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Christophe Robert, via Wikimédia, photo : Marie-Lan Nguyen
Christophe Robert, via Wikimédia, photo : Marie-Lan Nguyen
Dans le même numéro

La grande exclusion

entretien avec

Christophe Robert

Premier poste de dépense des ménages, le logement représente un enjeu d’action publique majeur. Pourtant, les politiques se sont peu renouvelées en la matière ces dernières années. La prise en charge croissante de cette question par les intercommunalités ainsi que sa rencontre avec les enjeux écologiques sont des voies à approfondir.

Christophe Robert est sociologue et militant associatif, délégué général de la Fondation Abbé Pierre. Il nous a fait l’amitié de nous recevoir dans les locaux de la Fondation, à Paris, le 10 juin 2021, soit plus d’un an après le début d’une crise sanitaire inédite qui a fragilisé une grande partie de la population par rapport au logement et presque dix ans après son précédent entretien à la revue Esprit sur la crise du logement1. Nous l’avons interrogé sur sa vision de la question sociale à travers l’évolution du logement.

Votre dernier rapport annuel sur l’état du mal-logement en France évoque une « double peine » de la crise sanitaire pour les quatre millions de personnes mal-logées et les douze millions de personnes fragilisées par rapport au logement2. En quoi la crise sanitaire a-t-elle exacerbé des vulnérabilités qui lui préexistaient ?

La crise sanitaire a donné à voir à l’ensemble de la société l’étendue des manifestations du mal-logement dans notre pays, que les associations, les observateurs du sujet ou les maires connaissent bien. Régulièrement, une partie de ces difficultés émerge aux yeux de tous, que l’on se réfère aux personnes contraintes de vivre à la rue (et qui sont très visibles dans l’espace public) ou à la tragédie des immeubles effondrés à Marseille, qui a occasionné la mort de huit personnes et révélé la situation de milliers de ménages pauvres et modestes vivant dans des logements indignes loués très cher. Mais la crise sanitaire et les confinements successifs ont contribué à élargir le regard sur l’importance du logement parce qu’ils ont touché une large part de la population, même s’ils l’ont fait à des degrés différents.

Je pense en premier lieu à ceux qui n’ont (eu) aucun lieu où « rester chez eux » (les personnes sans abri, sans domicile), malgré le mot d’ordre national « restez chez vous ». Des personnes à qui, d’ailleurs, la puissance publique a cherché à apporter des réponses, avec l’ouverture de 43 000 places d’hébergement d’urgence, via la mobilisation d’hôtels restés vides du fait de l’absence de touristes.

C’est le cas aussi de ceux qui ont certes un logement, mais inadapté, de mauvaise qualité, parfois dangereux pour la santé et dans lequel il a bien fallu rester en période de confinement contraint. Nous avons pu mesurer à quel point le logement surpeuplé est difficile à vivre, et cela, encore plus lorsque l’on ne peut s’échapper dehors : tensions, voire violences familiales, accroissement du risque d’échec scolaire, fatigue, problèmes de santé… Il en va de même des conséquences sanitaires et psychologiques de l’habitat indigne, qui se sont démultipliées à l’occasion du confinement, faisant ainsi écho à une ancienne campagne de sensibilisation de la Fondation : « Quand on est malade, on reste à la maison. Mais si c’est la maison qui rend malade ? »

On peut également évoquer le phénomène de l’hébergement chez des tiers, cet important amortisseur de crise, qui a été rendu particulièrement difficile pendant cette période. Nous avons vu des personnes appeler le 115 (le numéro d’assistance et d’orientation pour les personnes sans abri) parce que l’hébergement dont ils bénéficiaient chez des amis, des proches, depuis plusieurs mois ou plusieurs années, ne pouvait plus durer. Habiter chez un tiers qui vous accueille par solidarité conduit bien souvent à se faire le plus discret possible : manger dehors (ce qui, au passage, coûte cher et permet difficilement le maintien de repas équilibrés), attendre que la télévision soit éteinte et le salon libéré pour ouvrir le canapé-lit ou poser un matelas au sol. Avec les mesures de confinement, cette solidarité de proximité n’a, pour certains, plus été possible et des hôtes ont fini par demander à la personne hébergée de quitter le logement.

