Faut-il abandonner l'euro ?
Les discours prônant la dissolution de l’euro fleurissent actuellement dans les médias et le phénomène devrait s’amplifier à l’approche des élections européennes. Ce n’est pas étonnant, car il faut reconnaître que l’Union monétaire européenne (Ume) n’est plus crédible. Après dix ans de convergence économique, la crise financière a précipité la fragmentation monétaire. S’il semble évident qu’une entreprise américaine emprunte à un taux semblable qu’elle soit basée en Californie ou dans le Vermont, dans la zone euro, on emprunte en 2013 à Porto pour le triple du taux d’Amsterdam. La monnaie unique est de plus en plus souvent accusée d’être une cause majeure d’instabilité et de stagnation économique. Parce que l’euro est le fruit de compromis techniques et liés à des intérêts nationaux, il est facile à discréditer. Le discours anti-euro prend racine dans la désillusion vis-à-vis du collectif européen et de l’impuissance des gouvernements face aux marchés financiers.
Une sortie de l’euro est-elle souhaitable, voire inéluctable ? Une dissolution de l’Ume et une reprise du contrôle national des monnaies rétabliraient-elles la stabilité et la croissance ?
Les bénéfices d’un retour aux monnaies nationales
L’argument principal en faveur d’un abandon de la monnaie unique consiste dans l’idée qu’un ajustement des balances courantes serait moins coûteux socialement que l’austérité actuelle. Il est cohérent et basé sur des modèles de commerce international bien établis1.
L’adoption d’une monnaie commune a privé les membres de la zone euro d’une variable d’ajustement essentielle : le taux de change. Or les pays du sud de l’Europe, qui en moyenne ont accumulé un déficit commercial au cours des années 2000, ont besoin d’équilibrer leur balance par des gains de compétitivité. Comme les devises européennes ne peuvent pas varier entre elles, les gains de compétitivité à l’intérieur de la zone se font sur les prix et donc les salaires (qui sont la composante principale des prix). Autrement dit, en l’absence d’une flexibilité des changes, les salaires sont devenus la variable d’ajustement en zone euro. Pour être plus compétitifs, les Brésiliens peuvent dévaluer leur monnaie alors que les Portugais, eux, doivent baisser leur salaire. Or dévaluer une devise permet des gains de compétitivité plus rapides et bien moins coûteux socialement que plusieurs années de déflation et de chômage à deux chiffres.
Une solution serait donc de rendre aux pays les plus touchés par la crise la flexibilité de leur change en renonçant à la monnaie unique. Une dévaluation permettrait de réduire la pression sur les salaires. Les gains de compétitivité nécessaires pour compenser la fuite des capitaux seraient alors automatiques. Par exemple, on estime que si les cours étaient de nouveau autorisés à varier librement sur le marché des changes, la peseta espagnole serait dévaluée de 30 %. Une telle dévaluation entraînerait une baisse quasi proportionnelle du prix des biens exportés espagnols qui deviendraient donc plus compétitifs. Et la hausse du prix des biens importés découragerait leur consommation, qui serait en partie substituée par des biens locaux. Au total, une dévaluation en Espagne aurait sans doute un effet net positif sur la balance commerciale (amoindri toutefois par la simultanéité des dévaluations dans plusieurs pays du sud de l’Europe).
Le regain de compétitivité et une sortie de crise par le secteur exportateur grâce à une sortie de l’euro sont défendus par différentes personnalités politiques et du monde universitaire. On peut distinguer les propositions radicales des propositions plus libérales.
Les propositions radicales entraîneraient de la stagflation
Parmi ceux qui défendent les propositions radicales, on compte le Front national, qui plaide pour un retour au franc et une reprise de contrôle de la politique monétaire. L’euro étant perçu comme une perte de souveraineté politique, le parti propose que la Banque de France retrouve ses prérogatives d’avant 1973 et « prête au Trésor français sans intérêt ». Cette proposition vise à s’affranchir de l’influence des autres membres de l’Union européenne, en particulier de l’Allemagne. Dit autrement, le Front national souhaite rétablir la possibilité que les dépenses publiques soient financées par la planche à billets.
