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Jeanne d'Arc au tribunal

Procès religieux, mais aussi politique, le jugement de Jeanne d’Arc est une image de la conscience face au pouvoir. Mais s’il retient toujours l’attention, au-delà de son importance historique, c’est en raison de sa force dramatique (qui a inspiré Dreyer et Bresson au cinéma) et de la révélation de la personnalité de Jeanne, qui échappe au dispositif judiciaire.

Jeanne d’Arc est l’un des personnages, si ce n’est le personnage le plus connu du xve siècle. Selon Jacques Le Goff, c’est même celui que l’on connaît le mieux, celui sur lequel nous avons les documents les plus authentiques et les plus sûrs. Nous disposons du texte du procès de condamnation, du texte du procès de réhabilitation. Nous disposons des journaux de comptes des Anglais, des correspondances des Anglais, des Bourguignons, de différents membres de la cour et même de Jeanne d’Arc … On a sur cette histoire assez de documents pour interdire les fantaisies. Dans le même temps, c’est aussi le personnage le plus mystérieux du fait de cette vocation étonnante, troublante, qui nous conduit à rencontrer davantage une personne dans son mystère qu’un personnage historique. Pourquoi ce titre « Les procès de Jeanne d’Arc » ? En effet, cette pauvre Jeanne a commencé par avoir à l’âge de 14 ans un procès auprès de l’officialité de Toul de la part d’un amoureux éconduit qui s’est plaint de ce qu’elle n’ait pas honoré sa promesse de mariage, au grand dam de ses parents. Elle a ensuite subi un procès à Poitiers puisque Charles VII, encore seulement connu comme le « petit roi de Bourges », l’a accueillie en la soumettant à un tribunal ecclésiastique qui l’a interrogée pour vérifier le bien-fondé de sa doctrine et l’honnêteté de ses mœurs. Elle a ensuite subi le célèbre procès de condamnation de Rouen en 1431, puis le procès de réhabilitation en 1456, sur une démarche de sa mère, encouragée par Charles VII qui n’avait pas envie de voir son sacre entaché d’une condamnation. Ce procès nous permet de bien connaître la personnalité de Jeanne d’Arc. Enfin, on peut dire que depuis lors elle n’a pas cessé d’être en procès, au moins jusqu’en 1920 où se tient son procès de canonisation. Mais sa personnalité continue d’être en procès.

Nous sommes devant une parole sans ambiguïté qui témoigne d’une personnalité sans ruse et sans anxiété, qui est d’une pleine et entière liberté. Le texte de Rouen nous restitue de manière authentique la parole vive d’une jeune fille de 19 ans, impertinente, libre, intelligente, simple. Il nous la livre dans son opposition à la parole de politiques habiles, intelligents eux-mêmes et soucieux du pouvoir. Ce procès de Rouen, connu depuis sa publication au xixe siècle, laisse entendre directement l’affrontement d’une conscience et d’un tribunal.

La mémoire de l’Occident est fondée sur deux condamnations à mort : celle du Christ, celle de Socrate. Elle est fondée sur deux procès au cours desquels les accusés ne se sont guère défendus ; ils ont eu l’air de ne pas vouloir entrer dans la chicane ni de défendre âprement leur cause. Ils ont même montré l’apparence d’une certaine désinvolture à l’égard de leurs juges. De la même manière que l’Occident naît de la mémoire de Socrate et de Jésus, on peut dire que pour une bonne part, la conscience française naît aussi de la condamnation de Jeanne d’Arc, héroïne et sainte. Ainsi, le fondateur n’est pas le héros organisateur ni le chef qui établit des lois, qui construit une société selon un plan. Le fondateur disparaît dans les fondations. Socrate, Jésus, Jeanne d’Arc sont coulés dans les fondations. Ils n’ont pas fondé au sens où ils auraient promulgué une constitution, organisé une société, donné des textes de référence, une doctrine à laquelle il faudrait se conformer. Ils sont engloutis totalement dans leur propre action, dans le mystère de leur propre action, parce que précisément c’est une action et non pas une fabrication. C’est une action à l’état pur dans laquelle ne reste que l’affirmation d’une conscience libre, sans autre monument que celui de son acte lui-même. En quelque sorte, des gens qui écrivent sur l’eau et ne laissent que leur présence à la fois invisible et inobjectivable. Il est beau que notre mémoire soit fondée sur ces condamnés dont la présence est dans leur absence même, dans le total don qu’ils ont pu faire de soi, sans que ce don soit commémoré par un quelconque monument orgueilleux, un mausolée extérieur. Ils sont morts pour ce qu’ils sont, non pas pour leur programme. Ce sont des morts sans programme. Ils meurent pour ce qu’ils sont, face à un pouvoir qu’au reste ils ne récusent même pas.

