Quelques faits sur la « crise » du logement
Lorsque l’on parle de la crise du logement, on raisonne souvent à partir du « ressenti ». Or, une analyse des chiffres et des rapports de divers organismes spécialisés permet, sans nier l’existence de difficultés réelles, d’affiner l’analyse, en matière de production de logements, de répartition sur le territoire ou de mixité sociale.
Attention, attention, camarades, méfiez-vous de tout individu ou de toute doctrine prétendant qu’un homme ou un groupe d’hommes détient le monopole de la vérité ou des moyens d’y accéder1!
Le contraste n’a peut-être jamais été aussi marqué entre deux analyses contradictoires des raisons de l’échec des politiques du logement en France. D’un côté domine la vision d’une crise qui touche un nombre toujours croissant de ménages. La manifestation annuelle autour du rapport de la Fondation abbé Pierre (Fap) sur le mal-logement constitue l’acmé de ce courant de pensée. Chacun y demande plus de moyens, de règles, d’interventionnisme, etc. D’un autre côté, se développe la condamnation des politiques menées, du gâchis que représente un effort de 40 milliards d’euros, soit près de deux points de Pib et deux fois plus que dans les autres pays développés, sans que les Français soient mieux logés que les autres, bien au contraire!
Cette vision duale n’exclut pas, bien au contraire, de fortes convergences. Les tenants des deux groupes, par exemple, condamnent les aides fiscales aux investisseurs privés, en particulier en secteur locatif, qui ont pour moindre défaut de faire monter les prix. Quatre autres éléments tout aussi fondamentaux font apparemment consensus: l’existence d’un fort retard de la construction qui alimente les besoins, la nécessaire lutte en faveur de la mixité sociale, le manque de terrains à bâtir et la panne de l’accession à la propriété. Sur ces cinq points, il nous paraît nécessaire de revisiter les faits et de tenter de mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre, afin de dépasser la vision simpliste d’une crise du logement quasi permanente depuis plus de vingt ou trente ans. Car si nul ne peut remettre en cause le très fort ressenti, l’indispensable analyse des faits conduit à déplacer les facteurs réels de déséquilibre, voire à contredire l’apparent consensus.
Les aides fiscales aux investisseurs
Sur les avantages fiscaux accordés aux investisseurs en secteur locatif, l’hallali a sonné. Les dispositifs successifs, avec une prime particulière pour les lois Robien et Scellier, sont accusés de tous les maux, comme d’ailleurs l’ensemble des dispositifs de soutien à la construction2. En se limitant au seul volet locatif neuf, au-delà de leur influence néfaste sur les prix de marché et l’absence de contrepartie sociale, ces mesures sont stigmatisées. Ceux qui les condamnent les accusent de favoriser la construction de logements surtout là où ils ne sont pas utiles (zones peu tendues, etc.), faiblement en adéquation avec les besoins du marché (en particulier en matière de taille du bien et de solvabilité des occupants potentiels). De plus, ils soulignent le fait que ce parc est non pérenne, au motif que les investisseurs se précipitent pour céder leur bien dès l’achèvement de la période d’obligation de louer. Enfin, dernier élément du procès, ces avantages fiscaux créeraient un flux d’investissement neuf incapable d’assurer la nécessaire augmentation du parc locatif privé, en particulier en Île-de-France3.
L’effet de ces dispositifs sur les prix concentre bien évidemment l’attention. Toute aide s’accompagne inévitablement d’un certain effet d’aubaine, et d’un effet inflationniste. Mais en la matière, il serait fallacieux d’imputer un mouvement haussier qui a frappé l’ensemble des actifs immobiliers, y compris le hors logement, dans presque tous les pays développés, à des causes nationales. Une telle dérive classique a d’ailleurs été largement observée lors de la crise des années 1990, où l’on a attribué la bulle spéculative sur les bureaux à la levée de l’agrément administratif, alors qu’une bulle similaire se constituait aux États-Unis, au Japon, etc., pays qui n’avaient jamais connu une telle mesure, ni a fortiori, une telle réforme4. Il y a donc, faute d’évaluation précise, incapacité à distinguer les poids respectifs des facteurs premiers (tendance internationale des marchés) des facteurs nationaux secondaires, ce qui laisse la place à tous les fantasmes et approximations.
Concernant la querelle de la localisation, les chiffres sont connus. Au cours des quinze dernières années, environ un million de logements neufs dédiés à la location ont été acquis dans le cadre des divers dispositifs de défiscalisation, soit environ 20% de la construction neuve. Sans précision quantitative, la presse et des analystes se sont largement fait l’écho de dérives associées à la loi Robien et autres dispositifs. Ainsi, à titre d’illustration, on peut citer ce jugement assez représentatif: « De nombreuses villes françaises connaissaient de fait une offre en produits défiscalisés, déconnectés de la réalité du marché5 », générant une surproduction dans les zones éloignées des secteurs où se concentrent les « besoins ».