Des cercles éloignés du Front national prônent également une remise en question du principe d’indépendance de la banque centrale vis-à-vis de l’État à cause de la perte de souveraineté que ce principe sous-tend et des conséquences visibles du libéralisme économique. Par exemple, certains affirment que la Banque centrale européenne (Bce) pourrait être transformée en un bureau de change, privé du pouvoir de politique monétaire. Celle-ci redeviendrait la prérogative des banques centrales nationales et chaque gouvernement souverain déciderait de maintenir l’indépendance de sa banque centrale ou d’en reprendre le contrôle2.
Toutefois, la reprise du contrôle de l’émission monétaire par le pouvoir exécutif est un leurre. La possibilité de financer les dépenses publiques par l’émission monétaire produit indéniablement une inflation élevée et volatile. Certes, la déflation est aujourd’hui une menace plus crédible que l’inflation, après cinq années d’austérité budgétaire inepte. Pour autant, renoncer à l’indépendance de la banque centrale aurait pour effet de rompre l’ancrage des anticipations d’inflation et on se retrouverait dans la situation de stagflation des années 1970 (combinaison malheureuse d’inflation et de récession).
Or l’inflation réduit le pouvoir d’achat de l’épargne. Non seulement il n’est pas rentable de placer ses économies, mais c’est même contre-productif car leur valeur se dégrade progressivement. Pour compenser la perte de valeur des placements financiers, les taux d’intérêt intègrent une prime liée à l’inflation et sa volatilité. Cela explique par exemple qu’un taux d’emprunt supérieur à 25 % était courant dans les années 1970 pour financer l’équipement d’une entreprise. Le retour au franc dans les conditions proposées serait donc très défavorable à l’économie. Tout gain de compétitivité réalisé grâce à la dévaluation serait absorbé par l’inflation et les coûts d’emprunt augmenteraient pour la compenser. L’investissement, moteur de la croissance, se tarirait.
Les propositions plus libérales auraient des conséquences financières gigantesques
Il existe plusieurs propositions prônant un retour aux monnaies nationales sans remise en question de l’indépendance de la Bce.
Ces propositions ont pour principe commun un taux de change fixe et ajustable pour les monnaies nationales3. Elles n’envisagent pas un retour aux purs changes flexibles, car celui-ci implique trop de volatilité nuisible à l’économie et réduirait à néant la convergence acquise au cours des vingt dernières années. Aussi, bien que présentées sous des formes différentes, ces propositions aboutissent à un système similaire au Système monétaire européen (Sme) en vigueur de 1979 à l’introduction de l’euro en 1999. Le Sme, qui constitue alors le premier pas significatif vers l’Union monétaire, est un système de taux de change fixes entre les pays de la Cee. Les monnaies sont autorisées à varier à l’intérieur de marges de fluctuations préétablies.
Les bénéfices d’une sortie de l’euro seraient de tenir compte de la diversité des situations nationales et de retrouver une flexibilité d’ajustement via le taux de change. Mais ces propositions présentent deux limites de poids qui révèlent leur irréalisme et les périls économiques qu’elles impliquent.
La spéculation financière exacerbée
Un retour à un système de change fixe reposant sur des parités ajustables comme dans le SME rendrait les devises européennes vulnérables aux attaques spéculatives.
Un pays qui décide d’ancrer sa devise à une autre monnaie est soumis au jugement des marchés financiers. Si ceux-ci considèrent que la parité n’est pas réaliste, ils spéculent à la baisse, comme cela s’est produit fin 1992. La réunification allemande en 1990 a entraîné un surcroît d’inflation que la Bundesbank a combattu par des hausses du taux d’intérêt. Pour maintenir leur parité fixe avec l’Allemagne, les autres membres du SME se sont alignés sur les taux d’intérêt allemands et ont plongé leur économie dans une profonde récession. Comme en 2013 sur l’euro, le conflit politique entre l’Allemagne et ses partenaires a jeté le discrédit sur le Sme. Cette perte de crédibilité a conduit à une série d’attaques spéculatives violentes à partir de septembre 1992. Le Royaume-Uni et l’Italie quittent alors le Sme. Échaudé par la perte de souveraineté et la vulnérabilité impliquée par le change fixe, le Royaume-Uni ne reviendra jamais dans le projet de monnaie commune. Finalement, en août 1993, les autres membres adoptent des marges de fluctuation beaucoup plus larges qui permettent de contenir la spéculation. Il n’y a plus d’attaques spéculatives jusqu’à l’introduction de l’euro en 1999 parce que les pays membres s’engagent de façon crédible dans le projet d’union monétaire. Autrement dit, en 1993, les attaques spéculatives ont été neutralisées par l’affirmation du projet commun. La spéculation a été vaincue par la consolidation du projet européen. Des voix se sont également élevées à l’époque contre ce Sme, contre le projet d’une monnaie commune. Mais les pro-européens l’ont emporté et la convergence s’en est trouvée accélérée.
Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Le retour aux monnaies nationales mettrait leur évaluation sous l’appréciation des marchés financiers. Étant donné la puissance financière acquise par les géants bancaires depuis vingt ans, aucune banque centrale nationale ne saurait résister à une attaque coordonnée. Par exemple aujourd’hui, les actifs de la Deutsche Bank représentent plus de dix fois le Pib du Portugal ou de la Grèce. De plus, le réalisme oblige à considérer l’innovation financière depuis vingt ans : celle-ci a fourni aux spéculateurs des instruments sophistiqués échappant à la surveillance des régulateurs. Autrement dit, la puissance publique est dénuée de moyens réalistes pour contrer une attaque spéculative. Il faut donc pouvoir empêcher son déclenchement.
La solution pour échapper aux attaques spéculatives consiste à réintroduire des contrôles de capitaux, comme cela est souvent évoqué dans les propositions existantes : contrôle de changes, montants limités de transferts financiers, réserves obligatoires sur les dépôts et actifs, etc. La conséquence immédiate est une augmentation des coûts de transaction pour les entreprises qui opèrent sur plusieurs marchés européens. Cela revient donc à augmenter les coûts opérationnels pour une part significative de la richesse créée en Europe. D’autre part, c’est accepter l’idée d’un retour à une Europe avant l’Acte unique de 1986 qui avait aboli les barrières internes aux mouvements de capitaux. Enfin, les contrôles de capitaux ne sont pas une arme infaillible car il subsiste toujours des possibilités de les contourner.
Le problème des dettes privées
Outre la vulnérabilité accrue de chaque monnaie nationale face aux marchés financiers, la dissolution de l’euro pose la question cruciale du remboursement des dettes.
Les propositions actuelles manquent de réalisme en ne traitant que le problème de la dette publique externe, c’est-à-dire des créances publiques vis-à-vis des étrangers. Le remboursement concerne pourtant toutes les dettes et pose un problème aigu sur la dette privée interne, les créances entre débiteurs et créanciers d’un même pays.
En effet, les prêts consentis aux entreprises pour financer l’investissement sont libellés en euros, comme les prêts à la consommation et sur l’immobilier. À quel taux les honorer une fois le retour au franc confirmé ? Honorer les dettes au taux de marché permet de respecter le contrat. C’est donc la solution la plus immédiate et qui évite les recours judiciaires lourds. Mais alors, les débiteurs verront leur dette augmenter du montant de la dévaluation. Par exemple, dans l’hypothèse d’une dévaluation de 30 %, la dette coûtera aux débiteurs 30 % de plus. Les ménages et les entreprises verraient leur situation financière se dégrader de 30 %, ce qui revient à une faillite. Or il est essentiel d’avoir à l’esprit que l’agent débiteur dans une économie est le secteur des entreprises, car elles financent leur investissement à crédit. Autrement dit, honorer les dettes au taux du marché reviendrait à une série de faillites dans les entreprises, toutes tailles confondues. La sortie de l’euro entraînerait une crise d’une autre nature que celle que nous subissons aujourd’hui, une crise de la dette privée.
L’épisode argentin en 2001 est utile pour anticiper les conséquences d’une telle situation. Au sortir du régime bimonétaire en 2001, la même question s’est posée. Plus de 80 % des contrats, prêts bancaires, dépôts, etc., étaient libellés en dollars. Le peso est passé d’une valeur de 1 dollar à 25 cents, entraînant la faillite générale du secteur productif et des ménages. Il a alors été décrété que les contrats et les bilans bancaires seraient convertis en pesos à un taux déterminé par les autorités qui permettrait d’éviter la faillite du secteur productif. C’est ainsi que celui-ci s’est relevé rapidement de la crise, bénéficiant de l’effet favorable de la dévaluation tout en échappant à la faillite.
