La Part d'ange en nous. Histoire de la violence et de son déclin
Steven Pinker. Les arènes, 2017, 1040 p., 27 €
Steven Pinker Les arènes, 2017, 1040 p., 27 €
La part d’ange en nous. Histoire de la violence
et de son déclin
Steven Pinker
Les Arènes, 2017, 1 040 p., 27 €
Le livre de Steven Pinker mobilise une quantité impressionnante de recherches récentes, issues de nombreuses disciplines. Il établit d’abord le déclin de la violence, en étudiant de nombreuses formes de violence physique, puis s’interroge sur les raisons qui y ont conduit. Steven Pinker récuse ce qu’il appelle la conception hydraulique de la violence (un degré minimum de violence devrait s’épancher de sorte qu’on pourrait la détourner mais pas la diminuer) et en propose une conception stratégique : la violence est mobilisée quand ses avantages l’emportent sur ses inconvénients. Le déclin est spectaculaire et vaut pour toutes les catégories de violences étudiées. Ce diagnostic s’appuie sur une mesure relative de la violence (la proportion de morts violentes parmi les morts ou parmi les individus d’une population donnée) et non sur une mesure absolue (le nombre de morts violentes pendant une période donnée). Pour appréhender le degré de violence d’une société, il convient en effet de mesurer la probabilité qu’on a d’y mourir de mort violente.
Il distingue quatre phases de ce déclin, qui se chevauchent. La phase de « pacification » commence il y a 5 000 ans, avec l’apparition des États. Elle donne raison à Hobbes contre les théories du bon sauvage. Les sociétés sans États sont les plus violentes de l’histoire. L’état de nature ressemble davantage à la guerre de tous contre tous qu’à l’errance solitaire et paisible des hommes du premier état de nature de Rousseau ou au fonctionnement idyllique décrit par les « anthropologues de la paix ». Les guerres entre tribus n’étaient pas très meurtrières, mais les fréquents raids prédateurs, n’épargnant ni femmes ni enfants, l’étaient bel et bien. La phase que, en référence à Norbert Elias, Pinker appelle de « civilisation » dure de la fin du Moyen Âge au début du xxe siècle. Elle se traduit en Europe par une nouvelle division par dix du taux d’homicide. La « révolution humaniste » – la troisième phase – se traduit par une baisse de la violence exercée par les institutions (punitions de justice, persécutions religieuses, esclavage). Elle fait suite aux très meurtrières guerres de religion et s’enracine dans la pensée des Lumières. L’influence des Lumières fut contrecarrée au xixe siècle par un romantisme qui, selon Steven Pinker, trouve son origine chez Rousseau et s’épanouit en Allemagne (Herder, Schelling, mais aussi Marx), conduit aux grandes idéologies (communisme, nazisme) qui sont à l’origine des épisodes massifs de violence de la première moitié du xxe siècle. La quatrième phase est « la longue paix » qui a régné entre les grandes nations de 1945 à la chute du communisme. Cette longue paix est suivie par ce que l’auteur appelle « la nouvelle paix » : les conflits organisés ont diminué dans le monde depuis 1990. Parallèlement aux deux dernières phases, la « révolution des droits » se traduit par une diminution de la violence exercée sur des catégories autrefois maltraitées avec la meilleure conscience (les minorités ethniques, les femmes, les homosexuels, les enfants, les animaux). La version française de l’ouvrage ajoute un chapitre sur la poursuite du déclin de la violence depuis la parution du livre aux États-Unis.
Ces évolutions ont fait diminuer la violence en affaiblissant ses motifs (la prédation, la vengeance, l’honneur, l’idéologie) et en renforçant « les bons anges de notre nature » : l’empathie, la raison, la morale et le contrôle de soi. Chacun de ces anges rencontre des limites (l’empathie a un court rayon d’action, par exemple) mais, combinés, ils conduisent à un monde dans lequel la violence n’est simplement plus perçue comme légitime, dans lequel la souffrance, fût-elle celle des animaux, suscite l’horreur, alors qu’autrefois il était honorable d’être violent. Ces anges ont été eux-mêmes portés par cinq forces historiques à l’œuvre au cours de l’une ou l’autre des phases du déclin de la violence : le monopole de la violence reconnu à l’État, le commerce (sans quoi la prédation est le seul moyen de s’enrichir), la féminisation, le cosmopolitisme (éducation, mobilité) et « une application croissante du savoir et de la rationalité à l’ensemble des activités humaines ».
