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Dans le même numéro

Le logement insalubre

janvier 2012

#Divers

Derrière les drames (incendies, empoisonnements) du logement insalubre se cache un mal plus profond. La gestion par l’urgence masque en effet de nombreuses situations qui ne sont pas suffisamment « catastrophiques » pour être prises en charge. Mais elles manifestent néanmoins l’extension croissante du mal-logement dans la société française, qui ne saurait être séparée des questions d’emploi ou d’immigration.

On a beaucoup parlé ces dernières années du logement insalubre et des drames qu’il occasionne. Lors de l’été 2005, à Paris, une vague d’incendies meurtriers dans des immeubles1 dégradés faisait de nombreuses victimes. Au-delà des morts, l’insalubrité a des effets délétères sur la santé. Le saturnisme infantile2 est la manifestation pathologique la plus connue, mais il existe bien d’autres implications sanitaires (affections respiratoires, dermatologiques, maladies chroniques, allergies, etc., sans parler des effets sur la santé mentale). Cette situation est dénoncée depuis le xixe siècle, quand Engels parlait déjà à ce sujet de « meurtre social3 ». De fait, le logement des couches les plus basses de la société a presque toujours été un problème.

La collectivité a pourtant tenté de remédier à ce fléau de différentes façons : en agissant auprès des populations, en légiférant, en démolissant les locaux insalubres, en tentant d’inciter les propriétaires à réhabiliter et en construisant des logements sociaux4. Comment expliquer malgré tout cette incapacité récurrente de la société à abriter ses membres les plus fragiles ? Il s’agit dans cet article non pas de donner des solutions toutes faites au problème du logement insalubre, mais de dresser certains constats qui pourraient rester comme des « balises » pour l’action. À cette fin, je m’appuierai sur un travail de recherche mené à Paris de 2004 à 20095. En 2001, plus de mille immeubles insalubres étaient recensés dans la capitale. C’est dans ce contexte que la mairie de Paris a mis en place l’année suivante un plan de résorption du logement dégradé (voir encadré) dont a été chargée la Société immobilière d’économie mixte de la ville de Paris (Siemp). Ce plan a constitué la base de mon investigation.

Le terrain, l’enquête et la population occupant les logements dégradés

Cette recherche porte sur les immeubles compris dans le plan de résorption du logement dégradé. Lancé en 2002 par la mairie de Paris, ce plan vise à reloger les occupants des bâtiments les plus insalubres appartenant à la mairie de Paris ou à la Siemp, qui sont ensuite détruits ou totalement réhabilités, et à donner des subventions aux propriétaires pour la réalisation de travaux dans les immeubles moins insalubres.

L’échantillon enquêté reflète la population occupant les immeubles dégradés parisiens. La population immigrée représente plus de 80 % de l’échantillon, dont près d’un tiers de « sans-papiers ». 16 % des enquêtés ne disposent pas de titre d’occupation de leur logement, 10 % sont logés à l’hôtel, 53 % sont locataires et moins de 10 % propriétaires. Il s’agit d’une population peu qualifiée (31, 7 % des personnes n’ont jamais été scolarisées ou très peu, 45 % sont allées jusqu’au collège ou au lycée) et très précaire économiquement (40 % disposent de moins de 300 euros mensuels par personne du ménage).

L’insalubrité, des racines au cœur du marché immobilier « ordinaire »

Dans les grandes villes françaises, le marché immobilier est de plus en plus sélectif. Ceci résulte bien sûr du manque de logements par rapport à la demande, mais aussi de l’explosion de leur coût, liée à l’amélioration de leur confort et de leur qualité6. Dans la capitale, entre 1998 et 2008, les prix des appartements se sont accrus de 185 %. Selon l’Observatoire des loyers de l’agglomération parisienne, les loyers ont augmenté de 50 % en dix ans. Le logement constitue aujourd’hui le premier poste de consommation des ménages bien avant l’alimentation, les transports, les loisirs, la santé, et son poids ne cesse de se développer depuis cinquante ans. Il y a donc un revers de la médaille à l’amélioration générale des conditions de logement.