Cette vision, pour fondée qu’elle soit, n’est que partielle et partiale. Si l’on ne dispose pas de données précises connues sur la localisation des réalisations de l’ensemble des opérations6, on peut néanmoins tenter d’approcher la réalité de cette adéquation aux besoins.
La vérité dépend d’abord et aussi de la réglementation. Certains aspects de la loi Scellier ont conduit à un vaste recentrage de la production vers les marchés les plus tendus. Mais, plus généralement, sur le million de logements construits, un tiers du parc est concentré sur dix départements. L’étude des comptes du logement déjà citée souligne les poids de Toulouse (6% du total), de la façade atlantique (13%), du bassin méditerranéen, de l’Alsace, du Rhône, de l’Ille-et-Vilaine et de l’Île-de-France. Toutes ces localisations correspondent bien à des zones de tension liées à une forte demande. L’existence d’une surproduction (en particulier dans le dispositif Robien) réelle reste donc marginale et partielle même si, s’inscrivant dans un univers financièrement contraint, elle est hautement dommageable.
De plus, cette production ne serait pas pérenne et, en tout état de cause, serait incapable d’assurer la nécessaire progression du parc locatif privé. Sur le premier point, à ce jour, 30% des logements construits avant 1998, donc libérés de leur contrainte locative depuis six ans au moins, ont été vendus7. Selon l’Observatoire des loyers de l’agglomération parisienne (Olap), pour les logements des générations 1996 à 19998, seuls 20% d’entre eux ne sont plus en location9. On le voit, 70 à 80% des logements restent, dans le temps, locatifs, score relativement élevé. D’autant plus que la forte progression des prix, notamment en Île-de-France, incitait à la revente. Au rebours de l’image classique d’un placement locatif pour de pures raisons fiscales, l’érosion apparaît mesurée, même si, toujours selon l’Olap, elle se révèle plus forte dans les zones les plus chères. Reste le surprenant procès fait à ces dispositifs fiscaux de ne pas avoir réussi à augmenter le parc locatif, francilien en particulier. Il y a là une incohérence, puisque si l’évolution du parc dépend des entrées neuves (flux de constructions neuves), il dépend aussi des autres flux d’entrées (achats dans l’ancien) et des sorties (ventes de neuf, mais aussi de logements existants, transformations, etc.). Un simple exemple suffit à illustrer la vacuité d’un tel rapprochement. Le parc des institutionnels s’est, en effet, fortement réduit, passant de 850000 logements en 1990 à environ 270000 aujourd’hui! C’est donc bien l’investissement des ménages qui a permis de compenser le retrait des institutionnels. Sans cela, le recul du parc locatif aurait été nettement plus accentué.
Dernier sujet de débat, l’existence ou non d’une contrepartie sociale. L’étude citée des comptes du logement montre que les logements locatifs privés ayant bénéficié d’une aide fiscale accueillent des ménages percevant un revenu médian imposable plus élevé que ceux du parc locatif non aidé et du parc locatif social (respectivement, en collectif, 19549 euros, 18438 euros et 1731110 euros). L’écart bien réel, sans être énorme, légitime, au regard des difficultés croissantes d’accès au logement, la thèse de ceux qui militent pour l’introduction d’une exigence sociale. Il y a là, à l’évidence, le principal point de clivage entre les différents acteurs, non plus tant, aujourd’hui, sur le principe d’une contrepartie que sur son calibrage, sur la responsabilité et sur les modalités de fixation des paramètres au plan national ou au plan local. L’opposition entre libre et intermédiaire paraît toutefois largement exagérée. En la matière, tout est question de paramétrage et d’équilibre. La solution largement évoquée consiste à transférer cette responsabilité au local11 alors qu’aujourd’hui comme hier, elle est de compétence nationale. Certes, ce choix conduit à des inadaptations, mais il assure la cohérence entre financeurs et responsables.
L’arrêt de la loi Scellier, annoncé pour fin 2012, aura, à terme, des conséquences dommageables sur l’offre locative et générera plus de tensions sur les marchés du logement. Si cette situation dure, les marchés départageront vite les opinions.
Construire plus pour loger mieux?
La controverse sur l’existence ou non d’un retard de besoins dans notre pays émerge régulièrement. Néanmoins, il y a aujourd’hui consensus sur un objectif de constructions de quelque 400000 logements par an, et ce pendant une dizaine d’années12. Cette nécessité de maintenir un niveau élevé de constructions neuves procède de trois raisons principales: l’accroissement du nombre des ménages, la poursuite du mouvement de décohabitation et le nécessaire renouvellement du parc.
