Démocratie et marché : les conditions d'une rencontre
Le marché, comme lieu permettant aux individus de développer leur autonomie, peut contribuer à la réalisation du projet démocratique. Ce qui ne veut pas dire qu’il le favorise en toutes circonstances. Comment accorder l’initiative et l’échange avec les valeurs d’égalité et de justice ? Différentes formes historiques d’accommodement se présentent à nous, en fonction des choix collectifs que nous souhaitons privilégier.
Peut-on conjuguer démocratie et marché ? Si on définit la démocratie, non à partir de ses institutions, mais à partir de ses objectifs, l’histoire, comme le monde non européen d’aujourd’hui, enseigne que le marché est un ferment de démocratie. Pour autant, les mécanismes de marché, livrés à eux-mêmes, ne confortent pas dans tous les cas les valeurs et les aspirations démocratiques. La question est donc de savoir à quelles conditions on peut associer démocratie et marché. Diverses formes historiques existent de la rencontre et des accommodements qui ont permis de conjuguer positivement l’émancipation permise par le marché et les principes d’égalité et de justice. En quoi l’examen de ces différentes formes historiques nous donne-t-il des repères pour la situation que nous traversons depuis la crise ?
Marché et égalité de statut
La démocratie est le système politique qui permet à chacun de participer à la vie publique, qui reconnaît chaque individualité et qui a finalement pour but d’aider chacun à être acteur de sa vie. L’élément fondamentalement démocratique du marché est qu’il suppose une égalité de statut. L’Europe d’avant la Révolution était une société à statut et le groupe dirigeant, la noblesse, se devait de marquer sa différence dans tous les actes de la vie quotidienne et, a fortiori, dans l’échange qui est au cœur de la vie sociale. Face aux incertitudes sur les mesures et à la non-standardisation des produits, le marchandage était la norme. Seuls les aristocrates s’y refusaient car ils n’acceptaient pas ce qu’il implique : discuter avec le marchand pour jauger la qualité et la quantité des produits offerts et, ce faisant, le traiter comme un égal durant le temps de la transaction. C’est pourquoi, les aristocrates n’allaient pas au marché : ils y envoyaient leurs serviteurs. Marchander n’est d’ailleurs admissible dans aucune circonstance de la vie, que ce soit à l’auberge et Pepys note dans son journal que tout le monde marchandait son repas sauf les aristocrates ou même dans un acte aussi important que l’établissement d’une dot. Si un noble, pour arracher un beau mariage, s’était laissé aller à proposer une somme trop conséquente pour ses finances, le code de l’honneur lui interdisait de revenir en arrière et de tenter de la faire diminuer.
Dans l’échange, les nobles affichaient la supériorité de leur statut de trois manières. D’une part, ils fixaient la valeur des choses. Ainsi, quand la quittance d’un fournisseur arrivait, l’aristocrate avait l’habitude de réduire le prix de 10 ou 20% marquant ainsi que c’est lui qui le décide. Il était également maître du temps, faisant attendre le fournisseur avant de traiter sa quittance et avant de la régler, ce qu’il faisait d’ailleurs très lentement et par fractions. Par ailleurs, ils payaient avec des objets plutôt qu’avec de l’argent car, en même temps qu’ils donnaient un objet, ils donnaient un peu de leur personne, rendant visible leur statut tout en rappelant leur pouvoir. Dans ce système, la valeur est donnée non par les qualités de l’objet mais par celles du propriétaire. Shakespeare a très bien mis en scène dans Timon d’Athènes cette personnalisation de la valeur. Quand le joaillier veut vendre un bijou à Timon, il déclare que c’est au seigneur d’en fixer le prix et, retournant à son profit la culture aristocratique, il ajoute que la valeur des objets est proportionnelle à la qualité de celui qui les possède1.
