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Autonomie: compétitivité sauvage ou élitisme républicain?

décembre 2007

#Divers

Fallait-il commencer la réforme tant attendue de l’université par l’autonomie ? N’y a-t-il pas des priorités plus urgentes ? En contradiction avec de nombreux présidents d’université qui s’expriment ici, l’auteur plaide pour une autre approche de la réforme : ne pas privilégier quelques universités d’excellence sous couvert d’autonomie, mais maintenir la compétition ouverte en laissant leurs chances au plus grand nombre.

Chaque automne ramène les feuilles, feuilles d’impôts locaux dans les boîtes aux lettres, et feuilles d’arbres sur les trottoirs. Mais au moins pour l’université, les automnes ne se ressemblent pas. 2006 bruissait encore des combats du printemps contre le contrat première embauche (Cpe), dont s’étaient emparés par procuration les étudiants. Conscients d’une crise universitaire qui couvait depuis des lustres, ils avaient réussi à faire retirer un texte mal préparé, mais conçu à l’origine pour les jeunes sans formation. Commandé à la hâte par le gouvernement au recteur de l’académie de Limoges, M. Hetzel, un rapport officiel partait d’un diagnostic juste sur l’enseignement supérieur, et croyait donner les clés de la réforme nécessaire de l’université. Elle tenait en trois mots : sélection, orientation, professionnalisation. Relayé par quelques livres1 et amplifié par les médias, le débat public s’ordonnait d’ailleurs autour de ces thèmes. Fallait-il sélectionner, pour améliorer la valeur des inscrits en premier cycle et augmenter mécaniquement la dotation de chaque étudiant ? Fallait-il orienter les flux moins en fonction des capacités d’accueil et des aspirations confuses des familles que des débouchés prévisibles ? Fallait-il professionnaliser pour garantir l’efficacité à tous niveaux de l’enseignement et des diplômes ou conserver une vocation de formation générale ? Questions de fond, à l’argumentation complexe et aux réponses nécessairement risquées et incertaines. Mais interrogations qui demeurent prioritaires.

Depuis, mai 2007 est passé par là avec son cortège désormais habituel de certitudes bousculées et d’annonces en trompe-l’œil. Nicolas Sarkozy et sa ministre, Valérie Pécresse, chargée de mettre en musique la parole présidentielle, ont rapidement donné le diapason de la nouvelle politique universitaire. Il tient en deux notes bien différentes des précédentes : l’autonomie des établissements et les pôles d’excellence pédagogique et scientifique. C’est évidemment jouer sur la mode et flatter l’esprit de volontarisme et de compétitivité du moment. L’autonomie est dans l’air du temps, du pouvoir de proximité, de la participation et du désengagement de l’État. Elle ravit à bon compte les vanités des présidents d’université et indiffère au premier abord les étudiants, à condition qu’on leur promette, ce qui fut fait avec habilité et célérité, et croyait-on jusqu’alors avec efficacité, auprès des responsables de l’Unef, de ne pas augmenter les droits universitaires et de ne pas recourir à la sélection à l’entrée à l’université. Et l’excellence flatte opportunément notre amour-propre national, heurté par le classement de Shanghai, qui renvoyait nos meilleurs établissements dans les profondeurs du peloton mondial. Dormez en paix bonnes gens ou réveillez-vous, nous allons devenir excellents, puisque nous ne serons plus sous tutelle, du ministère, des programmes, de la technocratie de la rue de Grenelle, même si nous conservons – ne provoquons pas la rue inutilement ! – le caractère national des diplômes. Voilà de la réforme rondement menée, qui ne coûte rien, et ne règle rien.