La difficulté de l’exercice relève toutefois de la prise en compte ou non des « désordres » associés à une insuffisance passée de la construction. Alors que l’exercice classique d’évaluation de l’Insee se fait toutes choses égales par ailleurs13, en se limitant aux flux, nombre d’experts jugent indispensable d’intégrer dans cette estimation la demande « non exprimée », c’est-à-dire celle qui correspond aux personnes mal logées. Ainsi D. Burckel pour Terra Nova estime à 900000 logements le déficit accumulé depuis 1980, ce qui a de quoi (selon lui) donner le vertige. Une telle pénurie aiguë résulterait, selon l’auteur, d’un rythme de constructions insuffisant en France depuis vingt-cinq ans14, de la nécessité de la lutte contre l’insalubrité, etc.
D’autres auteurs nient la pertinence même de la notion de retard15. Loin d’être frappé par une pénurie particulière, notre pays affiche un stock de logements rapporté à la population parmi les plus élevés de tous les pays de l’Europe de l’Ouest16. Même en tenant compte des 10% de résidences secondaires, « l’insuffisance de logements n’y apparaît pas comme flagrante17 ». La hausse des prix observée, loin d’être là encore imputable à un manque, trouve son origine dans un accès plus facile au crédit. Enfin, la taille moyenne des ménages a continué de baisser, passant de 2, 40 à 2, 27 entre 1999 et 2008. « Or s’il manquait effectivement autant de logements, la taille moyenne des ménages aurait dû augmenter18. »
Au total, la raison conduit bien à rejeter l’idée d’un manque flagrant au niveau national. Cela n’est cependant pas vrai pour toutes les régions, d’autant plus que la construction depuis au moins dix ans n’a pas toujours été localisée là où la demande est la plus forte19. Cela explique que le mot « crise » cache deux réalités concomitantes: d’une part, un manque dans les zones tendues, d’autre part, un excès d’offre dans les zones à faible croissance démographique.
Dès lors, l’enjeu réel de la politique du logement apparaît clair : construire suffisamment en quantité, mais aussi et surtout en qualité. Par qualité, il faut entendre le lieu, à savoir les grandes agglomérations, en incluant la réalité du marché foncier périurbain, point sur lequel nous reviendrons, ainsi que l’accessibilité financière, afin de répondre aux besoins d’un plus large spectre possible de ménages. Sur ces deux points, si des progrès sensibles s’imposent, l’enjeu primordial reste bien la question de la localisation. Trop souvent, à ce titre, les petites agglomérations de moins de 50000 habitants et les communes rurales font l’objet d’une stigmatisation. C’est oublier que plus de 50% des réalisations dans ces zones s’inscrivent sur le sol de communes périurbaines, dans le prolongement naturel des grandes agglomérations, et qui sont destinées à plus ou moins court terme à devenir partie intégrante de ces agglomérations. En la matière, plus qu’un gâchis au regard des besoins, la problématique renvoie aux enjeux réels ou supposés du développement durable. Les besoins sociaux sont tels que l’accroissement de 100000 à 200000 du nombre d’Hlm construites n’y suffirait pas. L’accès au stock existant, en particulier en secteur privé pour les ménages modestes et les jeunes, est l’enjeu prioritaire. D’ailleurs, la Fondation abbé Pierre insiste plus sur le constat qu’on dénombre en France 800000 personnes en manque de logement que sur un manque réel de 800000 logements.
Favoriser la mixité sociale
Les impératifs de lutte contre la ségrégation urbaine et, a contrario, de promotion de l’intégration sociale constituent des piliers incontournables des politiques du logement et de la ville. Les approches en la matière et les opinions ont toujours été multiples. Mais petit à petit, avec le temps, s’est dégagé un consensus sur la nécessité de lutter contre l’exclusion et sa traduction spatiale. Il s’agit, ni plus ni moins, que de contrecarrer la tendance « naturelle » à une trop grande spécialisation sociale des espaces. Indéniablement, les disparités socio-économiques et de revenus s’inscrivent dans l’espace urbain, et les groupes sociaux les plus démunis se concentrent dans certains quartiers, le plus souvent Hlm, classés en zones urbaines sensibles (Zus). Pour contrebalancer cette tendance, il convient d’imposer, dans les principales agglomérations et surtout dans certaines communes, qui agissent pour assurer le report des logements sociaux sur d’autres20, la mixité de l’offre privée et sociale, à la fois dans les quartiers Hlm et dans les quartiers « privés », ainsi qu’une meilleure intégration des quartiers sociaux dans la ville. L’obligation de 20% de logements sociaux, édictée par l’ex-article 55 de la loi Solidarité et renouvellement urbains (Sru) de 2000, l’action de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru), et plus généralement les politiques de la ville procèdent de cette action dynamique visant à contrebalancer la traduction spatiale des inégalités sociales.
