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L'enfant abandonné comme métaphore. Le documentaire au secours de la fiction

juin 2012

#Divers

Le documentaire au secours de la fiction

Contrairement au cinéma américain, qui a rapidement pris la crise de front, le cinéma français l’aborde souvent par la bande, de manière indirecte, à travers des figures de l’intime (l’enfant abandonné) ou de la révolte. S’il ne s’agit plus d’annoncer la venue du Grand Soir, l’engagement retrouve…

Si dans la première décennie du xxie siècle, à défaut d’une représentation du travail en général, on a vu resurgir un intérêt pour le travail politique filmé, on est en droit de se demander comment, à la fin de cette même décennie, le cinéma a traité la crise économique qui a explosé en 2008 et ses conséquences, aussi bien sur le monde du travail que sur la vie privée des individus.

Car, après tout, filmer un héros investi dans le politique procure quelques facilités : la dramaturgie y est acquise, elle invite à suivre en tension un personnage qui se fixe comme but avoué la success story, quitte à échouer à la dernière minute. Il en va de même pour les rares représentations de la vie syndicale : la lutte y est inscrite d’emblée et, même lorsqu’elle échoue, elle est portée par le souci du bien commun, ce qui peut nous interpeller.

En revanche, filmer des personnages pris dans les effets d’une crise, c’est se retrouver confronté à une dramaturgie particulière, celle d’une success story à front renversé, avec la possibilité de ne pas terminer par un happy end, ce qui a les effets que l’on sait sur le montage financier d’un film. Autre difficulté, la crise économique de 2008 présente des caractéristiques dont les récits se doivent de tenir compte : d’une part, la mondialisation aidant, les coupables sont souvent trop lointains pour pouvoir être désignés et incriminés, de l’autre, la crise a mis à jour l’aspect purement technique des opérations boursières fonctionnant à une vitesse telle qu’elles peuvent se passer du raisonnement humain. Dilution des responsabilités, contournement de la variable humaine, autant de paramètres qui rendent le récit difficile.

Le savoir-faire américain

Cela étant, l’industrie cinématographique hollywoodienne, elle, excelle à vite intégrer catastrophes, guerres et crises1… Il semble même qu’un néologisme récent témoigne de cette faculté, to nine eleven (littéralement, « onze-septembriser »), pour le fait de construire des récits autour du 11 septembre.

La crise des subprime du second semestre 2006 est révélée en février 2007 et se transforme en crise ouverte en juillet de la même année avec une première chute des marchés boursiers à l’été. Le 15 septembre 2008, la faillite de Lehman Brothers entraîne une crise de solvabilité. Sachant qu’il faut deux ou trois ans au moins pour mener à bien l’entreprise qu’est la fabrication d’un film, les œuvres qui nous intéressent apparaissent à partir de 2010 ou 2011.

En 2010, Oliver Stone sort Wall Street 2, l’argent ne dort jamais, suite de son premier Wall Street qui date de 1987 : dans le deuxième opus, par une ruse scénaristique efficace, le personnage récurrent, Gekko (Michael Douglas) sort de vingt ans de prison… pour délit d’initiés. Company Men de John Wells (2011) se centre sur trois cadres pris dans un plan de licenciement et retrace la prise de conscience des implications du plan social. Et Margin Call de J.C. Chandor (2012) montre la chute des premiers dominos : il décrit le processus qui a conduit à la crise des subprime en donnant à constater comment chacun, à quelque place qu’il se trouve dans la hiérarchie, renonce devant le Léviathan.

Aux États-Unis, on le voit, la crise est souvent traitée sur la base du financier, le trader remplaçant le gangster, le privé ou le cow-boy, en tout cas dans l’industrie lourde du cinéma. Le cinéma indépendant américain, lui, affronte plutôt cette même crise à la manière du cinéma d’auteur européen, à travers des histoires de désolation non plus à New York mais, par exemple, en province, dans le Missouri (Winter’s Bones de Debra Granik, 2011), incluant les pertes de travail, de revenus, dans des processus de désaffiliation, de désocialisation qui dépassent leur cause financière pour mettre au jour la difficulté morale, la déréliction de l’Amérique profonde. La crise sert alors de révélateur d’un malaise préexistant.

