection des discours choquants, offensants ou blasphématoires et la répression des discours incitant à la haine ne nous paraît de ce point de vue nullement arbitraire.
La conviction que la répression des discours racistes s’impose parfois, qui n’est pas partagée par tous les contributeurs à ce dossier, n’implique pas pour autant qu’elle soit justifiée ou souhaitable dans tous les contextes ou sous toutes les formes, ni qu’elle puisse se réclamer de n’importe quel objectif. La question reste de savoir au nom de quels principes, à l’aide de quels instruments juridiques, et dans quelles limites strictement définies la liberté d’expression peut être restreinte d’une façon qui ne soit ni arbitraire ni partiale. Ce dossier3 aborde le dilemme des discours de haine en démocratie en associant des questionnements normatifs, qui touchent à l’évaluation des justifications et des critiques des règles juridiques visant les discours de haine, et des interrogations positives, qui portent sur la formulation et la mise en œuvre effectives de ces règles, des conventions internationales aux tribunaux nationaux.
Il s’agit tout d’abord de clarifier les fondements susceptibles d’être invoqués pour justifier des restrictions juridiques de la liberté d’expression en matière de discours de haine dans un régime démocratique (Charles Girard). Cette tâche est d’autant plus urgente que la priorité accordée à la liberté d’expression dans les démocraties libérales peut conduire à l’inverse à refuser toute répression des discours racistes (Marc-Antoine Dilhac). Les modalités de mise en œuvre de telles restrictions sont ensuite abordées à travers le cas du traitement par la Cour de cassation, la plus haute juridiction du système judiciaire français, des discours islamophobes (Erik Bleich). Le passage à l’échelle internationale, enfin, permet un double décentrement par rapport au contexte français. La prise en compte de la globalisation de la communication permet d’apprécier la difficulté qu’il y a à interpréter, et donc à identifier, les discours de haine lorsque les contextes de réception se multiplient (Marloes Van Noorloos). L’analyse des normes juridiques internationales fait apparaître l’existence de définitions concurrentes et contradictoires des « discours de haine » renvoyant à des objectifs politiques qui ont largement évolué depuis cinquante ans (Gwénaële Calvès).
Les auteurs ont accepté de jouer le jeu d’une confrontation des regards à la fois disciplinaires – entre philosophie, droit et science politique – et nationaux – ils écrivent de France, des Pays-Bas, du Canada ou des États-Unis – sur cet objet largement étudié à l’étranger4 mais encore peu exploré en France. Leur ambition est d’encourager une discussion lucide et exigeante sur les justes limites qu’un régime soucieux d’assurer à la fois la libre expression et l’égalité politique de ses membres peut imposer au discours public.
- 1.
Cass., Crim., 3 février 2009.
- 2.
Cour d’appel de Paris, Ch. 2-7, 17 mars 2011.
- 3.
Ces textes sont issus d’une journée d’étude internationale organisée le 27 mars 2015 à l’université Jean Moulin Lyon 3, organisée en collaboration avec le Collegium de Lyon et l’Université de Montréal. Elle a bénéficié du soutien de l’Institut de recherches philosophiques de Lyon (IRPhiL) et du Groupe de recherche en philosophie du droit de Lyon (DroitPhiL). Ce travail a été réalisé grâce au soutien financier du Labex Comod (Anr-11-Labx-0041) de l’université de Lyon, dans le cadre du programme « Jeux d’échelles et conflits : légitimités politiques et citoyenneté », géré par l’Umr 5206 Triangle (Action, discours, pensée politique et économique).
- 4.
Voir Ivan Hare et James Weinstein (sous la dir. de), Extreme Speech and Democracy, Oxford, Oxford University Press, 2009 ; Erik Bleich, The Freedom to Be Racist ? How the United States and Europe Struggle to Preserve Freedom and Combat Racism, Oxford, Oxford University Press, 2011 ; Michael Herz et Peter Molnar (sous la dir. de), The Content and Context of Hate Speech. Rethinking Regulation and Responses, Cambridge, Cambridge University Press, 2012 ; Jeremy Waldron, The Harm in Hate Speech, Cambridge, Harvard University, 2012.