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Illich, seconde période

août/sept. 2010

#Divers

Après avoir atteint une notoriété mondiale à la fin des années 1970, Illich a poursuivi sa réflexion dans un second versant de son travail, moins compris mais profondément lié à ses premiers ouvrages. Il a approfondi sa réflexion sur les catégories mentales par lesquelles la modernité cherche à appréhender le monde : l’idée de « vie » en médecine, l’usage des chiffres en économie, la place du corps dans l’histoire de la technique…

À moins qu’elles n’aient été écrites par des amis, les notices nécrologiques sur Ivan Illich – mort le 2 décembre 2002 – avaient une caractéristique commune : elles évoquaient un penseur qui, à la fin des années 1970, aurait cessé d’être publiquement présent et même d’écrire. Presque toutes se concentraient sur la période écoulée entre les années 1950 et la fin des années 1970 ; elles décrivaient le défi sans pareil que « le pensoir indépendant et tournant le dos au pouvoir » d’Ivan Illich, le Cidoc de Cuernavaca, au Mexique, avait représenté pour les projets de développement tant de l’Église que de l’État. Ces notices redécouvraient aussi les recherches d’Ivan Illich sur la contre-productivité des institutions modernes, commentaient l’idée – toujours aussi pertinente aujourd’hui – selon laquelle les grandes instances de prestations de services éloignent la majorité des gens qu’elles prétendent servir des buts en vue desquels elles ont été instituées et sont financées, et ce dans une mesure correspondant à l’intensité de leur consommation : l’école obligatoire paralyse l’apprentissage et l’étude libres, l’accélération des automobiles et la densité croissante du trafic freinent l’accessibilité du monde aux pieds, la médecine menace la santé de ses patients, la planification de l’habitat et sa normalisation rendent impossible d’édifier son propre « chez-soi ». Pour résumer, un auteur commentant Némésis médicale1, le livre qui assit la réputation d’Illich, mentionne les trois niveaux de la contre-productivité spécifique : 1) les dommages causés aux patients par les traitements médicaux (la iatrogénèse clinique) ; 2) les entraves du système médical aux faits d’accoucher à la maison, d’y mourir ou simplement d’y être malade (iatrogénèse sociale) et, plus grave encore ; 3) la destruction de la foi en sa propre capacité de guérir ainsi que de l’art de souffrir et de mourir (iatrogénèse culturelle).

Bref, la plupart des notices nécrologiques louaient Ivan Illich comme un important critique du projet de développement mondial des décennies d’après-guerre, quelqu’un qui sut voir l’envers des promesses de salut auxquelles pratiquement tout le monde croyait encore. Finalement, peu d’auteurs manquaient de rappeler que, prêtre catholique, Illich renonça à tous ses privilèges ecclésiastiques mais n’abandonna pas l’Église.

Ici s’arrêtent les chroniques. Du quart de siècle d’errances infatigables entre le Japon, l’Inde, l’Allemagne et le Mexique, les chroniqueurs avaient peu à dire. Selon eux, la vie de l’homme Illich se réduit à son existence « publique », c’est-à-dire répertoriée par les médias. La question de savoir ce qui préoccupait, animait et motivait cet homme n’était guère posée : il aurait dit ce qu’il avait à dire au moment où il atteint son apogée médiatique, auquel il aurait survécu une trentaine d’années. Thierry Paquot rend très bien compte de la situation quand il écrit, dans Le Monde diplomatique :

[…] chaque fois que je mentionnais son nom, mon interlocuteur ne manquait pas de me demander quand donc il était mort2.

La seconde moitié de la vie d’Ivan Illich est ainsi une sorte de terra incognita – particulièrement sur les « cartes » françaises – de laquelle émergent inopinément deux îles, le Genre vernaculaire3 et Du lisible au visible4. Le premier fut en général reçu comme une bévue, politiquement incorrecte de surcroît, alors que le second passa pour un injustifiable détour par une thématique obscure, à savoir la forme monastique de lire et sa transformation à la suite d’un changement dans la typographie du livre au xiie siècle. Cette inversion dans la réception publique d’Ivan Illich eut de multiples causes : d’abord son courage, son insatiable soif d’apprendre en se situant à la lisière entre le connu et l’inconnu, son flair pour ce qui vient, son renoncement sans compromis à toute illusion et sa disposition à réviser sans cesse ses propres positions, en particulier celles qui l’avaient conduit au pinacle de la gloire mondiale. David Cayley est de ceux qui l’ont le mieux compris :

Illich est un homme qui est parvenu à échapper à sa gloire parce qu’il refusait de rester prisonnier des positions qu’il explora le premier et qu’il représenta ensuite5.

M’efforçant de me représenter les lignes directrices de la pensée d’Ivan Illich au cours de près d’un quart de siècle, trois intuitions s’imposèrent irrésistiblement à moi :

déconcertée par leur étonnante amplitude, je me demandai d’abord dans quelle mesure les thèmes qu’il aborda au cours de cette période l’avaient réellement éloigné de son compromis initial avec la critique du progrès ;

la perspective adoptée par la plupart des rubriques nécrologiques situait Ivan Illich dans une sorte de « solitude du coureur de fond » qui voilait l’essentiel. En réalité, tous ses travaux de ces années sont associés aux noms de collègues et d’amis6 qu’il encourageait, et dont il promouvait les travaux, en orientant certes souvent la thématique dans son sens, mais qui, en retour, lui livrèrent souvent le fil qu’il entrelaçait de manière originale au dessin de ses tapis comme si, ayant défini la chaîne de son métier, il en prenait la trame parmi des laines filées sur des fuseaux amis toujours nouveaux ;

finalement, tout ce qu’Ivan Illich vécut au cours de ces années était enraciné dans le sol nourricier de l’amitié.

Ivan Illich chérissait l’image des cordons de chanvre faits de fibres toujours nouvelles prenant la relève de celles qui s’achèvent et, tressés, forment néanmoins une corde unique qui ne se rompt pas. Elle était sa métaphore préférée pour définir l’histoire. L’historien est à la recherche des ruptures de continuité au travers de la corde de l’histoire. Pour filer la métaphore, ce qui m’importe ici, c’est de m’arrêter sur certains revirements comparables dans la pensée d’Ivan Illich et d’interpréter à leur lumière les ruptures intervenues durant le temps de sa vie.

De « l’archéologie des certitudes modernes » à la « topologie mentale de la modernité tardive »

Entre 1986 et 1990, Ivan Illich planta sa tente à State College7, dans une confortable maison de Foster Avenue. Le fermier Charly fournissait les légumes à pleines corbeilles, en mai, le farmers’ market offrait des boutons d’or et des tulipes et une vieille dame italienne cuisait le pain d’une maisonnée aux hôtes constamment changeants. Ivan Illich invitait tous ses hôtes à partager des sessions de réflexion disciplinées autour de la table de la salle à manger ou sur le plancher de bois de la véranda, chaque thème faisant l’objet de plusieurs jours de débat. L’objet de ses investigations était à l’époque l’histoire des certitudes modernes, ces « axiomes non questionnés dont sont construits les théorèmes sociaux de notre époque ». Ce nouvel intérêt traduisait un revirement dans sa critique du développement : ce qui occupait maintenant le devant de la scène n’étaient plus les institutions et leurs effets culturels directs, ni non plus les experts, mais l’emprise profonde de la modernité, sa « puissance de frappe » – au sens où l’on parle de frappe de la monnaie. Son adieu aux mythes du progrès – et l’épilogue qu’il voulut en écrire au cours des années 1970 – débouchait maintenant sur une technogenèse et une sociogenèse des axiomes qui conformaient la « topologie mentale » sousjacente à l’image du monde propre à la modernité industrielle. Il s’agissait d’une archéologie des certitudes guidant la pratique, de ce qui est tenu a priori pour naturel. C’est à partir de ces conversations que Wolfgang Sachs a publié un dictionnaire des concepts traduisant les certitudes du développement : aide, besoin, pauvreté, population, etc.8. Il s’agit d’une critique historique et systématique de ces certitudes non mises en question, génératrices de raretés propres à homo oeconomicus, homo educandus, homo transportandus qui se sont immiscées dans les mentalités au cours des décennies du Développement. Dans son article pour ce dictionnaire, Ivan Illich part de l’analyse de l’« aide » par Marianne Groenemeyer et étudie la genèse de l’homme de besoins, c’est-à-dire de l’individu dépendant de la consommation de biens et de services9. Cet essai conclut, en quelque sorte dans la vieille manière, l’étude de la contre-productivité spécifique des institutions modernes. Mais la question posée est nouvelle : comment les liturgies modernes opèrent-elles, comment les rituels quotidiens sont-ils « mythopoétiques » au sens où ils sont producteurs des « mythes », des images de l’homme intériorisées dans les têtes et devenues les représentations guides de la pratique de la modernité ? L’espoir qu’une analyse précise et une critique sociale mordante puissent influencer les événements s’évanouit face à cette constatation dégrisante : la résistance politique est pratiquement impuissante à changer quoi que ce soit parce que les critiques eux-mêmes sont prisonniers d’un style de pensée fondé sur la rareté. Peu à peu, les appels à une orientation opposée, qui lui avaient donné des ailes au cours des décennies précédentes, pâlirent dans ses écrits : le sauvetage d’une vie à la mesure de l’homme par la protection du domaine commun, la réflexion pratique sur l’outil convivial, le maintien de coutumes et d’orientations de sens commun.

