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Dans le même numéro

Grand Paris : la démocratie métropolitaine est-elle encore possible ?

octobre 2008

Inutile de revoir l’organisation des territoires et de réformer les institutions, il faut envisager, véritable procédure d’exception, des mesures radicales correspondant à des projets politiques effectifs. On ne peut repousser les échéances à moins de précipiter un laisser-aller politique insupportable… pas uniquement sur le plan budgétaire.

Énoncées inopinément à l’occasion de l’inauguration d’un terminal de Roissy le 26 juin 2007, les déclarations de Nicolas Sarkozy sur le Grand Paris n’arrêtent pas de jeter le doute et le trouble parmi les acteurs de la politique urbaine dans la capitale. Depuis, le lancement tapageur d’un concours d’architectes sur l’avenir de la métropole parisienne de l’après-Kyoto et la nomination d’un secrétaire d’État chargé du développement de la région capitale, Christian Blanc, les ont amplement relayées dans l’opinion. Il en fallait moins pour bousculer les compromis patiemment élaborés par la région Île-de-France pendant trois ans de concertations pour parvenir à une copie de schéma directeur toujours sur la table du Conseil d’État pour approbation. Et chacun a repris son bâton de pèlerin pour tenter de faire face à la nouvelle donne : le conseil régional pour publier en avril dernier des Scenarii pour la métropole Paris-Île-de-France demain de la commission Planchou, du nom de son président, maire de Chelles, diligenté par le président Huchon et la ville de Paris pour tenir en juin, en présence du ministre délégué, des assises solennelles de sa « Conférence métropolitaine » destinée à réunir les élus volontaires pour une action commune.

Cette agitation a au moins du bon : l’affirmation par la quasi-totalité des interlocuteurs que la situation actuelle n’est guère satisfaisante et que le projet urbain doit précéder la définition géographique du nouvel ensemble territorial ainsi que les contours institutionnels d’une instance métropolitaine à créer. Pour en avoir fait moi-même la thèse centrale d’un livre1, je ne peux que me réjouir de cette révélation tardive et de la reconnaissance de l’ordre logique et chronologique des priorités, mais aussi m’inquiéter de ce consensus trop facile. Les propositions avancées ne se réduisent-elles pas à l’empilement d’objectifs spatiaux ou thématiques qui peuvent difficilement passer pour une stratégie urbaine ? Et mettre trop longtemps entre parenthèses le dessein politique ne peut déboucher que sur des découpages arbitraires, des configurations fantasmées ou sur le maintien pur et simple du statu quo : le sénateur Philippe Dallier propose ainsi de regrouper Paris et les trois départements de la petite couronne ; le député et président de Plaine commune, Patrick Braouzec, verrait bien une structure « en marguerite » autour de communautés d’agglomération, dont la sienne ; et Jean-Paul Huchon, comme son challenger de l’Ump, Roger Karoutchi, se contenteraient de tout, sauf du démantèlement de l’unité régionale. Pourtant, on voit bien que derrière ces débats d’experts et d’élus engagés, c’est toute la question d’un gouvernement démocratique de la métropole dans ses deux dimensions indissociables qui est posée : quel est l’avenir le plus efficace et le plus équitable pour la capitale ? Par quel choix citoyen lui donner force et légitimité ? Cette invention métropolitaine est encore largement à trouver. Encore faut-il en clarifier les termes.