Enfin, cette appropriation de la valeur explique pourquoi la modalité première de l’échange aristocratique est le don car il est le mieux à même de manifester le statut du noble. Mais le don n’est pas, comme son nom le laisserait supposer, un signe de générosité : tout au contraire, il manifeste la puissance du donneur et crée un lien de dépendance avec celui qui le reçoit. Par le pouvoir qu’il véhicule, le don est alors plus proche de la dette. Montaigne ne s’y trompait pas et il lui préférait nettement le marché :
Je ne trouve rien si cher que ce qui m’est donné et ce pourquoi ma volonté demeure hypothéquée par tiltre de gratitude, et reçois plus volontiers les offices qui sont à vendre. Je croy bien : pour ceux-cy je ne donne que de l’argent ; pour les autres je me donne moy-mesme. Le nœud qui me tient par la loy d’honnesteté me semble bien plus pressant et plus poisant que n’est celuy de la contrainte civile. On me garote plus doucement par un notaire que par moy2.
L’analyse de Montaigne serait encore aujourd’hui à considérer.
Le marché comme ferment de libération
Parce qu’il impose une égalité de statut, le marché a été – et est encore – un ferment de libération des sans statut et, en particulier, des femmes. Dans la France de l’Ancien Régime, le droit des femmes évoluait selon leur statut social et les phases de leur cycle de vie ; les veuves étant, par exemple, plus libres que les femmes mariées qui restaient soumises à l’autorité des maris. Toutefois, la charge qui leur incombait de s’occuper et de nourrir la famille leur a donné un accès au marché. Ce faisant, elle leur a ouvert une porte d’initiatives et de liberté car, de consommatrices, elles ont pu devenir marchandes. Or, pour entrer dans le marché, il faut la reconnaissance d’un certain nombre de droits à commencer par celui de propriété. Mais posséder un objet, ou de l’argent, ne suffit pas ; il faut aussi pouvoir le gérer et le défendre, donc avoir le droit d’aller en justice pour intenter une action et témoigner. Pour ceux qui sont privés de ces droits, le marché est un moyen de les acquérir. L’exemple des femmes le montre très bien. La suite logique de ces tolérances fut la création de la catégorie de la femme marchande et la reconnaissance de son autonomie : il lui suffisait de faire le commerce « au vu et au su » de son mari pour qu’elle soit autorisée, dans la limite des actes qui se rapportaient à son commerce, à répondre de tout contrat et de toute dette.
Aujourd’hui, dans les sociétés patriarcales, on voit les femmes utiliser également le commerce pour acquérir des espaces d’autonomie et d’initiative. Les exemples sont innombrables et ils viennent de tous les continents. En Inde, par exemple, la Self-employment women’s association (Sewa), fondée il y a trente-cinq ans, gère aujourd’hui plus de 350 000 comptes créés par des femmes qui ont utilisé les services de l’association. Il leur a d’abord été prêté de petites sommes qu’elles ont utilisées pour créer de multiples activités allant de l’ouverture d’un petit salon de coiffure à l’achat de denrées nécessaires pour démarrer un modeste commerce. Parmi ces femmes, 100 000 ont ensuite acquis une assurance santé ou une assurance sur la vie. Auparavant, la plupart d’entre elles étaient des ouvrières dans le textile employées – et exploitées – par le secteur informel. Avec leurs bénéfices, elles ont commencé à améliorer le confort de la maison en faisant installer des toilettes ou une machine à laver et, en même temps qu’elles gagnaient en autonomie, elles ont élargi leurs ambitions pour elles-mêmes et leurs filles, se souciant alors d’éducation.
Le rôle du marché dans l’émancipation des femmes s’explique également par les enjeux complexes qui sont à l’œvre dans un couple. D’un côté, chacun a des aspirations individuelles et, de l’autre, ils ont un intérêt commun, celui de la réussite de la famille qu’ils ont formée. C’est pourquoi les relations à l’intérieur du couple sont faites tout à la fois de négociation et de coopération. Dans ce cadre, l’activité marchande de ces femmes, parce qu’elle permet d’améliorer le bien-être de la famille, devient vite plus acceptable aux yeux des maris qui leur accordent alors plus facilement la liberté indissociable de leurs activités commerciales. En s’investissant dans les métiers du commerce, elles gagnent non seulement en autonomie, mais elles aident aussi à faire évoluer les rôles sociaux et les représentations.