En France, perte du collectif, engagement privé

Qu’en est-il de ce même traitement en France ? À première vue, on a l’impression que le cinéma français a peu pris en charge la crise de 2008. Pourtant, des films s’y essaient : la Mer à boire de Jacques Maillot met en scène un patron de petite entreprise (François Cluzet), qui construit des bateaux de plaisance avec précision et amour du travail bien fait : pris dans la tourmente et soumis aux pressions des banques, il ne peut s’en sortir. En 2011, dans Toutes nos envies, Philippe Lioret montre un combat contre le surendettement, avec un scénario adapté de D’autres vies que la mienne d’Emmanuel Carrère (2009). Le film met en parallèle la lutte contre cette injustice sociale et celle pour la survie de la jeune juge (Marie Gillain). Vincent Lindon, qui interprète le magistrat, assène : « Le crédit, c’est la consommation et la consommation, c’est le système. On touche pas », phrase que l’on peut entendre en écho de celle qui est prononcée à propos de la localisation de la tumeur au cerveau qui atteint la juge : « Vous voyez cette tache blanche, là, ça, on peut pas toucher. » Comme le héros du film de Maillot, les personnages se retrouvent seuls ou à deux ou trois pour lutter contre le malheur ; dans cette solitude, l’horreur économique apparaît, au même titre que la maladie, comme une fatalité qui requiert un courage personnel, ou celui d’une poignée de proches.

L’époque n’est plus trop à la représentation fictionnelle positive de la lutte collective et en cela, le cinéma est bien un reflet de la société qui le produit : l’engagement n’en est pas absent, il voit simplement son champ d’action rétréci au cercle privé ou familial, comme le montre le très emblématique La guerre est déclarée de Valérie Donzelli (2011) dans une histoire qui, a priori, ne doit pas grand-chose à la crise économique. Un couple se mobilise pour sauver son enfant gravement malade, et comment ne le feraient-ils pas, d’autant plus que le point de départ de l’histoire est réellement arrivé au couple réalisatrice-scénariste/acteur (Jérémie Elkaïm) ? Ce qui nous fait évoquer ici La guerre est déclarée est le formidable mouvement d’admiration qui a porté une part du public vers ce film : ce combat – légitime, encore une fois – qui a fait consensus, appartient au domaine privé.

Or, si l’on observe maintenant les œuvres traitant du prolétariat, même Robert Guédiguian, qui a la solidarité ouvrière chevillée au corps, montre dans son beau film les Neiges du Kilimandjaro (2011) des prolos désenchantés et qui plus est débordés par l’individualisme de leurs enfants. Il réussit à y garder sa tonalité propre, ne se refuse pas le recours au mélodrame qui mâtine les plaisirs de la vie à l’Estaque d’une profonde mélancolie, celle qui marque des combattants dont même le monde syndical semble ne plus avoir besoin. Bien sûr, on peut craindre les excès du sentimentalisme. Mais, quand un cinéaste a l’honnêteté de montrer des personnages qui, de film en film, ont constitué sa tribu, se trouver inopérants sur le terrain de leur lutte traditionnelle, le syndicalisme, quand ces marxistes en arrivent à se tourner vers un sacrifice et un pardon presque chrétiens2, quand des personnages issus des jeunes générations remettent en question les valeurs qui arment les films de Guédiguian depuis des décennies, on se trouve plutôt face à cette audace qui consiste à avouer que l’on est déboussolé et que l’on ne sait – et peut-être qu’on ne peut – plus se battre que dans la sphère privée. Dans les Neiges du Kilimandjaro, le recours au sentiment ne lisse pas la réalité : tout en respectant sa complexité, il contourne le naturalisme misérabiliste dans une représentation presque stylisée qui convainc davantage que les tentatives de rendre compte de l’aspect inéluctable d’une chute à travers l’enchaînement de catastrophes, malheureusement logique, avec lequel la plupart des autres films français qui ont jusqu’à présent abordé la crise ont traité le thème. Leur machine à broyer fonctionne trop souvent par concaténation de péripéties négatives pour démontrer – et c’est bien là le problème – la difficulté à s’en sortir. Du coup, la place du spectateur est singulièrement assignée, ce qui réduit toujours la richesse d’une œuvre.