Capitale, métropole, région urbaine, agglomération…

La terminologie est souvent aussi floue que la pensée des auteurs. La définition d’une norme universelle importe moins que la précision des acceptions que chacun accorde aux réalités en fonction de sa formation disciplinaire et de ses hypothèses. Singularisée par son rôle institutionnel dans le fonctionnement de l’État, la capitale est la moins sujette à contestation : c’est la constitution qui la légitime. La métropole, surtout dans la période contemporaine, pose plus de problème : c’est moins la taille de la ville, que son rôle dans la gestion des intérêts économiques et des flux extérieurs qui la désigne. En ce sens, le sociologue suisse, Michel Bassand, parle de « métropole lémanique », appuyée sur des cités d’assez faible importance, Genève et Lausanne. Les statistiques financières ou d’institutions internationales sont ici le déterminant majeur. Inversement, agglomération et région urbaine renvoient à des notions d’organisation physique des territoires. La région urbaine regroupe l’ensemble des espaces sous influence immédiate d’une grande ville. Elle peut comporter d’importantes discontinuités spatiales : c’est la carte thématique, par exemple des implantations d’entreprises, de l’intensité des flux quotidiens de voyageurs ou d’appels téléphoniques, qui en dessine les contours. L’agglomération se caractérise avant tout par la continuité de l’espace construit : l’imagerie satellitaire en est souvent le meilleur révélateur. L’originalité de Paris, c’est d’être à la fois une capitale et une métropole, dont l’essentiel de la région urbaine (démographie et économie) est contenu dans une agglomération.

Le triple déficit

Toute métropole qui dépasse le million d’habitants (rappelons que Paris, au sens large, c’est 10 millions d’habitants et 4, 5 millions d’emplois agglomérés) pousse à son paroxysme le défi majeur de la ville contemporaine : la désuperposition et l’inadéquation des espaces matériels et fonctionnels et des territoires politiques, de l’urbs et la civitas2. La quantité et la complexité des problèmes de transports, d’inégalités sociales, de compétitivité économique, ou de protection de l’environnement, n’ont d’égal que la division et l’opposition des pouvoirs. En Île-de-France, l’État, la région, huit départements, 1 300 municipalités – de 400 à 600 dans la zone dense – se disputent et se dispersent le droit et le devoir de régler le sort quotidien et le devenir de leurs administrés. Partout dans le monde, ces dysharmonies sont arbitrées par des processus de gouvernance plus ou moins heureux de nature politique ou technique : la Greater London Authority, sous la tutelle de l’État central, s’impose au maire de Londres pourtant élu au suffrage universel, à New York, la New York Public Benefit Corporation, associant acteurs publics et privés, s’efforce d’assurer l’attractivité économique internationale de la métropole atlantique américaine (voir les Scenarii pour la métropole de la région Île-de-France). Ces montages ou ces coopérations n’empêchent ni les rivalités ni les conflits : dans la capitale espagnole, municipalité contre « Communauté autonome de Madrid », à New York, City of New York (10 millions d’habitants sur les 20 millions que compte la région urbaine) contre les trois États « encadrants » de New York, du New Jersey et du Connecticut. À cet égard, Paris ne fait pas exception dans cette triste anthologie du déficit politique.

Celui-ci se double toujours d’un déficit démocratique. L’interrelation, sinon l’internationalisation, des logiques dans la création de l’emploi (la localisation et l’attractivité des entreprises), dans l’intégration des plus démunis ou des moins bien formés (la solidarité sociale), ou dans la sauvegarde écologique (le « développement durable »), imposerait des échelles de traitement larges, de compréhension et d’action. Mais la conviction du citoyen, et parfois de façon plus troublante du politique, c’est que les problèmes se règlent à l’aune des espaces de proximité, des « bassins de vie », des centralités rapprochées, qui justifient ainsi pour Patrick Braouzec le schéma « en marguerite », déjà évoqué pour la métropole parisienne. En France, l’instauration tardive d’une décentralisation administrative (lois Defferre de 1982-1983), à un moment historique de reconcentration des systèmes urbains, a conforté chacun dans une vision unilatérale et minimaliste des territoires métropolitains, alors qu’ils sont écartelés entre le local et le global. Sans cette perception dialectique, introjetée par tous, il n’y aura pas de gouvernement métropolitain démocratique.