On ne voit pas très bien en effet en quoi conférer de l’indépendance aux universités les guérirait miraculeusement des trois maux chroniques dont elles souffrent principalement : l’insuffisance historique de l’engagement budgétaire public, l’échec dans les premiers cycles, le désenchantement, pour ne pas écrire la démobilisation, de beaucoup d’universitaires. Car, si les solutions à mettre en œuvre sont discutables et leurs résultats attendus de toute façon à long terme, l’origine de la crise est suffisamment connue pour qu’on puisse douter de l’efficacité des mesures programmées. Le défaut d’investissements financiers criant dans l’université française depuis plus de quatre décennies est un facteur aggravant, qui fait qu’un étudiant coûte beaucoup moins cher à la collectivité qu’un lycéen. Il contribue à expliquer que le projet progressiste de démocratisation de l’enseignement supérieur se soit transformé au fil des ans en simple massification des effectifs. Passer des 200 000 étudiants des années 1960 aux deux millions actuels ne supposait pas seulement un immense effort budgétaire, mais un changement radical des méthodes pédagogiques et des objectifs de l’université. Enseigner aux enfants de la bourgeoisie, même ceux qui n’avaient pas voulu ou pu suivre les classes préparatoires aux grandes écoles, ou accueillir en majorité fils et filles des couches moyennes et populaires en ascension sociale, mais sans patrimoine culturel, requiert des approches et des contenus éducatifs différents et novateurs. Globalement, arc-boutés sur un statut social qui se dégradait, écœurés par des réformes successives qui s’empilaient sans efficacité éprouvée, rancis dans leurs certitudes d’être les grands incompris du pays, les universitaires s’en sont bien montrés incapables, se contentant de répliquer les vieilles recettes, mais en abaissant le niveau d’exigence, car si « le niveau montait » par le nombre et l’origine sociale, pour paraphraser Baudelot et Establet2, le degré moyen de compréhension et d’expression des étudiants dans les premières années de faculté s’amenuisait singulièrement. Sur fond de faillite financière, l’échec de l’université est tout entier inscrit dans ces deux tares originelles : l’aveuglement de la société française à comprendre ses propres évolutions, le conservatisme de beaucoup des enseignants à les assumer.

Autonomie et excellence : oui, à condition d’en accepter les conditions

Dans cette perspective, les mesures annoncées apparaissent bien timides et totalement inconséquentes. D’abord, on ne comprend pas bien où est la novation ? En 33 ans de professorat, je n’ai jamais subi le moindre contrôle – et je m’en réjouis – sur mes activités pédagogiques et de recherche : nulle inspection générale tatillonne, nul chef d’établissement autoritaire, nul programme contraignant. J’ai fait habiliter à de nombreuses reprises des diplômes nationaux de deuxième et troisième cycles, personne ne s’est jamais soucié, ni de me donner les moyens réels de les préparer, ni de savoir si je suivais la lettre, ou même l’esprit, des propositions que j’avais faites pour leur habilitation par le Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche (Cneser). Dans ces conditions, que change l’autonomie, surtout si elle n’est pas assortie d’une augmentation radicale des financements ? Quant à l’excellence, c’est l’habillage moderne d’une vertu que j’ai toujours entendu louer depuis mon entrée en religion universitaire : la valeur scientifique. Au point qu’un syndicat enseignant – « Qualité de la science » – qui se voudrait ni de gauche, ni de droite, s’en est fait abusivement depuis longtemps le porte-parole exclusif. Voilà donc de vieilles lunes agrémentées au goût du jour.

À moins d’avoir le courage ou l’entêtement d’en accepter la conséquence essentielle : la sélection à l’entrée à l’université. Qu’elle soit par l’argent (augmentation drastique des droits d’inscription) ou le mérite (concours d’admission, différent du baccalauréat considéré alors comme un simple diplôme de fin d’études secondaires), elle réduirait en effet simultanément trois effets majeurs de la crise : le manque chronique d’argent, l’inefficacité pédagogique des premiers cycles, la démotivation des enseignants découragés par l’échec d’une partie de leur mission. C’est à l’évidence une fausse bonne solution, que même les ultralibéraux de l’entourage de Nicolas Sarkozy n’oseraient lui conseiller, car elle est politiquement incorrecte, socialement injuste, économiquement inepte et historiquement idiote.

Politiquement incorrecte : quel gouvernement serait en effet assez fou pour mettre avec une sélection imposée la moitié de la France dans la rue, les pauvres, parce qu’ils perdraient l’espoir un peu vain – mais espoir tout de même – de voir leurs enfants accéder à des positions sociales qu’ils n’ont jamais pu occuper, et les riches, parce que l’université quasi gratuite représente une voie de secours largement assurée pour ceux qui n’ont pas pu accéder aux grandes écoles. Voilà une unanimité réunie à bon compte dont tout le monde se passera : elle forge les mouvements d’opinion qui font et défont les courants politiques.