Emblèmes qui incitent à la compassion: « la vie » comme idole

À State College, Wolfgang Sachs avait, à partir de l’image de la « planète bleue », analysé le « regard satellite » qui réduit la terre à une réalité bio- et géophysique circulaire. Sachs avait compris que le poster de la « Terre-Mère » collé sur la porte du réfrigérateur de la commune écologique induisait une forme de sentimentalité qui en vint à sous-tendre la « conscience écologique », invitant à des slogans bien-pensants et à un oubli arrogant des limites de ses propres pouvoirs : l’idée d’une « responsabilité cosmique » associée à celle, transformée maintenant en une image visible, d’« un monde » dans « un vaisseau », la disparition des frontières entre choses situées autrefois dans des dimensions impossibles à saisir d’un seul regard et qui renforce l’illusion que la terre est devenue une entité manipulable. L’image satellitaire de la terre propage la chimère d’une bureaucratie écologique régulant le climat, l’environnement, les espèces et la « biodiversité10 ».

À cette époque, je réunissais la documentation et jetais les premières bases de mon livre polémique sur la métamorphose de l’enfant, d’un objet d’espérance en « foùtus public11 ». De même que la « planète bleue » était devenue une idole, je percevais que l’ovule rose, avec sa forme recroquevillée, devenait une idole dont l’appel à la « participation » sentimentale réside en ce qu’il est devenu l’emblème d’une ultime valeur, la « vie substantive ».

Dirk von Bötticher, un étudiant en médecine ami, interrompit ses études durant trois semestres d’hiver pour discuter avec Ivan Illich les suppositions fondamentales de la bioéthique, un discours encore nouveau à cette époque. Les flux diluviens des traités et débats médicaux permettaient de suivre la genèse de cette nouvelle idée : la « vie substantive ». L’éthique médicale, un domaine bientôt en expansion, s’attachait à métamorphoser homo, l’homme vivant immergé dans de denses couches de sens, en une chose administrable, une vie. Une abstraction jusqu’alors réservée aux inventaires militaires – tant de vies ont été perdues – mais qui n’avait pas encore porté d’ombre sur le langage courant fut hissée au rang de catégorie d’ensemble pour tout et tous : les femmes, les enfants, ceux qui ne sont pas encore nés, les embryons, les vieux et les mourants. Auparavant, l’expression « une vie » n’aurait guère eu de sens dans les conversations courantes et même n’était pas considérée comme un concept scientifique en biologie.

Ce n’est qu’à travers une multitude d’actes langagiers et un intense arrosage médiatique que cette abstraction – une vie – acquit une apparence de concrétude et put bientôt être défendue ou abandonnée comme l’ultime valeur.

L’appel à protéger cette valeur déclencha une véritable « sentimentalité épistémique » envers une construction conceptuelle technogène à laquelle chacun est sommé de prêter foi. Ce que, sous le nom « d’une vie » il faudrait protéger, ce dont il faudrait sauvegarder la dignité et défendre les droits est quelque chose qui n’a ni pieds ni mains. Longtemps avant que ce mot ne soit sur toutes les bouches et ne soit devenu le concept-clé de la bioéthique, avant encore qu’il ne légitime l’extermination du « toi » comme catégorie de la reconnaissance de l’autre concret et charnel, Ivan Illich avait reconnu sa charge d’inhumanité. Tel un maelström, il attire tout ce qui l’entoure et le malaxe en matière administrable. Mais il y a plus : le mot « vie » est devenu une caractéristique de la gestion des émotions publiques instrumentalisant la tendance à confondre des valeurs imputées à des fictions avec la reconnaissance compassionnelle du prochain12. « La vie » comme ultime valeur inverse le message évangélique car c’est Jésus qui dit à Marthe : « Je suis la vérité et la vie. » Durant deux millénaires, la « vie » substantive n’a jamais été confondue avec les stades d’une évolution biologique. Les gens étaient vivants mais n’étaient pas « des vies ». Pour les chrétiens, le mot se réfère à l’espérance de la résurrection. Ivan était amèrement déçu par l’incapacité et le refus des Églises de reconnaître cette dévastation fondamentale de la foi : selon lui, elles se laissaient atteler au char d’une idole désincarnée.

La mathématisation du langage et des représentations

Dès la fin des années 1970, au cours de la préparation du Genre vernaculaire, Illich avait reconnu que les concepts dont il s’était servi jusqu’alors devaient être révisés. Comme il le disait lui-même, il se trouvait « linguistiquement dans un double ghetto : ne pouvant pas employer des mots dans leur “résonance” traditionnelle du “genre”, ne voulant pas les prendre dans leur sens sexiste actuel13 » : les mots-clés du langage moderne ne lui permettaient pas de décrire le monde perçu du genre, parce qu’étant dénués de perspective, ils ne permettent de définir aucun point de vue d’où saisir d’ici l’autre côté de la réalité. Mais d’autre part, il était impossible de retourner aux modes d’expression du passé. C’est au cours de l’hiver 1980-1981, dans ses conversations avec Uwe Pörksen au Wissenschaftskolleg de Berlin, qu’il comprit en outre que sa propre boîte à outils analytiques n’était pas indemne des mots-clés popularisés par la langue industrielle. L’ayant vu, il s’employa à passer au peigne fin la structure linguistique de ses premiers livres, sensible à l’écho en eux de ces mots-clés.

Je devais me confronter aux a priori d’époque qui imprègnent non seulement la pensée mais aussi, et davantage encore, notre appréhension sensorielle et nos perceptions intérieures des réalités sociales14.

Les mots sont des récipients de la forma mentis, des modalités de la représentation et de la réflexion. Mais ils orientent aussi l’appréhension sensorielle, le « tenu pour vrai » de la réalité qui nous entoure. Rien, en effet, selon le vieil adage scholastique, n’est dans la tête qui n’ait été auparavant saisi par les sens. Durant son séjour au Wissenschaftskolleg de Berlin, stimulé par Ivan, Uwe Pörksen s’était mis à étudier une nouvelle classe de mots, originaires des langages spécialisés de la science et de la technique, mais qui, telles des retombées toxiques, s’immiscent globalement dans les langues courantes : les mots plastiques15. Appartiennent à cette classe des mots comme information, communication, sexualité. Tels des amibes, ils phagocytent des myriades de mots de tous les jours, précis, riches de sens et empreints d’expérience. Ils transforment la multiplicité historique en fausse simplicité, reflètent le monde comme une sphère d’objectivité aperspective livrée aux experts ; habités par un impératif d’objectivation, ils donnent l’impression d’avoir des référents réels et transforment ainsi le monde en sous-produit de laboratoire.