Le procès est donc la situation exemplaire de la fondation d’un Occident qui porte au fond la mémoire d’une sorte de manquement originel. Nous sommes sans doute dans la civilisation qui porte la mémoire d’un premier manquement, d’une première élision des paroles originelles et nous ne sommes pas du tout dans une structure politique telle que les philosophes ont pu en rêver. Ainsi, nous sommes fondés sur la mémoire de l’inépuisable liberté de la conscience face au tribunal et sur la mémoire de l’injustification radicale du tribunal.

Encore fallait-il que le tribunal qui les a condamnés soit le tribunal de frères. Il en aurait été différemment s’ils avaient été accusés injustement par un parti étranger. Il faut que ce soient des tribunaux de guerre civile, c’est-à-dire que le tribunal et l’accusé défendent les mêmes valeurs et qu’on puisse répliquer aux Athéniens : mais quel meilleur Athénien que Socrate ? Ce ne sont ni les Perses, ni les Corinthiens qui ont condamné Socrate, mais ce sont les Athéniens. La meilleure manière de mettre en évidence le malentendu, c’est précisément que ceux qui le condamnent défendent exactement les mêmes valeurs que celui qui est condamné. Dans ce malentendu se glisse la différence de l’esprit et de la lettre. De la même manière, on peut aussi dire : quel meilleur Juif que Jésus ? Là encore, Jésus n’est pas condamné par les Romains, par le parti ennemi mais par ceux qui disent la même chose que lui. Et Jeanne est condamnée par l’Église, qui d’ailleurs la canonisera quelques siècles plus tard. Ici aussi on peut dire : quelle meilleure chrétienne que Jeanne ? Il a bien fallu que ce soit un tribunal ecclésiastique qui la condamne pour qu’éclate dans sa pureté la foi de Jeanne, qu’elle éclate encore davantage que si elle avait été condamnée par des païens, des Romains, des méchants brûleurs de chrétiens. La vérité n’éclate dans sa perfection que dans le malentendu qui assigne la place de l’esprit libre. La conscience n’est convoquée à sa pleine liberté qu’en assumant ce tragique suprême qui est le tragique du malentendu : « tu dis la même chose que moi », « je dis la même chose que toi » et je te condamne ou tu me condamnes. Ce malentendu fait apparaître que derrière les mêmes mots il y a d’autres pouvoirs. Nous ne disons qu’apparemment la même chose, comme c’est très sensible dans Platon lorsque Socrate rencontre Anytos qui, comme lui, tient que les sophistes sont des gens dangereux. Or, c’est ce même Anytos qui fera condamner Socrate à mort, précisément en l’assimilant aux sophistes.

Comment mieux dire l’impuissance du tribunal à remplir une autorité morale et, a fortiori, comment mieux dire l’impuissance du tribunal à remplir une quelconque autorité religieuse ? Il est encore plus troublant que ces trois procès soient des procès religieux. C’est-à-dire des procès dans lesquels les pouvoirs s’adossent à l’absolu. De bonne foi. Ce pouvoir s’adossant à l’absolu intervient alors dans l’histoire et le cours des sociétés avec toute la violence de l’absolu. Il n’y a pas une dimension plus violente de l’homme que la dimension religieuse. Je peux relativiser mes goûts mais je ne peux pas relativiser mon rapport à Dieu. Si donc je fais intervenir l’absolu dans le champ du relatif, là, je rends possible la violence maximale. Faire intervenir l’absolu dans le champ du relatif, c’est le mal. Ou plutôt, il faut se demander : s’il doit y avoir un point de passage de l’absolu au relatif, où est-il ? En tout cas, il ne sera pas dans un tribunal.

