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Kosovo : un défi européen

Les deux tours de négociations, qui ont duré vingt mois, entre les dirigeants politiques du Kosovo et ceux de la Serbie n’ont pas fait changer leurs positions initiales. La Serbie refuse d’aller au-delà d’une autonomie « essentielle » (elle la qualifiait précédemment de « substantielle ») placée dans le cadre de la souveraineté de la Serbie (avec la possibilité d’ouvrir de nouvelles négociations dans vingt ans). Les Albanais du Kosovo n’envisagent rien en deçà d’une indépendance « surveillée » ou « encadrée » qui s’inscrirait dans la perspective de l’intégration dans l’Union européenne. Celle-ci est donc désormais sommée de trancher, sauf à s’enferrer dans l’illusion de prolonger un statu quo qui n’est plus tenable, ou dans l’irresponsabilité, en laissant les États-Unis et la Russie décider à sa place du devenir d’une région située en son cœur. Le moment est historique et les décisions qui seront prises engageront non seulement l’avenir des Balkans mais aussi celui de l’Union européenne (même si la reconnaissance d’un nouvel État indépendant n’est pas du ressort de l’Union européenne en tant que tel mais de ses États membres).

En tant que membres d’un Comité qui s’était engagé par réaction aux violations des droits de l’homme commises dans les années 1990 sous le régime de Milosevic mais qui n’a jamais douté que la solution était d’ordre politique, nous sommes convaincus que l’indépendance du Kosovo doit être reconnue et encadrée (nous soutenions depuis longtemps l’idée d’une « indépendance conditionnelle » à laquelle la diplomatie internationale finit par se ranger). Elle nécessitera de la part de l’Union européenne un engagement important, nécessitant l’élaboration d’un nouveau processus d’intégration pour l’ensemble de la région1. Autant dire qu’il faudra faire preuve d’une détermination tranchant avec les divisions et les atermoiements désastreux du passé. Le traitement de la question du Kosovo constituera pour l’Europe un test, signalant son ambition et, en cas de succès, rehaussant sa crédibilité internationale. Nous demandons donc à nos représentants, ainsi qu’aux responsables des autres pays de l’Union européenne :

1.

De reconnaître l’indépendance du Kosovo

La Serbie, soutenue par la Russie, mais aussi par la Chine et l’Inde, dénonce une atteinte à sa souveraineté, au droit international, à la résolution 1244 et à son patrimoine historique. Contre ces arguments, les Albanais du Kosovo font valoir que, constamment soumis à une autorité étrangère, ottomane durant 525 ans et serbe pendant 87 années, ils ont subi l’autorité de Belgrade comme « un continuum de violences », sauf pendant « la décennie heureuse » de 1970 à 1980 durant laquelle le Kosovo a été une quasi-république et a donné à la Rsfy un président fédéral albanais de mai 1986 à mai 1987. Son territoire était défini par la Constitution et jouissait de tous les organes et prérogatives dont étaient dotées les républiques (excepté celui, il est vrai, de sécession). Ce statut juridique constitutionnel, qui assurait un niveau très élevé d’autonomie, n’a pas empêché la Serbie d’exercer des cycles de terreurs et de supprimer l’autonomie du Kosovo, même si la Constitution de 1974 ne prévoyait pas une telle possibilité. Ce sont justement ces pratiques qui ont rendu irréalistes les prétentions souverainistes serbes. Le devoir prioritaire d’un État est de protéger ses nationaux : en discriminant les Albanais, en détruisant leurs lieux de culte, en les expulsant par une campagne de nettoyage ethnique féroce, Belgrade a perdu cette légitimité qu’elle revendique sur le Kosovo. La communauté albanaise, qui représente aujourd’hui plus de 90 % de la population du Kosovo, aspire unanimement à l’indépendance. Dans le communiqué de janvier 2005 (Londres), réaffirmé en 2007, les pays du Groupe de Contact (France, Grande-Bretagne, Allemagne, États-Unis et Russie) retenaient parmi les critères pertinents pour le futur statut du Kosovo « la volonté politique de la majorité de population ». Si la résolution 1244, sous laquelle le Kosovo est administré par l’Onu depuis 1999, ne réfute pas explicitement la souveraineté de la Serbie sur le Kosovo, elle la suspend et la soumet à révision. Tous ces éléments contredisent l’argumentaire des autorités serbes et font du Kosovo un cas particulier ne pouvant être confondu, sinon par erreur ou mensongèrement, avec d’autres revendications indépendantistes ou sécessionnistes dans le reste du monde et dans la région.