Ivan Illich était maître dans l’art d’amener toutes les eaux à ses moulins. Il reprit l’analyse d’Uwe Pörksen, mais la canalisa vers une critique du temps présent. Pörksen voulait montrer comment les mots `plastiques balayent les résistances de la réalité à l’arrogance des planificateurs. Pour Ivan, ce n’est pas la violence sociale de la langue bureaucratique qui était au premier plan, mais leur sinistre pouvoir de désincarnation des hommes et leur capacité de détruire la chair du monde. À être prononcés dans une conversation, les mots plastiques ont un effet désincarnant comparable à celui de la technique moderne. Lorsque, dans un débat public, quelqu’un l’apostropha en lui reprochant de ne pas vouloir communiquer avec lui, Illich rétorqua que, quand il parlait, il n’était pas un transmetteur d’« informations » ou de « communication ». Même devant de grands auditoires, il refusait de s’adresser à ses auditeurs à travers un haut-parleur. Le flux de mots plastiques aseptisés de tout sens charnel dans la bouche d’un présentateur public était pour lui analogue au registre sans corps du son des haut-parleurs qui répriment la position de la voix, sa respiration, ses emphases, son timbre. Pörksen se confrontait à la « mathématisation » de la langue de tous les jours, Ivan Illich à la destruction de l’homme et du monde dans le système technique. Lorsque les circonstances menacent de me transformer en transmetteur de techno-bavardage, mieux vaut me taire.

Au cours de ces années, Ivan Illich voulait analyser les formes techniques, évidemment anthropogènes, à travers lesquelles les hommes deviennent des abstracta et le sens du monde perd sa densité. C’est pourquoi, après les mots plastiques, il se mit à étudier l’effet désincarnant des diagrammes, ces représentations graphiques d’abstractions se présentant visuellement comme des colonnes, des assiettes, des courbes ou des tranches de cercle qui envahissent de plus en plus les textes. Uwe Pörksen a écrit un livre sur ces visiotypes16 qu’il définit comme « le mobilier de visualisation » d’entités abstraites, de constructions. Pour Pörksen, ce sont des résumés graphiques d’édifices entiers de savoirs qu’ils rendent invisibles. Ivan Illich voulait les comprendre comme des signes sans auteur qui rendent le lecteur compatible avec le système. « Regarde, dit le diagramme en colonnes, c’est ainsi que croît la population de l’Inde, un, deux, trois millions de plus ! Au secours ! » Mais un ou deux millions de plus est un agrégat d’un ou deux millions de têtes abstraites, jamais des gens réels. Les diagrammes fonctionnent comme des images réifiantes qui produisent des spectres de réalités représentables et illusoirement manipulables. Ces étampes à frapper des pensées et des perceptions conformes au système émettent des affirmations dont Ivan Illich détecta une caractéristique essentielle : elles sont dépourvues de copula, de liaison syntactique. Ce qu’elles « disent » n’a ni sujet ni prédicat ; ce ne sont que des commandements sans auteur ni voix donnés à un regard qui, telle une caméra, enregistre. Dans ses leçons aux universités d’Oldenburg, de Fribourg en Brisgau et de Penn State, Ivan Illich analysa le développement des « images » diagrammatiques et leur contenu épistémique : d’abord abstractions extraites de réalités encore détectables, puis visualisation de pures constructions, ensuite objectivisation de calculs statistiques et d’algorithmes.

Au début des années 1990, Ivan Illich revint sur ces questions en collaboration avec Silja Samerski, une généticienne qui, après avoir terminé ses études, cherchait à mettre à nu les fondements de sa discipline. Ivan Illich voulait comprendre comment le système médical réduit le patient concret en miettes, qu’il distille ensuite en éléments anonymes d’une population clinique calculable. Il suivit avec attention les progrès des recherches de Silja sur la consultation génétique offerte aux femmes enceintes allemandes. La plupart des concepts de prévision statistique – vendus aux patientes comme des « diagnostics17 » – se fondent sur des algorithmes, des calculs de probabilité à partir de caractéristiques qui ne sont celles d’aucun corps concret. Une concrétude déplacée leur est ensuite prêtée conformément à la croyance en l’existence factuelle du gène et en ses pouvoirs18. Nous y reviendrons.

De l’espoir de sauver des restes de ce qui était « vernaculaire » et « commun »

Dans ma carrière, le Genre vernaculaire constitue la charnière entre la critique agressive des cérémonies dégradantes propres aux rituels du développement et une recherche attentive des changements dans les modes de perceptions qui permette de comprendre l’extinction de manières de vivre qui étaient aussi des formes de réciprocité19.

L’invitation, au début des années 1980, à enseigner à Kassel et à Marburg et, avec celle-ci, le retour au parler allemand de son enfance, sont des jalons marquant pour Ivan Illich, le moment où il réajusta sa vision à la signification des morts pour le présent. Afin de gagner un point d’appui pour sa critique des temps présents, il se replongea intensément dans la lecture de textes de ce xiie siècle qui lui était familier depuis longtemps. Jusque-là, quand il avait voulu établir un contraste à la transformation si profonde et brutale qui caractérisait son temps, il s’était appuyé sur les domaines « communs » et « vernaculaires », les orientations et manières de faire « traditionnelles » qui caractérisaient les cultures non européennes, particulièrement celles d’Amérique latine. C’est dans le passé qu’il allait maintenant chercher un point d’appui. Un point de vue, un marchepied, une perspective, une base, non de comparaison, mais de mise en contraste du présent et du passé. Ce n’est que plus tard qu’il découvrit un passage de Droysen qui définit ce qu’il cherchait. Droysen distingue en effet deux attitudes divergentes envers le passé. L’une, attitude d’antiquaire, considère que tout ce qui a à voir avec les temps qui furent est passé alors que, pour l’autre, la mémoire des morts éclaire sans cesse à nouveau le présent, encourageant même certaines personnes à incarner ce qui fut. Ivan Illich était un passionné de la recherche historique aux deux sens du terme : il étudiait les actes et attitudes « spécifiques d’époque » tant de son propre temps que des temps passés, espérant par cela éventer les « traces » et les « restes » de l’autrefois dans l’aujourd’hui. À cet égard, ses études du Moyen Âge européen furent toujours au service de son analyse du présent.

Il faut dire que cette attitude envers le passé est inhabituelle et souvent mal vue, particulièrement dans les milieux académiques. Le fait de prendre au sérieux ce qui, dans le passé, tourne résolument le dos au progrès est balayé d’un revers de main comme étant « romantique » ou ridiculisé comme « anachronique ». Que l’heuristique de l’histoire puisse être un guide vers la connaissance, peu sont prêts à le reconnaître. C’est pourtant le chemin que prit Michel Foucault dans ses derniers travaux, en particulier dans le Souci de soi. Mais la conviction d’Ivan Illich que seul celui qui « tient pour possible une réalité passée peut aussi vouloir se situer historiquement dans le présent20 » provoqua une véritable levée de boucliers à sa première présentation publique du Genre vernaculaire. Aucun de ses arguments n’est tombé à plat comme sa découverte de la complémentarité dissymétrique21 fondamentale à toute culture prémoderne. Dans ses travaux préparatoires à la rédaction du Genre vernaculaire, il avait amoncelé sur sa table tous les acquits disponibles de l’anthropologie sociale et avait de quoi rendre plausible le fait que, dans les cultures prémodernes, les formes de commerce et de possession, les tâches, les lieux et les temps, les manières de parler, les gestes et les perceptions des femmes étaient différents de ceux des hommes.

Dans le Genre vernaculaire, il écrivait :

Par « genre », j’entends la dualité plaçant respectivement hommes et femmes dans des circonstances et conditions qui les empêchent de dire, faire, vouloir ou percevoir « la même chose ». Par « sexe économique », j’entends la dualité qui tend vers le but illusoire de l’égalité économique entre hommes et femmes22.

Cette controverse sur l’illusion de la recherche – créatrice de rareté – de l’égalité sous le régime de sexus conduisait Ivan Illich au constat qu’elle ne pouvait qu’accentuer la discrimination sexuelle et aggraver l’inégalité entre les femmes et les hommes.