Le seul point de passage de l’absolu au relatif, c’est la conscience. C’est pour cette raison qu’elle seule est en mesure de renvoyer toute institution à sa relativité. Mais cette conscience ne peut mettre en évidence qu’elle est l’unique point de passage du relatif à l’absolu qu’à condition d’assumer toute sa fragilité. Bien entendu, Jeanne est sainte comme martyre et non comme héroïne. Et il est beau qu’elle soit sainte comme martyre de l’Église. Ainsi, Jeanne ne refuse pas le tribunal mais elle le pose, avec humour en plus, dans son ordre. D’ailleurs il n’y a que l’humour qui puisse faire cela. Il n’y a pas de plus grande solitude que celle de Jeanne, trahie par celui qu’elle a fait sacrer, abandonnée de tous ses amis, dans une geôle infâme entourée de gens décidés à la condamner ; on admire d’autant plus son impertinence coriace qui donne le sentiment d’être en présence d’une parole vive.

Le procès de Rouen

Le texte du procès de condamnation fut noté directement en français par le greffier et cinq copies en latin ont été faites, dont trois nous sont restées. On dispose en outre d’une partie de la copie française par Guillaume Manchon qu’un des notaires greffiers avait gardée. Ce qui nous permet de rapporter pour certains passages la copie française au texte latin et de retrouver ainsi la « voix » de Jeanne que le texte latin perd un peu. La version française livre la voix de Jeanne, écrite par ses adversaires qui ont gardé le texte pour la faire condamner. On n’a, hélas, pas le texte du procès de Poitiers mais on ne désespère pas de pouvoir le retrouver un jour.

L’imagerie de ce procès a beaucoup varié. On a parfois souligné le caractère odieux des juges qui est particulièrement mis en valeur dans le film de Dreyer où l’on voit des juges violents et boursouflés qui vocifèrent aux oreilles d’une Jeanne christique et dolente. Pour contrebalancer l’effet inexact qui consisterait à voir dans les juges de Jeanne des ordures et des gens malhonnêtes, on a surévalué parfois leur caractère de juristes, d’intellectuels de haut niveau. Jeanne est en effet condamnée par un tribunal composé de membres de l’université de Paris dont l’évêque Cauchon est chancelier ; ses assesseurs sont des professeurs de l’université de Paris. Elle a donc devant elle les plus grands théologiens de son temps. Pour partie, le tribunal est composé de représentants de l’Inquisition, qui d’ailleurs se sont montrés discrets puisque, à l’issue de la première séance, le vicaire de l’Inquisition s’est éclipsé, laissant toute latitude aux membres de l’université de Paris. On ne le voit réapparaître qu’à la fin. Elle est donc condamnée par les grands intellectuels de son temps qui sont du parti bourguignon. Sans être ni des corrompus ni des juges intègres, ces magistrats sont à l’évidence manipulés par les Anglais qui ont dicté à l’avance la sentence. Nous sommes donc devant un procès qui a des buts politiques, puisqu’il s’agit de disqualifier le sacre de Charles VII en montrant que celle qui l’a fait sacrer était une hérétique1. Capturée par les Bourguignons, elle n’est pas rachetée très cher par les Anglais, étant donné que le roi de France ne surenchérit pas. L’université de Paris, qui est du parti bourguignon, lorsqu’elle apprend la capture de Jeanne, envoie une lettre au roi d’Angleterre.

Au très excellent Prince de France et d’Angleterre, nous avons nouvellement entendu qu’en votre puissance est rendue à présent cette femme dite la Pucelle, dont nous sommes fort joyeux. Confiants que par votre ordonnance cette femme sera mise en justice pour réparer les grands maléfices et scandales advenus notoirement en ce royaume à l’occasion d’elle au grand préjudice de l’honneur divin de notre sainte foi et de tout notre bon peuple.

La réponse des Anglais est sans ambiguïté :

C’est notre intention de ravoir et de reprendre par devers nous cette Jeanne si ainsi était qu’elle ne fut pas convaincue ou atteinte de cas d’hérésie ou autre touchant notre foi.

Cela veut dire que si elle n’est pas condamnée, les Anglais la récupèrent. La sentence est donc prescrite, non pas par le roi d’Angleterre qui n’avait alors que six ans, mais par le régent Warwick. C’est une telle évidence que la sentence est entendue d’avance que lorsque Jeanne tombe malade en prison, le comte de Warwick fait dépêcher un médecin de peur qu’elle ne meure avant d’être condamnée. La présence anglaise est constante. On a même les livres de comptes des Anglais qui ont offert le 13 mai à tous les juges et assesseurs du tribunal un repas somptueux. Je rappelle que Jeanne mourra le 31 mai. On voit que les Anglais avaient mis les moyens et que l’indépendance du tribunal n’est pas complètement garantie.