Mais aucun de ces éléments juridico-historiques n’est en soi décisif. Il y aura bien dans la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo, un acte sans précédent, une décision de nature politique, à assumer en tant que tel, liée à ce qui s’est passé mais aussi, et surtout, à l’avenir de cette région. Les menaces existent de toute part, quelle que soit la solution adoptée. Ce qui est sûr, c’est que si le Kosovo est laissé dans les limbes ou retourne sous la tutelle de Belgrade, il replongera dans le chaos. La reconnaissance de l’indépendance comporte elle aussi des risques de retour à la violence. Mais ils seront plus facile à contenir, notamment parce que le processus envisagé par le plan Ahtisaari, rejeté à ce jour par Belgrade, offre des assurances et une dynamique positive où la Serbie elle aussi a tout à gagner.

2.

De revenir aux principes du plan Ahtisaari

L’« indépendance surveillée » préconisée par le plan Ahtisaari reste le projet le plus construit : elle détermine une constitution, des institutions, le statut de la minorité serbe et des autres minorités, les conditions pour les symboles nationaux communs, la période de transition, etc. Parmi les principaux éléments de la décentralisation, on retiendra : plusieurs dispositions relatives à la création d’associations de municipalités et à la coopération transfrontière avec les institutions de Serbie ; la création de six municipalités à majorité serbe du Kosovo qui sont soit entièrement nouvelles, soit considérablement élargies. Le représentant civil international, également représentant spécial de l’Union européenne, qui sera nommé par un Groupe de pilotage international, sera l’organe suprême de contrôle. Il sera investi de substantiels pouvoirs de rectification pour faciliter l’application du règlement. Il aura notamment compétence pour abroger des décisions ou des lois adoptées par les autorités du Kosovo et pour sanctionner et révoquer des agents publics.

L’Union européenne a officiellement soutenu le plan Ahtisaari devant l’Onu. L’ont défendu également le secrétaire général de l’Onu, les pays membres de l’Otan et divers autres pays. En l’absence – prévisible – de résultats du second tour de négociations, le plan Ahtisaari redevient la référence incontournable, la seule véritable solution de compromis répondant aux aspirations de la majorité de la population tout en prévoyant les mécanismes de protections et les garanties pour la minorité serbe (et les autres minorités). La raison voudrait qu’il soit donc remis à l’ordre du jour et adopté par le Conseil de sécurité. Hélas, du fait de la menace de veto russe, il est peu probable que le plan Athisaari soit retenu officiellement, ouvrant sur une période d’incertitude. Selon nous, l’Union européenne devrait néanmoins se proclamer en faveur de la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo dans le cadre délimité par ce plan.

3.

De se préparer à affronter trois défis majeurs

Le premier défi tient à la crainte d’une crise ouverte au sein de l’Union européenne. Elle devrait pouvoir être évitée. Seule une petite minorité de pays de l’Union européenne semble encore à ce jour décidée à faire obstruction. Même si les réticences sont sans doute plus marquées que celles affichées aujourd’hui, il faudra tenir et s’engager avec détermination dans la durée. Revenir au plan Athisaari permettra de ne pas rouvrir les divisions et de s’en tenir à un compromis longuement négocié et largement accepté au sein des pays de l’Union européenne. L’Union européenne autant que le Kosovo a besoin d’une « feuille de route » claire.