Les deux volets de l’argument étaient destinés à être repoussés par une fraction influente du public. Comme la critique des mythes du progrès des années 1970, ils allaient résolument à contre-courant des tendances dominantes. Mais, cette fois, le morceau fut déclaré indigeste, particulièrement par le mouvement féministe naissant avec son engagement à promouvoir l’égalité, et pour lequel la découverte de quelque chose comme une complémentarité dissymétrique plutôt qu’une égalité arithmétique était encore inimaginable.

Au début des années 1980, Ivan Illich avait espéré revenir à l’étude du genre vernaculaire et de son déclin, en particulier à travers l’histoire de la transformation du mariage en un contrat légal et de la neutralité sexuelle de l’âme. Après en avoir élaboré les bases documentaires, il voulut en déléguer l’étude à un ami. Le projet échoua à cause de l’insistance bien légitime de celui-ci à suivre ses propres voies. En 1997, à l’occasion d’un congrès ethnologique sur le thème « féminin-masculin », Ivan Illich et moi reprîmes en duo le thème du genre. Ce que nous voulions montrer, c’est qu’en un monde dont la relationnalité constitutive, le genre, a été détruite, la clé vers sa compréhension réside en la présence incarnée porteuse de sens, en la « somatisation » complémentaire et proportionnelle des êtres vivants et des choses23.

Les eaux de l’oubli – de l’historicité de la matière

« Les fuseaux de la société sont enfouis plus profondément que ses métiers à tisser ou ses ateliers de couture » écrivait Ivan Illich dans le prologue à un essai dans lequel il approfondissait encore davantage l’archéologie des cultures occidentales prémodernes24. L’occasion fut cette fois une invitation à prononcer le discours inaugural d’une festivité censée lancer le projet d’un lac artificiel – un lac d’eaux d’égouts recyclées – en plein centre de la ville de Dallas. Mais, l’eau, qu’est-ce exactement ? Qu’est-ce qui débouchera des réseaux de canalisations urbaines pour alimenter ce lac dit « d’agrément » ? L’« eau » est-elle toujours la même matière – la même étoffe matérielle – a-historique, à Dallas, dans les fontaines des jardins baroques ou dans les eaux divisées du mythe de la Création ? La formule H2O exprime-t-elle ou voile-t-elle sa réalité profonde ? Le chiasme entre l’eau qui gargouille dans les tuyaux des villes modernes et remplirait le lac de Dallas et, d’autre part, l’eau qui, au cours de siècles, imprégna « les espaces intérieurs et extérieurs de l’imagination » occidentale est le thème de cet essai dans lequel Ivan, nageant une fois de plus à contre-courant, remonte jusqu’au discours murmurant de Mnemosyne dans la Grèce pré-homérique et orale. Il suit le lit des eaux à travers l’histoire, non seulement pour raconter ce qu’elles charriaient de métaphores, de rêves et de rites, mais bien davantage encore, pour rendre attentif, sous ces métaphores, ces rêves et ces rites, à quelque chose qui, à de rares exceptions près25, a été passé sous silence : l’historicité de la matière. Cela débouche pour Ivan Illich – avec lui, il ne pouvait guère en aller autrement – sur l’histoire d’une perte qui lui inspire une grande tristesse, celle de la vivacité des courants intérieurs de la perception, asséchés par la canalisation, la mise en tuyaux, l’élaboration industrielle de l’eau et sa transformation en un bien soumis à la rareté, jusqu’à H2O, la ressource rare par excellence, exploitée techniquement et administrée. « Un liquide contrôlé, qui a perdu la capacité de refléter les rêves. » En tant qu’historien, Ivan Illich voulait pointer le doigt vers « la possibilité d’une historiographie des certitudes sensorielles dont est tissée la culture matérielle d’une époque donnée ». Il voulait approfondir et radicaliser la signification de ce qui peut être pensé comme historique26. Étoffe matérielle changeante de l’histoire, permettant d’étendre l’historicité à l’eau, au corps, à l’espace en tant que modalités matériellement spécifiques de l’expérience. C’est pourquoi ce livre traite aussi du contraste entre les lieux d’habitation vivants et l’espace cartésien isotope, uniforme et régulier ou de celui entre les bas quartiers puants mais combien animés de Rio de Janeiro et l’utopie, née au xixe siècle, d’une ville désodorisée, ou encore entre l’aura corporelle dans laquelle on peut vivre et l’extermination chimique des odeurs dans la salle de bain hygiénique moderne. Ces contrastes, esquissés par Ivan Illich en courts paragraphes, ont été repris et concrétisés par Jean Robert, l’un de ses plus vieux amis, architecte et historien, dans ses inimitables recherches sur l’histoire de la maison, des sites et des villes. L’histoire de l’espace de Robert fait le pont entre les rives de la brèche ouverte par le radicalisme sémantique d’Ivan, entre « lieu » et « espace », entre « habiter » et « être parqué, comme dans un garage27 ».

Ruptures dans l’histoire des perceptions sensorielles

À partir du début des années 1990, Ivan Illich se mit à travailler avec Lee Hoinacki et Carl Mitcham à un projet d’élucidation de l’historicité de la technique à travers un examen des changements de signification de l’« outil ». À cette occasion, il reprit une ligne de recherche qu’il avait ouverte des années auparavant avec ses réflexions sur Milman Parry et Walter Ong : le relâchement de la force du discours oral antique en tant qu’art de la mémoire sous l’impact de l’érudition alphabétique28.

L’invitation de Ludolf Kuchenbuch à rédiger un cours sur l’histoire du texte29 mit Ivan Illich sur la piste du Disascalicon d’Hugues de Saint Victor, le premier traité sur l’art de lire. La distance maintenue par Ivan Illich envers les nouveaux médias ainsi que sa thèse centrale sont explicitées dès l’introduction30. Son thème est l’invention, au xiie siècle, d’une chose toute nouvelle : un texte qui peut être (mentalement) détaché de son support matériel et constitue pour autant un pas décisif vers la genèse de « la communication sans voix dans l’espace virtuel » grâce à une série de techniques invraisemblables à l’époque telles que la séparation entre les mots, le titre et le sous-titre, les parties soulignées et les renvois à des notes interlinéaires ou marginales. Toutes ces innovations dans les techniques du scriptorium n’ont pas échappé à l’œil perspicace de bien des chercheurs, dont certains les ont même étudiées à fond. Mais le regard qu’Ivan Illich portait sur elles avait quelque chose d’unique : pour lui, elles témoignaient d’une rupture dans l’histoire de la piété, mais elles indiquaient aussi un point d’inflexion à partir duquel la relation entre l’œil et l’oreille fut soumise à un nouvel ordre. Bien que les deux ruptures soient indissociables, je me limiterai à commenter la seconde.

Les choses « font » nos habitudes à travers notre relation à elles, relevait Ivan Illich dans le Genre vernaculaire. Elles s’incorporent à nous, devenant notre « seconde nature ». Un changement profond dans l’éthologie de la lecture intervenu au xiie siècle était pour Ivan Illich la clé d’une rupture profonde dans les habitudes sensorielles et spirituelles. Avant cette rupture, les lignes de la page écrite étaient comparables aux espaliers d’une vigne dont le lecteur dégustait les mots comme des fruits en les mâchonnant en murmurant. Après la rupture, la page se transforma en un texte structuré optiquement qui pouvait être lu silencieusement. Au temps de la « vigne du texte », lire avait été une activité psychomotrice qui faisait intervenir tous les sens et les nourrissait : l’œil et l’oreille, le geste et le cœur. La sagesse de Dieu était accessible à travers la dégustation, la manducation, la rumination, la répétition charnelles de Sa Parole, son intériorisation haptique. Ici, la réflexion d’Ivan Illich fut stimulée par les écrits d’un original injustement oublié, le jésuite Marcel Jousse, qui avait observé le balancement rythmique de tout le corps des jeunes lecteurs dans les écoles traditionnelles juives et musulmanes du Moyen-Orient. « Lire était une assimilation haptique et psychomotrice des mots, une activité bruyante, toujours31. » Avant l’invention du texte sans voix, la page était avant tout un moyen acoustique de manifestation sonore et d’assimilation charnelle de la parole divine. « Lire était un acte d’obéissance, d’écoute obéissante de la voix de la sagesse qui monte des lignes. »

La recherche de la relation entre les sens orienta les travaux des années 1990 à Brême, époque durant laquelle l’amitié de Matthias Rieger, son élève musicologue et batteur de tambour, encouragea magnifiquement Ivan32, qui se considérait lui-même « peu musical ». Tous deux se mirent à lire la Poétique d’Aristote, un texte qui marque un seuil dans l’histoire des sens, comme en témoigne le débat du philosophe quant à savoir si c’est par l’écoute ou par le regard que la tragédie forme le mieux le spectateur. Aristote n’avait pas oublié la force de la parole orale qui émeut intérieurement par son rythme, son intonation et sa mélodie et incite à la participation et la sympathie. Il y a dans son écoute une assimilation mimétique, un « rendre semblable », éprouvés haptiquement, dans la chair, entre ce qui se passe intérieurement chez le vis-à-vis et en soi-même.