Ce procès est marqué par un grand nombre d’irrégularités. En voici quelques-unes. Première irrégularité, Jeanne est incarcérée dans une prison laïque. Relevant d’un procès d’hérésie, elle devrait être incarcérée dans une prison d’Église. Incarcérée dans une prison laïque, elle est gardée par des soldats anglais qui vont tenter d’abuser d’elle. Deuxième irrégularité, elle n’a pas d’avocat, on ne l’éclaire pas sur son procès. Lorsqu’elle veut, selon son droit le plus légitime, en déférer au pape, on ne donne pas suite à sa demande. Enfin, l’acte d’accusation, au regard même du texte du procès, est d’une mauvaise foi manifeste. Ce qui illustre le mieux le caractère prédéterminé du procès, c’est l’épisode assez curieux de l’abjuration de Jeanne. Le 27 mai, devant le bûcher, lors d’une dernière admonestation du tribunal, Jeanne craque, apparemment, et signe une cédule d’abjuration dans laquelle elle renie ses voix, le sens divin de sa mission, dit qu’elle s’est trompée et se remet entièrement à l’autorité de l’Église. Or, les Anglais sont furieux et s’en prennent à Cauchon, qui d’ailleurs par la suite n’aura pas toutes les récompenses auxquelles il aurait pu s’attendre. En effet, devant l’abjuration de Jeanne, Cauchon, obligé d’observer les procédures, est prêt à agir selon sa conscience en ne l’exécutant pas. Alors même qu’elle a abjuré, elle devrait être dans une prison d’Église, mais remise dans la même prison en habits de femme, elle est désormais soumise à une violence accrue de ses gardes, ce qui la conduira à revenir sur son abjuration et à être condamnée et exécutée aussitôt comme relapse.

Ce procès politique utilise des raisons religieuses comme paravent de ses réels motifs.

Combat temporel, combat spirituel

« Dieu était-il pour les Français ? », autrement dit, quel est le rapport entre la mission politique de Jeanne et la dimension religieuse de cette mission. Qu’en est-il de la justesse politique des choix de Jeanne ? Il y a sur ce point des débats toujours ouverts. On peut faire de la politique fiction et se dire qu’après tout il aurait été mieux qu’il y ait un seul roi en France et en Angleterre, que cela aurait fait progresser plus vite l’Europe et mieux défendu probablement la chrétienté. Henri VI avait non seulement autant de titres que Charles VII à faire valoir pour être roi de France mais en plus c’était légalement lui le roi de France. Le choix politique est relatif : c’est le choix d’un camp. La question est de savoir si la sainteté de Jeanne rend saint le camp de Jeanne. Tous les malentendus de tous les Cauchons de toutes les espèces viennent de la conviction que parce que Jeanne était sainte, sa cause était sainte. Alors même que la sainteté de Jeanne relève de l’absolu de la conscience et que la cause, elle, relève de l’incertitude des combats.

Il y a des saints mystiques, des saints professeurs, des saints savants, des saints qui ont toutes sortes de missions, il n’y a pas beaucoup de saints dont la sainteté se soit accomplie dans une mission apparemment guerrière. Cela étonne : peut-elle être sainte cette jeune fille qui a porté l’épée, qui a fait tuer des gens ? C’est d’ailleurs un des objets du procès que de vérifier si Jeanne était violente et haineuse. Car si l’on avait pu la convaincre de cela, on aurait pu la mettre en difficulté. Certes, elle n’aime pas les Anglais, elle les préfère en tout cas hors de France. Dans son village de Domrémy, elle rapporte qu’il y avait un Bourguignon dont elle aurait voulu que la tête fût coupée si Dieu l’avait voulu. Les sympathies de Jeanne vont à la cause du roi de Bourges. Mais est-ce que les sympathies personnelles de Jeanne font partie de sa sainteté ? Suffisent-elles à consacrer et valider la cause qu’elle défend ? Le soutenir, ce serait faire exactement la même erreur que ses juges. En effet, ils tiennent que s’ils peuvent confondre Jeanne du point de vue spirituel, ils discréditent la cause du point de vue humain. Celui qui dit que la sainteté de Jeanne l’accrédite du point de vue humain commet rigoureusement la même faute. L’enjeu est donc bien dans le rapport du temporel et du spirituel.