La biographie de Rebiya Kadeer, la présidente du Congrès mondial ouïgour, montre en outre qu’une entrée réussie dans le marché peut donner aussi les moyens du combat politique. Après la révolution culturelle, elle est parvenue à accumuler un petit capital en nettoyant les vêtements des unités de travail. Avec l’argent gagné, elle a parcouru les campagnes, troquant des objets chinois contre des peaux qu’elles revendaient ensuite aux fourreurs du marché. Puis elle a monté un bazar pour femmes à Urumqi et, dans les années 1990, fait commerce avec les pays frontaliers libérés du système soviétique. En même temps qu’elle s’enrichissait, elle a mené une carrière politique3.
Certes, ces réussites économiques, petites et grandes, que l’on note dans l’Europe préindustrielle et dans la plupart des sociétés contemporaines où les femmes souffrent d’un statut inférieur, ne suffisent pas à les faire entrer dans l’espace de la démocratie : il leur manque d’abord l’égalité des droits, et, celle-ci acquise, le combat n’est pas pour autant achevé car il leur faut changer également les mentalités et les représentations ; or, celles-ci se transforment plus lentement encore. Reste que le marché est un ferment d’évolution qui crée des espaces d’autonomie et d’initiative et qui aide à redéfinir les rôles sociaux.
Le marché et la lutte contre la pauvreté
Le marché est également au cœur des stratégies de survie de ceux qui sont susceptibles de tomber dans la pauvreté. Dans l’Europe ancienne, comme dans le monde contemporain, la polyactivité est partout la première des stratégies de ceux qui, n’ayant que leur travail pour vivre, doivent imaginer comment résister aux crises économiques qui pourraient les frapper. Examiner les éléments de cette polyactivité montre que les individus, qui ont accès au marché, s’en sortent mieux que ceux qui sont dans la dépendance du salariat et une étude récente révèle que dans les pays en développement 61% des sorties de la misère résultent de l’initiative des individus. Mais pour entrer dans le marché, il faut accéder à un minimum de capitaux.
Ces besoins en capital, conjugués à l’absence de réseau social, étaient au cœur de l’économie financière de la ville ancienne. Ils ont généré une foule d’usuriers et d’intermédiaires, plus ou moins honnêtes, créant des chaînes de financement dans lesquelles de nombreux pauvres n’ont guère eu de scrupules à vivre du besoin d’autres pauvres, rendant leurs services très chers. Cette omniprésence de l’usure est aussi un des traits de la finance informelle contemporaine et les villes du monde en développement sont animées par la même finance foisonnante et usuraire qui fait vivre une multitude de petits marchands.
Parce que l’Église interdisait le prêt à intérêt, ces micromarchés financiers étaient proliférants et incontrôlables. Toutefois, dès le Moyen Âge, certains moines récollets et franciscains ont compris que pour lutter contre l’omniprésence de l’usure, il fallait faire accepter des formes honnêtes de crédit qui soient distinctes du don. Ils soulignaient qu’un prêt pouvait aider à se préserver et à se relever de la pauvreté alors qu’il était beaucoup plus difficile de se réinsérer avec des dons charitables une fois tombé en pauvreté. Ils ont alors été les premiers à distinguer, dans la condamnation générale du crédit prononcée par l’Église, un crédit vertueux destiné aux pauvres, comme ils ont été les premiers à chercher à promouvoir une forme d’assistance autre que la charité. La création des monts-de-piété est issue de ces réflexions.
C’est d’ailleurs autour des mêmes constats que le microcrédit contemporain s’est développé dans les pays en développement. Muhammad Yunus, économiste indien et prix Nobel de la paix, avait observé que les femmes qui travaillaient à côté de son université empruntaient à des usuriers l’argent nécessaire pour acheter les denrées qu’elles allaient ensuite revendre par les rues et les marchés. Ces derniers leur faisaient payer très cher le capital fourni quotidiennement. C’est pourquoi il eut l’idée de créer une banque qui fournirait ces fonds à un taux raisonnable et, pour garantir les remboursements, de leur demander une caution solidaire. Déjà, dans l’Europe moderne, les usuriers qui fournissaient chaque semaine aux marchandes des Halles la pièce d’un écu nécessaire à leur activité leur demandaient une caution solidaire.