La situation a été résolue par l’émission de nouvelles règles monétaires par les autorités souveraines. Ces règles étaient favorables aux débiteurs et ont entraîné des pertes de richesse des créanciers, étrangers et nationaux. Les principaux perdants ont été les épargnants argentins qui pensaient avoir épargné en dollars pendant dix ans et les détenteurs étrangers de dette publique sur qui l’État argentin a déclaré un défaut de 70 %. Une conséquence de ce défaut a été l’exclusion de l’Argentine des marchés financiers. L’État argentin s’est financé grâce à l’aide du président vénézuélien, Hugo Chávez, pendant plusieurs années après la crise de 2001. En Europe, un défaut sur la dette dans les pays du Sud exclurait ces pays des marchés financiers pour quelques années. Qui prêterait alors aux États périphériques ? La Chine ? La Russie ? Et comment éviter le désordre social au moment de l’arbitrage sur le règlement des dettes privées ? Quel gouvernement sera capable d’imposer les règles de remboursement des dettes sans subir un vaste soulèvement des catégories lésées ? Le cas chypriote récent et le cas argentin sont révélateurs des tensions sociales au moment de ce type de crise.
La période de transition est en effet cruciale. Les défenseurs d’une sortie de l’euro, radicaux comme libéraux, admettent généralement qu’une sortie chaotique entraînerait des fuites de capitaux, des dévaluations cumulatives et une guerre commerciale. Ils prévoient donc différentes solutions pour contenir l’incertitude et garantir une sortie coordonnée. C’est précisément à ce stade que ces propositions sont les plus irréalistes.
Pour le Front national, ce retour « devrait être concerté » avec les partenaires européens de la France, « précédé par une période de négociation de six mois et validé par un référendum ». Est-il réaliste de compter sur la coordination européenne en cas de dissolution de l’Union monétaire alors qu’elle est déjà si difficile à établir à l’intérieur de l’Union européenne ? La priorité de chaque gouvernement serait de minimiser les pertes collatérales en défendant les intérêts nationaux : parer contre le défaut des débiteurs, se protéger contre les gains de compétitivité des pays voisins, etc.
Les autres propositions évoquent aussi la nécessité de « prendre les mesures à froid », d’une sortie ordonnée et de la possibilité de fermer des banques pour éviter les fuites de capitaux. Mais c’est sous-estimer les transferts de richesse qu’une dissolution impliquerait, dans la zone et à l’intérieur de chaque pays. D’une part, l’effacement ou la restructuration de la dette externe des États débiteurs exacerberait les conflits avec les pays du Nord. La suite logique serait une guerre des monnaies dans laquelle les pays du Sud joueraient la dévaluation compétitive pour relancer leur économie par les exportations. Se déroulerait un jeu non coopératif dont l’issue serait défavorable à tous : instabilité des changes, inflation et fuites de capitaux. D’autre part, les conséquences d’une dévaluation sur le bilan des entreprises entraîneraient une forte instabilité sur le marché obligataire privé (le marché de la dette des entreprises) et susciteraient sans aucun doute son assèchement (l’épargnant ne sachant plus à quel saint se vouer) et des spéculations déstabilisatrices.
Aussi, quand on envisage la dissolution de l’euro, le remède semble pire que le mal. L’Union monétaire a mis ses membres dans une situation de lock-in : une sortie de l’union entraîne des coûts tels que les membres sont enfermés et forcés d’accepter les effets pervers de leur adhésion. Pour asseoir la crédibilité de l’euro, et ne pas tenter les spéculateurs comme en 1993, les autorités répètent inlassablement le caractère irrémédiable de la monnaie unique. Dès 2011, à la question : « La Grèce doit-elle sortir de l’euro ? », la réponse de la Commission européenne était sans équivoque : « Les traités ne prévoient pas de sortie de l’euro sans une sortie de l’Union européenne4. » Cette logique d’enfermement est un effet pervers bien connu des régimes de change durs assortis de règles monétaires contraignantes. L’Argentine s’était trouvée dans une situation semblable à partir de 1997 et avait alors subi quatre années de récession avant de rompre son ancrage au dollar dans la violence que l’on sait. Il existe toutefois des différences notables entre l’Argentine de 2001 et l’Europe de 2013, qui donnent des raisons d’espérer.