Plusieurs cycles des « lectures de Brême » ainsi que les travaux des plus assidus collaborateurs du groupe « Pudel33 » tournaient autour de la relation entre les sens internes et externes, le jeu entre le cœur et la tête, abordant avec ces questions une tache aveugle de la vision historique : la disparition du sens commun à l’époque moderne. Les Anciens allaient jusqu’à supposer l’existence d’un organe physique situé dans la tête, siège du sensus communis, qui était aussi l’organe de la convenentia, la perception adéquate, proportionnelle des choses. Ivan Illich incita ses amis à étudier la proportionnalité entre tous les êtres avant le commencement de son déclin à l’aube des temps modernes34. C’est dans ce contexte qu’au cours de l’hiver 1999-2000, il commenta la parabole du Samaritain qui, poussé à la sympathie par un mouvement dans ses entrailles, se tourne vers le juif tabassé et blessé dans le caniveau et le reconnaît comme son prochain. Sous-tendant souterrainement tous ces thèmes, la question, toujours plus urgente, du destin des sens intérieurs, de la synesthésie et de sa paralysie technogène au cours de la marche à la modernité.

De l’ascèse du regard: de la personne qui regarde à l’œil qui enregistre

L’étude des transformations de la page au xiie siècle avait mis Illich sur la piste d’un thème fécond : la dissociation de la synesthésie, du jeu mutuel des sens, la subordination croissante de l’oreille à l’œil et le déclin du sens commun sous le monopole de la « communication » optique du savoir.

Avec toute sa force, le terme allemand de Gesichtssinn, qui peut être traduit comme « sens de la vue », mais où le mot Gesicht signifie tant l’acte de voir que ce qui est vu – la vision et le visage, visio et visibilia –, m’offre un premier point d’attaque. En effet, dans la culture occidentale, cette relation ou « relationnalité » entre l’activité de l’œil et l’aspect visible du monde fut jusqu’au xviie siècle un fait d’expérience, une certitude sensorielle, bien que ce fût au cours de ce même siècle que la construction perspective de l’image et le télescope de Galilée commencèrent à humilier le regard haptique, qui se jetait sur les visibilia pour les saisir. Au début du siècle suivant (en 1609), l’astronome allemand exilé à Prague, Jean Kepler, entreprit une étude de la réfraction des rayons visuels dans les milieux vitreux et aqueux qui lui servit à démontrer que ce ne sont pas les rayons émis par l’œil qui saisissent l’aspect visible de la réalité extérieure, mais que l’œil est pareil à une camera obscura au fond de laquelle les rayons lumineux, suivant les lois de l’optique et sans participation active de la personne, projettent une image du monde. Quelques décennies plus tard, Descartes monta une expérience pour prouver cette nouvelle théorie, utilisant l’œil d’un bœuf mort comme une camera obscura. Kepler put encore écrire que le monde se copiait picturalement lui-même sur la rétine et que l’acte de voir n’était pas différent de la contemplation d’une image (ita visio, ut pictura). Mais il n’avait pas encore perdu complètement le sens du caractère actif de la contemplation et du regard qui se jette vers les choses et les saisit. Le sens de la vision est encore pour lui un petit portraitiste qui trie les vues du monde et les apporte le plus rapidement possible et par le plus court chemin dans l’œil et, de là, va les soumettre au jugement du sens commun. Il n’en reste pas moins que Kepler pava le chemin vers une « désanthropomorphisation » du sens optique, une déshumanisation du sens de la vision, au déclin documenté scientifiquement et objectivement démontré de la personne au regard actif au profit d’un œil désincarné, processeur passif d’images35.

Mais pourquoi s’attarder sur cette histoire archiconnue ? Quelle est sa signification en dehors de l’histoire de l’optique ou de la neurophysiologie ? Entre 1989 et 1995, Ivan Illich rassembla tout ce qu’il put trouver dans les ouvrages d’histoire de la science et de la médecine, d’histoire de l’art et des religions en préparation d’un livre sur l’histoire du regard. Il ne lui fut pas donné de le terminer, mais il nous laissa deux essais et une grande quantité de notes et d’esquisses inédites. Il ne cessait de modifier l’angle de sa vision afin de révéler chaque fois un nouvel aspect historique de l’acte de regarder36. L’histoire de regard « palpant » ou haptique de l’Antiquité ainsi que les controverses entre les Églises orientales et occidentales sur le statut de l’image bien avant le Schisme d’Orient lui servirent de plateforme d’où clamer l’urgence, aujourd’hui, d’une éthique du regard. Il en trouva par exemple un précédent dans le concept de nepsis (vigilance) de Nemesius d’Éphèse qui recommande la chasteté du regard et l’éventuel renoncement à regarder. L’hégémonie des techniques productrices et manipulatrices d’images et de visualisation sur l’expérience quotidienne moderne – qu’il s’agisse d’écrans omniprésents, de tabelles, d’encadrés, de diagrammes – l’incita à aborder la « spécificité d’époque » du regard et à se consacrer à l’étude de l’opsis sans se laisser contaminer par les concepts de l’optique. Cela le conduisit à suivre la piste et à distinguer entre elles les formes traditionnelles de l’opsis (« regard » en grec) telles que la « pâture de l’œil », la contemplation, l’action de « jeter un regard », de « lorgner », d’« observer » et à en contraster les modalités historiques successives avec ce que fait, aujourd’hui, l’œil enregistreur et processeur d’information sous commande médiatique. Il interprétait la télévision comme un instrument d’instruction du regard à travers des exercices quotidiens. Tout un groupe d’amis accompagna Ivan Illich dans cette aventure. Gunhild Pörksen, qui se dédie depuis de nombreuses années à l’étude du sens visuel chez Paracelse37, apporta ce qu’elle avait appris du « feu oculaire » dans l’œuvre de cet auteur. À Brême, Ivan Illich bénéficia des conseils de Heinz Buddemeier, un critique extrêmement courageux du regard instruit par la télévision38. Quant à Mère Jerôme (Mushka Nagel), une bénédictine amie d’Ivan Illich depuis la jeunesse de celui-ci, elle présenta ses recherches sur la nepsis médiévale. Lee Hoinacki, latiniste, était toujours disposé à préciser les questions de linguistique latine, voire à nous entraîner dans l’art de la lecture scholastique. Au cours de séances que je n’oublierai jamais fut rédigée, dans une cabane des bois de Pennsylvanie aux superbes feuilles automnales, une première version anglaise de l’essai sur l’histoire du regard.

Au-delà de Némésis médicale

Lorsque Ivan Illich écrivait Némésis médicale, son livre le plus célèbre, publié en 1976, il ne pensait pas tant mettre en cause le système médical que faire une contribution à l’économie, proposant à cette discipline les concepts de monopole radical et la distinction conceptuelle entre trois niveaux de contre-productivité39. Ce qui personnellement me dérange encore dans ce livre est précisément qu’Ivan Illich l’ait présenté comme une thèse économique qu’il aurait tout aussi bien pu illustrer avec les exemples de la distribution du courrier ou de la circulation des nouvelles. Depuis le début, cette mise sur un même plan de la « poste » et de la « médecine » me parut douteuse. Et plus j’y réfléchissais, plus me paraissait boiteuse la comparaison entre les embarras toujours plus fréquents dans le transport des lettres et des colis et le traitement iatrogène de personnes. Mais, par-dessus tout, ce qui m’irritait était l’apparente surdité d’Ivan Illich à la force de frappe symbolique des institutions de services médicaux. À cette époque (1976), la « matière » que la médecine a transformée en l’espace de quelques générations, c’est-à-dire le corps, ne pointait pas encore à l’horizon de sa critique des institutions.

