Fractures maliennes
Avec l’opération Serval, la France s’est fortement engagée au Mali, et elle y restera au-delà même de la phase militaire actuelle. Elle est intervenue dans un espace où sa présence active une mémoire ancienne, liée à l’histoire coloniale. À la fin de la période coloniale, elle a imaginé le rassemblement des Touaregs sous une forme spécifique, l’Organisation commune des régions sahariennes (Ocrs), dont le souvenir ne semble pas s’être complètement effacé. À quoi correspond ce qu’on appelle ce « sentiment national touareg » et la revendication d’une indépendance de l’Azawad ? Est-ce la question du nomadisme ?
Peut-on parler d’un sentiment national touareg, et le lier à la revendication d’indépendance de l’Azawad ? Je ne le pense pas. Évoquer un « sentiment national » chez les Touaregs serait admettre qu’il existe une revendication pantouareg sur l’ensemble de l’espace où vivent les populations participant de cette culture, et cherchant à rassembler le nord du Mali, du Niger et du Burkina-Faso, le sud de l’Algérie et une partie de l’est de la Libye. Or une telle revendication n’a jamais été avancée. De fait, l’histoire de longue durée montre que les Touaregs n’ont jamais été unis en un État, ni même sous une seule autorité politique. Avant la colonisation, et ces appartenances ont toujours leur pertinence, les divers pôles politiques touaregs (Ahaggar, Air, Adagh, etc.) étaient fortement en concurrence. Les rébellions des années 1990 et 2000 au Mali et au Niger n’ont pas non plus fait cause commune. La revendication d’indépendance de l’Azawad a été strictement contenue dans l’espace malien. On ne peut voir non plus dans celle-ci une réalité liée au nomadisme, ce mode de vie étant fortement en régression. Évoquons plutôt l’histoire des relations entre l’État malien et son grand nord.
Dès l’indépendance, le pouvoir de Modibo Keita suspectait les Touaregs de sécessionnisme, à cause entre autres du projet français de l’Ocrs. Mais celui-ci ne cherchait pas à créer un État touareg, et sa vaste étendue rassemblait toutes les parties sahariennes de l’empire français, de la Mauritanie au Tchad, aux forts potentiels énergétiques (pétrole, gaz…), que la France aurait bien aimé conserver. En 1963-1964, la rébellion des Touaregs de Kidal et la violente répression qui a suivi ont jeté les bases d’une méfiance réciproque. Les Touaregs se sont sentis recolonisés, et par la suite l’État malien n’a pas géré équitablement son territoire national. Ces événements sont la base des rébellions suivantes, qui n’ont pas été réglées par des accords (Pacte national 1992, accords d’Alger 2006) insuffisamment appliqués.
On associe rapidement le Nord Mali avec les Touaregs, et on considère ceux-ci comme un ensemble unifié, alors que la géographie et l’organisation sociales sont plus complexes. Quelle est la situation des Touaregs au Mali et leur position particulière dans la division Nord/Sud du pays ? Quelle sera la part de la question touareg dans la perspective politique de réaffirmation de la souveraineté malienne sur son territoire (qui est l’un des objectifs affichés de la France) ?
Le Nord Mali est une mosaïque complexe de populations aux cultures et aux langues différentes. Les Songhay sont présents sur les bords du fleuve Niger, de Gao à Tombouctou, les Arabes (Kountas, Bérabiches, etc.) dans ces deux villes et au nord du fleuve, les Peuls répartis un peu partout, les Bozos sont des pêcheurs nomades, et de nombreuses personnes originaires du Sud vivent maintenant dans les villes du Nord. Quant aux Touaregs, ils se distribuent entre les Kel Adagh dans la région de Kidal, les Iwllimindan dans celle de Ménaka, les Kel Antsar dans la région de Tombouctou, et d’autres familles habitant aussi le Gourma, dans la Boucle du Niger. Cette appellation Nord Mali ne représente donc pas une unité culturelle, même si les populations sont imbriquées, et vivent depuis des siècles dans la complémentarité. Néanmoins, la région de Kidal a connu une histoire particulière de rébellion et de répression depuis l’indépendance, et c’est une des régions les plus délaissées et défavorisées du Mali. À partir du fleuve, aucune route goudronnée n’a par exemple été construite pour un territoire grand comme une fois et demie la France.