Ce désir de réinvestissement du marché se retrouve jusque dans le monde occidental contemporain où il se développe en parallèle avec la fragilisation du salariat et la montée du chômage. Il se manifeste dans la multiplication des vide-greniers observable sur tout le territoire et dans le succès d’ebay et des divers sites de ventes aux enchères sur l’internet qui voient de plus en plus de particuliers s’approprier ces nouveaux marchés ajoutant à leur travail ordinaire, ou à leurs revenus sociaux, une petite activité de revente ou d’achat et revente sur l’internet. Le succès et la multiplication des associations de microcrédit en sont une autre manifestation et une enquête conduite l’été dernier montre d’ailleurs que la micro-entreprise a plutôt bien résisté à la crise4. Enfin, en janvier 2009, le statut d’auto-entrepreneur a été immédiatement adopté et a stimulé la création d’entreprises (plus 61% en juillet 2009 par rapport à juillet 2008) ; or, un tiers de ces nouveaux entrepreneurs étaient des chômeurs, un autre tiers sont des salariés qui cherchent ainsi un complément de revenus et 6% sont des retraités et ce chiffre devrait augmenter.
Reconnaître le rôle du marché comme un élément fondamental dans les stratégies des individus pour lutter contre les crises économiques, ou pour en sortir, ne doit toutefois pas masquer qu’il ne suffit pas d’avoir du capital pour réussir dans le marché, il faut aussi du savoir-faire et du pouvoir-faire. Outre la jouissance de droits égaux, l’accès à l’instruction est essentiel. D’ailleurs, le marché encourage cet accès. Les zones de migrations marchandes, comme les hautes vallées alpines, en témoignent : elles étaient, dans les siècles passés, beaucoup plus alphabétisées que les plaines et on voit aujourd’hui en Inde que l’accès au marché se double vite d’une demande d’instruction. Ces réussites ponctuelles montrent combien il devient important de penser, dans la ligne des travaux d’Amartya Sen, en termes de « capabilités5 », afin de mettre en évidence le prix que les individus payent du fait de leur marginalisation politique, juridique et économique comme de leurs handicaps physiques.
Le marché, le long terme et les biens collectifs
Dans ce plaidoyer pour le marché, j’ai insisté sur ce qu’il sait très bien faire. De fait, il est un formidable instrument d’initiative individuelle, ce qui est totalement en phase avec les objectifs de la démocratie. Mais il est des choses qu’il ne sait pas très bien faire et d’autres qu’il ne faut pas lui laisser faire. Ces différences d’aptitude découlent de la nature même du marché : celui-ci est en effet un lieu d’échanges. Ce qui veut dire que, pour y entrer, il faut avoir quelque chose à échanger : le marché ne comprend donc ni le manque, ni l’absence de moyens car chacun doit apporter quelque chose dans la transaction.
C’est cette logique qui n’en fait pas le meilleur cadre pour gérer le long terme et les biens collectifs. Développer ces biens comme l’éducation fait partie des richesses de la nation et la société se doit de fournir cette capacité essentielle à tous ses membres, quels que soient leurs revenus et si l’éducation relevait uniquement du marché, les plus pauvres n’y auraient pas accès. La santé est un autre bien collectif que la société ne peut laisser à la seule charge des individus puisque tous n’ont pas les moyens de se soigner. En outre, la volonté de profit à court terme, qui est une logique forte du marché, ne saurait répondre aux besoins d’équipements lourds et chers et surtout à leur distribution équitable sur le territoire. Ce dernier constat est également valable pour la recherche qui ne peut se développer dans les seules logiques de rentabilité à court terme. L’environnement est un autre bien collectif que le marché dilapide plus qu’il ne protège. Et la liste n’est pas exhaustive. On pourrait y ajouter la question des retraites que le marché ne saurait régler seul comme l’expérience américaine et la crise des années 2000 l’a bien montré6.