Le coût économique global, très élevé, de la non-intégration sociale des zones urbaines justifie à la fois la volonté d’agir et l’engagement de sommes considérables21. Comme sur le foncier, il s’agit de mettre l’accent sur l’émergence d’une rupture potentielle, à savoir la remise en cause plus ou moins feutrée de la diversification de l’offre comme l’alpha et l’oméga préalables à la résolution de tous les problèmes. En d’autres termes, face au constat qu’après la mobilisation de beaucoup d’argent et d’énergie, les chiffres font apparaître un échec relatif des politiques de lutte contre la discrimination22, faut-il ou non persévérer dans les politiques actuelles d’encouragement à la mixité spatiale, axées prioritairement sur le logement? Quatre constats pousseraient à répondre par la négative. À l’évidence, les problèmes de la concentration géographique des pauvres débordent largement les seules politiques du logement. La ségrégation urbaine dépend aussi pour partie de choix sociaux rationnels et spontanés des agents23. La mobilité des populations des Zus vers d’autres segments de marché apparaît à beaucoup d’acteurs, et à la lumière de l’expérience de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine24 (Anru), comme un objectif plus pertinent que la mixité sociale sur site, initialement retenue comme un objectif central. Les défenseurs de la croyance dans la vertu civique de la mixité ne manqueront pas de souligner le succès des opérations là où l’on s’en est donné les moyens, mais aussi et surtout que les préoccupations budgétaires et la volonté d’entre-soi de certains organismes Hlm pèsent lourd dans cette évolution des idées ou, si l’on préfère, dans ce retour aux sources.
Il n’en reste pas moins que l’exemple des émeutes de l’été 2011 en Angleterre interroge quant aux causes des émeutes en 2005 en France, alors imputées aux ghettos français. Tous les commentateurs ont souligné outre-Manche que les désordres se sont produits très largement dans des zones plutôt bourgeoises où cohabitent Hlm et petites maisons des classes moyennes. Tout semble s’être passé « comme si le creusement, parfois vertigineux, des inégalités sociales, avait cruellement mis à nu les limites des quartiers mixtes25 ». Les quartiers mixtes socialement, où riches et pauvres se côtoient sans se fréquenter, ne résisteraient donc pas mieux à la crise que les ghettos ou les quartiers sensibles. Il y a de quoi perdre ses repères et s’interroger sur le poids réel des facteurs économiques et urbains. Plus encore que sur d’autres points, il convient certainement de revenir à l’essentiel, à savoir qu’aucune politique du logement n’est en mesure de se substituer efficacement à une politique des revenus, en particulier en période de crise. À cet égard, il convient de noter que l’Ocde estime, dans un rapport très récent, que les inégalités de revenus en France sont restées stables alors qu’elles explosaient dans le reste des pays membres26.
La crise de l’accession à la propriété
La crise de l’accession à la propriété en général et de la primo-accession en particulier s’affiche depuis plusieurs années comme une évidence ressassée et commentée dans tous les cénacles, tables rondes, colloques, articles, etc. L’idée se révèle d’autant plus forte et en apparence fondée qu’elle s’appuie et s’alimente sur une triple « évidence »: la hausse des prix qui désolvabilise les ménages, les évolutions du salariat et du pouvoir d’achat qui créent de plus en plus de pauvres et de déclassés, l’accès de plus en plus difficile au crédit et des conditions dégradées qui pénalisent les emprunteurs.



De fait, certaines données tirées de l’Enl-Insee de 2006, dernière enquête disponible, allaient en partie en ce sens. Selon cette source27, la part des primo-accédants était tombée de 66, 4% entre 1997 et 2001 à 60, 2% entre 2002 et 2006.
La réalité globale s’avère pourtant tout autre, comme le souligne d’ailleurs le document de l’Insee déjà cité, qui est plutôt positif et souligne la progression du nombre d’accédants28. La « crise » de l’accession, au sens de la diminution des flux et du retrait des primo-accédants, s’apparente bien à une « prénotion » au sens de Durkheim, à savoir une idée vague et latente, une notion élaborée dans les actions de tous les jours, qui précède et/ou ignore l’étude scientifique des faits. De fait, les chiffres en la matière sont têtus et cohérents. Selon les statistiques de l’Observatoire du financement du logement (Ofl) de Conseil sondage analyses (Csa), le nombre de primo-accédants se situe à un niveau historiquement élevé, au regard des observations disponibles depuis la fin des années 1990. Ces ménages représentent d’ailleurs plus de sept accédants sur dix, contre un peu plus de un sur deux en 2000 (voir graphique 1).