L’alternative à l’abandon de l’euro : l’union budgétaire et fiscale
En Argentine, l’ancrage avec le dollar décrété en 1991 avait des fondations fragiles. Les cycles économiques argentin et américain n’étaient pas synchrones et ne le sont pas devenus au cours des années suivantes. L’Ume au contraire s’appuie sur une logique économique et politique plus ancienne, solide et convergente. L’euro a été préparé dès 1989 quand Jacques Delors, président de la Commission européenne, lance le projet de monnaie unique, et la convergence macroéconomique de ses membres depuis est indéniable. Pour autant, l’euro n’est toujours pas une monnaie complète. La crise de la dette européenne en est la manifestation douloureuse.
Les critères de Maastricht, établis en 1991, constituent des conditions nécessaires mais non suffisantes à l’établissement d’une zone monétaire optimale. Pendant dix ans, la convergence des critères cache les divergences croissantes en termes de compétitivité et d’endettement privé. Les pays inflationnistes tels que l’Italie gagnent en crédibilité en confiant leurs décisions de politique monétaire à la Banque centrale européenne, très attentive à la lutte contre l’inflation. La liberté des capitaux assurée par l’Acte unique européen en 1986 favorise les transferts d’épargne des pays riches vers les pays du Sud. Mais les capitaux étrangers ne financent pas que des investissements productifs dans les pays du sud de l’Europe. Des crédits étrangers viennent financer la consommation des ménages et le secteur immobilier. Les prix de l’immobilier espagnol et irlandais connaissent des taux de croissance à deux chiffres pendant près de dix ans. La bulle immobilière éclate en 2009, quand la liquidité mondiale s’assèche suite à la crise financière américaine. C’est que les critères de Maastricht prévoient la surveillance de l’endettement public mais ne prennent pas en compte la dette des ménages et des entreprises. La procédure de surveillance donne donc une fausse impression de sécurité car elle masque les déséquilibres croissants entre certains pays du Nord finançant la consommation et l’immobilier des pays du Sud.
Dès le début de la crise en 2010 s’est opéré un rapatriement massif des capitaux du nord de l’Europe investis au cours de la dernière décennie dans les pays du Sud. Ces transferts ont exacerbé la hausse du chômage par rapport à une situation d’immobilité des capitaux. C’est l’effet pervers d’avoir adopté une monnaie commune sans fédéralisme budgétaire mais avec une circulation parfaite des capitaux : l’effet d’un choc est plus important que si les capitaux étaient immobiles.
Le principal défaut de la zone euro est devenu évident après la crise financière américaine de 2008. Certains États ont dû emprunter massivement pour renflouer leurs banques suite à l’éclatement de la bulle immobilière (Espagne et Irlande) ou pallier la chute des recettes fiscales et la hausse des dépenses dues au ralentissement de l’activité économique (Portugal et Italie). L’absence de transferts fiscaux entre membres de la zone a alors été fatale. Le poids de la dette publique est devenu insoutenable.
Tout s’est passé comme si les Pyrénées-Orientales, département qui a vu son taux de chômage passer de 10 à 15, 7 % en cinq ans, devait seul faire face à ses problèmes fiscaux. Comme si, le chômage augmentant de 50 %, le département devait lui-même financer cette hausse de dépenses liées aux indemnisations plutôt que de bénéficier d’un transfert automatique de la caisse d’assurance chômage. En l’absence de transfert interrégional, si chaque département français devait émettre sa propre dette, les mêmes tensions qu’au niveau européen aujourd’hui émergeraient : les Hauts-de-Seine (8, 1 % de chômage) emprunteraient à un taux bien plus favorable que le Pas-de-Calais (14 %), le Gard (14, 5 %) ou les Pyrénées-Orientales. En réalité, ces départements en difficulté reçoivent un soutien automatique sous forme de transferts financés par les départements dont la croissance est vigoureuse. Les départements moins touchés par la crise perçoivent des recettes fiscales plus importantes qui sont redistribuées aux départements sinistrés sous forme de transferts automatiques. Ces transferts automatiques permettent l’intégrité du territoire français et aussi le fonctionnement d’une monnaie commune. Autrement dit, les effets d’une libre circulation des capitaux doivent être compensés par des transferts fiscaux. Aussi, pour faire de l’euro une monnaie complète, il nous faut mettre en place l’union budgétaire et fiscale. Il nous faut mutualiser les dettes publiques en créant l’équivalent des bons du Trésor américains. Il nous faut un véritable parlement en charge du budget afin de déterminer démocratiquement l’assiette et le taux des impôts qui doivent être mis en commun.