Notons enfin qu’une partie des classes moyennes, notamment dans les grandes villes où les loyers sont chers, qui se « serrent » dans un petit logement pour maintenir la proximité avec leur lieu de travail ou rester dans la ville, ont pu, avec le télétravail contraint, rencontrer des difficultés : promiscuité, tensions familiales, absence d’espace isolé pour travailler et étudier…

Le second enseignement de cette période, c’est qu’avec un minimum social, par exemple le revenu de solidarité active (RSA) à 500 euros par mois pour une personne seule, il est très difficile de vivre dignement et souvent nécessaire de se tourner vers des aides complémentaires… Nous avons pu mesurer à quel point une partie de la population est tributaire de la distribution d’aide alimentaire, au moment où des maraudes, des épiceries sociales et des lieux de distribution de biens de première nécessité ont fermé ou réduit leur voilure lors du premier confinement, en raison d’équipes bénévoles ou salariées contraintes de rester chez elles pour se protéger.

Dans des quartiers populaires, la fermeture des cantines scolaires, qui permettent des repas équilibrés à faible coût, a pu mettre en exergue la fragilité des budgets de familles pour lesquelles chaque euro compte. Sans compter la forte précarité d’étudiants qui ne peuvent faire appel à la solidarité familiale ou d’étudiants étrangers isolés, dont les difficultés pour accéder aux produits de première nécessité se sont manifestées avec force durant la pandémie.

La séquence inédite que nous venons de vivre a ainsi créé un effet de loupe sur les difficultés de logement que rencontrent une partie de nos concitoyens, mais aussi la fragilité financière de millions de personnes. Ces difficultés étaient pour la plupart déjà présentes, mais elles sont apparues aux yeux de tous et, pour beaucoup, les conséquences ont été exacerbées.

À ces constats il faut aussi ajouter les importantes difficultés rencontrées pour accéder aux droits, aux aides, à la demande de logement social… retardant les possibilités d’accès à des prestations ou des réponses essentielles, avec, pour certains, des conséquences durables. Enfin, si la puissance publique a fourni un effort très important pendant cette période (chômage partiel, fonds de garantie, ouverture de places d’hébergement d’urgence, aides financières exceptionnelles…), certaines personnes sont, une fois de plus, passées au travers des mailles du filet. Je pense notamment à celles qui travaillent dans l’économie informelle (estimées à environ 2, 5 millions de personnes), non couvertes par les dispositifs de soutien, ou aux jeunes de moins de 25 ans, en rupture familiale et sans logement, qui n’ont pas pu prétendre aux deux aides exceptionnelles octroyées par le gouvernement puisqu’elles sont adressées aux bénéficiaires de minima sociaux (le RSA n’est toujours pas ouvert aux moins de 25 ans) ou des aides personnalisées au logement qui, par définition, sont octroyées à des personnes qui ont un logement.

Pour conclure sur cette séquence liée à la pandémie, nous avons pu constater une plus grande efficacité de l’action publique dans de nombreux territoires au plus fort de la crise, avec un processus de décision qui a gagné en agilité : les différentes parties ont davantage travaillé dans le même sens pour répondre au plus vite aux urgences ; les décisions ministérielles se sont accélérées, en réduisant le poids de Bercy dans les arbitrages budgétaires ; les articulations entre l’État, les collectivités locales et les associations ont été plus fluides ; des citoyens se sont spontanément mobilisés pour apporter leur soutien ; la question sociale a davantage occupé la place qui devrait être la sienne au quotidien… Mais cela ne signifie pas que la lutte contre les exclusions soit vouée à une évolution profonde et durable, à l’issue de ce qui pourrait n’être qu’une parenthèse. Le risque de retour aux bonnes vieilles habitudes est évidemment fort, notamment parce que les structures de l’intervention publique et les schémas de pensée demeurent bien ancrés.

Craignez-vous une augmentation des expulsions et des loyers impayés ? Quel bilan tirez-vous des expérimentations concernant l’encadrement des loyers ?