Plus précisément, s’agissant des flux, on note:
une croissance continue du nombre d’accédants dans le temps;
une forte sensibilité de ces résultats à la conjoncture, avec les deux crises du début des années 1990 et de 2008-2009;
une nette reprise en 2010;
une part du neuf qui se situe en tendance autour d’un petit tiers, avec surtout une très nette prédominance de l’individuel. Un tel tropisme ne s’observe pas dans l’ancien même si, là encore, l’individuel l’emporte.
Les chiffres de l’Ofl peuvent être utilement validés et complétés, au regard des deux critères génération et revenu. Il en ressort que la véritable crise de l’accession naît au milieu des années 1980 et trouve en grande partie sa résolution quantitative au cours des années 2000 et suivantes (voir graphique 2).
Pourtant, la hausse des prix depuis la fin des années 1990 s’est traduite par un quasi-doublement du ratio coût d’opération/revenu, comme l’atteste le graphique 3.
Toutes choses égales par ailleurs, cela aurait dû entraîner un quasi-doublement des taux d’effort et donc une désolvabilisation massive. Cela ne fut pas le cas, puisque les taux d’effort n’ont crû que de 50%, s’établissant en 2010 autour de 30%, soit un peu moins que le plafond jugé sans risque de 33%. Puisqu’en économie, il n’y a pas de magie, les facteurs explicatifs sont les suivants:
l’amélioration des conditions de crédit (taux réel et durée) sans recours massif à des formules à taux variable;
la hausse du niveau de revenu des accédants (+ 43% sur la période 1992-2010);
la mise en place de puissants dispositifs d’aide29, en particulier en faveur des primo-accédants. Il n’est donc pas nécessaire de s’interroger sur l’efficacité des dispositifs et des politiques menées. De ce point de vue, la mise en place récente du prêt à taux zéro (Ptz+) se fera sentir petit à petit;
vraisemblablement, les transferts intergénérationnels, qui ne font malheureusement pas l’objet d’un suivi statistique, mais dont chacun s’accorde à dire qu’ils se sont renforcés.
Les deux autres faits notables, s’agissant de l’accession, renvoient d’une part à la faiblesse des réalisations en collectif neuf et vraisemblablement en zone très tendue. Il faut y trouver, certes, une préférence pour l’individuel, mais aussi et surtout le résultat d’un calcul économique rationnel sous contrainte30. Pour pouvoir acheter, nombre de ménages se délocalisent. Ce choix financier alimente la polémique sur le mitage spatial et la compatibilité de notre modèle avec les contraintes du développement durable. Quant aux craintes de perte de valeur massive des biens individuels construits en périurbain, elles relèvent, au plan macroéconomique, du fantasme.
Le manque de terrains à bâtir
Le manque de terrains à bâtir est une antienne de tous les colloques, articles, depuis au moins 1950, sans forcer le trait. Les causes multiples de la pénurie seraient l’absence d’une politique foncière digne de ce nom, l’insuffisance de la « production foncière » par les collectivités territoriales, la multiplication des recours, la complexité toujours croissante de la réglementation, l’attentisme des propriétaires, les insuffisances du système fiscal…
Pourtant, point trop rarement souligné, il faut noter que la pénurie n’est pas physique: l’espace urbain en France ne recouvre que 9% du territoire total31, soit l’une des densités les plus faibles d’Europe (28% en Allemagne, 20% en Italie et 29% aux Pays-Bas). Il n’y a donc aucune saturation de l’espace. Il existe, même en zone urbaine, des terrains disponibles. Pour preuve, sur Paris, alors que l’on déplore l’absence de terrains, on a trouvé pour le projet des Jeux olympiques de 2012 plus de vingt hectares disponibles. De plus, au cours des vingt dernières années, le logement représente moins de la moitié des consommations de terrain. Chaque année, environ 215000 hectares de terrains ont été consommés pour l’activité tertiaire contre 55000 à 70000 pour le logement32. Ainsi, l’offre foncière disponible, déjà insuffisante au regard des besoins, est en outre consacrée majoritairement à la construction de locaux non résidentiels au détriment des logements. Pour ces segments de marché, professionnels et décideurs n’invoquent que rarement la pénurie foncière.
La question de la régulation des marchés fonciers se trouve donc bien au cœur du sujet. Assurément, l’absence de pilote unique et cohérent des politiques foncières, de la ville et du logement génère blocages et incohérences. De ce point de vue, il est éclairant de rappeler l’analyse et les propositions des États généraux du logement, portés par la quasi-totalité des acteurs du secteur:
Les collectivités et leurs groupements doivent pouvoir mettre en œuvre les politiques du logement au plus près des besoins concrets, et il convient donc de renforcer la dimension locale des politiques de l’habitat par une territorialisation accrue de leur pilotage et de leurs moyens d’action.