Pour les plus précaires, cette situation implique de fortes difficultés d’accès à un logement de qualité, adapté à la composition du ménage. Comme le montre l’enquête menée auprès des occupants de logements insalubres parisiens, ceux-ci sont incapables de faire face au coût élevé du logement. La moitié des ménages enquêtés perçoit un revenu total inférieur à 1 000 euros par mois et fait partie des 10 % les plus pauvres de la population française. Parmi eux, 95 % perçoivent moins de 2 300 euros par mois alors que, selon l’Insee, 95 % des ménages français (hors étudiants) disposent de moins de 5 175 euros mensuels (chiffres de 2004). Avec de telles ressources, souvent instables de surcroît, le parc locatif privé de qualité leur est totalement inaccessible. La population mal logée est donc en partie mise « hors jeu » par la conjoncture immobilière. Si certains mal-logés sont confrontés à une marginalité qui les exclut du logement ordinaire (c’est le cas des « sans-papiers », de ceux qui ne disposent pas d’un emploi régulier ou souffrent d’un handicap particulier), d’autres ont été « invalidés » par la conjoncture immobilière (comme les chômeurs peuvent l’être sur le marché de l’emploi7). Quand le prix du logement est trop élevé et déconnecté des salaires, des franges élargies de la population se trouvent affectées alors qu’elles ne souffrent d’aucun handicap social particulier8. De fait, la précarité de la population mal logée est relative. Certains travaillent (40, 1 % exercent un emploi régulier), sont en situation régulière (20, 9 % sont nés en France et 55, 5 % des étrangers disposent d’un titre de séjour) et ont même suivi des études supérieures (23 % des personnes enquêtées, ce qui est loin d’être négligeable quand on sait qu’en France ce taux est de 26, 8 % pour les hommes et de 30, 5 % pour les femmes – Insee, 2009). Une partie de l’origine du problème se trouve donc incontestablement dans le coût du logement qui exclut des personnes alors qu’en d’autres temps, elles auraient pu se loger convenablement.

D’autant plus que cette situation de forte tension sur le marché immobilier alimente le processus de dégradation des logements. La pénurie de logements accessibles contraint certains occupants à adopter des comportements considérés comme « déviants » en termes de manière d’habiter qui participent à cette spirale négative (les familles nombreuses sont poussées à la suroccupation, la fragilité financière et les loyers élevés favorisent les impayés et la pratique de la sous-location, etc.). Par ailleurs, les propriétaires bailleurs, en position de force, ont tendance à développer des stratégies de rentabilité : quel que soit l’état de leur bien, ils trouvent à le louer pour à peu près n’importe quel prix, ce dont témoignent les loyers anormalement élevés des logements enquêtés au regard de leur piètre qualité. Ceci ne les incite pas à faire preuve de zèle pour l’amélioration des logements. Dans le segment spécifique du marché de l’habitat dégradé, les travaux sont peu réalisés, malgré les demandes réitérées des locataires qui osent rarement porter plainte. Se sentant dépendants face à leur propriétaire, ces derniers ne veulent surtout pas s’attirer d’ennuis, car ils savent qu’ils n’ont guère de chances de trouver mieux que leur logement actuel. D’une manière générale, ils sont partagés entre la reconnaissance vis-à-vis de leur propriétaire (ce dernier est d’un certain point de vue le « sauveur », grâce auquel on échappe à la rue) et la révolte (il est en même temps celui qui exploite). Par conséquent, le rapport déséquilibré sur le marché locatif alimente le processus de dégradation, à la fois en raison du peu d’intérêt des propriétaires à entretenir leur bien et de la faible capacité des occupants à se mobiliser face aux abus.

Face à ces pratiques et dans une telle situation de blocage, on comprend la forte sollicitation du parc public où les loyers conventionnés sont beaucoup plus accessibles et où la qualité du logement est en principe garantie. L’accès à un logement à loyer encadré est clairement la seule façon pour les plus fragiles de se loger convenablement dans la capitale. Cependant, ce type de logement est une fois de plus totalement insuffisant pour faire face à la demande. À Paris, au moment de l’enquête, il y avait 100 000 demandes de logements sociaux dont 40 000 nouvelles chaque année et seulement 8 000 logements environ étaient attribués annuellement. L’occupation d’un logement dégradé peut dès lors être appréhendée comme le résultat d’une double impasse, tant sur le marché privé que public. En offrant une solution par défaut aux plus démunis, ces logements remplissent une fonction pour l’équilibre du système. Résoudre le problème de l’insalubrité implique par conséquent d’agir non seulement sur cet habitat résiduel, qu’il faut réhabiliter, mais aussi sur l’ensemble du marché immobilier. Tant que le parc « ordinaire » fermera ses portes à une population fragilisée, que ce soit du fait de son instabilité professionnelle, de son manque de ressources, de sa couleur de peau ou de tout autre élément qui la classe dans la catégorie des « locataires à risque », celle-ci s’abritera dans les marges, les « interstices urbains », autant de solutions précaires et dégradantes. C’est donc bien une politique ambitieuse visant tant le marché privé que public qui est sollicitée pour répondre à l’aggravation actuelle de la crise du logement. Faute d’une intervention structurelle, la gestion du problème fait que « la solution engendre toujours à nouveau la question9 ».