Enfin, contrairement à New York, Los Angeles, ou plus modestement Barcelone, Milan ou la Randstad Holland, Paris est la capitale d’un État centralisé. Pendant un millénaire, la ville s’est élaborée sur la centralité interne d’un territoire national qu’elle construisait et qu’elle contribuait tour à tour à assécher3 ou à irriguer de ses initiatives et de ses investissements (la Datar, à partir de 1963). Depuis deux ou trois décennies, les priorités changent : l’arbitrage des rivalités provinciales fait place à la compétition mondiale entre global cities (Saskia Sassen). Là encore, cette mutation universelle est mal surmontée, et de façon contradictoire. À Alger, le gouvernorat du Grand Alger, créé à la fin des années 1990 avec rang de ministère, pour faire face au défi de la capitale méditerranéenne du xxie siècle, n’a pas longtemps survécu au démantèlement et à la parcellisation en wilayas multiples. À Athènes au contraire, le succès des jeux Olympiques de 2004 et des importantes infrastructures qu’ils ont entraînées est dû en grande partie au réengagement fort de l’État, à côté du capital privé, en dépit des règles et des discours sur l’« autoadministration locale ». Paris n’a pas perdu les Jeux de 2012 pour la seule raison de ces hésitations de l’histoire et du droit. Mais elles y ont contribué.

L’exception parisienne : une agglomération

Ces logiques métropolitaines générales se doublent dans le cas parisien d’une configuration spatiale exceptionnelle, peut-être unique sur la planète : la capitale est d’abord une agglomération avant d’être une région urbaine4. Par une myopie déconcertante qui affecte la plupart des observateurs, on ne voit pas ce qui pourtant saute aux yeux sur n’importe laquelle des cartes abondamment reproduites : la compacité et la continuité de l’espace construit, dont les contours ne varient guère depuis la consolidation des villes nouvelles. Ils regroupent, sur un territoire finalement restreint de 50 kilomètres du nord au sud, et de l’est à l’ouest, 85 % des effectifs démographiques, 90 % des emplois de l’Île-de-France. Ce conglomérat d’habitat, d’activités, d’infrastructures et d’équipements, s’oppose physiquement aux basses densités d’occupation humaine, qui de la Beauce à la Brie, et du Vexin aux confins picards et champenois, encerclent Paris d’un écrin de terres agricoles et de massifs forestiers. Le fameux « mitage » périurbain, d’ailleurs très exagéré, l’a écorné, mais n’en a pas massivement affecté la macrostructure. C’est le résultat de l’histoire continue de la dilatation d’une centralité politique et sociale, qui se développe dans un espace faiblement peuplé. En Europe, et à taille égale (la dizaine de millions d’habitants), l’expansion parisienne ne peut se comparer aux semis de peuplement dense, ni du sud-est anglais (Londres), ni du bassin de Moscou, deux métropoles dotées pourtant d’instances de gouvernance élargie, autrement plus solides qu’à Paris. La région métropolitaine est là-bas de constitution génétique, et non d’incantation normative, et les institutions de régulation y ont un temps d’avance sur la capitale française.

Cette évidence d’agglomération et de sa déficience politique renvoie au rang de querelles subalternes la quête désespérée de territoires pertinents plus limités ou plus vastes. Les auteurs du rapport Planchou, déjà cité, s’efforcent obstinément de trouver des frontières à un « cœur d’agglomération » mythifié, pour déclarer tout aussi opiniâtrement que la réponse à ses problèmes doit « être organisée à l’échelle plus large, pour pouvoir être mise en œuvre à l’échelon local ». Entendons la région Île-de-France, voire le bassin parisien, vieille notion géologique que l’on ressuscite à l’occasion. Cette casuistique spatiale n’a pas plus de sens que l’affirmation de Jean-Pierre Sueur, qui déclarait déjà en 1998, dans son Rapport sur la politique de la ville, vouloir exclure Paris du « pouvoir d’agglomération », sous raison qu’« il n’était pas facile d’y découper des agglomérations » (sic). Que le fonctionnement physiologique de la métropole déborde quotidiennement le cadre de l’agglomération continue, que quelques dizaines de milliers de voyageurs (sur 5 millions d’actifs, rappelons-le) transforment les Tgv de Lille, de Tours, du Mans ou de Reims, en trains de banlieue, et que la Basse-Seine soit le débouché maritime « naturel » de Paris, n’empêchent pas la prégnance massive de l’agglomération. À ce niveau, vouloir prolonger Paris jusqu’au Havre, pour mieux l’embellir ou le gérer (Antoine Grumbach), ne relève plus de l’utopie urbanistique ni de la fiction poétique, mais de la faute politique.