L’année passée, peu d’expulsions ont eu lieu parce que, pour la première fois depuis que l’abbé Pierre a obtenu la trêve en 1956, celle-ci a été prolongée en raison de la pandémie. Alors que 16 000 ménages avaient été expulsés avec le concours de la force publique l’année précédente (+ 41 % en dix ans), seuls 3 500 l’ont été en 2020. Cela signifie que 13 000 ménages qui sont arrivés au bout de la procédure restent menacés d’expulsion imminente, auxquels il faut ajouter ceux qui arrivent en fin de procédure cette année. Ce sont donc potentiellement 30 000 ménages qui peuvent être expulsés dans les mois à venir (en raison de difficultés antérieures à la crise de la Covid, les procédures s’étalant sur plusieurs années). Il faut donc rester très vigilants sur ce front et veiller à ce que les personnes puissent être relogées si l’expulsion ne peut être évitée.

Les inquiétudes concernant les impayés de loyer sont, quant à elles, plutôt devant nous : en général, les ménages font tout pour continuer à payer leur loyer, de peur de perdre leur toit ; certains disposent d’un petit matelas d’épargne ou d’une aide familiale qui permet de passer un cap difficile, d’autres font des arbitrages en faveur du paiement des loyers et des charges, mais au détriment de dépenses tout aussi essentielles (alimentation, santé). Si les impayés n’ont pas explosé à ce stade (même s’ils ont augmenté), nous savons que nous allons vers des moments difficiles du fait de la fragilisation économique de nombreux ménages. Un fonds vient d’être mis en place par la ministre du Logement à hauteur de 30 millions d’euros, qui seront reversés aux fonds de solidarité logement gérés par les départements. Mais ce fonds doit être connu et effectivement saisi par les ménages en difficulté.

Quant à l’encadrement des loyers, tel qu’il est expérimenté dans notre pays, il permet seulement de limiter ou de faire baisser les prix les plus élevés dans les secteurs les plus tendus. C’est donc un dispositif dont l’ambition reste modeste, mais qui peut envoyer un signal aux marchés, à qui l’on indique qu’il y a des limites. Quand on sait à quel point il est difficile de toucher aux marchés de l’immobilier en France, cela permet de mettre le pied dans la porte et, surtout, cela a permis de faire baisser les loyers les plus chers là où il a été mis en œuvre, notamment à Paris.

Dans les années 1990, les lois Besson sur le droit au logement permettent de traiter des situations ponctuelles. Puis, la crise du logement vient frapper douze millions de personnes. Quel constat faites-vous aujourd’hui ? Les publics qui sont victimes de la crise du logement ont-ils changé depuis 2012 ?

La décennie des années 2000 a été marquée par une forte montée des prix, en particulier dans les grandes villes, provoquant un décrochage entre l’évolution des ressources et l’évolution du coût du logement, ce qui a entraîné un élargissement des victimes de la crise du logement. Au début des années 2010, la situation s’est un peu apaisée, à l’exception de quelques grandes villes, et les prix ont augmenté de manière plus modérée, même s’ils restent à un haut niveau. Mais nous sommes encore sous le coup de cet élargissement des personnes qui rencontrent des difficultés de logement, y compris parmi les classes moyennes inférieures, qui sont contraintes de s’éloigner des centres-villes ou de leur lieu de travail, qui rencontrent des difficultés pour accéder à la propriété, qui finissent par prendre un logement plus petit que souhaité (certains indicateurs sont d’ailleurs repartis à la hausse, notamment le surpeuplement à Paris). Une réalité qui accentue les inégalités et la ségrégation territoriale entre ceux qui peuvent choisir la qualité et la localisation de leur logement et ceux qui ne le peuvent pas ou plus.

Dans les années 1990, les politiques publiques ont cherché à développer des filets de sécurité pour aider et accompagner les personnes en difficulté, celles qui ne trouvaient pas chaussure à leur pied sur le marché du logement. Ces filets sont toujours nécessaires, mais insuffisamment calibrés pour répondre à la massification des besoins. Le chômage de masse persiste, le phénomène des travailleurs pauvres s’installe, et l’écart entre les ressources des ménages et les prix reste important. Simultanément, on observe une nouvelle hausse de la pauvreté, un creusement des inégalités et un nombre plus important de personnes en situation de grande exclusion par rapport au logement.

En matière de politique publique, il s’ensuit le développement de réponses d’urgence aux situations d’urgence. De nombreuses personnes se retrouvent à la rue, sans domicile, et frappent à la porte de l’hébergement d’urgence dont les capacités augmentent année après année. Mais le secteur de l’hébergement répond à des fragilités qui témoignent aussi d’insuffisances autres que celles liées au logement : faibles ressources économiques, y compris parfois lorsque l’on a un travail, manque de suivi des patients de la psychiatrie ambulatoire, personnes sortant de prison non accompagnées à leur sortie, jeunes sortant de l’Aide sociale à l’enfance à 18 ans sans solution…

La massification du recours à ces réponses d’urgence montre bien qu’il y a un problème structurel d’accès au logement durable et un manque de politiques de prévention.