Socialement injuste : il est à peine nécessaire d’insister. Mettre en place une sélection initiale serait s’inscrire en contradiction du message républicain que toutes les majorités de la Ve République ont voulu faire passer. Ce n’est pas le patrimoine économique, ni le patrimoine culturel, qui doivent déterminer les destins individuels, ni l’avenir de la nation, mais l’élévation du plus grand nombre qui doit contribuer à la prospérité personnelle et collective. Tout malthusianisme apparaîtrait alors comme une régression institutionnelle insupportable, même si, évidemment, chacun sait bien qu’il y a un fossé qui se creuse davantage chaque jour entre la générosité du principe et la réalité de son application, notamment dans les disciplines littéraires.

À ces considérations politiques ou éthiques s’ajoutent des logiques plus rationnelles. On veut bien admettre que, dans les conditions actuelles, beaucoup de premiers cycles universitaires soient des « facs-parkings », stockant provisoirement de futurs chômeurs, avant de les lâcher progressivement sur le marché de l’Anpe. Mais l’économie étant ce qu’elle est, on ne voit pas très bien où iraient les jeunes sans emploi et sans formation qui ne seraient plus automatiquement admis à l’université. En apprentissage professionnel, me dit-on. Mais en apprentissage de quoi, dans quelles structures et surtout avec quels outils fondamentaux d’acquisitions ? Car si la sélection peut se décréter, ni l’activité ni la formation ne s’inventent.

Et c’est là certainement que le projet politique manque de perspective historique. On s’en va répétant depuis des lustres que l’avenir professionnel est imprévisible, que les actifs de demain changeront trois ou quatre fois de métier au cours de leur carrière, qu’ils alterneront périodes d’occupation et recyclages, que le temps de loisirs s’allongera au détriment du temps fonctionnel, et l’on voudrait sélectionner ou orienter précocement, nécessairement dans une spécialisation unique et plus ou moins étroite ! C’est purement et simplement une faute de prospective. La prospérité matérielle et culturelle appartiendra aux nations qui auront su donner à la majorité de leurs citoyens les moyens intellectuels de valoriser, leur vie durant, leur potentiel individuel et leur investissement collectif. C’est d’ailleurs ces mérites de la formation générale que les observateurs les plus acérés reconnaissent aux classes préparatoires plus encore qu’aux grandes écoles3 qu’il faudrait étendre à l’ensemble des premiers cycles universitaires (la « licence » d’aujourd’hui). Rien de tout cela n’a directement et prioritairement à voir avec l’autonomie et la gouvernance des établissements, mais d’abord avec un changement radical des objectifs et de méthodes pédagogiques de l’université.

Propédeutique pour tous, plutôt que compétitivité pour quelques-uns : faut-il choisir?

On voit bien dès lors, face aux scénarios que l’on voudrait de l’impossible, les cheminements probables qui se dessinent derrière le consensus mou sur l’autonomie et l’excellence. Au prix de regroupements d’établissements d’enseignement supérieur plus ou moins artificiels (Paris Universitas, réunissant quatre universités parisiennes, l’École normale supérieure et l’École des hautes études en sciences sociales), de compromissions plus ou moins bien négociées avec les collectivités locales ou les grands groupes économiques, d’ambitions personnelles plus ou moins déguisées d’apparatchiks inspirés ou cyniques, quelques établissements – une dizaine, une vingtaine, sur la petite centaine d’universités métropolitaines ? – espèrent bien tirer leur épingle du jeu, pallier la pauvreté de l’État, s’engager sur des programmes innovants et remonter dans les classements internationaux. Pendant ce temps, la majorité s’enfoncera dans la médiocrité des financements publics et des résultats moyens. Perspective immorale, mais surtout à l’encontre des performances recherchées. En sport comme en recherche et en créativité, la performance ne se construit pas d’abord sur l’exceptionnalité de quelques vedettes, mais sur les pépinières de formation du plus grand nombre, qui permettent de détecter les talents, d’élever le niveau général, d’enrichir et de croiser les cultures, en entraînant une compétitivité d’émulation, plutôt qu’une concurrence d’agressivité.