Pour progresser dans cette question de savoir si Dieu était pour les Français, revenons au texte. On demande à Jeanne si sainte Catherine et sainte Marguerite haïssent les Anglais. Jeanne répond :

Elles aiment ce que Dieu aime et haïssent ce que Dieu hait.

– Dieu hait-il les Anglais ?

De l’amour ou de la haine que Dieu a pour les Anglais et de ce qu’il fait à leur âme, je n’en sais rien mais je sais bien qu’ils seront chassés de France, excepté ceux qui y mourront, et que Dieu enverra victoire aux Français contre les Anglais.

– Dieu était-il pour les Anglais quand ils avaient prospérité en France ?

Je ne sais pas si Dieu haïssait les Français mais je crois qu’il voulait permettre qu’ils soient châtiés pour leurs péchés s’il y en avait en eux.

Sur ce point décisif Jeanne ne cesse de dire qu’elle s’en remet à Dieu. Il est intéressant de voir qu’à aucun moment elle ne met Dieu au service de sa cause. À chaque instant, elle témoigne d’un total abandon et d’une totale confiance en Dieu. Elle n’est pas dans le camp de Dieu et les Anglais dans celui du diable : sa sainteté est celle de son âme, non pas celle de sa cause. D’ailleurs, elle ne défend pas Dieu, elle ne combat pas pour Dieu, elle combat pour son roi. Telle est son œuvre, son travail, dans l’ordre des choses, sa mission relative. Elle peut combattre pour son roi dans l’entière confiance en Dieu, de même que le directeur d’un hôpital chrétien qui défend son hôpital ne combat pas pour Dieu mais pour la liberté et pour son établissement. On lui demande pour la mettre en difficulté :

– Quelle garantie et quel secours attendez-vous d’avoir de Dieu pour ce que vous portez l’habit d’homme ?

Elle répond :

Tant de l’habit que des autres choses que j’ai faites, je n’attends d’autre récompense que celle du salut de mon âme.

Voilà pourquoi nous sommes au cœur du malentendu, les juges et Jeanne disent la même chose. Les juges font un procès politique pour des motifs religieux et sont donc dans la confusion du temporel et du spirituel. Jeanne a une mission temporelle avec une vocation religieuse, elle est dans l’union du temporel et du spirituel. Bien fin qui reconnaît la différence entre la confusion et l’union du temporel et du spirituel ! La confusion du temporel et du spirituel telle qu’instrumentalisée par le tribunal, ou les divers politiques qui ont voulu embrigader Jeanne à leur service et l’union du temporel et du spirituel telle que manifestée dans la conscience cristalline de la jeune Lorraine. Essayons.

Une chose étonne : le récit de la vie de Jeanne apparemment plein de merveilleux ne déploie jamais ce merveilleux dans l’ordre de l’action militaire. Pas de miracle, pas d’ennemi foudroyé, pas de soleil qu’on arrête pour permettre la prise d’Orléans. L’action militaire de Jeanne est une action purement et simplement militaire, indemne de toute intervention extraordinaire. On est bien sûr un peu étonné qu’une jeune fille de 16 ans dirige l’armée, mais elle était en fait assistée par Dunois. C’est ce qui rend détestable tant de ces imageries du xixe siècle qui montrent une Jeanne d’Arc bousculant de manière surnaturelle des hordes de méchants Anglais, précisément comme si elle disposait d’une force surnaturelle pour sa victoire. On sait toutefois qu’elle a changé les habitudes des soldats, les a invités à se confesser, qu’elle a chassé les prostituées des armées, qu’elle a interdit les pillages, qu’elle protégeait les blessés anglais. Si elle n’a pas accompli d’actes merveilleux de guerre, Jeanne a cependant combattu avec des moyens justes et même scrupuleusement justes. C’est ce qui nous permet de comprendre l’insertion temporelle du combat de Jeanne. La mission politique a sa validité dans son ordre, sa justesse propre. Elle a sa validité en ce sens qu’on ne peut pas concevoir que le spirituel soit complètement détaché de toute insertion temporelle, ce qui d’ailleurs ne serait pas possible. La défense d’une terre est sacrée mais la terre n’est pas sacrée. C’est une distinction essentielle. D’ailleurs j’en veux pour témoin le meilleur interprète, Péguy, trop souvent convoqué sur cette question. Je rappelle ce texte, sans cesse ressassé :

Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle
Mais pourvu que ce fut dans une juste guerre.
Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre,
Heureux ceux qui sont morts d’une mort solennelle,
Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,
Couchés dessus le sol à la face de Dieu,
Heureux ceux qui sont morts sur un dernier haut-lieu
Parmi tout l’appareil des grandes funérailles,
Heureux ceux qui sont morts pour des idées charnelles,
Car elles sont le corps de la Cité de Dieu,
Heureux ceux qui sont morts pour leur âme et leur feu
Et les pauvres honneurs des maisons paternelles
Car elles sont l’image et le commencement
Et le corps et l’essai de la maison de Dieu ;
Heureux ceux qui sont morts dans cet embrassement
Dans l’étreinte d’honneur et le terrestre aveu.

On comprend que Péguy qui, dès son plus jeune âge, a médité lui aussi sur la figure de Jeanne, prononce ces mots en pensant à l’histoire de Jeanne et en rappelant que l’honneur de l’homme est de défendre son âtre et son lieu. Misérable qui ne défend pas sa terre. Oui mais, juste avant il est dit :

Vous nous voyez debout parmi les nations,
Nous battrons-nous toujours pour la terre charnelle ?
Ne déposerons-nous sur la table éternelle
Que des cœurs pleins de guerre et de sédition ?

Et un peu auparavant, de manière bien plus radicale, il s’adresse à Ève, la mère de tous les hommes qui ont subi des massacres au cours de l’histoire :

Vous en avez tant mis dans le secret des tombes,
Le seul qui jamais plus ne sera dévoilé,
Le seul qui de jamais ne sera révélé,
Ces enfants tombés comme des hécatombes,
Offerts à quelque dieu qui n’est pas le vrai Dieu.
Frappés sur quelque autel qui n’est pas holocauste,
Perdus dans la bataille ou dans quelque avant-poste,
Tombés dans quelque lieu qui n’est pas le vrai lieu.

On ne peut pas mieux dire que les guerres sont des boucheries consacrées à des faux dieux. Ainsi, il vaut mieux se battre pour des faux dieux que ne pas se battre. Mais cela reste des faux dieux qui justement doivent être perçus comme enjeux d’un combat relatif. Relatif et sérieux, car pour être sérieux il n’y a pas besoin qu’il soit absolu. Celui qui veut absolutiser son combat pour lui donner du sérieux se condamne à la violence. Or, dans ce combat nous ne sommes responsables, et c’est le point décisif, que des moyens mais pas des fins. Ce n’est jamais la fin qui justifie le combat car toutes les fins font l’objet d’une évaluation relative. La seule chose de laquelle dans mon honneur d’homme je sois comptable, c’est la pureté des moyens. Les juges de Jeanne, eux, adaptent les moyens aux fins. Pour une cause qu’ils estiment juste, ils recourent à un procès truqué. Pourquoi pas ? il faut bien se salir les mains ! Mais c’est l’ordre inverse du véritable rapport du temporel et du spirituel. Ceux qui soutiennent que le vrai combat spirituel c’est le combat temporel doivent prêter attention au fait que le vrai combat spirituel n’est combat temporel que par les moyens qu’il utilise. C’est précisément ce que Jeanne nous montre. Seule la droiture de la conscience justifie. Ainsi, l’un, Cauchon, place sa confiance dans la justesse de sa cause et est peu scrupuleux sur les moyens, l’autre, Jeanne, ne place pas sa confiance en sa cause mais en Dieu, ce qui fait qu’elle est attentive à la justesse des moyens qui seuls dépendent de nous. Il y a donc une fausse pensée de l’incarnation qui dit qu’il faut bien employer des moyens impurs, ne pas hésiter à se salir les mains et une autre pensée de l’incarnation qui soutient qu’il faut bien employer des moyens purs, qui seuls sont connus de nous, alors que les fins sont incertaines et qu’elles sont, au bout du compte, confiées à Dieu. C’est pourquoi Jeanne dit qu’elle combat de son mieux mais que Dieu fera ce qu’il veut des Anglais. D’ailleurs, les quelques extraits que nous avons du procès de Poitiers font ressortir cela. Lorsque ses juges lui demandent si elle pense qu’avec ses armées elle va mettre les Anglais dehors, Jeanne répond que les armées combattront mais que c’est Dieu qui donnera la victoire. Nous avons même une note marginale du greffier qui commente : « Réponse admirable ! » L’ordre des fins ne m’appartient pas et c’est la seule condition de la justesse de l’action politique.