Depuis le milieu des années 2000, des politiques publiques affichent la volonté d’inverser cette tendance. En 2017, le plan quinquennal pour le Logement d’abord s’inscrit dans cette logique. Proposer une chambre d’hôtel à une famille qui rencontre un problème temporaire ou un accident de parcours est évidemment essentiel. Mais la massification du recours à ces réponses d’urgence montre bien qu’il y a un problème structurel d’accès au logement durable et un manque de politiques de prévention.

En ce qui concerne les formes exacerbées de mal-logement, alors que nous pensions avoir définitivement résorbé les bidonvilles dans notre pays à la fin des années 1970, ils ont resurgi de manière inquiétante : la statistique publique identifie 17 000 à 20 000 personnes concernées par ces conditions d’habitat déplorables. Si l’on se penche plus largement sur l’ensemble des personnes sans domicile, entre la première enquête de l’Insee en 2001 et la deuxième en 2013, on observe une augmentation de 50 % du nombre de personnes concernées (143 000). La troisième enquête va avoir lieu prochainement, mais on considère qu’aujourd’hui, 300 000 personnes sont sans domicile au sens de l’Insee (c’est-à-dire à la rue, dans des hébergements d’urgence généralistes, dans l’hébergement d’urgence pour demandeurs d’asile, dans des bidonvilles…). La grande exclusion par le logement s’installe donc dangereusement.

Les migrants ne constituent-ils pas un nouveau public du mal-logement ?

En 2013, l’enquête Insee a montré qu’il y avait une forte représentation des personnes exilées parmi les sans-domicile. On ne dispose pas des chiffres qui permettraient de mesurer l’évolution depuis. Mais ce n’est pas parce qu’ils sont visibles qu’ils sont plus nombreux : la visibilité, notamment celle des campements dans les grandes villes, témoigne avant tout d’une inacceptable et indigne absence de réponses publiques à des besoins de première nécessité, mais peut aussi renvoyer à une sorte d’inertie coupable, plus ou moins choisie, qui conduit à accentuer les tensions, notamment identitaires.

Là aussi, il faut rappeler que l’hébergement d’urgence est la dernière roue du carrosse : il intervient quand les autres politiques ont échoué. Or seul un demandeur d’asile sur deux trouve une place d’hébergement dans un centre d’accueil pour demandeur d’asile. Le dépôt d’une demande d’asile ouvre pourtant le droit à un hébergement, et le fait d’avoir un hébergement ou non pendant l’examen de la demande a un effet sur l’obtention d’un titre de séjour, notamment parce que les personnes hébergées bénéficient d’un accompagnement. La politique d’accueil (ou de non-accueil) mise en œuvre produit donc plus ou moins d’exclusion.

Des mesures de prévention ne seraient-elles pas moins coûteuses que les mesures d’urgence à long terme ?

On peut effectivement se demander pourquoi on continue à développer des réponses d’urgence, qui sont nécessaires pour certaines situations (une personne victime de violences conjugales, une personne expulsée de son logement…), de manière aussi massive. Pourquoi le budget consacré à l’urgence augmente-t-il chaque année alors que, pour une partie des personnes en hôtels sociaux par exemple, le coût pour la collectivité est équivalent, voire supérieur à des solutions de logement durables et dignes avec un vrai statut de droit commun ?