De la même façon, cette unité morphologique de l’agglomération n’enlève rien à la complexité du fractionnement individuel ou collectif de sa pratique. Mais on ne gagne pas à confondre les deux registres. Évidemment, il existe à l’intérieur du tissu aggloméré, des territoires de proximité et de vie locale, des centralités secondaires (les anciennes villes nouvelles, Roissy), qui peuvent faire penser à un « polycentrisme hiérarchisé » (Philippe Panerai), et même des faisceaux radiaux – une des dimensions territoriales majeures du schéma d’aménagement régional –, qui structurent les mobilités résidentielles et les déplacements habitat-emploi. Mais la révélation ne date pas d’aujourd’hui. En 1952, Paul-Henri Chombart de Lauwe décrivait déjà dans Paris et l’agglomération parisienne les itinéraires d’une jeune bourgeoise du 16e arrondissement partagée entre ses cours à Sciences Po et ses parties de tennis au Racing. Mais nul n’aurait songé pour autant à nier la réalité du Paris haussmannien. Au risque de froisser les adeptes de la concertation et de la démocratie participative, l’espace objectif du projet métropolitain n’est pas la somme des territoires reconnus des individus et des groupes. C’est l’agglomération tout entière qui légitime à la fois les grandes problématiques parisiennes et les sorties possibles des impasses actuelles.

La liste, courte, des objectifs majeurs fait ici quasi-unanimité, même si certains voudraient encore prolonger le diagnostic (Laurent Davezies). Il s’agit d’abord de l’inégalité croissante entre richesse et pauvreté, que ne corrigent que marginalement les mécanismes de redistribution financière nationaux et régionaux : les communes les plus pauvres ont à la fois des taux d’imposition relatifs les plus élevés sur les ménages et les entreprises, pour recueillir des ressources très insuffisantes au regard des besoins de leurs populations les plus démunies. Mais le correctif essentiel est-il d’abord fiscal (recours par exemple à une taxe professionnelle unique) ou fondé sur l’élaboration d’un dynamisme global et multiforme ? Ce n’est pas l’impôt qui assure l’activité, mais l’emploi qui crée la richesse. Tant que les périphéries, proches d’ailleurs pour la plupart, profiteront surtout du desserrement des activités de Paris, à somme métropolitaine nulle, tant que les territoires de compétitivité (La Défense, la Plaine-Saint-Denis, demain le Plateau de Saclay) agiront en concurrence plus qu’en complémentarité, tant que le high tech sera considéré comme le seul salut économique, en négligeant les emplois productifs ou de services pour les moins formés, il y a peu de chance qu’un projet cohérent d’agglomération métropolitaine voie le jour. Et il faudra se contenter de verdicts dissonants : tout va bien pour les investissements internationaux (étude du cabinet Ernst & Young d’avril 2008), et la métropole se fracture chaque jour un peu plus.

Le même jugement pessimiste s’applique aux déplacements et aux transports. Sans qu’il soit besoin ici d’insister, la dissymétrie est évidente entre le maillage fin des transports collectifs, qui couvre Paris intra-muros, et la structure linéaire du Rer qui parcourt de façon très lâche la périphérie (8 millions de « Parisiens » !) dès le boulevard des Maréchaux franchi. Une dysharmonie silencieuse s’est mise en place en près d’un demi-siècle entre le dessin radial des réseaux et la demande croissante de trajets tangentiels, de banlieue à banlieue. La distinction n’est pas entre zone dense et région, mais entre la ville de Paris et tout le reste de l’agglomération. Beaucoup plus encore que le potentiel fiscal, elle constitue la principale iniquité de la métropole : les espaces les mieux desservis sont de plus en plus réservés aux plus riches ; en perte historique de vitesse démographique et économique, ils ne représentent plus qu’un cinquième de la population, qu’un tiers des emplois. L’accès inégal de tous à l’activité, aux services et à la culture, plombe l’agglomération métropolitaine.