Le deuxième défi réside dans la perspective, plus probable que la précédente, d’une crise internationale. Avec la Russie d’abord. Les relations avec le président Poutine se sont dégradées et Moscou cherche à alimenter et à tirer profit d’un foyer de crise pour pousser les États-Unis et l’Union européenne à la faute. Une crise avec la Serbie est également inévitable. Son ampleur et sa durée dépendront en partie du résultat des élections présidentielles en janvier-février prochain. Mais, si la réaction ne sera pas la même si le président Boris Tadic est reconduit ou si le leader ultra-nationaliste Tomislav Nikolic arrive au pouvoir, rien ne sert d’alimenter encore les illusions, les nôtres autant que celles de l’électorat serbe, sur un futur compromis négocié autre que celui dessiné par le plan Athisaari. Inutile donc de masquer ses intentions. Au contraire, en suspendant la politique européenne au résultat du scrutin, c’est une prime au vote le plus radical que l’on risque de donner.

Le troisième défi sera de surmonter une crise régionale dans le cas d’une proclamation de sécession par les municipalités à majorité serbe du nord du Kosovo. À un processus qui ne fera finalement que reconnaître une réalité déjà établie de facto sous le protectorat onusien (l’indépendance de la plus grande partie du Kosovo vis-à-vis de Belgrade) répondra l’imposition d’une autre réalité du terrain (la dépendance des zones nord vis-à-vis du régime serbe et leur refus de s’intégrer au processus mis en place par l’Onu). Cela placera les autres territoires à majorité serbe, enclavés à l’intérieur du Kosovo, dans une situation périlleuse. Une éventualité négative serait un départ en masse, spontané ou commandé de Belgrade, des Serbes du Kosovo. D’un côté, la KFor devra garder le contrôle de la situation à Mitrovica et être en mesure d’assurer la sécurité des personnes sans avoir à procéder à des évacuations. De l’autre, les pays de l’Union européenne devront batailler sur un plan plus politique en prenant le relais de l’Onu et en assurant la mise en œuvre du plan Athisaari, qui assure une protection maximale aux minorités et aux lieux de culte, et ce, en dépit des oppositions des responsables serbes qui en compliqueront la réalisation.

*

Toutes ces épreuves à venir sont peu réjouissantes. Mais aucune n’est insurmontable. Surtout, à côté de ces périls, de nouvelles opportunités, elles, indispensables et bien plus prometteuses, pourront enfin être ouvertes. En renouvelant le soutien aux principes du plan Ahtisaari, les États membres de l’Union européenne contribueraient à la prise de décision sur le statut, reportée depuis 1999. Par cette clarification, le Kosovo pourra se tourner vers son avenir (de même d’ailleurs que la Serbie) et affronter les graves problèmes économiques et sociaux qui le minent. L’accès aux institutions financières internationales lui sera enfin ouvert. En reconnaissant l’indépendance du Kosovo et en aidant activement et scrupuleusement la Serbie et le Kosovo à se préparer à l’intégration dans l’Union européenne, les responsables de l’Union européenne donneront une crédibilité et un contenu fort à leur politique étrangère et créeront les conditions de la stabilité dans une région du continent durement éprouvée. Chacun est donc appelé à prendre sa part de responsabilité sauf à miser sur le chaos, l’isolement et la perpétuation des protectorats.

14 décembre 2007

Pour le Comité Kosovo : Georges-Marie Chenu, Antoine Garapon, Pierre Hassner, Joël Hubrecht, Muhamedin Kullashi, Olivier Mongin

  • 1.

    Voir à ce sujet Jacques Rupnik (sous la dir. de), les Banlieues de l’Europe. Les politiques de voisinage de l’Union européenne, Paris, Presses de Sciences-Po, 2007.