Cela dit, il est difficile de parler, par exemple, des drames liés au surendettement par le crédit revolving, comme l’évoque Cédric Kahn dans Une vie meilleure. Pourtant, ce réalisateur tente bien de conjurer les méfaits simplificateurs du naturalisme en tournant certaines des séquences avec des méthodes documentaires : les squats ne sont pas reconstitués et les squatteurs sont les habitants du « décor » réel. Cela permet de limiter l’enchaînement mécanique des coups du sort constitutifs de la success story inversée. Ce que réussit davantage Louise Wimmer (2011), porté par le talent de sa comédienne Corinne Masiero et celui d’un réalisateur dont c’est la première fiction, Cyril Mennegun3, peut-être justement parce que le film commence après la chute et suit son héroïne dans son quotidien de survie le plus précis. Suite à un divorce, une quadragénaire se trouve à vivre dans sa voiture. Le récit suit pas à pas ses difficultés les plus prosaïques, sans entrer dans des analyses qui surplomberaient le personnage, et surtout, le film ne cherche pas les ruses traditionnelles qui visent à séduire le spectateur : désagréable avec tous, Louise ne lâche rien, sauf quand elle écoute Nina Simone. Le refus d’idéalisation de la situation (l’anti-Intouchables en quelque sorte) doit beaucoup à l’approche précise de la réalité que Cyril Mennegun a précédemment pratiquée dans le documentaire.

Le documentaire réussit là où la fiction échoue

Justement, autant il semble bien que la fiction française se sorte avec difficulté de la représentation des processus de chute et de leurs séquelles, autant le cinéma documentaire y réussit, fût-ce au prix d’un profond pessimisme.

Depuis quelques années, on constate une hausse du nombre des documentaires engagés qui traitent de la crise, au présent, voire en simultané, et sans grandes illusions : les Molex, des gens debout de José Alcala sorti en 2010, tourné en 2009 autour de la lutte des « Molex » pour conserver leur outil de travail, retrace le conflit dans sa durée. Le dernier carton indiquant sobrement le nombre de licenciés et les indécents profits des actionnaires pour l’année en cours tirerait des larmes. On a vu pendant tout le film des ouvriers faire confiance à la justice puis se faire gruger par un patronat qui ne cherche qu’à délocaliser l’usine et les brevets, pour gagner savoir-faire et nouveaux marchés, davantage encore que pour baisser les coûts de production, comme pourraient le laisser penser les licenciements économiques. La durée du tournage fait que le film a les moyens de nous donner à connaître des personnages qui, pour réels qu’ils soient, n’en prennent pas moins la stature de héros, au sens narratif du terme. On sort brisé de cette expérience : le côté inéluctable de la machine à broyer, le fatum, nous accable, et pas seulement parce que la référence au réel module l’émotion. La mise en scène documentaire de José Alcala (choix des lieux, des intervenants, du montage…) n’est pas univoque et fait place à la complexité de la situation.

L’engrenage que Maillot ou Kahn essaient de dépeindre dans leur fiction est différemment ressenti parce que la mécanique prend le dessus et lisse le scénario qu’elle réduit à l’opération de laminage.

Paysans, ouvriers, migrants n’attendent plus le grand soir

Le problème vient peut-être du choix des personnages : petit cadre, petit employé, autant de figures que, comme les paysans ou les ouvriers, le cinéma français a des difficultés à traiter en position de héros au même titre que les cadres supérieurs sans les traiter de manière misérabiliste ; ils sont donc largement absents des récits, en tout cas au titre de personnage principal. Saluons d’autant plus le travail fictionnel de Samuel Collardey sur ce territoire-là (en l’occurrence, le monde agricole), avec l’Apprenti, qui a eu le prix Louis-Delluc en 2008.