Quand la solution engendre la question

Une tendance depuis une vingtaine d’années réside dans le rétrécissement du champ de la politique du logement. Tout se passe comme si les gouvernements avaient renoncé à réguler l’offre de logements dans son ensemble pour concentrer leurs efforts sur l’aide aux « populations défavorisées10 ». L’action publique favorise une action consistant à « colmater les brèches ». Dans le droit fil de cette conception, le mouvement Hlm a pris un tournant depuis la fin des années 1970 : il se trouve désormais en charge de fournir un logement décent non plus aux couches populaires « méritantes », mais aux plus mal loties d’entre elles. Les injonctions de l’Union européenne, pour qui seul le logement des plus pauvres constitue un service d’intérêt économique général11, risquent d’accroître encore cette tendance. Dès lors apparaît un paradoxe : la crise du logement se généralise, mais l’action publique se « resserre » autour des situations de précarité les plus visibles, ou les plus « indignes », pour reprendre ce vocable très en vogue. En caricaturant, la politique de l’habitat est devenue une politique de lutte contre les exclusions.

Sur le terrain, faute d’une intervention structurelle, les acteurs institutionnels peinent à répondre à toutes les situations de mal-logement et sont contraints de hiérarchiser en permanence les demandes. Leur marge de manœuvre est très réduite : en raison de la pénurie de logements sociaux, il leur est impossible de reloger toutes les personnes répondant aux bons critères. Dans le cadre du plan de résorption du logement dégradé, la priorité est donnée aux cas d’insalubrité extrême, impossible à remédier, où la santé des occupants est mise en danger. Ces immeubles sont expropriés pour être détruits ou totalement réhabilités, et leurs occupants relogés sous certaines conditions12. Pour les personnes dont la situation est moins dramatique, l’action des institutions privilégie la réhabilitation avec maintien sur place des occupants, afin de limiter le nombre de relogements. Cependant, les travaux ne résolvent pas les situations pour deux raisons principales : tout d’abord, ils ont lieu dans les parties communes davantage que dans les parties privatives, et ensuite, même effectués dans les parties privatives, ils ne peuvent remédier à la suroccupation à laquelle seul le relogement peut apporter une solution. En cas de risque sanitaire « remédiable », ou faute de solution de relogement immédiate, les institutions peuvent aussi initier des travaux palliatifs. Par exemple, en matière de saturnisme, l’article 123 de la loi de lutte contre les exclusions prescrit l’élimination de l’accessibilité du plomb, ce qui n’implique généralement aucune amélioration des conditions de vie des occupants et ne fait que maintenir le statu quo. Les occupants comme les acteurs institutionnels soulignent les limites, voire l’incohérence, d’une telle intervention, qui ne règle pas les situations sur le fond. Quel est le sens de la réalisation de travaux palliatifs dans des logements par ailleurs inadaptés aux ménages et qui tombent en ruine ? De fait, les travaux ne sont pas toujours accueillis de façon favorable par les occupants et les acteurs institutionnels éprouvent des difficultés à les justifier et les faire accepter13.

Ce mode d’intervention fondé sur l’urgence et la hiérarchisation des risques implique une prise en compte paradoxale des occupants : le relogement étant conditionné à la mise en place de procédures techniques lourdes, il faut bien souvent attendre que la situation se dégrade « assez » et débouche sur un arrêté d’insalubrité et une interdiction à l’habitation pour que des mesures réellement efficaces soient prises en faveur des occupants. Dans un contexte de pénurie, il ne suffit plus de répondre aux critères de relogement, mais il faut être concurrentiel dans la « logique du pire » pour espérer une solution définitive14.

