La greffe pentecôtiste
Le pentecôtisme participe moins d’un réenchantement que d’une adaptation à la nouvelle donne économique et sociale tant au Sud qu’au Nord. En cela, la mondialisation en cours a bien une dimension religieuse.
Partout en Amérique latine et en Afrique – mais aussi dans les quartiers d’immigrants des pays du Nord – de petits temples sont pavoisés aux noms bigarrés. Les soirs de culte, des femmes, mais aussi des hommes, munis de bibles, y affluent. Qualifiées de « sectes américaines » par l’Église catholique, ces petites Églises ont depuis longtemps pris un essor autonome. Le pentecôtisme en est la forme majeure : il prétend que les dons de l’Esprit saint, ces dons symbolisés par la flamme posée sur la tête des disciples de Jésus le jour de la Pentecôte et rapportés dans les Actes des apôtres, sont toujours actuels. Bien que l’exaltation qui accompagne cette croyance et qui se manifeste notamment dans le « parler en langues » (glossolalie) soit jugée parfois suspecte, la foi dans l’actualité des dons de l’Esprit saint n’est jugée hérétique ni par l’Église catholique, ni par les grandes confessions protestantes. Au contraire, dans toutes les Églises, une effervescence charismatique, qui correspond à cette croyance, se développe.
Le pentecôtisme est né aux États-Unis au début du siècle dernier comme manifestation de renouveau au sein du méthodisme et du baptisme, notamment dans les communautés noires. Il s’est néanmoins immédiatement étendu à des pays comme l’Afrique du Sud, le Chili ou le Brésil de telle sorte qu’il y a pris non seulement des figures originales, mais également une influence sur les imaginaires religieux des sociétés. Le christianisme évangélique qui réunit le pentecôtisme (représentant en Amérique latine les deux tiers des protestants) et toutes les formes de mouvements charismatiques touchent aujourd’hui près d’un demi-milliard de croyants (les baptisés catholiques étant évalués à 1, 1 milliard). Son influence tient au fait que les nouveaux « convertis » non seulement sont pratiquants, mais participent à des cultes deux ou trois par semaine, ont des groupes d’assistance mutuelle et offrent une nouvelle communauté pour ceux qui ont coupé avec leur communauté d’origine ou, à tout le moins, un imaginaire de communauté.
Considéré encore dans les années 1960 comme un mouvement religieux de « refuge », le christianisme évangélique s’avère aujourd’hui être une composante d’adaptation à l’individualisme porté jusqu’aux confins de la planète par ce qu’on appelle la mondialisation. Ses réseaux transnationaux sont parmi les mieux adaptés aux exigences supposées de la globalisation. La composante charismatique et en particulier le pentecôtisme est un mouvement qui repose sur la « conversion » individuelle et donne aux adeptes l’impression d’avoir trouvé un sens nouveau à leur vie.
Conservatisme des normes
Sans rebuter pour autant un mouvement de conversions qui touche tous les continents, les milieux évangéliques présentent un abord contraignant. Une rigidité, parfois irritante, y règne. On ne peut pas participer aux fêtes, se mélanger dans les écoles avec ses condisciples, prendre ne fût-ce qu’une bière ou fumer. En matière sexuelle, le rigorisme prévaut également. Les évangéliques sont décidément bien sérieux, ils ne se mêlent pas au « monde », ils se réunissent entre eux. Ils semblent être gouvernés par une bondieuserie d’un autre âge.
Les églises se multiplient en se divisant. C’est souvent à l’égard de cette rigidité que les divisions se font. Dans telle église les jeunes femmes ont le droit de se maquiller, d’avoir des cheveux courts, peuvent porter des jeans, sont même invitées à contrôler leur reproduction (pilules ou préservatifs). Dans telle église plus traditionnelle, on regarde cette ouverture comme une souillure et une plus grande tolérance sexuelle comme de la prostitution.
Ce qui rebute dans ces églises, c’est également le patriarcat qui y règne. Les pasteurs sont généralement des hommes – certaines églises ont pourtant été fondées par des femmes ou comptent des femmes comme pasteurs, mais cela reste très minoritaire. Les fidèles, eux, sont pour les deux tiers des femmes. Dans ce christianisme évangélique, on relève en fait la même tendance que dans le catholicisme ou le protestantisme historique : ce sont surtout des femmes qui y participent, mais le clergé est composé d’hommes.