L’antagonisme entre marché et démocratie
Enfin, il est également des choses qu’il ne faut pas lui laisser faire car elles sont en contradiction avec les objectifs de la démocratie. Si la démocratie a pour but de reconnaître à chacun le droit à la dignité et celui d’être un acteur de sa vie, lequel découle de cette reconnaissance de la dignité de chaque être humain, il faut prendre conscience qu’il y a un antagonisme entre ces aspirations et les logiques du marché. À ceux qui n’ont rien à offrir au marché quand le travail manque ou quand ils sont hors d’état de travailler, il ne leur reste pour entrer dans le marché que ce qu’ils possèdent ou ce sur quoi ils ont autorité à donner : leur corps, leurs organes, leur femme ou leurs enfants. C’est parce que la dignité de l’homme est au centre des valeurs de la société démocratique que tout ce qui peut y toucher ne peut relever du marché. Les systèmes de solidarité qui donnent à tous les revenus nécessaires pour entrer dans le marché sont les seuls moyens pour sortir de cette logique fondamentale et mortifère de l’échange marchand.
Marché et marchés
On a vu avec le microcrédit le rôle central des marchés financiers : ils sont véritablement le pétrole de l’économie et c’est pourquoi il faut les envisager séparément des autres marchés car de la circulation de l’argent dépend l’ensemble des activités économiques. La dernière crise économique l’a bien montré : toute rétractation du crédit a des effets dévastateurs sur l’ensemble de l’appareil productif. De fait, ils ont historiquement toujours été pensés à part et la question de l’intérêt sur le prêt d’argent a, en particulier, toujours été au cœur de la réflexion économique des religions monothéistes qui ont toutes, soit condamné, soit strictement encadré le marché de l’argent. En Occident, les besoins des marchands et les nécessités de la lutte contre la pauvreté ont poussé à assouplir la doctrine chrétienne. Dès le Moyen Âge, la chrétienté a distingué les activités des marchands de celles des particuliers, ne légitimant le prêt à intérêt que pour les premiers et, on l’a vu, des voix se sont élevées pour libérer les pauvres des usuriers juifs et chrétiens et pour faire accepter des formes honnêtes de crédit qui soient différentes du don. La création des monts-de-piété a été une des réponses pour soulager la pauvreté et combattre les usuriers. Les premiers ont été créés en Italie et en Espagne dès le xve siècle, mais Paris n’en aura un qu’à la veille de la Révolution et l’Angleterre attendra le xixe siècle pour en créer et privilégiera toujours l’initiative privée. Les raisons de ces grands décalages chronologiques sont dues aux intérêts contradictoires qui mettent aux prises les besoins économiques des populations, la volonté des Églises de lutter contre l’usure, la détermination des États à moraliser les relations économiques et la capacité des marchands à défendre leur part du marché de l’argent.
Adam Smith, qui avait très bien compris le pouvoir de transformation politique que portait le marché, se méfiait également de ses logiques7. Il était partisan d’encadrer strictement le marché de l’argent et de fixer un taux d’intérêt maximum légèrement supérieur au prix le plus bas du marché afin, expliquait-il, de prendre en compte la diversité des garanties que les emprunteurs pourraient offrir. Mais il insistait pour que ce taux ne soit pas fixé trop haut pour éviter que l’argent des entreprises profitables au pays ne soit détourné vers des aristocrates gaspilleurs, des spéculateurs et des tricheurs, catégories qu’il appelle les prodigues et les projeteurs. De fait, les aristocrates – les prodigues –, qui ne se soucient pas de rembourser leurs dettes, se moquent à peu près autant du taux auquel ils empruntent et les autres – les projeteurs –, qui font croire que l’argent peut offrir des rendements très hauts, ont toutes les chances de conduire au gaspillage et à la destruction les capitaux qu’ils attirent. En bornant le marché financier, on s’assure, écrit Smith, qu’« une grande partie du capital du pays se trouve ainsi confiée à ceux dont on a tout lieu d’attendre qu’ils l’utilisent avantageusement8 ». Il veut ainsi brider les logiques du marché financier au profit de l’investissement productif.
