Il n'en restera pierre sur pierre… Les origines antiromaines de la déconstruction
Les origines antiromaines de la déconstruction
Les philosophes français de la « déconstruction » comme Michel Deguy, Gérard Granel ou Jean-Luc Nancy n’étaient pas, au moment de leur formation, étrangers au monde catholique. Leur choix philosophique apparaît même intimement lié au sentiment que le chantier de reconstruction philosophique du concile avait été esquivé, ce qui les engageait dans d’autres voies sans que le dialogue avec la théologie, cependant, ne soit jamais achevé.
Il revint s’accouder à la fenêtre, et là il eut une extraordinaire vision… Des monuments entiers avaient disparu de l’horizon. Et il s’imagina que les temps étaient accomplis, que la vérité venait de faire sauter le dôme de Saint-Pierre. Dans cent ans ou dans mille ans, il sera de la sorte, écroulé, rasé au fond du ciel noir. Déjà, il l’avait bien senti qui chancelait et se crevassait sous lui… […] Alors seulement, il sentit en lui l’écroulement suprême. C’était bien fini, la science était victorieuse, il ne demeurait rien du vieux monde. […] Dans la rêverie noire et douloureuse, c’était Rome entière qui croulait en un suprême craquement, qui couvrait les sept collines du chaos de ses ruines, les églises, les palais, les quartiers entiers disparus, dormant sous les orties et les ronces. Comme Ninive et Babylone, comme Thèbes et Memphis, Rome n’était plus qu’une plaine rase, bossuée par des décombres, au milieu desquels on cherchait vainement à reconnaître la place des anciens édifices1.
Chantier, destruction, décomposition, pulvérisation, toutes ces métaphores si souvent appliquées à l’Église de Vatican II, et plus précisément encore à la Rome de Paul VI au tournant de 1968, mobilisaient un imaginaire qui n’était certes pas nouveau mais auquel le concile et ses suites immédiates donnaient enfin une occasion de se fixer. L’heure était-elle venue de cet « écroulement suprême », si impatiemment prophétisé par Zola, qui serait à la fois architectural et symbolique, idéologique et métaphysique ? « À moins de se boucher les yeux, il faut dire franchement que ce que nous voyons ressemble bien moins à la régénération escomptée qu’à une décomposition accélérée », estimait par exemple le père Louis Bouyer, se plaignant de la « démission quasi générale de l’Église enseignante » dans un catholicisme transformé soudain en « abbaye de Thélème » :
Il n’y a pas si longtemps que les catholiques ironisaient de haut sur la pulvérisation du protestantisme en sectes ou en écoles rivales et antagonistes. Il ne leur a fallu qu’un desserrement du corset de fer où ils avaient été emprisonnés depuis la Réforme, et auquel la répression du modernisme avait donné le dernier tour de vis, pour en arriver, en un clin d’œil, à une situation pire encore. Chacun ne croit plus, ne pratique plus que ce qui lui chante. […] Comme me le disait naguère une religieuse nouvelle vague : « Moi, ma religion ne connaît plus que la dimension horizontale. » Seulement la dimension horizontale, à elle seule, n’a jamais fait une religion. On a donc balancé la religion, après avoir bazardé le sacré. Mais, comme dans un christianisme désacralisé, on n’avait plus que faire du Christ de la foi, et pas davantage de celui de la simple histoire, dans un monde areligieux, enfin « consacré » dans sa profanité même, Dieu, évidemment, est vite devenu le vocable le plus parfaitement vidé de sens qui soit2…
« Si le Christ voyait cela », ripostaient au même moment sur l’autre bord quelques centaines de militants catholiques, agacés par la résistance du système et pressés de démonter une bonne fois pour toutes le vieil « appareil » :
Ah, si le Christ voyait le « scandale fondamental » que représentent la richesse et la puissance vaticanes ; la manière dont l’Évangile est lié à une idéologie philosophique, scientifique et politique… […] La basilique Saint-Pierre, malgré le génie de Bramante et de Michel-Ange, est le monument de l’orgueil ecclésiastique. Il nous rappelle le trafic honteux des indulgences et comment les papes se souciaient de bâtir des monuments quand l’Église se déchirait. Nous ne savons pas quand ce temple sera détruit ; malgré ses beautés, nous ne le pleurerons pas, il nous a fait trop de mal, mais nous savons bien, par contre, qu’il ne restera pas pierre sur pierre du triomphalisme de l’Église dont il est le symbole3.