Cette organisation est évidemment démoralisante pour les mal-logés. Ayant conscience du fait que l’urgence sanitaire guide en grande partie les priorités de relogement, ceux-ci peuvent en arriver à penser que mieux vaut être très mal logé avec l’espoir d’être un jour relogé en Hlm, qu’habiter un logement inadapté mais relativement salubre, ce qui implique une relégation perpétuelle dans la liste d’attente des demandeurs. Pour décrire le système, un locataire utilise l’image d’un garage souterrain dans lequel les demandeurs de logement doivent descendre de plus en plus profond, là où la précarité et la souffrance sont extrêmes, et c’est seulement après avoir franchi ces multiples étapes et gravi des échelons dans la hiérarchie de l’urgence qu’ils peuvent espérer être pris en compte.

Pour ceux qui n’ont pas la chance d’être relogés, une autre conséquence de la gestion de la pénurie est de se trouver ballottés de solution provisoire en solution provisoire, et dans le déplacement de l’urgence. Par exemple, la mesure proposée face à des conditions de logement intenables consiste parfois en un hébergement. Mais, tout comme les travaux palliatifs, cette solution n’est pas satisfaisante, d’abord du fait de son caractère transitoire, mais aussi parfois en raison de sa piètre qualité. En effet, les établissements d’accueil sont engorgés et totalement suroccupés, et finissent par se dégrader eux aussi. Certains hôtels d’accueil mériteraient une réhabilitation de fond en comble. L’exemple de l’immeuble du boulevard Vincent-Auriol témoigne de cette incapacité des pouvoirs publics à offrir des solutions viables aux mal-logés et de cette « circulation de l’urgence ». La plupart des occupants, déjà expulsés d’appartements vétustes15, s’étaient vu proposer d’emménager temporairement dans les lieux mais, comme souvent, le provisoire a duré, jusqu’au drame de l’incendie. Faute de solution de relogement, il arrive aussi qu’afin de pouvoir commencer les travaux dans un bâtiment particulièrement insalubre, certains habitants soient relogés temporairement à une autre adresse, elle-même délabrée. La gestion de la pénurie a donc pour conséquence un déplacement et un renouvellement sans fin des situations d’urgence car les solutions de logement provisoires sont elles-mêmes susceptibles de devenir des situations d’urgence. Le serpent se mord la queue. Ne faut-il pas dès lors s’interroger sur les causes structurelles de l’insalubrité ? Au fond, le problème n’est-il pas qu’on a toujours cherché à résoudre la question du logement de façon technique, en intervenant sur le bâti, comme un médecin qui traiterait seulement les aspects visibles de la maladie ?

Les sources du problème : au-delà du logement

L’insalubrité est le résultat d’un rapport social : on peut lire dans l’état des structures physiques celui des rapports sociaux d’une façon générale. Quand les inégalités et l’exclusion se développent, le bâti souffre lui aussi. Les problèmes de logement sont alors à mettre en rapport avec les évolutions qui affectent la société dans son ensemble, et en premier lieu avec celles sur le marché du travail. On ne peut qu’être frappé par la concomitance du développement de formes dénaturées de logement et de la précarité dans le monde professionnel16. Le rapport à l’emploi des occupants de logements dégradés est à ce titre révélateur. Au-delà de la faiblesse et de l’irrégularité de leurs revenus, ils sont dans des métiers difficiles (agent de nettoyage, agent de sécurité, chauffeur-livreur, aide à la personne, caissière, employé dans la restauration, l’hôtellerie…), aux horaires souvent fragmentés ou décalés qui les contraignent à se loger en centre-ville, là où les loyers sont les plus chers. Les logements insalubres servent donc à héberger ceux qui occupent les « petits boulots » indispensables aux employeurs, que ceux-ci paient bien mal, ou à qui ils ne donnent pas de statut assez protecteur pour se loger sur le marché immobilier « classique ». Déjà, après guerre, le logement insalubre avait servi aux industriels à abriter une main-d’œuvre bon marché17. Ces logements de seconde zone remplissent donc une fonction sociale : sans eux, la main-d’œuvre sous-payée qui n’a pas trouvé de place dans le parc social ne pourrait se maintenir dans la ville. Question du logement et rapport au travail sont de ce point de vue imbriqués, et mériteraient d’être davantage traités conjointement.