De fait, le marché financier a une influence très forte sur tous les autres marchés, y compris sur le marché du travail. Dans l’ancienne Europe, la dette a longtemps été le moyen de s’assurer une main-d’œuvre docile et bon marché car payer ses dettes en travail ouvre la porte à l’esclavage même si, en droit, celui-ci est aboli. Et la liberté de changer d’employeur est un droit qui a historiquement permis aux travailleurs d’améliorer leurs conditions de travail. Ces liens entre travail et capital, avec leurs effets sur la condition des employés, sont toujours très visibles dans les pays en développement. Par ailleurs, la montée du salariat a rendu les travailleurs dépendants des stratégies des entreprises. Or, la globalisation, jointe à la domination des intérêts financiers qui ont promis des rendements très élevés – trop élevés dirait Adam Smith – dans ces dernières dizaines d’années, a subordonné l’entreprise aux marchés financiers et, ce faisant, transformé la main-d’œuvre en variable d’ajustement.
Ces évolutions – même si la main-d’œuvre a rarement eu son mot à dire dans l’entreprise – sont des dénis de démocratie car le travail n’est pas seulement un moyen de gagner sa vie, ce que les enquêtes révèlent clairement : il est une valeur de la société. Les mises au chômage ne sont alors pas seulement des pertes de revenus, elles sont aussi pour beaucoup des atteintes à l’estime de soi. Or, par-delà les individus, l’ensemble de la famille est atteint quand les revenus ne permettent plus d’offrir aux enfants une alimentation saine et un cadre de vie matériel et psychologique conforme à leurs activités scolaires et à la poursuite de leurs études. Dans le long terme, c’est la société tout entière qui s’appauvrit. Pour toutes ces raisons, le marché du travail participe des biens collectifs et touche à la dignité humaine. C’est en ce sens qu’il ne peut être laissé aux seules logiques du marché.
Démocratie, logiques individuelles et fraude
Mais les logiques individuelles ne sont pas la réponse aux faiblesses du marché car les hommes ont toujours su utiliser tous les interstices disponibles pour accroître leurs avantages personnels. D’ailleurs, l’interdiction de l’usure n’a jamais empêché les usuriers : elle les a juste obligés à maquiller leurs opérations. La dernière crise est un autre bel exemple des manipulations qui ont été inventées pour maximiser les profits de court terme. En mettant ces mécanismes à nu, la crise a montré que la meilleure arme pour lutter contre les dérives individuelles était la transparence, qui est de fait l’arme majeure de la démocratie puisqu’elle est le seul régime fondé sur le regard des autres et la discussion contradictoire. D’ailleurs, en choisissant la place du marché, l’agora, comme lieu de la discussion politique, les Grecs avaient ainsi inclus le marché dans la sphère de la démocratie.
Si la meilleure manière d’encadrer le marché est donc de le démocratiser en le rendant plus transparent, il ne faudrait pas oublier que la démocratie n’a pas affaire avec des hommes idéels mais avec des êtres bien réels et qui sont, comme tels, complexes, tout à la fois généreux et cupides, altruistes et égoïstes. Toute réflexion sur la démocratie devrait partir de là, quel que soit le champ qu’elle aborde : les institutions politiques, sociales ou économiques. De fait, si le marché est un lieu d’initiative, c’est aussi le lieu possible de toutes les tricheries et de toutes les violences. Et cela n’a pas à voir avec l’économie de marché ni les valeurs qu’elle véhicule, mais avec la condition humaine : dès qu’un interstice se révèle, dès qu’une faille s’ouvre, il y a toujours des gens pour en profiter, pour tricher ou pour s’arroger un avantage asymétrique qui leur donnera une position de force.