Pourquoi ce rigorisme n’apparaît-il pas incompatible avec une extension de l’évangélisme dans un monde réputé hédoniste et dont les valeurs dominantes sont opposées aux siennes sur bien des points ? À partir du cas de la Colombie, des études ont pu soutenir l’idée que la religion évangélique contribuait à transformer le « machisme » en Colombie et la structure patriarcale. Dans une forme d’empowerment, les femmes, par la conversion, reprendraient le contrôle de l’unité familiale en faisant respecter, voire partager, les émotions de leur nouvelle vie spirituelle et en convaincant leur mari que la consommation d’alcool n’était pas un signe de virilité – au contraire. Les femmes, converties les premières, amenaient ainsi leurs maris et leurs fils à une vie plus ordonnée qui, sans permettre à la famille de s’enrichir (comme dans la perspective weberienne), lui permettait néanmoins de vivre dans une certaine décence et dignité. Le christianisme évangélique conduirait ainsi à une certaine rationalisation de la vie et, plus largement, à une adaptation à une culture transnationalisée.
Le christianisme évangélique introduit dans beaucoup de sociétés une tension dans la vie communautaire régie par les cofradias. Dans ces confréries s’organisent non seulement les fêtes des saints patrons (les évangéliques considèrent ces célébrations comme de l’idolâtrie), mais sont intégrés des éléments des religions autochtones (que les évangéliques rejettent comme l’ œuvre de Satan). En fait, ces confréries servent de relais aux notabilités ecclésiastiques, administratives et foncières. Il arrive pourtant que des évangéliques accèdent à la direction de ces confréries – ils remplacent alors l’alcool qui y est une consommation rituelle par d’autres boissons. Plus souvent se développe un antagonisme entre cette structure clientéliste et les nouvelles allégeances des évangéliques. Le Chiapas, le Guatemala, l’Équateur ont été le théâtre de conflits récurrents. Les évangéliques opposent à un mode de vie communautaire jugé corrompu un nouvel esprit faisant référence à une nouvelle éthique qui ne se confirme pas nécessairement lorsque des évangéliques participent comme élus à la vie politique. À ce sujet, la sanction a été nette au Brésil ; les évangéliques ont été réélus en beaucoup moins grand nombre lors des élections d’octobre 2006.
Puissance d’organisation
Le pentecôtisme et plus largement le mouvement évangélique s’épanouit de trois manières : à travers des méga-églises transnationales, grâce au télévangélisme (parfois appelé Église électronique) et par l’intermédiaire d’une myriade de petites églises, parfois abritées dans des maisons particulières. Parfois on parle alors d’« églises tonnelles ». Par méga-église, on entend deux choses différentes, d’une part ces temples où sont réunies, avec écrans géants, des milliers de personnes et d’autre part ces Églises qui comptent une quantité innombrable de temples, dispersés parfois dans une centaine de pays. Dans le premier sens, citons le cas de la Rhema Church. D’origine nord-américaine, elle se trouve implantée dans de nombreux pays, notamment d’Afrique. Parfois sous l’allure de petites églises, mais aussi de méga-églises comme j’en ai visitée une à Johannesburg. C’était une église à majorité blanche, mais à laquelle participait également des Noirs de classe aisée. C’est d’ailleurs sans doute une caractéristique de ces megachurches, elles sont souvent fréquentées par des personnes de classes moyennes. Ce genre d’Églises touchant surtout les classes moyennes sont relativement récentes ; elles se retrouvent en Afrique, mais aussi en Amérique latine. À La Paz par exemple, elles réunissent un public de ladinos (non autochtones) à l’allure technocratique.
Parmi les méga-églises à succursales multiples, la plus grande des Églises pentecôtistes est sans nul doute les Assemblies of God, une Église née aux États-Unis en 1914. Réparties dans 186 pays et disposant d’une autonomie très grande vis-à-vis de la maison mère, ces Églises toucheraient, à croire leurs chiffres, 35 millions de personnes. D’autres Églises d’origine nord-américaine sont la Church of God (la plus ancienne, née sous une autre forme en 1886), la Church of God of Prophecy, la Church of God in Christ, la Foursquare Church et plus récemment la Rhema Church ou la International United Pentecostal Church ; elles sont également implantées dans de nombreux pays et touchent des millions d’adeptes. De grandes Églises sont également originaires de Grande-Bretagne (Apostolic Church) ou de Suède (Église de pentecôte) et essaiment partout.