A contrario, le documentaire nous a fait revoir, et différemment de chez Raymond Depardon, ces hommes et ces femmes, et ils ne sont pas en gloire. Ainsi, Dominique Marchais filme en 2009, dans le Temps des grâces, une véritable enquête où le regard informé, celui du réalisateur, prend son temps, et le nôtre par conséquent. Devant les ravages de l’agriculture intensive, la nostalgie est présente, ce qui rend ainsi encore plus cru le sentiment d’impuissance du spectateur.

Du côté des ouvriers, c’est encore plus flagrant avec, par exemple, la mise en rapport de la mémoire locale du prolétariat avec les effets d’un capitalisme anonyme parce que mondialisé dans De mémoires d’ouvriers de Gilles Perret, sorti en 2012, et lui aussi ancré dans une région (la Savoie).

Mais les angles d’attaque sur la crise ne sont pas seulement liés aux délocalisations d’usines ou au démembrement de l’agriculture, ils concernent aussi les questions liées aux sans-papiers, aux migrants… En général, on sort de ces documentaires récents avec la rage au cœur, mais sans beaucoup d’illusions : ces films donnent à ressentir la violence des effets de la mondialisation aggravés par la crise de 2008, et ils le font à la manière d’aujourd’hui, sans attente du grand soir… C’est ce qui rend intéressant le travail de Christian Rouault avec son retour têtu sur des utopies plus ou moins avortées, les Lip, l’imagination au pouvoir, ou Tous au Larzac. Le premier, sorti en 2007, retrace le conflit des Lip en 1973, et le second, en 2011, s’intéresse à la lutte qui a couru de 1970 à 1981 sur le plateau du Larzac. Il est difficile de se battre aujourd’hui ? Voyons comment ont fait des hommes et des femmes il y a quarante ans de cela. Ces films ne se cantonnent pas à la complicité entre anciens combattants : comme le fils du cinéaste, qui a monté les films, a supprimé tout ce qui serait du bien-entendu générationnel difficile à comprendre par les jeunes aujourd’hui, ces deux films – qui n’échappent quand même pas eux non plus à la nostalgie – campent donc clairement un désir d’exemplarité, non pas au sens de perfection mais de proposition méthodologique. C’est une façon détournée et efficace de parler de la crise d’aujourd’hui, en cherchant de l’aide dans le passé, et le public ne s’y est pas trompé.

Avant de revenir à la fiction, il faut aussi évoquer les films d’un cinéaste, Sylvain George, qui, pour engagés qu’ils soient, travaillent à ne pas asséner une vérité mais à tisser une complexité grâce à laquelle la place du spectateur est creusée. Qu’ils reposent en révolte (2011), tourné de 2007 à 2010 autour de la vie des migrants à Calais, est une sorte de contrepoint à d’autres films portant sur le même sujet. Le sous-titre, Des figures de guerre, donne à comprendre le travail esthétique mis en place : Sylvain George veut donner la visibilité qui leur revient à ceux que la mondialisation chasse jusqu’à les acculer à la mer ; pour cela, il utilise un noir et blanc très graphique et un montage qui ne respecte pas le poli du récit traditionnel. Et comme il cherche plutôt qu’il n’affirme, on parlera alors d’esthétique, non d’esthétisme, ce qui, comme on le sait depuis Rivette et Daney, fraye avec l’abjection lorsqu’il s’applique à la description du malheur.

Les difficultés de la lutte collective

Bien sûr, même si, par définition, elle joue sur d’autres ressorts de l’identification, une fiction pourrait parfaitement atteindre un résultat aussi intense, même sans bénéficier du cachet d’authenticité qu’apporte le documentaire. Il faut juste pour cela qu’elle accepte de ne pas simplement dire ou démontrer deux ou trois choses sur la crise mais de les montrer, pour paraphraser Godard. Alors pourquoi les fictions françaises qui traitent de la crise sont-elles aussi rares, comparées aux multiples comédies sentimentales ou non qui lui tournent délibérément le dos ?