Finalement, le raisonnement économique nous a menés à la sphère politique5 : la survie de l’euro repose sur le renforcement des pouvoirs du parlement et la mise en place d’une communauté politique légitime pour discuter les transferts au niveau européen. Mais est-ce une volonté citoyenne ? Une étude récente de la politiste Sara B. Hobolt de la London School of Economics and Political Science révèle que le soutien à l’intégration européenne est resté élevé et stable tout au long de la crise. La raison en est que les citoyens ne sont pas convaincus par les solutions alternatives. Malgré une légère baisse du soutien à l’Union européenne, ils préfèrent une intégration européenne renforcée à l’avenir incertain de gouvernements nationaux faisant face individuellement à la crise économique. En France, l’opinion sur la sortie de la zone euro est en progression mais reste minoritaire6.
Les diverses propositions prônant la dissolution de l’euro sont incohérentes économiquement et donc populistes. Non, sortir de l’euro ne conférera pas plus de souveraineté aux États-nations et ne résoudra pas la crise économique actuelle. Pour autant, il serait dangereux d’ignorer ce que révèlent ces propositions. Elles expriment le désarroi et la méfiance sociale vis-à-vis du monde politique. La dissolution de l’euro est présentée comme une solution à la perte de souveraineté populaire. Comme le note Pierre Rosanvallon, les propositions populistes expriment, en la déformant, une « sourde demande de représentation ». Les derniers rendez-vous électoraux européens ont été des rendez-vous ratés. Le sentiment d’un dysfonctionnement démocratique et d’une mauvaise représentation des idées citoyennes perdure et érode le sentiment européen. L’enseignement pour le monde politique est que l’Europe a besoin de plus de représentation politique, pas de moins d’euros.
- *.
Spécialiste en finance internationale, elle est chargée de recherche au Cnrs dans l’équipe ÉconomiX de l’université Nanterre. Elle est associée à l’Ofce et enseigne à Sciences Po Paris.
- 1.
Voir par exemple Paul Krugman et Maurice Obstfeld, Économie internationale, Londres, Pearson, 2009.
- 2.
Frédéric Lordon, « Contre une austérité à perpétuité, sortir de l’euro ? », Le Monde diplomatique, 2013/8, n° 713.
- 3.
Une liste non exhaustive des propositions françaises : Jacques Mazier, « Le futur de l’euro », 2013 (www2.euromemorandum.eu) ; Jacques Sapir et Philippe Murer, « Les scénarii de dissolution de l’euro », Fondation Res Publica, 2013 (http://www.fondation-res-publica.org/etude-euro/#.UuiqP_ZKH9k). Une première modalité de sortie envisage un abandon collectif de la monnaie commune et un retour aux monnaies nationales. Celles-ci sont autorisées à flotter à l’intérieur d’une bande de fluctuations. L’amplitude des variations autorisées dépend du pays. Une alternative est le maintien de l’euro pour les pays du nord de l’Europe et le flottement géré des monnaies nationales des pays du Sud. L’euro du Nord devient une monnaie étrangère pour les pays du Sud. Et il sert d’ancrage à la peseta, la lire, la drachme, etc. La parité de chaque monnaie avec l’euro du Nord est fixe mais ajustable en cas de nécessité. Une dernière modalité est le maintien de l’euro qui deviendrait une monnaie externe, utilisée dans les seules transactions hors zone et le retour aux monnaies nationales dans les transactions intérieures. Et dans cette proposition également, les monnaies européennes restent fixées entre elles par une grille de parités intra-européennes et ajustables si nécessaire.
- 4.
Déclaration de Karolina Kottova, porte-parole de la Commission européenne, à propos de la Grèce, Reuters, 3 novembre 2011.
- 5.
Voir « Manifeste pour une union politique de l’euro » (www.pouruneunionpolitiquedeleuro.eu).
- 6.
Selon l’enquête Ipsos/Steria « Fractures françaises » de janvier 2014, 33 % des Français souhaitent que la France sorte de la zone euro, en progression de 5 % depuis un an.