La difficulté à aller plus loin que cet ouvrage se présente sur plusieurs niveaux, l’un étant le fait que les études d’Ivan Illich sur le corps ne sont, bien intentionnellement, pas concentrées dans ses écrits sur la médecine, mais éparpillées partout, que ce soit dans un discours sur la « vitesse40 », un essai sur « la proportionnalité dans la pensée de Leopold Kohr41 », un autre sur le « sens commun », dans ses lettres à ses amis, ou dans des notes pour ses causeries à l’université de Brême, dont on peut trouver un reflet dans les travaux de ses amis, les Pudel. Il faut dire par ailleurs qu’on trouve déjà le germe de ses intuitions sur la somatisation du lieu dans ses premiers travaux sur l’« habiter42 ». Mais je dois refermer la parenthèse sur ces intuitions dispersées pour me concentrer sur un point crucial qui, sous sa plume, prit la forme d’une autocritique43.

Lorsque Ivan Illich s’attela à Némésis médicale en 1975, il n’avait pas encore compris que l’usage de termes empruntés à l’analyse de systèmes, la cybernétique et l’informatique, même s’il en usait en dehors de leur champ d’application, c’est-à-dire comme de métaphores, ruinait ses intentions. Ce livre, comme d’ailleurs d’autres de ses premiers essais, est rempli de catégories inspirées par la technologie de l’information et la pensée systémique comme « intensité », « programme culturel », « input-ouput », « guidage ». Ce n’est qu’à la fin des années 1980 qu’il prit conscience du mauvais usage de ces termes, suite aux avertissements de Kostas Hatzikyriakou, son ami mathématicien grec. C’est lui qui enseigna à Ivan Illich que les concepts tirés de l’informatique ne se prêtent pas à servir de métaphores, tout simplement parce que la matière et la forme sont inséparables44. L’entêtement d’un auteur à les utiliser comme telles ne peut que réduire les femmes et les hommes concrets à des sous-systèmes programmables, même si cet auteur a des intentions exactement opposées45. When process becomes substance – telle pourrait être la définition de cette erreur –, les concepts programmatiques informent toute matière ou réalité qu’ils prétendent décrire cybernétiquement, c’est-à-dire, utilisant le verbe in-former dans le sens propre de « donner forme », qu’il leur impose un sceau cybernétique qui éteint leur nature propre.

Mais un second tournant conduisit plus loin. À l’époque de Némésis, Ivan Illich pensait encore que la critique des institutions instrumentales était suffisante pour révéler leur contre-productivité. C’est pourquoi il avait successivement analysé les écoles, les hôpitaux, comme des outils ou des instruments culturels considérés sous l’angle de leurs buts affichés, leurs effets, principaux et secondaires, etc. Ce ne fut que plus tard, en conversations avec Kostas Hatzikyriakou et Bill Arney46, qu’il se rendit compte que, pour approfondir la critique des institutions modernes, il était nécessaire de passer par une critique de la logique algorithmique transmise par la participation rituelle aux institutions. Il comprit alors que la médecine, au-delà de son instrumentalité spécifique, en synergie avec d’autres agences de services fonctionnant de manière analogue, tend à transformer la pensée, les représentations, les perceptions et surtout la perception de soi-même en fonctions soumises à des commandes.

L’école paralyse la curiosité et la joie d’apprendre, la médecine éteint l’art de souffrir, argumentait Illich au début des années 1970. Dans la critique de l’école, par exemple, il s’agissait de dénoncer l’expropriation des capacités autonomes d’apprendre, de savoir et de connaître. Mais le pouvoir des experts a changé de nature depuis lors. Ce n’est pas, ou plus, ainsi qu’on peut s’attaquer – en tant que contreproductives – à la lugubre productivité des fonctions de commande des institutions de prestations de services : leur capacité d’adapter les hommes et les femmes au monde technogène en leur offrant des catalogues de choix, d’options, de chances et de décisions. Le contenu de ces choix et options est en définitive indifférent, parce que leur forme les rend tous compatibles avec le système. La « fureur pédagogique quotidienne », selon l’expression de Johannes Beck, a rompu ses digues47 « pédagogiques » et inondé la société entière48. Dans la mesure où Ivan Illich devenait plus conscient de la nécessité d’analyser la société comme un « système opérationnel », il voyait plus clairement se dérouler une expérience sans précédent : la (re)construction de l’homme lui-même en un sous-système adaptable et flexible. Il comprenait désormais la propagande pour l’éducation à vie comme l’expression d’une arrogance impudente et immorale, le projet monstrueux de rendre chaque étape de la vie dépendante de séances de conseils offrant comme des options disponibles des profils de risques et des probabilités statistiques.

Le contact avec les professionnels d’antan ne laissait pas seulement son empreinte sur les sens, mais, plus fondamentalement, sur la forme du rapport à soi-même. Aujourd’hui, le « sujet » lui-même est toujours plus fréquemment invité à s’adapter systémiquement lui-même dans ses orientations les plus intimes. La liberté, le choix, les possibilités, le rapport à l’avenir de tout individu sont redéfinis de telle manière qu’ils correspondent aux options offertes par le système. Sajay Samuel, un ami proche et un connaisseur des politiques publiques et de leur logique, entreprit l’étude de cette transformation des institutions et des experts. Il clarifie leur fonction dans la transformation de l’homme en un « entrepreneur de lui-même » calculateur et responsable de sa propre intégration dans le système49. Sajay Samuel veut rendre attentif au fait que la liberté a été remodelée dans un moule qui associe la croissance des catalogues d’options des clients à un contrôle croissant sur lui de la part des experts et des producteurs. Ivan, pour sa part, en vint à décrire la médecine et le système de santé comme une « tentative de calcul optimal des chances de gain et des risques de perte dans un jeu de hasard50 », s’en remettant, pour la poursuite de ses travaux sur ce thème, aux études de Sajay sur la tyrannie des experts et à la recherche de Silja Samerski sur le pop-gene, ce gène qui, lorsqu’il est lâché dans le langage quotidien, désincarne la référence au « moi » et le rapport à soi-même considéré comme le résultat d’un programme.

Glanage après moisson

Le parcours tel qu’il est reconstitué ici ne définit pas une séquence logique, mais bien plutôt une spirale creusant progressivement sa trajectoire vers ce qui est le plus fondamental51 : de la polémique contre les promesses des institutions de service et la critique de leur emprise sur la société par leurs liturgies quotidiennes à l’expropriation de l’homme dans toutes ses activités vitales par le « milieu technique ». Et, de là, à sa compréhension que la manie technogène du Progrès défigure et paralyse : la parole devient communication ; la liberté d’aller où l’on veut, transport ; le chez-soi, un garage ; la mort, une décision d’interrompre la consommation médicale. Sous l’impact de l’accélération et de l’intensification de la destruction qu’il dénonçait dans les années 1970, il confondit parfois les registres. Avec le temps, une critique sociale qui se voulait pratique se radicalisa en renonciation personnelle à tout pouvoir. Il avait compris que ce n’est pas tant des techniques et des institutions qu’il faut nous libérer, mais des représentations et des modes de perception qu’elles génèrent. Cela le conduisit à modifier son approche et à rejeter les langues de bois de la modernité. Il se tourna vers l’histoire, celle du corps, de la perception, des sens. En dernière instance, il affronta la question du destin de ce qui dit « je ». Quel est, aujourd’hui, le point de fuite du « moi » ? C’est toujours plus profondément qu’il cherchait ses points d’appui. Ce qu’il voulait mettre radicalement en débat était parfois difficile à mettre en mots : la « relationnalité » ontique de l’être commune aux époques du passé, la proportionnalité et le sens commun de ce qui est bon, qui convient et est adéquat en tant que caractéristique de la conditio humana. Et toujours, cette tendance à voir en avant et en arrière, à suivre de manière critique les derniers développements des logiciels informatiques, comprendre comment les gens étaient rendus compatibles au système, et à fréquenter ses amis du xiie siècle et ses lointaines connaissances, les déclamateurs lyriques de la Grèce archaïque. Et toujours ce courage de se réjouir de la prochaine conversation avec les amis, cet espoir qu’il allait y apprendre quelque chose qu’il ignorait encore.