Démocratiser le marché
Changer la gouvernance des entreprises pour donner plus de place à tous ceux qui y travaillent fait également partie des solutions qui visent à rendre le marché plus transparent, moins manipulable ; bref, à le démocratiser. Ces changements seraient d’ailleurs en phase avec les évolutions que l’on note sur les valeurs des Français : ils expriment, dans les enquêtes9, une régulière demande pour plus de démocratie entendue au sens de plus d’initiative et de participation aux décisions qui les concernent. De fait, la démocratie s’est fondée sur une distinction entre la sphère publique qui est son domaine et la sphère privée où elle n’entre pas et qui reste soumise à d’autres systèmes d’autorité10. Les institutions de la société civile comme l’école, les systèmes de santé ou l’entreprise relèvent ainsi d’autres histoires ; elles se sont construites sur des systèmes hiérarchiques où savoir et pouvoir allaient de pair.
La logique de la démocratie qui veut que chacun soit informé pour pouvoir participer à la vie de la communauté, qui donne à chacun une voix et un pouvoir de décision a gagné, dans la seconde moitié du xxe siècle, du terrain dans les esprits et a débordé la seule sphère du politique pour atteindre progressivement toutes les autres institutions sociales. Mai 1968 a d’abord été une révolte contre la famille patriarcale. Les mouvements féministes et lycéens ont réclamé, outre leurs droits, une participation plus équitable à la vie des diverses institutions. Le monde de la production n’échappe dorénavant plus à ces évolutions et les salariés souhaitent, d’une manière générale, toujours plus de responsabilité et d’initiative.
Mais ces enquêtes révèlent aussi une France des exclus. Elle regroupe ceux qui se sentent marginalisés, dominés et dont les revenus sont trop bas pour leur permettre de participer pleinement à la vie de la cité. C’est parmi eux que s’observent à la fois le plus d’attitudes antidémocratiques et, dans la sphère du travail, le plus de demandes portant sur les seules attentes matérielles. Pour répondre à ce clivage dans la société et à la dimension politique qu’il porte, il est important de réfléchir à comment redonner à ces hommes et à ces femmes qui se sentent exclus le sens et le désir d’entrer à nouveau dans la vie démocratique car la démocratie ne peut vivre si toutes les voix ne sont pas entendues.
- *.
Auteur de l’Économie morale. Pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle, Paris, Gallimard, coll. « Essais », 2008.
- 1.
Jeweller – My Lord, ’tis rated / As those which sell would give ; but you well know / Things of like value differing in the owners / Are prized by their masters. Believe’t, dear lord, / You mend the jewel by the wearing it. Shakespeare, Timon of Athens, acte I, scène I, v. 172-176.
- 2.
Montaigne, Essais, III, 9, dans œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1962, p. 943-945.
- 3.
Portrait de Brice Pedroletti paru dans Le Monde du 10 juillet 2009.
- 4.
Enquête de l’institut Csa auprès des clients de l’Association pour le développement de l’initiative individuelle (Adie), réalisée en mai 2008.
- 5.
Amartya Sen, Commodities and Capabilities, New Delhi, Vedams eBooks, 1999 ; Éthique et économie, Paris, Puf, 1993 (éd. originale anglaise 1991) ; Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, Paris, Odile Jacob, 2003 (éd. originale anglaise 1999).
- 6.
Joseph E. Stiglitz, Quand le capitalisme perd la tête (The Roaring Nineties, 2003), Paris, Fayard, 2003, Le livre de poche, 2009, p. 326-351.
- 7.
Pierre Rosanvallon, le Libéralisme économique. Histoire de l’idée de marché, Paris, Le Seuil, 1979.
- 8.
Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, livre II, chap. 4, [1776].
- 9.
Enquêtes faites en 1981, 1990, 1999 et 2008. Voir Pierre Bréchon (sous la dir. de), les Valeurs des Français, Paris, Armand Colin, 2003 et Pierre Bréchon et Jean-François Tchernia (sous la dir. de), la France à travers ses valeurs, Paris, Armand Colin, 2009.
- 10.
Myriam Revault d’Allonnes, le Dépérissement de la politique. Généalogie d’un lieu commun, Paris, Aubier, 1999.