En réalité, obtenir des budgets pour faire face à des situations d’urgence est plus facile que d’obtenir des budgets structurels, qui répondent aux vrais besoins des citoyens les plus fragiles. La bataille se fait donc chaque année, avec un sursaut de solidarité à l’approche de l’hiver. Nous appelons de nos vœux une autre approche, avec la logique du logement d’abord, qui repose sur l’idée de tout faire pour permettre un accès direct à un logement digne et de droit commun, qui soit pensé non pas comme une récompense après un parcours du combattant et en escalier (la rue, l’hébergement d’urgence, l’hébergement d’insertion, puis éventuellement un logement), mais comme un levier de la reconstruction (pour se reposer, se soigner, se former, retrouver une vie sociale). De même, beaucoup conviennent que pour une partie des personnes en hébergement d’urgence, notre politique d’asile est, à bien des égards, défaillante : certaines familles – qui travaillent, paient des impôts et dont les enfants sont scolarisés – vivent depuis quatre ou cinq ans à l’hôtel. Elles ne sont pas « chez elles », ne peuvent inviter qui elles veulent, souffrent de mauvaises conditions de vie, alors même que cela représente un coût pour la collectivité. Et cela parce qu’elles n’ont pas obtenu de titre de séjour leur permettant de prendre leur autonomie, titre qu’elles finiront par avoir à un moment ou à un autre : c’est absurde.

Y a-t-il eu des changements, au cours des dix ou quinze dernières années, dans la manière dont les politiques publiques abordent la question sociale ?

De manière générale, il me semble que l’on ne regarde pas suffisamment la société française telle qu’elle est. Les réelles capacités de vie, notamment financières, de beaucoup de nos concitoyens ne sont pas appréciées à leur juste mesure : de quoi dispose une grande partie de la population pour vivre, une fois que les dépenses pré-engagées ont été honorées ? La cécité collective face à cette réalité provoque des incompréhensions, des erreurs de ciblage de politiques publiques, crée des tensions et un sentiment de déclassement chez certains de nos concitoyens, qui se sentent en dehors de ce que la société propose comme conditions de vie, de consommation et de modernité. Si l’on ne regarde pas objectivement la réalité des travailleurs pauvres, des temps partiels contraints, des femmes seules avec enfant qui ne peuvent pas travailler à temps plein en raison des frais de garde, il se produit un décalage entre les politiques publiques menées et la réalité de ce que vivent ces personnes. Cet écart contribue à l’incompréhension, mais aussi à la défiance à l’égard des politiques et des « élites » en général. Considérons le dernier épisode de l’augmentation de la prime pour l’emploi : il a fallu une mobilisation (celle des Gilets jaunes) pour que cette réalité vécue par les catégories modestes et les classes moyennes inférieures soit davantage considérée. Cet épisode n’a, en revanche, pas conduit à des mesures améliorant la situation des plus pauvres.

À cet égard, le logement est central, puisqu’il constitue le premier poste de dépenses des ménages (25 % en moyenne, donc 40, 50 voire 60 % pour certains), devant l’alimentation, alors qu’au début des années 1980, les proportions étaient inversées. Cela réduit d’autant les capacités de vie au quotidien et accentue le sentiment d’avoir peu de ressources.

Dans quelle mesure peut-on comparer la situation du logement à celle de l’emploi ? Tout se passe comme si la précarité structurelle était devenue normale…

L’exemple des aides personnalisées au logement (APL) est à cet égard éclairant. En 1977, Raymond Barre réforme la politique du logement en réduisant les aides à la construction et en renforçant les APL, dans le but d’aider les personnes rencontrant des difficultés pour se loger, mais sans imaginer à quel point la situation sociale allait se dégrader. La période qui a suivi a donné lieu à une augmentation importante du chômage, qui s’est s’installé dans la durée, fragilisant nombre de ménages et conduisant à un recours massif aux APL : 6, 5 millions de ménages pour un coût de 18 milliards d’euros.

Par ailleurs, l’élargissement des victimes de la crise du logement a entraîné des effets de mise en concurrence : par exemple, alors que, dans les années 1990, des logements de moyenne qualité en centre-ville pouvaient servir de soupape pour les ménages à faibles ressources, ils sont désormais sollicités par des ménages ayant des ressources plus importantes. On constate les mêmes phénomènes sur le marché de l’emploi en période de chômage de masse : comme cela se bouscule au portillon, les personnes les plus éloignées de l’emploi ont encore plus de mal à retrouver du travail.

Depuis le début du quinquennat actuel, le logement, en dehors de la réponse à l’urgence déjà évoquée, a été perçu par le gouvernement comme l’un des principaux contributeurs à la réduction de la dépense publique : depuis 2017, nous avons assisté à une baisse de dix milliards d’euros du budget de l’État dédié au logement, par des coupes dans les APL et le logement social, soit dans les deux leviers majeurs de la protection sociale dans ce secteur. Compte tenu du diagnostic que nous venons de faire sur la situation du pays, c’est incompréhensible.