Pourtant, le plus grand succès de l’année 2011 fait exception : à sa manière, Intouchables parle de la crise, certes de manière consensuelle, mais le fait est que la recherche de petits boulots, la fréquentation assidue de Pôle emploi, etc. y sont données comme cadre d’un récit inspiré d’une histoire vraie. Comme pour le film de Philippe Lioret, Toutes nos envies, le parallèle s’opère entre le rejet par la maladie (la tétraplégie du riche malade, François Cluzet) et le rejet social (le caillera des cités qui s’improvise garde-malade, Omar Sy), disqualifiant par là même la question de la révolte sociale et renvoyant les héros parias, intouchables, toute différence de classe occultée, vers la débrouille devant les malheurs de la vie. Le fait que le film d’Olivier Nakache et Éric Toledano soit inspiré du récit autobiographique le Second Souffle n’entame pas l’argument précédent. Après tout, comme le disait Jean-Marie Straub, l’adaptation est une « expropriation », celui qui adapte devenant entièrement responsable de ce qu’il met en scène. Mais le carton final attestant de la véracité des faits abordés, via la référence au livre de Pozzo di Borgo, obtient un effet différent de celui du film de José Alcala les Molex, des gens debout et produit un souffle inversé ; en certifiant la réalité de cette histoire, cet exergue délivre un brevet d’authenticité à la façon dont elle a été racontée : du coup, ce qui, dans une comédie classique, fait partie du genre (gommage des difficultés trop prosaïques qui rebutent, de la violence des conflits de classes…) fait oublier ici qu’il relève de l’artifice de la fiction pour rejoindre la rigueur que l’on prête au documentaire, avec un effet pervers : le conte de fées est donc possible, et la crise pas si terrible après tout…

On le voit, sur une question aussi spécifique, le traitement d’une crise économique dont nous n’avons pas encore vu le dénouement, documentaire et fiction ne jouent pas avec les mêmes cartes et pourtant, au début de la deuxième décennie de ce xxie siècle, si le retour vers le réel ne se prive pas des ors et des atours de la fiction, depuis plus de dix ans, le documentaire de création, lui, a osé attaquer la sacro-sainte frontière entre réel et fiction, en important clairement la notion de mise en scène. En plus de cette porosité qui permet les échanges dans les deux sens et favorise une fluidité horizontale des récits, un autre décalage s’opère : devant le sentiment bien réel de l’inefficacité de l’action face à la brutalité des acteurs qui gèrent les conséquences de la crise, plus que jamais se pose la question de l’engagement, collectif ou pas. À défaut de croire que les masses arriveront à gagner sur le grand capital, on peut au moins se replier sur l’engagement individuel, c’est ce qui rend intéressant le succès d’Intouchables : ses 19, 3 millions de spectateurs au moment où j’écris ont été touchés par l’action de chacun des deux personnages et leur engagement réciproque : la solidarité restreint son champ d’action, de la classe sociale, elle passe au petit groupe, au voisin.

En fait, plutôt que de dire que les fictions sur la crise de 2008 nous déçoivent – on l’aura compris – peut-être conviendrait-il de se demander si les auteurs de fiction, en France n’ont pas refusé la frontalité et choisi le détour.

L’enfant abandonné, métonymie de la crise

Qui peut susciter, de la part du spectateur, un engagement intense, de l’ordre de l’identification, si ce n’est un innocent ? On ne s’étonnera pas, alors, que l’abandon des enfants soit presque présenté comme une métonymie des suites de la crise…

Le topos n’est pas neuf, on pense aux enfants sur les routes signifiant à eux seuls la violence de la grande dépression dans l’Ohio des années 1930 dans la Nuit du chasseur (1955). En période de crise, les enfants cristallisent le sentiment d’injustice : par leur fragilité, ils favorisent l’identification du spectateur aux situations pénibles qu’ils traversent tout en réveillant chez les adultes un sentiment de supériorité protectrice, ce qui, finalement, propose une situation très confortable pour le spectateur. En tout cas, dans les films qui ne sont pas exigeants. Shirley Temple a souvent incarné, dans les années qui ont suivi la crise de 1929, des personnages d’orphelines dont la force inaltérable redonne courage aux adultes. Succès garanti, et le phénomène n’est pas anecdotique. L’industrie hollywoodienne en a tiré beaucoup d’argent. Et F. D. Roosevelt l’avait affirmé : “As long as our country has Shirley Temple, we will be all right” (tant que notre pays aura Shirley Temple, tout ira bien4).