Le phénomène le plus intéressant est l’essor d’Églises provenant des pays du Sud : Porto Rico (Iglesias de Dios Pentecostal), le Mexique (La luz del Mundo), le Ghana (Church of Pentecost) et bien d’autres. Chacune de ces Églises se répand sur plusieurs continents et touche souvent plus d’un million d’adeptes. La plus spectaculaire est sans doute l’Église universelle du royaume de Dieu d’origine brésilienne (1977). Elle s’étend dans 80 pays en Amérique latine, en Afrique et même en Asie (Israël, Japon, Inde, etc.) et touche plus de trois millions de fidèles. Des commissions parlementaires (tant en Belgique qu’en France) considèrent que cette dernière Église est une secte, car on y observe un brassage d’argent pour le moins peu transparent.
Le développement des megachurches n’est qu’indirectement lié aux réseaux transnationaux des Églises électroniques et des télévangélistes, mais ceux-ci sont vus par le grand public comme un phénomène de la même nature. Quelques noms sont réputés, Pat Roberson, leader de la majorité morale, candidat aux présidentielles américaines en 1994, Jimmy Swaggart, chanteur prédicateur, surtout connu pour ses frasques sexuelles et ses repentirs à répétition ou encore Billy Graham, renommé pour ses grandes croisades à travers le monde. Au cours de celles-ci, il réunit des milliers de personnes dans des grands stades ; il est fameux également pour ses amitiés présidentielles (Nixon, Reagan, mais aussi Clinton et Bush junior).
Les petites églises se nourrissent de ces grandes croisades. Après avoir été bouleversés dans ces « grands messes » spectaculaires, les gens cherchent à intérioriser les messages médiatiques dans la participation à des communautés d’églises locales. Ils sont en quête alors de l’église, du pasteur et du charisme qui leur conviennent. Après 1994, au Rwanda, sont revenus des dizaines, voire des centaines de milliers d’exilés. Certains d’entre eux avaient subsisté en exil (Ouganda, Congo, Burundi, Tanzanie) en lançant des petites églises ayant parfois l’allure de petites affaires. C’est loin d’être facile, pourtant. Souvent, il faut un ou deux ans pour se créer un cercle de fidèles, d’abord de la famille, des voisins et en partie du même milieu ethnique. On essaie de se rattacher à des Églises transnationales souvent régionales, ne fût-ce que pour avoir un appui financier. En revenant au Rwanda, de nouvelles congrégations se forment sur la base des pays d’exil. Elles se constituent surtout dans les villes et répondent à la volonté de se refaire une place dans un Rwanda dévasté, traumatisé. Beaucoup végètent. D’autres réussissent. La dîme des fidèles ne peut que difficilement expliquer la raison du succès ostentatoire de certains – maisons somptueuses, mercedes, etc. En fait, l’image de ces pasteurs businessmen présentée dans des reportages sensationnalistes n’est pas encore répandue au Rwanda. Le modèle vient de la Rdc, de l’Ouganda, voire du Nigeria.
Les trois vagues
On distingue parfois un pentecôtisme classique proche du méthodisme et un néo-pentecôtisme assimilé à des « sectes » ou considéré comme un vaste « supermarché de la foi ». Les prédications tournent constamment autour de l’argent. « Faites un chèque sans provision, prêchent les pasteurs, Dieu pourvoira à alimenter votre compte ! » À la suite de Paul Freston, je distinguerai plutôt trois vagues de pentecôtisme.
La première vague va de 1900 à 1950. Des premiers pentecôtistes, on rapporte qu’on se moquait volontiers de ces exaltés qui « parlaient en langues ». À l’instar des apôtres qui, le jour de la Pentecôte, parlent en d’autres langues devant une multitude provenant de toutes sortes de nations. Ceux-ci, stupéfaits que chacun les entende dans sa propre langue maternelle, se demandent « Que peut bien être cela ? ». D’autres encore disaient en se moquant, « ils sont pleins de vin doux » (Ac 2, 13). Le « parler en langues » dans le pentecôtisme n’est pas en fait le don de parler en langues étrangères. C’est plutôt, comme d’ailleurs dans les communautés chrétiennes primitives et dans le montanisme (iie siècle), une glossolalie. Par glossolalie, on entend une succession de syllabes empruntées souvent à diverses langues, mais incohérentes. La glossolalie dont il s’agit ici (elle est également connue en psychiatrie) a pour but de communiquer avec Dieu. Elle n’a aucun sens explicite. Au mieux, ce parler nécessite que quelqu’un de l’assemblée, qui a le « don » spécifique pour le faire, traduise l’intervention de caractère prophétique en langage ordinaire.