Mais les racines du mal-logement se situent aussi dans une gestion politique de l’immigration qui crée de l’illégalité et donc des candidats pour l’occupation des logements précaires. Les sans-papiers, mis dans l’incapacité de se loger sur le marché « légal », n’ont souvent d’autre solution que de se rabattre sur les logements marginaux. Cette politique fabrique du logement insalubre. De surcroît, les problèmes d’accès au logement peuvent aussi être appréhendés comme le résultat de l’échec de certaines politiques sectorielles (politique pénitentiaire, gestion des asiles psychiatriques…). Selon Marc Urhy, quelques milliers de logements associatifs ont certes été produits depuis les années 1980 (pour parvenir à un stock de 90 000 logements en 2005) mais dans le même temps, 70 000 demandeurs d’asile annuels ont perdu leur droit au travail et aux aides au logement, alors que seulement 8 300 places étaient disponibles en centre d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada18). Environ 17 % des lits en foyers de travailleurs migrants ont été supprimés entre 2000 et 2005, soit 25 000 places. 128 000 places sur 182 000 ont disparu des hôpitaux psychiatriques en trente ans. Les dispositifs d’insertion par le logement et l’habitat marginal ont donc été le réceptacle simultané d’une double hausse de la demande, issue d’une part de la contraction du marché, et d’autre part de la contraction des politiques spécifiques.

C’est donc au carrefour des problématiques du logement, du travail, de la politique migratoire et de la politique sociale que se situe le nœud explicatif de la persistance de formes de logement de mauvaise qualité ou irrégulier19. Tout ne se résume pas à un déficit d’entretien ni à des problèmes techniques. L’origine de la question du logement se trouve en partie dans des champs extérieurs à celui de l’habitat. Lorsque la politique migratoire exclut de nombreuses personnes du droit, que les rapports salariaux sont précaires et les politiques sociales moins protectrices, un nombre croissant de personnes ne parvient plus à faire face aux exigences d’un marché immobilier dérégulé.

Quelles solutions ?

Aujourd’hui, alors que la mairie avait annoncé l’objectif utopique de la « fin de l’insalubrité » dans Paris à l’horizon 2010, les acteurs institutionnels s’accordent pour dire que ce mal reste prégnant. Bien sûr, l’insalubrité la plus dramatique a été en partie éradiquée de la capitale. Mais elle se déplace vers la banlieue où de nouvelles formes de logement inadapté se développent (camping, bidonvilles, tours livrées à elles-mêmes dont les parties communes sont laissées à l’abandon). En outre, même à Paris, l’insalubrité n’a pas pour autant disparu : elle est moins visible derrière les façades des immeubles, moins spectaculaire, plus disséminée et diffuse, mais bel et bien présente. Les travaux initiés dans les copropriétés dégradées ont certes contribué à diminuer cette forme d’insalubrité plus discrète : ils ont remis en état de nombreuses parties communes et des copropriétés au bord de la faillite peuvent se redresser. Mais, dans bien des cas, pour les raisons qu’on a vues, ces travaux ne constituent pas une solution satisfaisante pour les occupants. Quant aux travaux palliatifs, ils ne font que remédier à un risque sans sortir les occupants de leur situation de mal-logement. En réalité, il faudrait sortir d’une logique fondée sur l’urgence qui implique d’attendre que les immeubles se dégradent excessivement et soient réellement insalubres pour pouvoir intervenir sur le fond. En d’autres termes, favoriser la prévention plutôt que la réparation20.

Sur le fond, la puissance publique doit inventer des solutions et de nouvelles façons de penser la question de l’habitat. Chaque époque cherche ses réponses en fonction du contexte qui lui est propre. Au xixe siècle, les penseurs marxistes considéraient que la crise du logement ne pouvait être résolue dans le contexte du système capitaliste. Puis, la garantie d’occuper un logement décent s’est peu à peu trouvée assurée par le salariat, avant que ce modèle ne soit remis en question par sa fragilisation dans les années 1980. Dans ce contexte, comment répondre à une demande sociale croissante en matière de stabilité et de qualité résidentielle, et tout particulièrement à celle des plus disqualifiés socialement ? À la différence des années d’après guerre, le logement public ne parvient pas à faire face à cette demande. S’il faut consolider le secteur du logement social et tenter de répondre à l’énorme demande, sans doute est-il indispensable de ne pas penser exclusivement la résolution de la crise à l’aune de la construction de logements sociaux, même si c’est un élément de la solution. Des propositions alternatives sont envisageables et commencent à voir le jour avec le conventionnement de logements privés, la mise en place d’un système où la puissance publique se porte garante pour les locataires les plus fragiles21, l’idée d’une plus grande intrusion dans le droit de propriété (avec par exemple des mesures visant à s’assurer qu’aucun logement « indécent » ne soit mis en location). Le projet d’un encadrement des loyers dans la capitale commence même à faire son chemin.