Les versions contemporaines sont bien plus cruelles : a contrario du Kid de Chaplin (1921) ou des personnages ripolinés interprétés par Shirley Temple, ces enfants sont sombres et pas forcément « charmants », ils ne font pas de mots dits d’enfant, bref, ils ne séduisent pas. Certes, le thème n’a pas surgi en 2010 ; déjà, dans Demi-tarif en 2003, Isild Le Besco suivait trois enfants livrés à eux-mêmes et dans Nobody Knows de Kore-Eda (Japon, 2004), quatre enfants survivaient seuls. En 2008, dans Versailles de Pierre Schoeller, le petit Enzo (Max Baissette de Malglaive) ne sourit pas et la souffrance qui est la sienne, abandonné par sa mère dans les bois auprès d’un Sdf (Guillaume Depardieu), ne faiblit pas. Nous sommes en 2008, le happy end n’est pas de saison.

Les films européens de ces deux dernières années pullulent d’enfants abandonnés par leurs parents, volontairement ou non, ou prenant leur place et rôle économique dans des conditions plus ou moins sordides : après Winter’s Bones déjà évoqué pour les États-Unis, en 2012, Nana de Valérie Massadian, À pas de loup d’Olivier Ringer et dans l’Enfant d’en haut d’Ursula Meier, quand la sœur aînée perd son travail, c’est l’enfant qui prend le relais par ses petits trafics. Dans ce cas, la complicité des deux personnages éclaire la noirceur de la situation. Ursula Meier parle d’« utopie égalitaire […], sans loi ni hiérarchie claire, [les enfants] ont un rapport d’égalité qui passe constamment par le jeu leur permettant ainsi de dédramatiser des situations difficiles5 ». L’aspect sordide des conditions de vie n’est enjolivé ni chez Isild le Besco, Kore-Eda ou Schoeller et ces films, les plus brutaux sur le sujet, datent d’avant 2008, comme si la condition des enfants était un signe prémonitoire de malheurs à venir. Assez classiquement, ces petits groupes d’enfants d’aujourd’hui reconstituent des tribus, assez éloignées des bandes d’enfants idéalisées comme dans la Guerre des boutons ou les Enfants de Timpelbach de Nicolas Bary (2008) où ce sont les enfants qui prennent congé des parents.

Face à la crise, la tribu et le réenchantement du monde

On en vient à se demander si, devant la violence des séquelles de la crise, la famille mais aussi la constitution de tribus qui se créent leurs lois n’offrent pas une échappatoire narrative à la misère : dans les Fraises des bois (2012), devant l’impossible résolution d’une situation dans laquelle un gendarme aide deux coupables à échapper à la justice, Dominique Choisy construit une petite communauté sur le modèle de l’« utopie égalitaire » dont parlait Ursula Meier et qui va se fondre dans la foule de la fête foraine au dénouement : une semi-folle parenticide, un caissier qui se prostitue pour élever sa demi-sœur, un gendarme en rupture de ban et un éclopé qui a une jambe dans le plâtre reconstituent un embryon d’humanité. Plus rien à perdre, alors autant se tenir chaud.