Ce n’est qu’en apparence qu’Ivan Illich change de thèmes, car c’est toujours à la chaîne de son propre métier qu’il entrecroisait les fibres de la trame de ces conversations, les tissant en un tapis de couleurs chaque fois différentes, mais toujours semblable à lui-même. À mesure que croissait le savoir nouveau, les savoirs anciens n’étaient pas écartés, mais venaient les enrichir et fortifier, préciser les intuitions. Mais en même temps se modifiait la position de ses intuitions quant à ce qui lui apparaissait alors le plus fondamental : l’intérêt pour l’école le mena à l’histoire de l’écrit et du texte, à la perte de réalité du monde sous l’impact de la diagrammatique, à homo systemicus, l’homme en tant qu’élément autoprogrammé d’un agglomérat statistique.

Une caractéristique essentielle du style de vie d’Ivan, de cette manière unique d’encourager les autres à la réflexion, était sa capacité de polariser sémantiquement. Ce « radicalisme sémantique » était un défi implacable à la clarification du point de vue de l’interlocuteur, à la précision conceptuelle.

Rétrospectivement, ce qu’Ivan Illich attendait au point de croisement de toutes ces tangentes, toujours liées à des conversations amicales et des idées reçues comme des cadeaux, devient toujours plus clair. Je veux dire qu’il cherchait à se situer dans le point de fuite du « moi » en considération du « toi », où la dévotion libre et aimante à l’autre, celui que je reconnais et accepte comme mon prochain redevient possible. Le « moi » se voit au miroir de la pupille du « toi » en présence visible du prochain. C’est en cela qu’il voyait le seul chemin, la seule sortie hors de l’Absurdistan du temps présent. Ivan Illich cherchait toujours, comme ami, comme maître, à vivre dans chaque rencontre la bonne nouvelle du don confiant et amoureux à l’autre52. Il avait espéré pouvoir faire quelque chose au sujet de l’inversion de cette espérance – particulièrement par l’Église – en l’institutionnalisation de l’amour en services53.

La réalité moderne, globale, mondiale, « catholique » au sens étymologique […] l’état apocalyptique de nos pensées, sentiments et perceptions ne peuvent être compris que par qui croit à la réalité de la bonne Nouvelle54.

Pour conclure, je voudrais reprendre ce passage de l’évangile de Luc, choisi par mère David (Osb) et mère Jérôme (Osb) en pensant à Ivan :

Je suis venu apporter le feu sur la Terre et comme je voudrais qu’il fût déjà allumé.

(12, 14)
  • *.

    Ce texte a tout d’abord été présenté à Brême le 7 février 2003 à l’occasion de la journée d’adieux à I. Illich ( »Symposium für Ivan Illich zum Abschied« ), sous le titre : »Ivan Illich – Jenseits von Medical Nemesis (1976) – auf der Suche nach den Weisen, in denen die Moderne das “Ich” und das “Du” entkörpert« .

  • 1.

    I. Ilich, Némésis médicale. L’expropriation de la santé (1975), dans Œuvres complètes, vol. 1, Paris, 2005, p. 581-786.

  • 2.

    Thierry Paquot, « Adieu à Ivan Illich, le penseur vagabond », Le Monde diplomatique, 2 janvier 2003, p. 2.

  • 3.

    I. Illich, le Genre vernaculaire, Paris, Le Seuil, 1983.

  • 4.

    Id., Du lisible au visible, Paris, Cerf, 1991.

  • 5.

    David Cayley, Entretiens avec Ivan Illich, Québec, Bellarmin, 1996. Au cours des années 1980, Cayley réalisa une série d’entretiens avec Ivan Illich pour la radio canadienne (Cbc).

  • 6.

    Lee Hoinacki, Jean Robert, Wolfgang Sachs, Johannes Beck, Lenz Kriss-Rettenbeck, Uwe Pörksen, Ludolf Kuchenbuch, David Cayley, Carl Mitcham, Sajay Samuel, Matthias Rieger ainsi que Mushka Nagel (Mère Jerôme Osb), Valentina Borremans, Ruth Kriss-Rettenbeck, Marianne Groenemeyer, Silja Samerski, Samar Farage et moi-même.

  • 7.

    Siège de la seconde université de l’État de Pennsylvanie aux États-Unis.

  • 8.

    Wolfgang Sachs, The Development Dictionary. A Guide to Knowledge as Power, Londres, 1992.

  • 9.

    I. Illich, “Needs”, dans W. Sachs, The Development Dictionary…, op. cit., adapté en français sous le titre « L’histoire des besoins », dans I. Illich, la Perte des sens, Paris, Fayard, 2004, p. 88-101 ; Marianne Groenemeyer, “Helping”, dans W. Sachs, The Development Dictionary…, op. cit., p. 53-69.

  • 10.

    W. Sachs,  »Der blaue Planet. Zur Zweideutigkeit einer modernen Ikone« , Scheidewege, 1993-1994, 23, p. 168-189 (« La planète bleue, de l’ambiguïté d’une icône moderne ») ; id.,  »Satellitenblick. Die Ikone vom blauen Planeten und ihre Folgen für die Wissenschaft« , J. Braun et B. Joerges (ed.), Technik ohne Grenzen, Frankfort-sur-Main, 1994, p. 305-346 (« Le regard satellital. L’icône de la planète bleue et ses conséquences pour la science »).

  • 11.

    Barbara Duden, Der Frauenleib als Öffentlicher Ort. Vom Missbrauch des Begriffs Leben, Hambourg, 1991, Francfort-sur-Main, 1994 (le Corps de la femme comme lieu public. Du mesusage du concept de vie).

  • 12.

    I. Illich, « La construction institutionnelle d’un nouveau fétiche », dans Œuvres complètes, vol. 2, Paris, Fayard, 2005, p. 935-952.

  • 13.

    I. Illich, le Genre vernaculaire, op. cit., p. 14.

  • 14.

    D. Cayley et I. Illich, Conversations, House of Anansi Press, 1992, p. 172.

  • 15.

    Uwe Pörksen, Plastikwörter. Die Sprache einer internationalen Diktatur, Stuttgart, 1988 (trad. anglaise, Plastic Words. The Tyranny of a Modular Language, State College, PA, l995).

  • 16.

    U. Pörksen, Weltmarkt der Bilder. Eine Philosophie der Visiotype, Stuttgart, 1997 (le Marché mondial des images. Une philosophie des visiotypes).

  • 17.

    Voir infra, Silja Samerski et Ivan Illich, « Critique de la pensée du risque », p. 204-210.

  • 18.

    Silja Samerski, Die verrechnete Hoffnung. Von der selbstbestimmten Entscheidung durch genetische Beratung, Münster, 2002 (l’Espérance calculée. De la décision autonome en consultation génétique) ; id.,  »Die Freisetzung genetischer Begrifflichkeiten« , dans Theo Steiner (ed.), Genpool. Biopolitik und Körperutopien, Vienne, 2002 (« Le lâcher public de conceptualisations génétiques », dans Pool génétique et utopies de corps).

  • 19.

    I. Illich, Genus (2e éd. de la version allemande du Genre vernaculaire, avec une introduction inédite en français), p. 8.

  • 20.

    Citation tirée d’une esquisse d’Ivan Illich pour un projet de recherche, 2001-2002.

  • 21.

    Voir I. Illich et D. Cayley, la Corruption du meilleur engendre le pire, Arles, Actes Sud, 2007, p. 265.

  • 22.

    I. Illich, le Genre vernaculaire, op. cit., p. 18.

  • 23.