La foi de Jeanne

S’il y a un lien du temporel et du spirituel, un lien de l’absolu et du relatif, il n’est que dans la conscience et nulle part ailleurs, dans aucune institution, fût-elle l’Église. C’est le principe du refus de l’idolâtrie. On le voit à travers la relation de Jeanne à ses Voix. En effet, ce qui est très impressionnant, c’est que Jeanne ne croit pas en ses Voix mais elle croit en Dieu. Elle reçoit réconfort et conseil de ses Voix mais son acte de foi est envers Dieu seul. C’est bien sur un acte de foi en ses Voix qu’on tente légitimement de la confondre comme hérétique. Lorsqu’on lui demande si elle pense que ses Voix sont envoyées de Dieu, elle répond textuellement : « J’ai voulu le croire. » À la question « Croyez-vous en vos Voix ? », elle répond : « Je crois en Dieu seul ». Et à la question de savoir si ces voix viennent de Dieu, elle répond qu’elle a voulu le croire et qu’elle en trouve confirmation dans le réconfort qu’elle en reçoit. Vous connaissez la célèbre phrase :

Il plut à Dieu ainsi faire par une simple pucelle pour rebouter les ennemis du Roi.

De la même manière on peut s’intéresser au rapport de Jeanne à sa virginité. Elle-même se désignait du nom de « La Pucelle ». Ses ennemis attribuaient une grande importance à cette virginité parce qu’ils y voyaient une puissance magique, ce que Jeanne est bien loin de lui attribuer. Elle dit avoir fait le vœu de cette virginité à ses Voix à l’âge de 13 ans, jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de changer d’avis. Ce n’est donc pas une sorte de puissance emmagasinée mais une manière d’exprimer la donation à Dieu et un acte de confiance. On lui demande :

– Ne vous a-t-il pas été révélé que si vous perdiez votre virginité les voix ne vous viendraient plus ?

Cela ne m’a pas été révélé.

– Si vous étiez mariée, croyez-vous que les Voix vous viendraient ?

Je ne sais pas, je m’en attends à Notre Seigneur.

Ainsi, à aucun moment elle n’attache une quelconque résonance superstitieuse à la conservation de sa virginité. Si elle la met en avant, ce n’est pas pour donner de la force à sa mission mais pour authentifier le total don de soi dans cette mission.

Le troisième aspect est celui de sa totale confiance dans la grâce.

Tous connaissent cette réponse à la question :

– Êtes-vous dans la grâce ?

Si je n’y suis, Dieu m’y mette ; si j’y suis, Dieu m’y garde. Je serais la plus dolente de tout le monde si je savais n’être pas en la grâce de Dieu. Et si j’étais empêchée, je crois que la Voix ne viendrait pas à moi et je voudrais que chacun l’entende aussi bien que moi.

Il se trouve que nous avons plusieurs versions de cette phrase parce que 25 ans plus tard les gens qui ont assisté au procès se rappellent cette réponse. On a pu la confronter au texte que l’on avait dans les documents latins et l’on a vu que les gens avaient mémorisé, jusque 25 ans plus tard, la bonne réponse. L’une des versions transmise par un témoin était :

Si j’y suis, Dieu m’y garde ; si je n’y suis, Dieu veuille m’y mettre car j’aimerais mieux mourir que de ne pas être en l’amour de Dieu,

de cette réponse, dit-il, ceux qui l’interrogeaient furent stupéfaits et sur l’heure s’arrêtèrent et ne l’interrogèrent plus.