Les discours qui ont accompagné ces coupes le sont tout autant. Dans certains milieux politiques, l’idée suivante est régulièrement avancée : « S’il y a quatre millions de mal-logés d’un côté et quarante milliards d’euros de budget dédié au logement de l’autre, c’est que cela ne marche pas. » Il faut analyser plus précisément ces « éléments de langage », notamment ce qui se cache derrière ce chiffre de quarante milliards d’euros. Certes, on retrouve les dépenses liées aux APL et les aides dédiées au logement social, mais aussi la taxe sur la valeur ajoutée à 5, 5 % pour les travaux chez les particuliers, diverses aides et défiscalisations qui touchent plutôt les classes supérieures, etc. Pourtant, la décision a été prise de ponctionner dix milliards d’euros sur les seules aides en faveur des personnes les plus modestes. De plus, les discours qui ont justifié ces coupes laissent implicitement entendre que ces quarante milliards d’euros renvoient au seul budget de l’État, alors qu’ils recouvrent les budgets des collectivités locales et des partenaires sociaux, via Action logement. Nous aurions pu avoir un débat sur comment mieux utiliser ces dix milliards d’euros, comment être plus efficaces, mieux répondre aux besoins de nos concitoyens et aux évolutions observées dans le secteur de l’habitat. Ce débat n’a pas eu lieu et nous avons assisté à une simple réduction des dépenses de l’État.

Voyez-vous émerger des nouveaux paradigmes qui viennent renouveler l’action publique ?

Je regrette plutôt que nous manquions cruellement de nouveaux paradigmes et de débats. La régulation des marchés immobiliers reste très faiblement discutée ; la fiscalité du patrimoine (qui est composée pour les deux tiers d’immobilier) contribue à créer la société de rentiers décrite par Thomas Piketty3, creuse les inégalités et fait pourtant rarement l’objet de débats, alors qu’une fiscalité légèrement plus importante permettrait de lutter contre les inégalités et de dégager d’importantes capacités d’action publique dans le logement, la santé et l’éducation4. De même, l’aménagement du territoire est le grand oublié de la période récente ; l’habitat et le logement sont rarement pris en compte dans la réflexion sur le « faire-société », la lutte contre la ségrégation territoriale, alors qu’ils constituent des leviers d’action puissants.

Une évolution pourrait toutefois permettre de faire avancer la question : la prise en main croissante de compétences publiques liées à l’habitat, au logement et à la ville, à la bonne échelle territoriale, c’est-à-dire au niveau des métropoles et des intercommunalités. Certains acteurs locaux qui se sont saisis de ces compétences ont fait preuve d’efficacité en faisant baisser les prix via une politique foncière offensive et maîtrisée, en commençant à agir contre la ségrégation territoriale, en luttant contre l’habitat indigne et les marchands de sommeil.

Prenons l’exemple des deux plus grandes villes de France, Paris et Marseille. En 2001, la Ville de Paris se saisit de la question de l’habitat indigne et s’engage dans la rénovation de mille immeubles : elle crée pour cela des outils et mobilise des forces humaines d’intervention, de prévention, elle transforme des logements indignes en logements sociaux, elle accompagne et reloge les personnes concernées. À l’inverse, à Marseille, où bien peu a été fait pendant vingt ans dans ce domaine, c’est une catastrophe, comme nous l’a tristement rappelé la tragédie de la rue d’Aubagne. Il faut espérer que les représentants de ces intercommunalités soient à terme élus au suffrage direct, ce qui permettrait de faire que ces sujets soient davantage débattus localement.

Comment se passe la mise en œuvre du programme Logement d’abord ?

Un changement de culture est en cours. Un plan quinquennal a été adopté avec des objectifs et un suivi, des acteurs publics locaux et nationaux commencent à s’en saisir et des actions sur le terrain prennent cette direction positive. Pour autant, la montée en puissance du plan Logement d’abord n’a pas vraiment lieu, faute de moyens et de connexions avec l’ensemble de la politique du logement. En la matière, la contradiction du quinquennat en cours est manifeste : on adopte un plan quinquennal pour le Logement d’abord et, en même temps, on affaiblit les APL et le logement social. Le risque, c’est de reloger des personnes grâce au plan Logement d’abord et d’en fragiliser d’autres parallèlement, du fait de ces affaiblissements.