Il en est de même pour le logement, surtout pour les catégories les plus défavorisées. Le déficit est à la fois quantitatif, qualitatif et spatial. On a construit au cours des deux dernières décennies 45 000 logements neufs en région Île-de-France, quand il en faudrait au moins 60 000 pour couvrir les nouveaux besoins, essentiellement sociétaux (renouvellement du parc, décohabitation, divortialité, monoparentalité). C’est l’objectif affiché par le Sdaurif en cours d’approbation. Mais il faudrait plus encore de logements sociaux, dont la proportion a eu tendance à décliner dans la dernière période. Et à nouveau, la question de l’échelle de l’agglomération est posée : la moitié seulement des logements projetés est dans l’« agglomération dense », la mieux desservie et qu’on dit vouloir favoriser. C’est qu’il a fallu composer avec les antinomies des pouvoirs municipaux locaux, hostiles à une densification impopulaire au centre, favorables aux nouveaux lotissements à la périphérie. On ne peut toujours gagner à choisir la fragmentation de l’agglomération d’un côté et son unité de l’autre.

Enfin, la même confusion traverse la dernière – souvent la première en termes d’affichage – priorité reconnue par tous : la nécessité de promouvoir un développement métropolitain durable pour la qualité de la vie des habitants présents et futurs. Passons sur les contradictions idéologiques et politiques des Verts parisiens, qui les poussent à s’opposer à toute densification, même intelligente, dans le centre, au risque de refouler vers la périphérie diffuse la masse des demandeurs de logements et de les contraindre à la multimotorisation. En matière d’aménagement de la ville, les bonnes intentions ont souvent la vue courte. Mais le débat de fond reste le choix de localisation d’un nouvel urbanisme économe d’énergie et de rejet de gaz à effet de serre, et pourtant amène socialement et efficace économiquement. Candidat à la candidature présidentielle, Dominique Strauss-Kahn aurait bien érigé des nouvelles villes, et Jacques Attali, dans son fameux rapport, n’hésitait pas à proposer des « écopolis » surgies ex nihilo. On est loin du retissage de la ville sur la ville, si cher au discours politique et urbanistique, et de la valorisation de bien des territoires de banlieue, sous-densifiés, défigurés et d’occupation discutable, pas seulement d’un point de vue écologique. La reconnaissance de l’agglomération n’est pas une question d’école. Elle affecte profondément les logiques et les problématiques des politiques métropolitaines. C’est le gouvernement de l’agglomération qui est la clef de Paris.

L’invention d’une stratégie

Grands problèmes bien identifiés, agglomération mal perçue : le jugement, partagé, pourrait être encourageant. Il reste obéré par l’absence d’une stratégie globale clairement identifiée. Sans vouloir prendre parti dans la querelle politicienne, qui se développe entre l’État et la région, et qui n’est évidemment pas dépourvue d’arrière-pensées électoralistes, le Sdaurif élaboré par le conseil régional apparaît cruellement manquer de perspective. L’addition d’objectifs louables ne peut tenir lieu de ligne directrice, de colonne vertébrale qui charpente l’ensemble et surtout préfigure des entraînements logiques dans le déroulement du projet élaboré. Le rapport de la commission Planchou en fait encore récemment la preuve éclatante. Pour « décupler les potentialités de la métropole francilienne », on imagine de multiples instances de concertation et d’action : une « plate-forme pour le développement » autour du Conseil économique et social régional et des chambres consulaires, l’élargissement du syndicat des transports d’Île-de-France (Stif) en syndicat des déplacements d’Île-de-France (Sdif), essentiellement pour coordonner le routier et le ferroviaire, et enfin une « autorité organisatrice du logement » (un « syndicat du logement d’Île-de-France »), pour articuler objectifs régionaux et « réalités de terrain ». Le principal tort de ce dispositif n’est pas tant d’accumuler les organismes, d’ajouter au mille-feuille institutionnel des couches de gouvernances molles, qui n’ont même pas la légitimité de l’onction élective – j’y reviendrai –, mais de ne proposer aucun mécanisme d’entraînement des finalités nécessaires reconnues. Comme Paul Delouvrier avait su le faire pour les villes nouvelles et le Rer du schéma de 1965, il manque en 2008 le fil rouge qui distingue un programme d’aménagement d’un projet politique.

