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Ivan Illich lors de son entretien du 19 mars 1972 avec Jean-Marie Domenach (source: INA)
Ivan Illich lors de son entretien du 19 mars 1972 avec Jean-Marie Domenach (source: INA)
Flux d'actualités

La mort d’Ivan Illich

Quand Ivan Illich disparaît en 2002, ses ouvrages ne soulèvent plus le même enthousiasme parmi ses lecteurs que celui qu’ils suscitaient dans les années 1970. Pourtant, ils ouvrent des chantiers théoriques avec lesquels nous n’avons pas terminé.

Il y a vingt ans, le 2 décembre 2002, Ivan Illich mourait durant sa sieste à Brême dans la maison de Barbara Duden. Il avait soixante-seize ans. Le matin même, il avait relu et porté d’ultimes corrections à un article rédigé avec Silja Samerski, « Critique de la pensée du risque », traduit de l’allemand par Jean Robert et publié en août 2010 dans la revue Esprit. Silja était alors une étudiante de Barbara, qu’Ivan ignorait, jusqu’au jour où un de ses textes l’intéressa au point d’entreprendre avec elle la rédaction de cet article.

Dans son édition du 4 décembre 2002, Libération publie une brève d’une trentaine de lignes sur une colonne, « Mort du penseur Ivan Illich », remplie d’erreurs (« né de parents juifs russes », « chantre de la contre-culture », « parlant dix langues »…). Le Figaro lui consacre un article plus étoffé avec une photographie mais, puisant à la même source, il reproduit les mêmes approximations. Le 5 décembre, Hervé Kempf signe, dans Le Monde, un hommage rappelant les temps forts de sa biographie et présente certains de ses livres, avant de conclure : « Ses idées ne sont pas mortes le 2 décembre, elles sont au contraire bien vivantes. » Le même jour, Jean-Pierre Dupuy répond à quelques questions dans Libération avant de donner son point de vue au Monde, le 27 décembre : « Ivan Illich ou la bonne nouvelle ». Celle-ci est la théorie de « la contre-productivité » : « Passés certains seuils critiques de développement, plus croissent les grandes institutions de nos sociétés industrielles, plus elles deviennent un obstacle à la réalisation des objectifs mêmes qu’elles sont censés servir : la médecine corrompt la santé, l’école bêtifie, le transport immobilise, les communications rendent sourds et muets, les flux d’informations détruisent le sens, le recours à l’énergie fossile, qui réactualise le dynamisme de la vie passée, menace de détruire toute vie future et, last but not least, l’alimentation industrielle se transforme en poison. » Le Monde diplomatique me commande un article, « La résistance selon Ivan Illich », qui sort dans son édition de janvier 2003.

C’est peu, à la différence de l’Allemagne et de l’Italie, où ses écrits sont régulièrement cités et où de nombreux amis diffusent ses idées, aussi sa disparition provoque diverses manifestations de sympathie. Le New York Times du 4 décembre évoque « un prêtre devenu philosophe, dont les idées attirèrent les jeunes du baby-boom dans les années 1970 », le Times daté du 3 décembre parle d’un « saint homme », qui a fini sa vie dans « une case en pisé […] aux abords immédiats de Mexico », tandis qu’au Chili, El Mostrador, en fait « un pionnier de la théologie de la libération ». Pour la majorité des journalistes, l’annonce de son décès est une surprise, persuadés qu’il était – pour ceux à qui ce nom disait quelque chose – déjà mort depuis longtemps. Il est vrai que son incontestable succès de librairie concerne une grosse décennie, de 1970 à 1982, et que ses ouvrages et interventions (conférences, entretiens) publiées après retiennent moins l’attention des médias, des universitaires, des militants, du public. Pourtant il a davantage écrit et publié après cette première période, mais les temps avaient changé et « son » public aussi.

Ivan regroupait ses premiers textes sous le titre de « pamphlets » : Libérer l’avenir (Seuil, 1971), Une société sans école (Seuil, 1971), Énergie et équité (Seuil, 1973), La convivialité (Seuil, 1973) et Némésis médicale (Seuil, 1975). Il y dénonce les méfaits d’institutions de services qui ne cessent de réduire l’autonomie de chacun en lui faisant croire au contraire. Ces ouvrages, à l’écriture vive et passionnée, reposent sur une documentation impressionnante, fruit d’un travail collectif mené au Centre interculturel de documentation (CIDOC) installé à Cuernavaca, au Mexique, qui a fonctionné de 1966 à 1976. Plusieurs versions se succèdent avant la rédaction finale par Ivan. Comme celui-ci parlait une quinzaine de langues, ses informations provenaient d’une bibliographie d’une incroyable richesse. Il complète ses « pamphlets », dont le succès en librairie lui assure une renommée internationale, avec Le chômage créateur (Seuil, 1977) et Le travail fantôme (Seuil, 1981) qu’il présente comme des postfaces à La convivialité. Ils sont nettement moins lus et ne soulèvent pas le même enthousiasme parmi ses lecteurs.

Ses ouvrages suivants, pourtant remarquables, ne le sortent guère d’une confidentialité dans laquelle il a été enfermé : ce sont Le genre vernaculaire (Seuil, 1983), H20, les eaux de l’oubli (Lieux communs, 1988), ABC. L’alphabétisation de l’esprit populaire (La Découverte/Boréal, 1990), Du lisible au visible. La naissance du texte (Cerf, 19911), Dans le miroir du passé (Descartes & Cie, 1994) et La perte des sens (Fayard, 2004). Ivan Illich constate, ce qu’il ne pensait pas vivre de son vivant, le passage de « l’âge des outils » à « l’âge des systèmes », qu’il situe approximativement aux années 1980. Ce qui l’oblige à repenser ses propres analyses des institutions et à ouvrir de nouveaux chantiers théoriques sur le genre, les communaux, le vernaculaire, le regard, l’imagination matérielle, le corps, la vie etc., autant dire que nous n’avons pas fini de le lire et de le relire.

 

  • 1. Les Éditions du CNRS annoncent, en format poche et en un seul volume, la parution d’ABC. L’alphabétisation de l’esprit populaire – qui ne figure pas dans les Œuvres complètes, parues en deux volumes chez Fayard en 2003 et 2005 – et Du lisible au visible, en reprenant son titre original, Dans la vigne du texte, pour février 2023. Thierry Paquot termine par ailleurs la rédaction d’une biographie intellectuelle d’Ivan Illich, à paraître à l’automne prochain aux éditions La Découverte.

Thierry Paquot

Philosophe, professeur à l'Institut d'urbanisme de Paris, il est spécialiste des questions urbaines et architecturales, et participe activement au débat sur la ville et ses transformations actuelles. Thierry Paquot a beaucoup contribué à diffuser l'oeuvre d'Ivan Illich en France (voir sa préface à Ivan Illich, La Découverte, 2012), et poursuit ses explorations philosophiques du lien entre nature,…