Cette remise en ordre exige que les autorités locales disposent des moyens juridiques, humains et financiers cohérents avec les compétences qu’elles doivent exercer. Ces conditions sine qua non doivent donc être rapidement mises en place.
Un chef de file des politiques locales de l’habitat doit être identifié, et chargé du pilotage et de la mise en œuvre des politiques de l’habitat. Cette autorité doit avoir la responsabilité politique d’organiser la fourniture d’une offre abordable et respectant la mixité sociale, celle d’organiser une offre d’insertion, la résorption de l’habitat indigne, et à terme, une responsabilité dans la mise en œuvre locale du Dalo33.
De nombreux décideurs locaux utilisent l’urbanisme comme un outil de contrôle de leur territoire et de sa population. Ils ne font en cela que traduire les craintes et le malthusianisme de leurs électeurs. D’autant plus que les préoccupations écologiques viennent en renfort, soulignant en permanence, d’une part, les risques associés à la réduction (pour ne pas dire la disparition) des espaces agricoles et naturels au profit des espaces construits34, d’autre part, les effets néfastes de la croissance périurbaine, opposés aux vertus de la densification. Il n’est pas envisageable, dans le cadre de cet article, d’exposer l’ensemble des arguments et problématiques. On se limitera donc à quelques constatations pour les ménages les plus modestes. Compte tenu des prix, l’achat d’un logement en périurbain correspond plus à une solution qu’à un problème au regard des attentes du ménage, même si ce choix n’est pas exempt de conséquences en termes de développement urbain, d’environnement et de développement durable. A contrario, la ville dense est chère du fait de la difficulté à intervenir sur des zones riches en voirie et en réseaux, compte tenu des exigences en matière de normes, de délais et de règles d’urbanisme35. Il en découle que la réponse à la demande sociale et le réalisme financier, sauf bouleversement fondamental des conditions de l’offre foncière et donc de la régulation des marchés, assurent encore de beaux jours au développement du périurbain.
Cette revue non exhaustive de cinq enjeux majeurs vise à souligner que, derrière la notion de crise du logement, largement galvaudée, se cachent des réalités plus complexes qu’une crise générale de l’accession ou qu’une insuffisance des crédits pour la rénovation urbaine. Notre propos n’est pas de nier l’existence de difficultés qui frappent lourdement les ménages les plus modestes et les situations inacceptables d’exclusion. Mais dans le même temps, pour une large majorité de Français, les conditions de logement ne cessent de s’améliorer. Cela se fait, il est vrai, au prix d’un effort financier parfois important. Le débat pour dire si cet effort accru provient d’une amélioration ressentie de qualité ou procède sur la période récente d’un pur effet de prix est loin d’être clos. Ce qui est fondamental pour la politique du logement, notamment en période de ressources comptées, c’est l’arbitrage entre quantité et qualité. Le net accroissement des taux d’effort des locataires du secteur privé36, parmi lesquels se rangent les ménages les plus modestes, appelle à faire des choix politiquement assumés, y compris en matière de normes et d’exigences, constat qui vaut pour l’ensemble du parc.
Le sujet, par son importance et la souffrance qu’il véhicule, mérite mieux que des approximations. Il appelle aussi à de douloureux arbitrages, sans oublier que depuis 1977, les politiques du logement servent trop souvent de palliatif au manque de politiques de revenus.
Où va l’argent du 1% logement?
Le premier comité interprofessionnel du logement (Cil) a été créé en 1943 par les industriels du textile, la municipalité de Roubaix et les syndicats Cftc et Cgt. L’État a étendu cette initiative en 1953 par l’instauration d’une participation des employeurs à l’effort de construction (Peec). À l’origine, les entreprises de plus de dix salariés contribuaient à hauteur de 1% de leur masse salariale. En 1992, ce versement a été réduit à 0, 45%, 0, 50% étant affecté au Fonds national d’aide au logement (Fnal).
De sa création à 1996, le 1% logement intervenait essentiellement sous deux formes:
l’investissement pour la réservation de logements locatifs;
le financement de prêts aux salariés.
À partir de 1997, la création de l’Union d’économie sociale pour le logement et l’engagement d’une politique conventionnelle entre l’État et les partenaires sociaux ont permis de moderniser et d’élargir son champ d’intervention. L’offre aux ménages s’est enrichie de produits d’aide à l’accession à la propriété, à la location et à la mobilité, et de services destinés aux salariés en mobilité ou en difficultés financières. Depuis 2006, le « 1% logement » est versé par les seules entreprises employant au moins vingt salariés.