Enfin, dernier aspect de la foi de Jeanne : le rapport à l’Église. Ce point participe de sa condamnation comme insoumise à l’Église. Elle l’a été parce que face à ses juges qui exigeaient soumission, elle témoignait de sa propre expérience et était conduite par là à relativiser le point de vue de ses juges. D’où la complexité et la justesse de ses réponses concernant l’Église. En effet, lorsque les juges lui demandent si elle se soumet à l’Église, elle répond par l’affirmative, mais lorsqu’ils expliquent que l’Église c’est eux et qu’elle doit se soumettre à eux, elle refuse. C’est évidemment dans ce jeu que se trouve tout le rapport à l’Église, selon qu’elle est traitée comme un parti ou comme la réalité fondée dans le Christ. Ainsi, à la question de savoir si elle se soumet à l’Église, elle répond : « Oui, Jésus premier servi. » Si du point de vue théologique cette réponse est impeccable, elle fait aussi que la position par rapport à l’Église institutionnelle s’en trouve compliquée. Voyez plutôt :

– Vous en rapporterez-vous, pour vos dits et vos faits, à la détermination de l’Église ?

Je m’en rapporte à Dieu qui m’a envoyée, à la Sainte Vierge, à tous les Saints et Saintes du Paradis, et il m’est avis que c’est tout un de Dieu et de l’Église et que de cela on ne doit faire difficulté. Pourquoi voulez-vous faire difficulté là-dessus ?

Le juge répond alors :

– C’est qu’il y a l’Église triomphante où sont Dieu, les Saints, les Anges et les âmes sauvées et puis il y a l’Église militante en laquelle est le Pape, vicaire de Dieu sur terre, les cardinaux et prélats de l’Église, le clergé et tous les bons chrétiens dits catholiques. Cette Église, bien assemblée, ne peut errer et elle est réglée par le Saint-Esprit. C’est pourquoi je vous demande si vous voulez vous en rapporter à l’Église militante. C’est-à-dire à celle qui est sur terre comme je vous l’ai expliqué.

Je suis venue au Roi de France de par Dieu, de par la Vierge Marie et de par tous les Saints et Saintes du Paradis et l’Église victorieuse d’en-haut et par leur commandement, et à cette Église je soumets tous mes bons faits, tout ce que j’ai fait et ferai. Quant à me soumettre à l’Église militante, je ne vous en répondrai autre chose pour le moment.

La question se fait plus précise :

– S’il arrive que vous avez fait quelque chose qui soit contre la foi, voulez-vous vous en rapporter à la détermination de l’Église ?

Que mes réponses soient vues et examinées par des clercs et que l’on me dise ensuite s’il y a quelque chose qui soit contre la foi chrétienne. Je saurai bien dire ce qu’il en sera ensuite. Je dirai ce que j’en aurai trouvé par mon conseil. S’il y a quelque chose de mal contre la foi chrétienne que Dieu ordonne, je ne voudrai pas le soutenir et je serai bien irritée de venir au contraire.

La question est celle de la relation entre l’exigence de justice qui est inscrite dans la conscience et les exigences de l’action. Les exigences de l’action semblent nous conduire à accepter le compromis voire la compromission, de telle sorte qu’il y a disproportion entre l’exigence de justice et les nécessités de l’action. Le lieu de l’action pure, c’est la conscience même qui, par sa seule décision, est sans prix. Demander à un tribunal d’en juger, c’est confier la médiation de la justice et de l’action au seul droit. Or, le droit, c’est une médiation entre l’exigence de justice et l’action de fait. Mais, cette médiation n’atteint que les faits observables. Elle s’appuie toujours sur des rapports de force. Que dénonce au fond la pureté de Jeanne face à ses juges ? Elle dénonce les rapports de force qui sont derrière toute institution de justice, rapports de force qui ne peuvent être pleinement mis au jour que par celui qui prend le point de vue du martyr, que par celui dont l’action vise au témoignage avant de viser au succès. Entre le spirituel et le temporel, il y a donc deux, et seulement deux, courroies de transmission : Cauchon et Jeanne. Ainsi, tous ceux qui d’une manière ou d’une autre ont voulu enrégimenter Jeanne, quel que soit leur parti, n’ont pas fait autre chose que de la mettre au service de Cauchon.

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    Agrégé de philosophie, professeur en classes préparatoires, directeur du Collège supérieur.

  • 1.

    Ce procès n’est pas un procès de sorcellerie mais un procès d’hérésie. Le premier procès de sorcellerie, puisque c’est la grande obsession de nos contemporains, n’a eu lieu qu’en 1456. Ce que l’on cherche à déterminer, c’est l’exactitude de sa doctrine et de sa conduite. Jeanne n’est pas condamnée comme sorcière, suivant le fantasme des gens du xviiie et du xixe siècle, mais comme hérétique et relapse.