Mais, au-delà de ces innovations nécessaires, tout montre que la question du logement dégradé ne pourra être résolue sans une prise en compte de ses causes les plus profondes. Tant qu’elle ne sera pas traitée à la racine, elle risque de se renouveler, de muter, de se déplacer, voire de resurgir avec encore plus d’acuité qu’avant l’intervention22.

Il n’est pas surprenant que la question du logement perdure : comment pourrait-il en être autrement alors qu’en temps de crise économique, le rapport locatif reste largement favorable aux propriétaires ; alors que les sans-papiers, de plus en plus traqués et fragilisés, n’ont d’autre solution que de s’en remettre aux marchands de sommeil et aux réseaux qui se nourrissent de leur insécurité ; alors que la précarité sur le marché du travail gagne du terrain ? La question du logement dégradé a toujours été liée à des rapports sociaux asymétriques. En réalité, le seul financement de travaux ne peut résoudre la question de l’insalubrité. Tant que des personnes seront dans des situations sociales précaires et dépourvues de protection, elle persistera. Or, aujourd’hui, la politique urbaine continue d’être largement dissociée de la politique sociale – en tout cas d’une politique sociale structurelle, visant la réduction des inégalités et l’intégration de ceux qui sont tenus aux marges de la société (l’« accompagnement social » mis en place dans les opérations urbaines pour « accompagner » les habitants dans le changement ne constitue pas de notre point de vue une telle politique). Le fonctionnement institutionnel devrait donc décloisonner les champs d’intervention (emploi, famille, immigration, logement…).

Un dernier élément pourrait aider à considérer autrement le sens social de l’intervention dans le domaine de l’habitat. Au terme d’une immersion prolongée dans le monde du logement dégradé, la conviction qui émerge est que le coût des mauvaises conditions de logement en termes de nuisances sanitaires, d’échec scolaire, de mise en retrait du marché du travail, de souffrance psychologique et plus généralement de rejet de la société, est bien supérieur à celui que la collectivité devrait assurer si elle choisissait d’abriter convenablement chacun de ses membres. L’enjeu est maintenant de proposer un nouveau contrat social qui intégrerait davantage la dimension du logement. Ceci suppose au préalable de répondre à une question essentielle : souhaite-t-on réellement résoudre la crise du logement ou simplement en dissimuler les aspects les plus criants et maintenir le statu quo social ?

  • *.

    Docteur en sociologie de l’École des hautes études en sciences sociales, chargée de recherche à l’Institut national d’études démographiques (Ined). Elle a publié récemment le Logement intolérable. Habitants et pouvoirs publics face à l’insalubrité, Paris, Puf, coll. « Le lien social », 2011.

  • 1.

    Le 26 août 2005, un incendie fait dix-sept morts et une trentaine de blessés dans un immeuble situé boulevard Vincent-Auriol, dans le 13e arrondissement de Paris. Ce drame a été suivi d’autres incendies qui ont attiré l’attention de l’opinion publique sur la question de l’insalubrité.

  • 2.

    Le risque d’intoxication d’un enfant est lié à la présence de peintures au plomb (fabriquées jusqu’en 1948 avec de la céruse toxique) qui deviennent accessibles quand le logement est dégradé.

  • 3.

    Friedrich Engels, la Situation de la classe laborieuse en Angleterre, Paris, Éditions sociales, 1960 (1re éd. 1865), p. 139-140.

  • 4.

    Voir Y. Fijalkow, la Construction des îlots insalubres. Paris. 1850-1945, Paris, L’Harmattan, 1998 ; J.-P. Flamand, Loger le peuple. Essai sur l’histoire du logement social, Paris, La Découverte, 1989 ; R.-H. Guerrand, « Histoire des taudis », dans S. Paugam (sous la dir. de), l’Exclusion. L’état des savoirs, Paris, La Découverte, 1996 ; J.-C. Driant, les Politiques du logement en France. Les études, Paris, La Documentation française, 2009.

  • 5.

    Pour plus de détails, voir P. Dietrich-Ragon, le Logement intolérable…, op. cit.

  • 6.