Mais l’histoire de cette politique sociale, qui cible les ménages les plus défavorisés, n’est pas terminée et il va collectivement falloir la renforcer dans les années à venir. Il va falloir aussi répondre aux douze millions de personnes fragilisées par rapport au logement en régulant les marchés, en produisant davantage de logements sociaux, en favorisant l’accession sociale à la propriété, en redonnant de la force aux APL, en revalorisant les salaires et en luttant contre la précarité dans l’emploi. Les deux politiques doivent être conduites de concert pour éviter une « lutte des places », une concurrence entre mal-logés et fragilisés et un risque de basculement des fragilisés vers le mal-logement, de la même manière qu’il importe de développer des politiques qui ciblent les demandeurs d’emploi et les travailleurs précaires.

La nécessité de loger les personnes entre-t-elle en conflit avec le souci écologique ?

La prise de conscience, notamment chez les jeunes, de la dimension vitale des enjeux écologiques est irréversible et, il faut l’espérer, conduira à transformer durablement la société. Mais il reste un important chantier autour de l’articulation entre transition écologique et justice sociale.

Les enjeux écologiques doivent nous conduire à décloisonner les secteurs et les approches. À des problèmes complexes, nous ne pourrons apporter que des réponses complexes5. Prenons l’exemple de la rénovation thermique des logements. Rénover les cinq millions de passoires thermiques du pays réduirait considérablement les émissions de gaz à effet de serre (le bâtiment en est le principal émetteur), redonnerait du pouvoir d’achat aux ménages pauvres et modestes qui les occupent (du fait d’une baisse des charges), et réduirait les coûts sanitaires liés à la précarité énergétique tout en favorisant le développement économique et l’emploi. D’autres sujets sont moins bien engagés, comme le débat portant sur la construction de logements dans les secteurs urbains, la lutte contre l’étalement urbain et l’artificialisation des sols ou bien contre la « densité » et la « bétonisation ». Il est important d’instruire ces débats de manière apaisée pour opérer les choix courageux qui s’imposent.

Comment porter la question du logement dans le débat public à l’occasion des présidentielles ?

La Fondation Abbé Pierre invitera les candidats à venir parler de leurs projets pour la ville et le logement lors de la présentation publique de son rapport annuel sur l’État du mal-logement en France. Elle va aussi être active pendant cette période avec le Pacte du pouvoir de vivre qui regroupe soixante-cinq organisations syndicales, écologiques et de lutte contre l’exclusion qui se sont réunies en 2019 pour porter ensemble et simultanément les enjeux sociaux, écologiques et démocratiques.

Propos recueillis par Jonathan Chalier et Julien Leplaideur

  • 1.Entretien avec Christophe Robert, « Le logement, à la marge de l’action politique », Esprit, janvier 2012.
  • 2.Fondation Abbé Pierre, L’État du mal-logement en France. Rapport annuel, no 26, 2021.
  • 3.Voir Thomas Piketty, Le Capital au xxie siècle, Paris, Seuil, 2013.
  • 4.Voir Manuel Domergue, « Droits de succession : taxons les morts pour donner une chance aux vivants ! », Alternatives économiques, 26 septembre 2018.
  • 5.Voir Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil, 2005.

Christophe Robert

Sociologue, délégué général de la Fondation Abbé Pierre, Christophe Robert est notamment l’auteur d’Éternels étrangers de l’intérieur (Desclée de Brouwer, 2017).

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Où habitons-nous ?

La question du logement nous concerne tous, mais elle peine à s’inscrire dans le débat public. Pourtant, avant même la crise sanitaire, le mouvement des Gilets jaunes avait montré qu’elle cristallisait de nombreuses préoccupations. Les transformations à l’œuvre dans le secteur du logement, comme nos représentations de l’habitat, font ainsi écho à nombre de défis contemporains : l’accueil des migrants, la transition écologique, les jeux du marché, la place de l’État, la solidarité et la ségrégation… Ce dossier, coordonné par Julien Leplaideur, éclaire les dynamiques du secteur pour mieux comprendre les tensions sociales actuelles, mais aussi nos envies de vivre autrement.

À lire aussi dans ce numéro : le piège de l’identité, la naissance du témoin moderne, Castoriadis fonctionnaire, le libéralisme introuvable, un nouveau Mounier et Jaccottet sur les pas d’Orphée.