    B. Duden,  »Der Genus und das Objekt der Volkskunde« , dans Christel Köhle-Hezinger, Martin Scharfe, Rolf Brednich (eds), Männlich/Weiblich. Zur Bedeutung der Kategorie Geschlecht in der Kultur, Münster, 1999, p. 66-74 (« Le genre en tant qu’objet de l’ethnographie », dans Masculin/Féminin. De la signification de la catégorie « genre » dans la culture).

  • 24.

    I. Illich, H2O, les eaux de l’oubli (1984), dans Œuvres complètes, vol. 2, op. cit.

  • 25.

    Par exemple Gaston Bachelard, l’Eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, José Corti, 1942.

  • 26.

    Thème qu’en collaboration avec I. Illich, j’ai repris dans mon livre Geschichte unter der Haut. Ein Eisenacher Arzt und seine Patientinnen um 1730, Stuttgart, 1987 (Histoire sous la peau. Un médecin d’Eisenach et ses patientes vers 1730). Ce livre reflète ma découverte d’une archéologie des fluides, des humeurs dans l’expérience vivante de la matière au cours de l’histoire.

  • 27.

    Jean Robert, Raum und Geschichte, 3 vol., Studienbrief pour la Fernuniversität de Hagen, Hagen, 1998.

  • 28.

    Ivan Illich, Schule ins Museum. Phaedros und die Folgen, Bad Heilbrunn, 1984, p. 39 (l’École au musée. Phèdre et ses conséquences).

  • 29.

    Voir Ludolf Kuchenbuch, Alteuropäische Schriftlichkeit. Einführungskurs in die Ältere Geschichte. Studienbrief an der Fernuniversität Hagen, 9 vol., 1986 ; id.,  »Sind mediävistische Quellen mittelalterliche Texte ? Zur Verzeitlichung fachlicher Selbstverständlichkeiten« , dans Hans-Werner Goetz (ed.), Die Aktualität des Mittelalters, Bochum, 2001, p. 317-354 (« Les sources des médiévistes sont-elles des sources médiévales ? Sur l’historisation de certitudes professionnelles », dans l’Actualité du Moyen Âge) ; id. et Uta Kleine (eds), ‘Textus’ im Mittelalter. Komponenten und Situationen des Wortgebrauchs im schriftsemantischen Feld, Göttingen, 2003 (Le « textus » au Moyen Âge. Composantes et situations de l’usage des mots dans le champ sémantique de l’écrit) ; id.,  »Vom Kerbholz zum Text. Schriftpragmatische Studien zum Mittelalter« « Des tailles au texte. Études scriptuelles pragmatiques sur le Moyen Âge ».

  • 30.

    I. Illich, Du lisible au visible, op. cit.

  • 31.

    I. Illich, “Lectio divina dans la haute antiquité et l’antiquité tardive”, dans I. Illich, la Perte des sens, op. cit., p. 163-185.

  • 32.

    Matthias Rieger, Helmholtz Musicus, Darmstadt, 2003, décrit comment la standardisation des tons musicaux selon des paramètres physiques à la fin du xixe siècle remplaça les anciennes harmonies des consonances musicales, parachevant le passage de l’ « homme à l’écoute » à l’humain à l’oreille désincarnée.

  • 33.

    Voir www.pudel.uni-bremen.de

  • 34.

    Samar Farage étudie les divers pouls tels que les concevaient Galien et les médecins arabes. Pour ma part, je mène des recherches sur la krasis, le mélange des fluides sanguins dans l’intérieur humoral du corps vécu propre au début du xviiie siècle, voir B. Duden,  »Die Gene im Kopf, der Fötus im Bauch« , Historisches zum Frauenkörper, Hanovre, 2002.

  • 35.

    I. Illich et B. Duden, « Passé scopique et éthique du regard. Plaidoyer pour l’étude historique de la perception oculaire » (1995), dans I. Illich, la Perte des sens, op. cit., p. 287-326.

  • 36.

    I. Illich, « Surveiller son regard à l’âge du “show” », la Perte des sens, op. cit., p. 187-231.

  • 37.

    Gunhild Pörksen,  »Paracelsus und der Augenschein. Notizen zum ärztlichen Blick« , dans Heinz Schott et Ilana Zingner (eds), Paracelsus und seine internationale Rezeption in der frühen Neuzeit, Leiden, 1998, p. 1-12 (« Paracelse et l’apparence oculaire. Notes sur le regard clinique », dans Paracelse et sa réception au début de l’âge moderne).

  • 38.

    Des innombrables écrits de ce franc-tireur de la vie académique, je ne mentionne que Heinz Buddemeier, Illusion und Manipulation. Die Wirkung von Film und Fernsehen auf Individuum und Gesellschaft, Stuttgart, 1987 (Illusion et manipulation. L’effet du film et de la télévision sur l’individu et la société).

  • 39.

    À mon avis, le seul membre de cette profession qui prit la proposition au sérieux et y répondit est l’économiste français Edmond Malinvaud qui, dans un congrès à Tokyo, déclara ce concept original et complémentaire, bien que très différent des concepts de la théorie française des biens de qualité variable (sous-entendu : avec leur quantité), en particulier celle dite de l’« encombrement » (ndt).

  • 40.

    Ivan Illich, Matthias Rieger et Sebastian Trapp, “Speed? What Speed?”, dans Jeremy Millar et Michiel Schwarz (eds), Speed. Visions of an Accelerated Age, Londres, 1998.

  • 41.

    I. Illich et M. Rieger, « La sagesse de Leopold Kohr » (1994), dans la Perte des sens, op. cit., p. 233-256.

  • 42.

    Voir par exemple ses notes sur la maison kabyle – en référence à Bourdieu – dans le Genre vernaculaire, op. cit.

  • 43.

    D. Cayley, Conversations, op. cit., p. 142 sq. de l’édition originale ; I. Illich,  »Nachwort in Nemesis der Medizin« , Munich, 1995 (postface autocritique sévère inédite en français). B.Duden, “The Quest for Past Somatics”, dans Lee Hoinacki et Carl Mitcham (eds), The Challenges of Ivan Illich. A Collective Reflection, Albany, State University of New York, 2002, p. 219 sq.

  • 44.

    D. Cayley, Conversations, op. cit., p. 124 de l’édition originale.

  • 45.

    Voir la postface autocritique de la dernière édition allemande de Nemesis.

  • 46.

    William Ray Arney, Experts in the Age of Systems, Albuquerque, 1991.

  • 47.

    Voir à cet égard la conférence collective de Johannes Beck, Silja Samerski et Ivan Illich,  »Der verhältnismässige Mensch« lors de la deuxième Conférence européenne sur l’Éducation à vie, Brême, 1999, trad. en anglais comme “The Conditional Human”, dans Peter Alheit et al. (ed.), Lifelong Learning Inside and Outside Schools, Roskilde University, 2000, p. 26-38.

  • 48.

    J. Beck, Der Bildungswahn, Reinbek, 1994.

  • 49.

    Sajay Samuel, “Collective Solipsism”, manuscript pour une causerie à Brême, automne 2000.

  • 50.

    I. Illich, Conférence en italien à Bologne au Symosium Santé, maladie. Métaphores de la vie et de la société, 1998, où il dit « Ne nous induis pas en diagnostic, mais délivre-nous de la mort par la Santé », trad. fr. dans Le Monde diplomatique, avril 1999, 4/5.

  • 51.

    Voir la contribution de Ludolf Kuchenbuch du 4 septembre 2001 lors du 75e anniversaire d’Ivan Illich.

  • 52.

    Lors de la réception du prix pour la Paix et la Culture de la ville de Brême en 1998, Ivan élabora le thème du contraste entre la con-spiratio libre entre amis et la conjuratio. Voir I. Illich, “The Cultivation of Conspiracy”, dans L. Hoinacki et C. Mitcham (eds), The Challenges of Ivan Illich…, op. cit., p. 233-242.

  • 53.

    Voir ses déclarations à David Cayley dans la Corruption du meilleur engendre le pire, op. cit.

  • 54.

    D’une lettre d’Ivan Illich à Sebastian Trapp du 21 avril 2002.