Sentant soudain défaillir le support sous ses pieds, « les modes de vie, les mentalités, les structures qui architecturaient la chrétienté », et comparant les chrétiens à un « groupe d’exilés qui se réunissent à dates fixes pour une liturgie de la répétition où retentit parfois un mot qui rappelle la patrie perdue », Jean-Marie Domenach estimait pour sa part qu’il fallait désormais « maçonner le moins possible » :
Pour retrouver ce qui a été perdu, il faut se mettre en mouvement et ne faire halte que là où peut naître le sacré, dans des lieux qui n’ont pas été profanés, afin d’y monter la tente. Ce qui est demandé à l’Église, c’est bien plus que de renoncer aux mîtres, c’est de renoncer aux murs, de bâtir le moins possible et de redevenir nomade4.
La métaphore déconstructive avait été filée enfin par le Pontife lui-même, le 7 décembre 1968 par exemple, lors d’une allocution aux élèves du séminaire lombard reproduite le lendemain dans L’Osservatore Romano en style indirect :
Le Saint-Père répéta sa question : Que voyez-vous dans le pape ? Et il répondit : Signum contradictionis, un signe de contestation. L’Église se trouve en une heure d’inquiétude, d’autocritique, on dirait même d’autodestruction. C’est comme un bouleversement intérieur, aigu et complexe, auquel personne ne se serait attendu après le concile… Comme si l’Église se frappait elle-même.
Naturellement, il ne saurait être question ici d’appréhender le « moment 68 » de l’Église dans toutes ses dimensions, ni d’explorer la part d’illusion et de fantasme dans ce diagnostic d’implosion : pour s’en tenir par exemple à la fonction pontificale, si Paul VI dépose la tiare, il est aussi celui qui, par la constitution Regimini ecclesiae universae de 1967 réformant la Curie, en ressaisit toutes les commandes. Et c’est Paul VI encore qui avait accompli le 4 octobre 1965 « un voeu que Nous portons dans le cœur depuis près de vingt siècles », lorsque, au terme « d’un laborieux pèlerinage à la recherche d’un colloque avec le monde entier », il s’était adressé, de la tribune des Nations unies, à toutes les nations du monde à la fois. Même ces étapes importantes dans la structuration du magistère cependant avaient été analysées dans les catégories d’une déconstruction devenue topique :
À la mort du pape, toutes les nominations deviennent caduques… On pense ici au drame qu’ont connu Jean XXIII et Paul VI qui, au lendemain de leur élection, ne purent disposer des hommes aptes à mettre leur programme de gouvernement à exécution. Le cardinal Lercaro a pu parler de la « solitude institutionnelle » de Jean XXIII. En instituant le retrait de tous les responsables de la curie à la mort d’un pape, la réforme restitue à son successeur la liberté de se constituer tout de suite une équipe de collaborateurs en qui il puisse se confier. Pour la première fois depuis des siècles, la conception « éternistique » que la curie avait d’elle-même reçoit un coup définitif. Finies les prétentions de ceux qui identifiaient le système romain avec le droit divin de la papauté ; qui croyaient participer à l’infaillibilité ; qui s’identifiaient avec l’Église universelle et ne pouvaient douter de l’impérissable stabilité du système qu’ils dirigeaient. Finis les vieux axiomes : « Les papes passent, la curie reste » ; « le pape règne, la curie gouverne », « le concile passe, la curie reste », « ici on pense à l’échelle des siècles »… Tout est redevenu mortel, provisoire, historique, non indispensable5.
Notre propos entend donc seulement vérifier que le discours philosophique de la déconstruction, qui s’inaugure autour de Jacques Derrida en 1966 et fait vite quelques disciples, n’était pas sans liens étroits avec la « désagrégation du système romain », la « désacralisation » de la religion ou la « démythisation » de la Bible engagées au même moment. Rome n’était-elle pas aussi la capitale de cette métaphysique qu’il s’agissait de « surmonter », ne se confondait-elle pas avec un « âge de l’Être », désormais sur la sellette ?
L’effacement du thomisme
Rome et l’Être : le philosophe passionniste Stanislas Breton a raconté dans ses mémoires comment les deux notions s’étaient longtemps recoupées à ses yeux, et comment, jeune « docteur romain », « assis aux pieds de Gamaliel », il avait, avant le concile, célébré avec ses condisciples « la totalité heureuse d’un monde, le premier et aussi le dernier monde que j’ai connu, avec son centre romain, vivante promesse d’universalité » :
J’y repense parfois, non sans nostalgie. Lorsque, en 1956, je quittai définitivement Rome, j’ai voulu, une dernière fois… contempler dans le lointain, à la tombée du jour, la coupole de saint Pierre, auréolée du soleil couchant. Le cercle parfait qui avait symbolisé pendant des siècles l’autosuffisance du tout et de l’Absolu, il est toujours là, sur la colline que nous avions cru éternelle, unité de Rome et de l’univers. Le rêve d’une chrétienté soutenait l’idée d’Université, telle que nous la comprenions en sa simple étymologie « d’un vers le multiple ». […] En ces temps si lointains désormais nous étions tous, plus ou moins, émerveillés d’une architecture dont la catholicité thomiste et romaine, en sa fascinante évidence, s’imposait au regard de clercs, d’observances fort diverses, mais aussi de laïcs éminents6.