Plus que la faiblesse de l’État malien, il faut ainsi plutôt mettre en cause sa gestion inégale du territoire national, et la marginalisation du grand Nord. Pour réaffirmer sa souveraineté autrement que par la force, si jamais il en avait les moyens, le Mali peut mettre en avant le dialogue. Dialogue entre Nord et Sud, dialogue entre populations du Nord, incluant des négociations politiques avec le Mouvement national de libération de l’Azawad, bien implanté dans la région touareg de Kidal, et qui accepte dorénavant l’intégrité du territoire malien. À travers ces dialogues, les Maliens et leurs partenaires doivent faire preuve d’imagination politique et institutionnelle pour réformer l’État, gangréné par la corruption, et aller vers plus d’autonomie de gestion des régions qui souffrent actuellement d’un centralisme excessif et d’une décentralisation mal conduite.
Le Nord Mali, avec l’intervention française, est apparu comme une zone concentrant les caractères contemporains de l’insécurité : frontières floues, radicalisation religieuse, djihadisme déterritorialisé, narcotrafic… Pourquoi cette zone est-elle devenue un terrain d’accueil pour des groupes en quête de nouveaux terrains d’action ? Quel est le poids relatif du contexte régional, de la géographie (désert), de la pratique du nomadisme ?
Le Nord du Mali connaît une forte insécurité depuis au moins une dizaine d’années, bien avant que se déclenche l’opération Serval. Le nomadisme n’a rien à voir avec cela, et le Nord Mali a même connu auparavant un début d’économie touristique qui exploitait les spécificités de cette région désertique. Mais il faut rappeler que les salafistes extrémistes sont arrivés dans la région, en provenance d’Algérie, depuis 2003. Anciens des Gia (groupes islamistes armés) algériens, ils se sont affiliés à Al-Qaida en 2007, devenant Aqmi (Al-Qaida au Maghreb islamique). Par ailleurs, le détournement du trafic de cocaïne en provenance d’Amérique du Sud vers cette région a commencé aussi peu ou prou dans ces années-là. Il est certain que la région est très vaste et désertique, donc peu peuplée, et les frontières difficilement contrôlables. Mais ces réalités existent ailleurs et ne peuvent à elles seules tout expliquer. L’État malien était faible et disposait de moyens limités, certes, mais il a surtout fortement manqué de volonté politique. Il est vrai que l’industrie de l’enlèvement, qui a généré le versement de très fortes rançons, a aussi profité aux intermédiaires maliens, y compris dans les cercles du pouvoir. Les énormes profits issus de la drogue ont aussi bénéficié à de nombreuses personnes : mouvements extrémistes, milices armées, hiérarchie militaire, hommes de l’État jusqu’aux plus hauts niveaux.
Le modus vivendi établi entre Aqmi et l’État malien, qui n’a pas utilisé ses forces armées contre les djihadistes, était connu, et le laxisme contre les trafiquants de drogue, qui ont pu faire atterrir des Boeing bourrés de cocaïne au nord de Tombouctou, était lui aussi facile à constater. Mais la corruption n’a pas touché que le Mali. Il est difficile de croire que le trafic qui, au-delà du Mali, poursuivait sa route jusqu’en Europe, n’ait pas aussi profité à certains cercles du pouvoir algérien, entre autres. Quant au Comité d’état-major opérationnel conjoint (Cemoc), créé en avril 2010 à Tamanrasset et qui réunissait les pays voisins du Mali dans le but affiché de lutter contre le terrorisme, il est resté totalement inerte. Il est sur ce plan possible aussi de s’interroger sur les stratégies complexes de l’Algérie et les enjeux géopolitiques sahéliens.