À cet égard, en face d’une autonomie factice conférée immédiatement aux établissements, une réforme prioritaire permettrait d’améliorer rapidement et sensiblement le rendement des premiers cycles universitaires, qui constituent le vrai point noir de l’enseignement supérieur français : le rétablissement d’une année de propédeutique généraliste. Sa suppression dans les années 1970 a constitué un véritable non-sens pédagogique, au moment où le recrutement étudiant changeait en nombre et en qualité. Il ne s’agit pas ici d’un regard nostalgique sur la jeunesse passée et des pratiques surannées. Mais il paraît évident, même à l’âge d’internet, des Sms et de la communication multimédia généralisée, que le sens des mots, la richesse du vocabulaire et la rigueur dans l’agencement des idées, bref tout ce qui faisait en classe de seconde du lycée de naguère le passage si redouté et si formateur de la « composition française » (« Racontez votre meilleur souvenir de vacances ») à la « dissertation » (« Racine peint les hommes tels qu’ils sont, Corneille tels qu’ils devraient être. Commentez »), ont gardé de leur vertu formatrice et surtout de leur pouvoir de séduction aux yeux des futurs employeurs. Tous les Drh du monde répètent à l’envi que ce qui apporte la différence dans un CV ou un entretien d’embauche n’est pas la compétence technique, mais l’art de se présenter et de convaincre de ses aptitudes et de sa motivation. Et pourquoi croit-on que de grands groupes industriels recherchent pour leurs postes de responsabilité des normaliens littéraires à côté d’ingénieurs au bagage scientifique et mathématique prestigieux ? pour le maniement du discours latin ou de la version grecque ? ou parce qu’ils ont appris en khâgne la rhétorique du verbe et de la pensée ? Comprenons-nous bien, il ne s’agit pas de transformer tout étudiant de première année en hypokhâgneux, mais de clamer l’inanité de spécialisations trop précoces saupoudrées de quelques recettes de psychologie de la communication à la place d’une solide formation générale acquise avant l’université ou à l’université. La révolution nécessaire en serait encore plus dure pour les enseignants que pour les étudiants. Car comment faire admettre à un universitaire géographe, historien ou sociologue, que son devoir prioritaire en première année est d’abord d’enseigner l’expression des idées, voire l’orthographe, avant la géographie, l’histoire ou la sociologie ?

Répétons-le fortement. Il ne sert à rien d’informer, d’orienter, de sélectionner et de professionnaliser, si l’on n’assure pas auparavant la maîtrise des langages (je ne parle pas seulement de langues étrangères, mais des outils d’expression, d’abord en français) écrits et parlés, et le développement de l’esprit critique. Toutes qualités, objectera-t-on, qui devraient être acquises dès le lycée. Certes. Mais dans l’attente d’une encore hypothétique réforme de l’enseignement secondaire, faut-il passer la génération actuelle pour perte et profit, au lieu de miser sur les jeunes entrant actuellement à l’université ? On ne bâtit pas l’avenir individuel ou collectif sur le sable ou sur le mythe, mais sur des fondations larges et solides. C’est même la condition indispensable d’une université, qui voudrait retrouver nationalement son efficacité de promotion sociale et professionnelle pour le plus grand nombre et installer durablement la recherche française dans le concert d’un marché mondial de la formation et de l’innovation de plus en plus compétitif. Il n’y a pas trop d’étudiants en France, mais trop d’étudiants initialement mal formés, et donc de talents perdus et de diplômés peu valorisables.