La deuxième vague est inaugurée par une Église fondée par une femme d’origine canadienne : l’Église de l’Évangile quadrangulaire (Foursquare) et qui compte aujourd’hui plus de cinq millions d’adeptes. Le nom curieux de « quadrangulaire » provient d’une révélation faite à sa fondatrice. Révélation des quatre enseignements principaux de l’Évangile décrivant Jésus-Christ comme le sauveur, comme celui qui baptise dans le Saint-Esprit, comme celui qui guérit, et comme le roi qui vient. La guérison devient désormais un trait saillant du pentecôtisme. Mais Aimée Semple McPherson a une personnalité très marquée. C’est une passionnée de théâtre et de musique. Souvent, elle officie avec une troupe théâtrale. La petite histoire rapporte même que Charlie Chaplin participa à plusieurs reprises à ces réunions qui par leur exubérance apportent un souffle nouveau au mouvement pentecôtiste. En plus de l’importance donnée à la guérison, cette deuxième vague, se répandant de par le monde après la mort de la fondatrice en 1944, se caractérise par le recours aux moyens de communication de masse – en particulier la radio.
La troisième vague apparaît dans le dernier quart du xxe siècle ; elle prolonge la deuxième. La guérison et les mass media en sont toujours des traits majeurs, mais de la radio, on passe à la télévision. S’ajoute aussi la « théologie de la prospérité ». Selon celle-ci, Dieu bénit ceux qui croient en lui et les couvre de prospérité matérielle. Pour cela il faut faire preuve d’une foi aveugle et défier les évidences. « Donnez y compris ce dont vous avez besoin, Dieu pourvoira à vos nécessités. » L’offrande se vit comme une mise à distance du caractère trivial de l’argent, cet argent qu’on n’a pas et que toute la journée on cherche pour avoir de quoi manger. L’argent qui nous torture par son manque entre dans un autre domaine, séparé, celui de Dieu. C’est cela le sacré : le rapport avec un monde séparé. Cette fixation sur l’argent mobilise des imaginaires de classe moyenne : posséder une maison, une voiture, voire posséder son entreprise. Si les Églises de la troisième vague – souvent appelée « néo-pentecôtisme » – agitent des images de classe moyenne, les fantasmes mis en scène sur des écrans de la télévision évangélique servent à placer imaginairement les plus pauvres dans un monde de consommation. Quant aux classes moyennes, on peut les trouver dans certaines de ces Églises cultivant plus les aspirations et habitudes musicales des jeunes. On les retrouve également dans des Églises de la première vague, progressivement embourgeoisées. Il y a aussi des associations évangéliques de gens d’affaires : la Communauté des hommes d’affaires du plein Évangile ou Full Gospel Business Men’s Fellowship International.
Conversion et individualisme
Le pentecôtisme a un siècle. Dans plusieurs pays, on peut rencontrer des pentecôtistes de la deuxième et parfois de la troisième génération. Certes, comme en général dans le protestantisme, les enfants ne sont pas baptisés à la naissance. À l’adolescence, ils doivent faire un acte public de foi ; le baptême est un baptême d’adulte. Si certaines familles sont pentecôtistes de génération en génération, le pentecôtisme fait toujours de nouveaux adeptes. Cette croissance est sans doute une de ces caractéristiques majeures de cette branche du christianisme, croissance particulièrement accélérée depuis 1980. Le pentecôtisme est un mouvement de témoignage et de prosélytisme. Il s’inscrit dans une perspective millénariste : la fin du monde est proche. Il y a urgence, le devoir de tout chrétien est d’essayer de persuader son prochain d’« ouvrir son cœur à Jésus » et dans une période de mondialisation le prochain s’étend au monde entier. Le prosélytisme commence dans sa propre famille, mais s’accorde avec un intérêt de ce qui se passe, à la lunette des prophéties, dans l’ensemble du monde. Un intérêt particulier est porté à Israël, à l’instar du sionisme des évangéliques nord-américains. Pour eux, la restauration juive en Palestine est la condition préalable au second avènement du Christ : après la bataille finale contre l’Antéchrist (Armageddon), les juifs survivants reconnaîtraient le Christ comme le Messie.