Il existe d’autres films qui, pour traiter la dureté de la crise que nous traversons, jouent la carte du réenchantement du monde par une petite tribu. Par une stylisation du décor et des situations qui lui font retrouver les accents d’un des cinéastes dont les fictions documentées ont le mieux rendu compte de la misère, Chaplin (qui l’avait lui-même vécue dans son enfance), Le Havre d’Aki Kaurismäki (2011) fait jouer à plein la solidarité dans un groupe, celui des habitants d’un quartier pauvre du Havre, pour sauver un enfant clandestin échappé d’un container. Vrai conte, Le Havre trouve sa densité dans l’audace d’affirmer que l’on peut s’aimer, s’aider, dans ce microcosme. L’artifice s’affiche à chaque plan, ce qui permet de mieux affirmer la force des sentiments. Alors, certes, le combat de ces gens-là ne va pas bouleverser les rapports de classes en lutte les unes contre les autres. Mais au moins, on ne trahit pas, on s’évite la honte de la délation, de l’abandon du plus faible.

Et peut-être y a-t-il là une différence entre documentaire et fiction : forcément mis en scène par les choix du réalisateur, le documentaire se place dans une position où il rend compte (plus ou moins bien, plus ou moins honnêtement) d’une réalité qui lui préexiste. La fiction, elle, peut retraiter cette réalité pour obtenir un effet de vérité. Devant la difficulté de raconter l’histoire de traders triomphants, de migrants qui arrivent aisément à passer de l’autre côté de la frontière, pour prendre deux extrêmes, certaines fictions se risquent à jouer la convention à fond pour juste, comme on disait au temps où les luttes ouvrières aboutissaient, ne pas désespérer Billancourt…

Après les années 1990, celles d’une survalorisation de la sensation, au cinéma en tout cas, après l’exaspération du présent dans les années 2000, avec déconsidération du passé et déflation du futur, toutes ces années qui ont profondément dévalué la causalité dans les récits cinématographiques6, cette décennie 2010 semble commencer à se préoccuper de donner à voir la crise en mettant en scène le processus qui y a mené et ses conséquences. Peut-être réhabilite-t-elle ainsi la causalité, en provoquant/accompagnant un regain d’intérêt pour la compréhension du monde. Comment les traders de Margin Call, à tous les niveaux de la hiérarchie, peuvent-ils dire, les uns après les autres, “There is no other choice!” (Il n’y a pas d’autre choix) ? Cette antienne fait se retourner la question vers le spectateur : vraiment ?

On comprend l’étonnement des jeunes cinéphiles découvrant à leur rythme les films militants des années 1970, ceux d’après Mai 68 et de bien avant la chute du mur de Berlin, des films bardés de croyances dans la lutte, le collectif… Aujourd’hui, on s’essaie à trouver un espace, si circonscrit soit-il, où la description d’un combat soit crédible. La crise économique, avec sa violence exaspérée et son cortège de drames inacceptables, ne serait-elle pas, au plan narratif, un réservoir d’interrogations ?

  • *.

    Voir son précédent article, « Filmer le travail politique », Esprit, octobre 2011.

  • 1.

    Voir le point de vue de Dominique Jubin dans « La lente mue de la fiction télévisuelle », publié dans ce numéro, p. 59.

  • 2.

    Au dénouement, au grand dam de leurs propres enfants, et en fidélité à un idéal de justice, les héros adoptent la fratrie de leur agresseur.

  • 3.

    Voir les interventions de Bruno Nahon, producteur de Louise Wimmer, dans « La lente mue de la fiction télévisuelle », publié dans ce numéro, p. 59.

  • 4.

    Voir Carole Desbarats, « La figure de l’orphelin », dans l’Enfant, le droit et le cinéma, Rennes, Pur, 2012.

  • 5.

    Dossier de presse de l’Enfant d’en haut.

  • 6.

    Voir C. Desbarats dans « Les désarrois de la fiction cinématographique. Récit de l’après-1989 », Esprit, octobre 2009 et « La dissolution des certitudes : quelles images ? quels récits ? », Esprit, mai 2011.

Carole Desbarats

Pour avoir accompagné plusieurs générations d'étudiants à la Femis, Carole Desbarats s'intéresse à tous les aspects du cinéma, de son économie à son esthétique. Elle s'interroge aussi sur les responsabilités de la transmission, dans l'école et en dehors de l'école, notamment à travers l'association "Les Enfants du cinéma". Voir et comprendre le cinéma, ce n'est pas pour elle un exercice de…

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