    D’après l’enquête « Logement » de 2002, même s’il demeure près de 640 000 logements définis comme « sans confort », seuls 2 % des logements sont dépourvus de WC intérieurs ou d’installation sanitaire (douche ou baignoire), ce chiffre étant en baisse constante depuis 1973. Si plus de 10 % des ménages font face à des problèmes de surpeuplement, la surface moyenne disponible par personne est passée de 25 m2 à 37 m2 depuis 1973. De surcroît, chaque personne dispose, en moyenne, de 1, 67 pièce, au lieu d’une en 1954.

  • 7.

    Selon Robert Castel, une première situation d’exclusion du marché du travail tient à une incapacité propre à l’individu de satisfaire aux exigences requises pour occuper une place dans la société, et une deuxième renvoie à une carence de l’organisation sociale qui ne fournit pas à ses membres les moyens nécessaires pour s’intégrer : « S’il y a pénurie de places, des sujets “normaux” pourront se trouver hors circuit » (R. Castel, « Du travail social à la gestion du non-travail », Esprit, mars-avril 1998, p. 28).

  • 8.

    « Il n’est plus aussi facile que par le passé de séparer [la population] qui relève de la pauvreté marginale [“culturelle”, diraient certains] ou du handicap de celle des “valides invalidés” », R. Ballain, M.-C. Jaillet, « Le logement des démunis : quel accompagnement social ? », Esprit, mars-avril 1998.

  • 9.

    F. Engels, la Question du logement, Paris, Éditions sociales, 1957 (1re éd. 1887), p. 78-79.

  • 10.

    Sur ce point, voir entre autres : D. Vanoni, C. Robert, Logement et cohésion sociale. Le mal-logement au cœur des inégalités, Paris, La Découverte, 2007 ; R. Ballain, E. Maurel, le Logement très social, La Tour-d’Aigues, Éd. de l’Aube, 2002.

  • 11.

    C. Lévy-Vroelant, C. Tutin (sous la dir. de), le Logement social en Europe au début du xxie siècle : la révision générale, Rennes, Pur, 2010.

  • 12.

    Les personnes en situation régulière sur le territoire français, avec un titre d’occupation du logement, sont relogées en logement social. Les squatteurs en situation régulière reçoivent également une proposition à titre « humanitaire ». Quant aux familles sans papiers avec enfants, elles se voient relogées en logement provisoire, notamment en cas de saturnisme infantile.

  • 13.

    P. Dietrich, « Le paradoxe du plomb. Tensions autour du saturnisme », Sociétés contemporaines, septembre 2009, no 75, p. 135-153.

  • 14.

    P. Dietrich-Ragon, « Les mal-logés parisiens face à la logique de l’urgence », Lien social et Politiques, 2010, no 63, p. 105-117.

  • 15.

    Suite à l’expulsion, ils avaient occupé le quai de la Gare et l’esplanade de Vincennes en 1991.

  • 16.

    D. Vanoni, C. Robert, Logement et cohésion sociale…, op. cit.

  • 17.

    B. Duriez, « De l’insalubrité comme fait politique », Espaces et Sociétés, juillet-décembre 1979, no 30-31.

  • 18.

    M. Urhy, « Les effets secondaires de l’amélioration de l’habitat et de la sécurisation locative sur le logement des pauvres », dans V. Laflamme, C. Lévy-Vroelant, D. Robertson, J. Smyth (sous la dir. de), le Logement précaire en Europe. Aux marges du palais, Paris, L’Harmattan, 2007.

  • 19.

    F. Bouillon, « Le squat, un lieu de résistance. Derrière la fatalité, l’épuration sociale », Le Monde diplomatique, octobre 2005.

  • 20.

    Aujourd’hui, la mairie de Paris s’investit dans ce domaine, avec la mise en place d’une base de données permettant de repérer les immeubles « à risque » qui sont ensuite visités.

  • 21.

    Voir les dispositifs « Loca-Pass » (les pouvoirs publics financent le dépôt de garantie qu’exigent souvent les bailleurs d’un locataire avant son entrée dans les lieux) et « Louez solidaire et sans risque » (le propriétaire confie son appartement à un partenaire conventionné par la ville de Paris, pendant une durée de trois à six ans et se voit garantis en contrepartie le paiement des loyers, des charges, l’entretien et la remise en état du logement).

  • 22.

    Les récentes opérations de rénovation urbaines menées avec le financement de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru) le prouvent encore (voir Profession banlieue, « Le relogement, au cœur de la rénovation urbaine. Actes de la rencontre organisée le 28 juin 2007 à la bourse du travail de Bobigny », Recherche sociale, avril 2008, no 186).