Le sentiment d’urgence transparaît dans de nombreux récits de vie recueillis dans les milieux pauvres d’Amérique latine et d’Afrique. Il s’exprime dans les jugements portés sur les guerres, sur la criminalité, sur les cataclysmes, sur les épidémies (comme le sida), même parfois sur la misère, la pauvreté, le chômage, autant de signes annonciateurs du second Retour du Christ. On ne trouve pas seulement ces jugements dans la bouche de pentecôtistes ou d’évangéliques, mais dans les milieux paupérisés catholiques eux-mêmes. L’horizon à une vie de misère est lu et compris en fonction du thème religieux de la fin du monde.
La conversion est un moment de rupture dans la vie du « croyant » (notons qu’on exclut de ce terme les catholiques). À cet égard une différence doit être faite entre le récit stéréotypé de conversion – on vivait dans la débauche, la prostitution, les disputes conjugales, l’addiction aux drogues, le vol ou la faillite et puis on a rencontré Jésus et alors tout est devenu merveilleux : amour du conjoint et des enfants, prospérité et santé – et le récit des personnes interrogées lors d’enquêtes qui parlent d’une vie dont ils – plus souvent elles – ont repris le contrôle et à laquelle elles impriment personnellement leur cours. La conversion peut se décliner dans la langue de bois évangélique, mais dans les entretiens, elle exprime souvent une libération et une nouvelle joie de vivre – le Retour du Christ étant vu comme une rencontre de personne à personne. Dans la conversion, il y a une revendication d’authenticité. Même si l’interlocuteur tente de vous convertir à votre tour, cela paraît plus comme l’expression d’un don qui vous est fait que comme une pratique sectaire.
Les paupérisés rejoignent sur ce point les classes moyennes. À travers la conversion, naît un individualisme vécu sous le mode de l’authenticité. Dans un monde de consommation de masse, chacun croit diriger sa vie selon ses propres valeurs et ses propres critères tout en étant conditionné par des grands mécanismes sociaux : le discours d’authenticité des convertis n’échappe sans doute pas à cette illusion. Mais l’investissement très personnel dans le pentecôtisme, justement parce qu’il participe de cette contradiction, apparaît finalement comme un vecteur d’adaptation à l’individualisme contemporain, aujourd’hui mondialisé.
L’éthique pentecôtiste fournit un mode d’adaptation à l’économie néolibérale pour des individus atomisés ; elle n’engendre pas pour autant un esprit d’entreprise. Elle n’est pas, comme l’éthique calviniste, un vecteur de l’esprit du capitalisme. On peut parfois le croire à voir les fantasmes entretenus par le télévangélisme de guérison et de prospérité de plus en plus contrôlé aujourd’hui par des chaînes du Sud comme l’est TV Record au Brésil, la chaîne de l’Église universelle du Royaume de Dieu (3e chaîne en importance dans l’univers télévisuel brésilien). Pourtant, lorsqu’on regarde les conditions de vie concrètes, on observe certes une amélioration largement due à la baisse de consommation d’alcool et à une plus grande stabilité des familles, mais n’y est pas associée une morale du travail et encore moins une capacité d’épargne et d’investissement. L’importance du secteur informel fait que le travail n’est pas une activité régulière et prévisible. Les flambées inflationnistes rendent inopérantes les stratégies prudentes d’épargne. Au contraire, elles favorisent la spéculation.
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En Afrique et en Amérique latine, la communauté traditionnelle est parfois vue avec nostalgie. On sait qu’elle n’avait pas que du bon et on négocie mentalement avec son image. En Afrique, les rapports de lignage sont considérés comme un cadre de solidarité, mais aussi comme un empêchement de faire sa vie. En Amérique latine, les fêtes et les confréries assurent à chacun sa place, mais on y sent quelque chose de dénaturé lorsqu’on prend conscience de leur fonction de contrainte et d’extorsion. De toute façon, les Africains comme les Latino-Américains n’ont pas le choix ; ils sont poussés hors de leur communauté traditionnelle. Ils sont dès lors obligés de se construire un nouvel imaginaire de la communauté. Au lieu de se construire dans le champ de la sécularisation comme on croit l’avoir vécu dans les pays du Nord, cet imaginaire a trouvé un point d’appui dans un mouvement religieux – le pentecôtisme. Celui-ci peut être considéré à un niveau strictement religieux – il se caractérise à cet égard par une foi plus émotionnelle que cognitive –, il peut être également vu dans un imaginaire d’adaptation à la société contemporaine – en particulier des régions du Sud.
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Professeur de sciences politiques à l’université du Québec à Montréal (Uqàm). Membre du groupe de recherche des imaginaires politiques en Amérique latine (Gripal).