L’excellence se mérite et l’autonomie se prépare

Que les meilleurs gagnent ! Qui ne se réjouirait dans l’université de cette belle formule qui a tout de même été la base du fameux élitisme républicain, dont chacun se réclame, en condamnant l’égalitarisme de la médiocratie, qui serait selon certains un héritage postsoixante-huitard. Histoire reconstruite un peu vite, mais qui surtout ne résiste pas à l’analyse comparative de l’exercice des pouvoirs universitaires. De façon un peu caricaturale, deux systèmes ont fait la preuve de leur efficacité en matière de gouvernance, comme l’on dit maintenant, des établissements : le mandarinat à l’ancienne et à la française, le management entrepreneurial des universités américaines. Le premier, encore en vigueur jusqu’à la massification des effectifs, s’apparentait, sans nostalgie, ni surtout complaisance particulière pour des temps révolus, au despotisme éclairé : quelques grands caciques régulaient par discipline les carrières enseignantes, ordonnaient avec intelligence et surtout esprit d’ouverture les orientations scientifiques et les programmes pédagogiques ; sommités reconnues et en général intègres, ils ne commettaient pas plus d’erreurs et d’injustices flagrantes que la moyenne des régimes démocratiques. Le mécanisme a vécu et il ne reviendra pas : l’évolution des mentalités et du nombre est passée par là. Le malheur est que, contrairement à l’histoire générale des sociétés occidentales, la disparition du despotisme éclairé dans l’université ait fait plutôt place aux népotismes personnels et aux féodalités localistes plutôt qu’à une démocratisation progressive globale du système. Dans les facs françaises, on n’a jamais autant recruté localement le personnel enseignant qu’au cours de la dernière décennie. Et tout est bon pour justifier la pratique : la carence de postes, la « valeur » des candidats, l’excellence de la formation que l’on dispense dans son propre département. Donc, le très bon de ses étudiants sera nécessairement le meilleur de ses collègues. À ce compte de l’entre soi et de la consanguinité collégiale, on ne voit pas très bien comment l’excellence et l’innovation émergeront.

Dans le même temps, ne s’est vraiment pas développé en France l’esprit d’entreprise, au sens étymologique du terme, qui fait qu’aux États-Unis, une université, publique ou privée, est avant tout une organisation sociale et économique, jugée à l’aune de l’attractivité exercée sur les étudiants, ses « clients » payeurs, et sur les professeurs, « productifs » d’enseignements recherchés et de reconnaissance internationale affirmée (nobélisables ou, mieux, prix Nobel). Les deux construisent ensemble la valeur appréciée des diplômes sur le marché de l’emploi et le rang tenu dans la recherche mondiale. Les anciens étudiants – les alumni – sont d’ailleurs par leurs donations et leurs réseaux les premiers commis-voyageurs de leur université. Logique mercantile, vitupérera-t-on, où savoir et savant sont réduits à l’état de denrées vénales : l’étudiant achète son diplôme et l’intellectuel vend sa compétence au prix du marché, et non au coût d’inscription fixé par la loi ou au barème intangible de la grille indiciaire de la fonction publique. On en convient volontiers, et on n’admire pas sans réserves. Mais le système est au moins cohérent : bourses, prêts bancaires, alternances de contrats de travail et d’inscriptions universitaires financent et stimulent les étudiants, et les universitaires les plus performants ont les moyens et l’envie de travailler. Ce n’est certainement pas la seule forme d’excellence, mais elle a le mérite de fonctionner.

Réformons, mais en fidélité à notre histoire politique et culturelle

Rien de tout cela n’existe évidemment en France où, pureté d’âme – sinon puritanisme – obligeant, tout ce qui pourrait ressembler à de l’intéressement tend à passer pour une compromission insoutenable avec le capitalisme. Que l’on soit ici bien compris. Il ne s’agit pas d’importer dans notre pays un système qui n’appartient ni à nos gènes collectifs ni à notre histoire, mais de remarquer que les facteurs favorables à l’émergence d’une vraie classe de responsables universitaires capables de mettre en œuvre l’autonomie ne sont pas encore réunis. La crainte est qu’elle ne favorise dans ces conditions plutôt les réactions classiques, les querelles et les jalousies intestines, libérées de tout contrôle central, plutôt qu’un véritable souffle d’imagination et de création, dont l’université française a un besoin urgent.