La loi Boutin du 25 mars 2009 a réformé en profondeur le « 1% logement », mettant fin notamment à la politique conventionnelle entre l’État et les partenaires sociaux. Elle définit des catégories et des formes d’emploi de la Peec. Elle prévoit que pour chaque catégorie d’emploi, la nature des emplois correspondants et leurs règles d’utilisation sont fixées par un décret triennal, après concertation avec les organisations syndicales et patronales.
Le décret du 22 juin 2009 définit les emplois de la Peec pour la période 2009-2011. Il prévoit des interventions majoritairement sous forme de subventions, fragilisant ainsi la situation financière des Cil, et positionne le « 1% logement » comme le principal contributeur au financement de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru) et de l’Agence nationale de l’habitat (Anah).
En 2009-2010, les partenaires sociaux ont fait évoluer le dispositif du « 1% logement » vers plus de transparence et d’efficacité, rénovant en profondeur son organisation générale et sa gouvernance. Ainsi, le nombre de Cil a été réduit de cent seize à une vingtaine.
- *.
Directeur aux affaires économiques, financières et internationales de la Fédération française du bâtiment. Il est l’auteur d’Habitat et ville. Quinze questions et controverses, La Tour-d’Aigues, Éd. de l’Aube, 2010.
- 1.
Lettre de J. Burnham à Trotski du 1er juillet 1940, dans Robert Service, Trotski, Paris, Perrin, 2011.
- 2.
J.-M. Vittori, « Les Français malades de la pierre », Les Échos, 13 septembre 2011.
- 3.
« Les loyers d’habitation dans le parc locatif privé de l’agglomération parisienne et de 11 villes et agglomérations de province »; « Périssol, Besson, Robien… que sont devenus les logements neufs? », Observatoire des loyers de l’agglomération parisienne (Olap), Dossier no 24, octobre 2011.
- 4.
Il est à noter que, dans ces pays, des causes nationales furent tout aussi largement évoquées.
- 5.
J.-M. Ciuch, E. Colombani, « Marché résidentiel: les dysfonctionnements générés par la croissance immobilière », L’Observateur immobilier, no spécial mars 2009, p. 30: présentation des études au palais Brongniart, 24 mai 2009, p. 36-40.
- 6.
Rapport de la commission des comptes du logement, premiers résultats 2011, le compte 2010, document de travail, 2e partie, dossier « Les logements locatifs aidés, de 1995 à 2009 et leurs occupants », p. 121-127.
- 7.
« Les logements locatifs aidés… », art. cité, p. 126. La proportion est de 40% en Haute-Garonne et 36% à Paris. Le pourcentage est moindre sur la façade atlantique. À noter que pour les logements anciens, l’obligation de louer était de six ans. À ce jour, elle est de neuf ans.
- 8.
Depuis 1984, sept dispositifs se sont succédé, de plus en plus coûteux (voir rapport Carrez). Une juste évaluation de l’incidence réelle de ces opérations invite à une relecture plus nuancée de ce dernier aspect. Voir A. Bouteille, « Aide fiscale à l’investissement des particuliers pour le logement locatif neuf: un poids pour les finances publiques », Études foncières, mars-avril 2010, no 144.
- 9.
Olap, Dossier n°24, art. cité, et M. Chauvot, « Les aides fiscales n’ont pas augmenté le parc locatif privé », Les Échos, 25 et 26 novembre 2011.
- 10.
Correspond aux locataires du parc construit entre 1995 et 2009.
- 11.
Comme le déclarait T. Repentin, président de l’Union sociale pour l’habitat et sénateur de Savoie, dans La gazette.fr du 15 novembre 2011: « La délégation a apporté une lisibilité plus grande. Elle a permis une adaptation des politiques locales au terrain, l’intervention des intercommunalités sur de nouveaux secteurs, la naissance de nouveaux outils comme les établissements publics fonciers locaux. Enfin, les intercommunalités sont devenues le lieu de la concertation sur les politiques locales de l’habitat. »
- 12.
Voir M. Mouillart, « Des besoins durablement élevés », Constructif, novembre 2007, no 18, p. 8-10. Compte tenu des retards accumulés, l’auteur parle d’un objectif de 400000 à 500000 logements. Mais voir aussi A. Jacquot, « Doit-on et peut-on produire davantage de logements? », dans Pour sortir de la crise du logement. Regards croisés sur l’économie, mai 2011, no 9, Paris, La Découverte, p. 150 à 158. L’auteur indique que le besoin est peut-être même de 400000 logements sous certaines hypothèses.
- 13.
L’Insee qualifie l’exercice d’évaluation de la demande potentielle de logements neufs.
- 14.
D. Burckel, « L’accès au logement, une exigence citoyenne, un choix politique », Terra Nova, Projet 2012, Contribution no 6, p. 22. Voir aussi « Rapport annuel sur le mal-logement », Fondation abbé Pierre. Voir également et surtout « Logement: la demande sous le choc sociologique », Crédit foncier, université Paris Dauphine, 23 octobre 2006.