Quiconque a été nourri au marxisme dans les années 1960 et à la théorie critique dans les années 1970 est souvent pris à rebrousse-poil par cet ouvrage : par la simplicité et la vivacité de son écriture, par sa méthode, qui combine recherches quantitatives et qualitatives, statistiques et philosophie politique, psychologie cognitive et théorie des jeux, mais surtout par ses résultats. Ces derniers ébranlent plusieurs des totems de la droite (le catholicisme, les guerres napoléoniennes, si meurtrières et si inutiles, surtout la critique de l’individualisme au nom du peuple ou de la tradition). Mais ils ébranlent aussi plusieurs totems de la gauche, come la Révolution française, que Steven Pinker décrit comme « une brève promesse de démocratie, suivie d’un enchaînement de régicides, de putschs, de fanatismes, de foules en colère, d’actes de terreur et de guerres préventives ». Dans les années 1970, nous nous enthousiasmions pour les Yanomamis de Pierre Clastres et pour l’idée que ces sociétés heureuses, non seulement étaient sans État, mais prévenaient activement son apparition. Nous n’étions pas choqués qu’Eldridge Cleaver explique que le viol d’une femme blanche était un acte légitime de vengeance contre la façon dont les hommes blancs avaient traité les femmes noires. Nous adhérions à l’idée foucaldienne qu’on ne pouvait pas vraiment tenir pour un progrès le passage de « l’éclat des supplices » à la prison de Beccaria et à la société de surveillance dont le Panopticon était l’illustration. Plus dérangeant, Steven Pinker montre que, dans les années 1960 à 1980, la tendance séculaire au déclin de la fréquence des homicides s’est inversée aux États-Unis et en Europe. Il en rend responsable ce qu’il appelle un processus de « décivilisation », de « déformalisation », généré entre autres par l’importance prise alors par la catégorie violente par excellence, la jeunesse.
Plus généralement, ses résultats le conduisent à considérer comme d’importants facteurs du déclin de la violence des valeurs ou des principes que la doxa de gauche tient au mieux pour secondaires, au pire comme étudiés pour nous détourner de la lutte des classes (les droits de l’homme, si naïfs, ceux des femmes, les organisations et les associations internationales), comme ambivalents (la modernité, la science, la technologie) ou comme nuisibles. Nous voulons bien reconnaître que le développement du capitalisme a accru la richesse et le confort matériel, mais au prix d’une dégradation intellectuelle et morale, alors que Steven Pinker observe fort justement que « nos ancêtres pas si lointains ne devaient pas seulement se passer de certaines commodités de base, mais aussi des choses les plus élevées, les plus nobles de l’existence, comme le savoir, la beauté ou le lien humain ». Ce livre donne des arguments irréfutables et importants aux partisans du progrès et de la modernité alors même que « la répugnance à l’égard de la modernité est une des grandes constantes de la critique sociale contemporaine », une répugnance qui se porte en France au moins aussi bien qu’aux États-Unis.
Le déclin de la violence n’a rien d’inéluctable. Il prend son origine dans des institutions (l’État), des inventions (l’imprimerie), des œuvres qui marquent les esprits, des mouvements sociaux ou politiques qui rendent plus coûteuses les réponses violentes à une situation donnée. Il n’est ni linéaire ni irréversible. Puisque la démocratie est un facteur de paix, le développement de régimes autoritaires ne menace pas seulement la liberté. Écrit avant l’accession de Trump à la présidence des États-Unis, ce livre persuade d’autant mieux des dangers du personnage. Il nous appelle donc à la vigilance, mais son message principal reste que l’humanité a progressé, qu’elle est capable de s’améliorer à partir de son expérience, par des moyens qu’il nous appartient de cultiver et de développer.
Denis Meuret