J’ai déjà eu l’occasion de proposer à titre d’illustration de la méthode ce que pourrait être l’axe de progression. C’est un possible, ce n’est pas le seul possible, mais pour l’instant je n’en ai pas vu exposer d’autres. J’en résume ici la ligne structurante. À mes yeux, la principale inégalité dans l’agglomération « physique » de Paris n’est ni sociale, ni fiscale, mais d’accessibilité. Il est urgent, et impératif, quel qu’en soit le coût économique et technique, de créer dans la périphérie, spécialement dans sa partie la plus dense (grossièrement dans les limites de l’A86), une trame de transports collectifs ferrés, équivalente par sa finesse et son efficacité au métro parisien. Le premier acte passe par la réalisation rapide de « Métrophérique » (ex-« Orbitale »), qui doit unir les lignes radiales de Rer. Elle devra être complétée quasi simultanément d’un épaississement de la maille (prolongation systématique de toutes les lignes de métro jusqu’à cette ligne périphérique) et d’innovations technologiques inconnues du système parisien (lignes à quatre voies permettant des rames directes et des trains omnibus). La proposition n’a rien à voir avec des « arcs express » discontinus, ou un « grand tram » généralisé, beaucoup trop lent à l’échelle de l’agglomération parisienne. Il faut enfin prendre conscience que la mobilité métropolitaine fonctionne comme un tout, même si les trajets individuels sont en général localisés et limités à un secteur de l’agglomération. L’erreur est de confondre les deux modes et de s’imaginer les résoudre par un cabotage généralisé. Le métro parisien est remarquable, non parce que les usagers vont d’une station de départ à un terminus, mais parce que la densité et la connectivité du réseau assurent rapidement la régularité comme l’imprévisibilité du déplacement urbain.

Cette vertu, initiatique dans le projet, de l’investissement en transports collectifs lourds, n’est pas inspirée par une obnubilation de la mobilité mais par la conviction qu’il créera une grande quantité de foncier valorisé, pour l’implantation d’entreprises et de logements. C’est la demande solvable et l’accessibilité physique, qui fondent l’offre, pas la simple volonté politique. Le pari est que beaucoup de terrains en banlieue proche ou plus lointaine, actuellement peu efficacement occupés à cause de leur mauvaise desserte, deviennent attractifs à l’urbanisation métropolitaine. Et l’abondance des sols mis en même temps sur le marché devrait garantir d’une vague spéculative. Ce serait un gage pour développer l’emploi de moyenne et faible technologie dans l’économie territoriale (activités artisanales, notamment environnementales, services à la personne), où une charge foncière trop lourde ou une mauvaise accessibilité sont rédhibitoires. On comprend aisément les conséquences de cette révolution sur le chômage, spécialement des plus jeunes et des moins qualifiés. Le même raisonnement pourrait être suivi pour le logement : plus proche du centre, mieux desservi, plus accessible aux familles de conditions modestes, il réaliserait l’union jusqu’ici difficile entre équité sociale et équilibre territorial. Comptes de Perrette ou utopie réaliste ? L’hypothèse a au moins l’intérêt de donner corps à cette « altermétropolisation », que nous avons lancée avec la fondation Gabriel Péri : accepter la métropole dans ses processus de création de richesses matérielles et culturelles, lui trouver des modes moins inégalitaires socialement et spatialement.