- 15.
J.-C. Driant, « Pourquoi manque-t-il des logements en France? », Métropolitiques, 23septembre 2011 et « À quoi servent les logements neufs? », Métropolitiques, 26 janvier 2011.
- 16.
Voir supra, l’entretien avec Claude Taffin, p.96-103.
- 17.
A. Jacquot, « Doit-on et peut-on produire davantage de logements? », art. cité, p. 150.
- 18.
J.-C. Driant, « Pourquoi manque-t-il des logements en France? », art. cité.
- 19.
B. Coloos, Habitat et ville. Quinze questions et controverses, op. cit., p. 61. Pour 1000habitants, en 2008, on a construit 3, 4 logements en Île-de-France contre 10 en Languedoc-Roussillon et 9, 4 en Bretagne.
- 20.
Pour les conséquences et les remèdes, voir « Améliorer le fonctionnement du marché du logement », chap. 3, dans Études économiques de l’Ocde. France 2011, Paris, Ocde et D.Burckel, « L’accès au logement, une exigence citoyenne, un choix politique », art. cité.
- 21.
Le seul budget du programme national de rénovation urbaine (Pnru) s’élève à plus de 12 milliards d’euros. Sur les fondements de la politique anti-ségrégation et les coûts de la ségrégation, voir J.-P. Fitoussi, E. Laurent et J. Maurice, « Ségrégation urbaine et intégration sociale », Rapport du Cae, 2003.
- 22.
Observatoire national des zones urbaines sensibles, Rapport 2011, Les éditions du Civ, novembre 2011.
- 23.
J.-P. Fitoussi, E. Laurent et J. Maurice, « Ségrégation urbaine et intégration sociale » art. cité et Ocde, « Améliorer le fonctionnement du marché du logement », art. cité.
- 24.
« Étude sur les dynamiques sociales dans les projets de rénovation urbaine », Ces de l’Anru, avril 2011. Voir également étude du Cas de novembre 2011 qui propose sur le modèle américain de lancer un programme expérimental visant à permettre aux familles pauvres des Zus d’accéder sur la base du volontariat à un logement privé dans un quartier plus privilégié.
- 25.
« Tottenham-Clichy, les révoltés du “no-future” », éditorial, Le Monde, 12 août 2011.
- 26.
« Hausse des inégalités: la France moins touchée », Le Monde, 6 décembre 2011, p. 13.
- 27.
P. Briant, « L’accession à la propriété dans les années 2000 », Insee Première, 2010, no 1291. L’auteur en introduction indique: « Depuis les années 2000, les ménages les plus modestes et les primo-accédants ont eu des difficultés accrues pour accéder à la propriété. Le prix des logements a en effet augmenté plus rapidement que les revenus, alors que les prêteurs maintenaient leur niveau d’exigences pour accorder un crédit. »
- 28.
« Des années 1997-2001 à 2002-2006, le nombre des accédants a continué de progresser, passant de 462000 à 516000 par an, et ce, malgré de fortes hausses des prix dans l’immobilier. »
- 29.
Ouverture du prêt à taux zéro (Ptz) à l’ancien sans travaux en 2005, crédit d’impôts sur les intérêts d’emprunt en 2007, doublement du Ptz dans le cadre de la relance, puis Ptz+.
- 30.
Voir les travaux de J.-C. Castel du Centre d’études sur les réseaux, les transports, l’urbanisme et les constructions publiques (Certu).
- 31.
Voir les travaux du Conseil d’analyse économique, « Créativité et innovation dans les territoires », août 2010.
- 32.
Voir Systèmes de comptabilisation des mises en chantier (Siclone et Sitadel) du ministère de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement.
- 33.
« 115 propositions pour renouveler la politique du logement », États généraux du logement, 4 mai 2010, p. 18. Sur les aspects prix, voir également M. Wiel, « La question du logement, symptôme de l’inefficacité de notre organisation institutionnelle », Hcl, 19 septembre 2011.
- 34.
Voir en particulier « Étude agreste primeur » publiée le 21 juillet 2010 par le ministère de l’Agriculture, qui souligne que la croissance des sols artificialisés représente 236hectares par jour, soit la superficie d’un département français moyen tous les sept ans entre 2006 et 2009 contre un tous les dix ans entre 1992 et 2003.
- 35.
Voir documents du colloque « Coûts de construction et réforme de l’accession à la propriété: la localisation des opérations », 25 octobre 2011, Anil avec partenariat Ffb, et « Les déterminants économiques de la densité parcellaire », A. Bouteille, Études foncières, septembre-octobre 2008, no135, p. 6-10.
- 36.
Portrait social 2011, Insee.