Dans ce « monde enchanté de Pie XII », Rome, Dieu et l’Être déclinaient le même principe d’unité, et cet « univers romainement centré » était garanti par l’ontologie thomiste. Or, cet âge de l’Être, Vatican II semble en marquer la fin, sans pour autant en désigner très clairement un autre : « Ce monde-là a pourtant disparu… », « les beaux jours ne sont plus de la conscience heureuse », poursuivait notre auteur, en rappelant les prophéties du Christ sur l’écroulement du Temple, « voyez ces belles pierres et grandes constructions. Eh bien ! Il n’en restera pierre sur pierre qui ne soit vouée à la destruction » :
Je me suis souvenu bien des fois, en mes retours à Rome, de ces paroles anticipatrices. Il est trop clair, en philosophie en tout cas, qu’il n’est plus d’architecture, assurée de l’incassable, ou de maison commune, qui serait notre véritable demeure. Il semblerait qu’une originale diaspora soit devenue notre condition.
Pour la plupart sans doute, les pères conciliaires étaient parvenus à cette même conclusion, si l’on en juge par le peu de cas qui fut fait de la philosophie au concile : comme on a essayé de le montrer ailleurs, le thomisme de Vatican II est un thomisme en crise, où les lignes de faille longtemps colmatées l’emportent sur les convergences, et où les « trois sagesses » que le « Docteur angélique » était réputé avoir unifiées – la philosophie, la théologie et la mystique – entament des procédures de divorce7. La philosophie est alors considérée comme le principal maillon faible, les différentes écoles scolastiques n’étant d’ailleurs jamais parvenues, ni à l’époque médiévale ni depuis leur reconstitution après l’encyclique Aeterni Patris, à un véritable accord sur l’Être. Quoique (ou parce que) très fréquemment passés par le moule d’un thomisme intransigeant, les pères, cherchant leurs consensus dans la théologie, ont donc laissé s’exprimer dans l’aula et dans les commissions un anti-philosophisme quelquefois virulent.
Certes, le privilège du thomisme comme « philosophie officielle » n’est jamais, officiellement aussi, remis en cause ; toujours menée par le jésuite français Charles Boyer, l’Académie romaine de saint Thomas d’Aquin poursuit ses activités comme si de rien n’était, et les VIe, VIIe et VIIIe congrès thomistes internationaux sont organisés à Rome en 1965, 1970 et 1974, réunissant un nombre de conférenciers aussi pléthorique que naguère, sans enregistrer semble-t-il un effondrement d’effectifs. Mais ces manifestations ont quelquefois un sens plus romain que thomiste : consacré à la « nature humaine », le congrès de septembre 1970 se fait d’ailleurs inaugurer par le… fort peu scolastique cardinal Daniélou, pour qui il s’agissait sans doute de montrer qu’il n’était pas au même moment à Bruxelles, où se tenait dans un contexte très concurrentiel le « congrès mondial de théologie » sur « l’avenir de l’Église » organisé par la revue Concilium.
Certes aussi, Paul VI consacre à la question plusieurs discours qui se veulent engageants, et la lettre Lumen Ecclesiae qu’il adresse le 20 novembre 1974 au nouveau Maître des dominicains Vincent de Couesnongle à l’occasion du VIIe centenaire de la mort de saint Thomas. Mais outre toutes les prudences légitimes et les bémols pluralistes désormais d’usage dont il enveloppe ses recommandations, il peine à ouvrir à la philosophie des voies qui seraient nouvelles et prospectives, se contentant le plus souvent de rappeler à la métaphysique ses tâches ecclésiales classiques : ainsi en 1965, examiner « la pensée des hommes de notre temps égarés dans l’athéisme » ou contribuer à « dissiper la méprise d’un certain nombre de croyants qui sont aujourd’hui tentés par un fidéisme renaissant8 ».