D’autant que la méthode pourrait aussi servir à créer les bases d’une vraie urbanisation écologique. Plutôt que de planter des quartiers ou des bourgs au logo du développement durable au milieu des betteraves des Yvelines ou de la Seine-et-Marne, il serait plus judicieux et plus économe, à la faveur d’opérations de restructuration de la banlieue autour d’une accessibilité renouvelée, de repenser une ville de la densité, alliant beauté, acceptation et efficacité sociales, et sauvegarde de l’énergie. Ni haussmannisation anachronique, ni chalandonnettes assaisonnées de Grenelle de l’environnement, le chantier de la forme urbaine dans l’agglomération métropolitaine pourrait devenir un modèle de la cité du xxie siècle.

Le gouvernement de la métropole

Ce rêve éveillé, indispensable à toute politique de la ville, n’a de chance de se réaliser que si l’on sait imaginer les contours politiques du projet. C’est un chemin de crête, étroit et malaisé, dont le rapport de la commission Planchou montre bien cette fois les limites et les précipices. Imposé par l’État de manière nécessairement autoritaire, un nouveau découpage spatial, doté d’une autorité de tutelle, a le plus de chance d’additionner tous les périls : faible pertinence de la délimitation, dont la géométrie soulèvera nombre de querelles locales, levée de boucliers des collectivités territoriales, région en tête, devant le dépeçage annoncé de la décentralisation, indifférence de la population à une procédure technocratique. On croira simplifier la carte des pouvoirs : on la compliquera.

À l’autre extrémité de la palette juridique, la tentation est forte de s’en remettre à de grands « syndicats » techniques, qui auront à traiter les questions métropolitaines fondamentales : logement, emploi, transports, environnement. Le mérite est de ne rien toucher au patient assemblage administratif actuel, et de se référer à des précédents, qu’il suffirait d’étendre et de muscler, le Stif, sous tutelle régionale, étant toujours donné en exemplarité. Outre l’ambition un peu complaisante prêtée à l’institution (malgré ses 4 milliards d’euros de budget annuel, le Stif n’a toujours pas jusqu’ici mis Métrophérique au rang de ses priorités), cette solution technique ne répond pas aux deux handicaps majeurs déjà soulignés : la nécessité d’une pensée stratégique unique, l’exigence de représentation démocratique et citoyenne dans les choix métropolitains, si l’on veut donner une identité à la réalité matérielle de l’agglomération.

On serait donc ramené à une gouvernance consensuelle et d’adhésion libre : la « Conférence métropolitaine », initiée par la Mairie de Paris, où les maires et les présidents de conseils généraux volontaires participent selon leur sensibilité, plus encore qu’en référence à leur appartenance politique ; ou de façon plus vague encore, cette « charte de développement du cœur de l’agglomération », non opposable au tiers (en clair, qui n’a pas force de loi), qui constitue la première des dix propositions de la commission Planchou. On ne voit pas très bien comment ces codes de « bonne conduite » métropolitaine, peu démocratiques dans leur élaboration et leur fonctionnement, où chacun voterait par tête, pourraient amener à trancher dans des positions nécessairement conflictuelles, conduire aux choix stratégiques indispensables, et au surplus motiver une conscience citoyenne.

Je persiste donc à penser que ce que j’ai appelé le « territoire institutionnel de projet » constitue la seule issue politique à l’équation posée. De quoi s’agit-il ? D’abord d’inverser l’ordre chronologique habituel des procédures d’aménagement. Ce n’est pas un territoire de compétences qui détermine la nature du projet mais la ligne stratégique globale, au sens évoqué précédemment, qui dessine l’espace de son application. Dans le cas de la métropole parisienne, c’est l’agglomération tout entière, jusqu’aux anciennes villes nouvelles comprises, qui est instituée en territoire de projet en raison de l’intensité et de la densité des problématiques. Dans ce schéma, la précision des limites extérieures importe peu d’ailleurs pour les options à prendre, car les franges d’indétermination entre agglomération stricto sensu et périurbain diffus pèsent finalement de peu de poids démographique. Or, et c’est la différence essentielle avec la Conférence métropolitaine, les décisions devraient être prises dans le respect démocratique de la proportionnalité des habitants-citoyens. Territoire de l’agglomération solidaire, stratégie urbaine unitaire, instance délibérative, devraient être les maîtres mots du projet politique parisien.