Au total, on peut se demander si la réforme actuelle ne fait pas une erreur d’objectif et de méthode. Le gouvernement universitaire – pouvoirs du président, composition des conseils –, qui est au cœur de la loi Pécresse, n’apparaît pas une condition préalable à la redéfinition indispensable des vocations de l’enseignement supérieur, tant en matière de formation, de pédagogie, de valorisation professionnelle des diplômes que de production scientifique reconnue internationalement. En bonne logique, l’autonomie « pour quoi faire ? » devrait précéder l’autonomie « pour qui ? ». En cela, l’université ne déroge pas beaucoup de la moyenne du pays : on se bat sur les candidats, avant de débattre d’abord du programme, avec les succès que l’on sait. Quand donc dans ce pays s’avisera-t-on que les priorités existent et que, dans la mondialisation actuelle, l’histoire n’attend pas et repasse de moins en moins souvent les plats ? La transmission du savoir et de la formation, la production de la connaissance, sont devenues en quelques lustres un marché mondial. La misère, matérielle et morale, de l’université française n’atteint pas seulement le prestige du pays et ne blesse pas uniquement l’amour-propre personnel, quand des doctorants étrangers font comprendre leur surprise devant notre dénuement comparé à l’équipement de leurs universités nationales dans des environnements économiques beaucoup moins riches que le nôtre. Elle mesure aussi la faiblesse de notre attractivité actuelle et inquiète sur notre rayonnement futur. Le recrutement international de nos universités est quasi plat pour les enseignants, et bien peu éminent pour les étudiants, en nombre et en qualité, à l’image de l’accueil et de la place que nous réservons aux étudiants étrangers. Il ne s’agit ici, ni d’autonomie ni d’excellence, mais simplement d’aveuglement collectif, y compris de la part des universitaires, sur les enjeux du monde actuel.

Stratégie erronée donc, mais aussi tactique défaillante. Nous restons un vieux pays d’État, où en dépit du refrain entonné en chœur sur la participation, la démocratie sociale et l’initiative décentralisée, toute réforme qui se veut de fond et de diffusion générale vient d’en haut, qu’on l’apprécie ou non. À l’automne 1968, après des mois de défoulement débridé, Edgar Faure, en fin politique et universitaire averti, imposa en quelques semaines à l’université une loi-cadre, sur laquelle finalement nous vivons toujours pour l’essentiel quarante ans après (cogestion des enseignants, des étudiants et du personnel administratif, par le biais des trois conseils de l’université et de l’élection de son président). Sur un autre registre, Gaston Defferre ne fit pas différemment en 1982-1983 pour la décentralisation concédée aux collectivités territoriales.

Il y a ainsi des processus historiques de luttes et de réformes qu’il est recommandé de respecter au présent quand on veut préparer l’avenir. Le nouveau président de la République qui, profitant de l’état de grâce, de ses pouvoirs extraordinaires et de son charisme indéniable, aurait massivement doté l’enseignement supérieur, restauré la propédeutique, revalorisé et unifié les carrières d’enseignants et de chercheurs entre universités et grands organismes de recherche publics (Cnrs, Inserm), en leur assurant une véritable mobilité et un recrutement national, assortis d’une évaluation périodique, aurait beaucoup plus fait pour la mise à niveau de l’université française, que cette autonomie immédiate octroyée sans moyens et cette excellence universelle proclamée sans priorité. Des syndicats d’étudiants et d’enseignants, de toute façon ultraminoritaires, mais qui s’acharnent avec virulence et souvent efficacité contre des moulins à vent « donquichottesques » (Cpe ou autonomie des universités), auraient été bien inspirés d’utiliser leur force de mobilisation pour poser aussi devant l’opinion les problèmes de l’échec massif dans les premiers cycles ou du désenchantement des universitaires, qui les pousse au conservatisme. Gouverner c’est prévoir, c’est aussi ne pas céder à la facilité, comprendre que le symbolique compte autant que le matériel, et surtout ne pas se tromper, ni de finalités dans l’action, ni de modalités dans la procédure.

  • *.

    Professeur à l’université Paris X.

  • 1.

    Voir notamment Jean-Robert Pitte, Jeunes, on vous ment, Paris, Fayard, 2006 et Guy Burgel, Université, une misère française, Paris, Hachette Littératures, 2006.

  • 2.

    Christian Baudelot et Roger Establet, Le niveau monte, Paris, Le Seuil, 1989.

  • 3.

    Pierre Veltz, Faut-il sauver les grandes écoles ? Paris, Les Presses de Sciences Po, 2007.

BURGEL Guy

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