Il n’est besoin pour cette transformation radicale du gouvernement de la métropole, ni de bouleverser la carte administrative, ni même d’instaurer une institution nouvelle. S’agissant d’un plan stratégique ambitieux, mais aux objectifs en nombre très limité, il suffit que des élus – régionaux ou municipaux –, représentatifs des équilibres de la population, se réunissent en formation exceptionnelle, un peu comme le Congrès à Versailles pour une révision constitutionnelle, avec deux missions majeures : débattre et arrêter la ligne stratégique globale, et décider de ses modalités d’application. Dans cette démarche, les élus peuvent s’appuyer sur des procédures de concertation publique, et même sur un référendum populaire, susceptible, après large information de l’opinion, d’éclairer les choix et d’entraîner une prise de conscience collective. Ces avis restent consultatifs, les élus décident en dernier ressort avec une contractualisation de l’État sur les objectifs et les moyens. Cette procédure, extraordinaire, n’a vocation ni à la pérennité, ni à la périodicité. Elle répond à un état d’urgence métropolitain, dont la pratique devrait déterminer l’avenir. Dans tous les autres secteurs de l’action publique, qui sont les plus nombreux, elle ne devrait toucher ni à la souveraineté, exercée par l’État ou la région, ni à la subsidiarité, apanage des départements et des communes, en cohérence toutefois avec le projet métropolitain adopté (référence aux schémas de cohérence territoriale – Scot –, modalité déjà en vigueur, mais peu utilisée en Île-de-France). Il est évident que le cheminement ici esquissé devrait être affiné par des spécialistes de droit public, et faire l’objet de l’adoption par le Parlement d’un statut dérogatoire pour l’agglomération capitale. Si Paris valait une messe pour Henri IV à la fin du xvie siècle, la métropole vaut bien ce compromis historique à l’aube du troisième millénaire.

Montage utopique ? À ne pas risquer l’utopie, on court à l’atonie. Je suis moins inquiet de l’absence d’imagination que de la disponibilité des protagonistes. L’État, même légitimé par le Parlement, doit admettre qu’il ne peut plus passer en force comme au temps de la République gaullienne. La région doit comprendre que mettre en œuvre – car c’est son rôle – le territoire institutionnel de projet de l’agglomération métropolitaine n’est pas une réduction de ses compétences, et que l’État n’est pas seulement un financeur, mais le garant juridique nécessaire du nouveau dispositif. Et la ville de Paris doit se convaincre qu’il lui faut se départir de la réserve qu’elle s’est imposée dans la relance des relations avec la banlieue depuis 2001, pour jouer pleinement sa part historique dans le processus de gouvernement métropolitain. Pris dans leurs ambitions et leurs postures respectives, Nicolas Sarkozy, Jean-Paul Huchon et Bertrand Delanoë pourront-ils dépasser leur propre personnage ? C’est la grande inconnue du moment. En cent cinquante ans d’élaboration de la capitale contemporaine, les fenêtres d’opportunité se sont ouvertes trois fois : en 1860, avec Haussmann et Napoléon III, en 1965, avec Paul Delouvrier et le général de Gaulle, et aujourd’hui. L’histoire ne repassera pas de sitôt les plats.

  • *.

    Professeur à l’université Paris X.

  • 1.

    Guy Burgel, Paris meurt-il ?, Paris, Perrin, 2008.

  • 2.

    G. Burgel, la Revanche des villes, Paris, Hachette, 2006.

  • 3.

    Jean-François Gravier, Paris et le désert français, 1947.

  • 4.

    Voir l’encadré « Capitale, métropole, région urbaine, agglomération… », supra.