Certes enfin, les jeunes théologiens qui, au lendemain du concile, croyaient pouvoir facilement poser leur théologie dans un nouveau système de référence ont rapidement pris conscience que la chose ne serait pas aussi aisée qu’ils l’avaient espéré :
Notre situation est profondément différente de la situation culturelle et ecclésiale dans laquelle ont travaillé les hommes qui ont fait le renom de la théologie française à la veille du concile et qui en ont été d’ailleurs les meilleurs artisans,
reconnaissait Claude Geffré en 1975, appliquant cette fois à la théologie l’image toujours aussi récurrente du « palais en ruine » :
Les fondements philosophiques de leur théologie n’avaient pas été ébranlés et ils ne soupçonnaient pas jusqu’où pouvait aller la critique du langage religieux par les sciences humaines. Aujourd’hui, un certain nombre de théologiens français sont conscients de l’impossibilité d’une simple « récupération » des sciences humaines pour renouveler le langage de la foi. Ils acceptent le long détour que constitue la pratique d’une science humaine. Il ne faut donc pas s’étonner de leur silence relatif… […] La théologie connaît une crise des fondements comparable à celle de la philosophie. Qui peut prétendre, comme au beau temps de la philosophie chrétienne, qu’il est possible aujourd’hui de construire une théologie systématique de l’ensemble des vérités chrétiennes ? Beaucoup renoncent à une construction systématique du savoir théologique parce que la médiation métaphysique de jadis est devenue incertaine. À l’intérieur du catholicisme, l’ancienne synthèse théologique fondée peu ou prou sur Thomas d’Aquin s’est effondrée et elle n’a été remplacée par rien. Il y a bien sûr des essais très intéressants à partir des ressources nouvelles de la philosophie moderne. Mais leur discours est souvent épistémologiquement impur dans la mesure où il juxtapose des concepts traditionnels et des concepts philosophiques nouveaux, coupés de leur contexte originaire. La timidité spéculative de la théologie se manifeste en ce qu’elle se réduit souvent à n’être plus qu’une histoire des diverses synthèses théologiques à travers les siècles9.
Malgré ces célébrations, ces recommandations, ces prises de conscience, il en est généralement du thomisme, et plus largement de la métaphysique, dans l’Église de ces années, un peu comme du latin dans lequel on l’avait longtemps enseigné : lorsqu’il n’est pas contesté comme le « chien de garde » de l’idéologie cléricale, c’est, dans le meilleur des cas, avec la révérence nostalgique dont on entoure les langues mortes qu’on l’honore, sans que la possibilité de le ramener parmi les vivants soit jamais sérieusement examinée. Le « Docteur commun » n’est donc pas remplacé, sa place honorifique reste marquée ; ajoutant parfois au malentendu, toute une série de concepts estampillés sous son nom circulent encore, comme celui de « substance », qui fait débat lors de la traduction du Credo, ou celui de « nature » que recueille l’encyclique Humanae vitae. Mais du « surmoi » et de l’impératif catégorique, il a glissé vers le subconscient ecclésial, le « Ça » ou le paléo-encéphale, et il faut un Maritain nonagénaire pour prêter encore un avenir au « thomisme vivant » et tenter d’arracher l’Être à sa déshérence. « L’effacement du thomisme s’est imposé sans brusquerie révolutionnaire », reprenait Stanislas Breton :
Le signe le plus sensible de cet état de chose serait, à l’intérieur de l’Église, l’absence de relief du thomisme dans les textes du concile – même si, parfois, se fait jour une mention. […] Mais, supposé morte la « pensée unique », tout n’était pas résolu par cette disparition10.
Faisant comme si la théologie à elle seule suffisait pour « dialoguer avec le monde », l’Église postconciliaire met donc les métaphysiciens chrétiens sinon au chômage, du moins ne les utilise qu’avec parcimonie. Faut-il s’étonner de leur grogne ? Certes les interventions, entre la troisième et la quatrième session du concile, d’un Maritain, d’un Gilson, des Polonais Kalinowski et Swiezawski, tous plaidant pour un « thomisme existentiel » et une nouvelle manière de le proposer dans l’Église, avaient réussi à rappeler aux pères in extremis l’existence de la philosophia perennis ; mais leur plaidoirie était restée lettre morte. Et le rendez-vous conciliaire avait été tout aussi raté du côté des exclus du « monde enchanté de Pie XII » : sortis de la prêtrise après l’encyclique Humani generis (1950) par désaccord sur l’Être ou allergie à la systématicité, un Edmond Ortigues (1917-2005), un Henry Duméry (1920), un Pierre Hadot (1922) ne reviennent pas sur leurs pas, ni un Jean Bottéro (1914-2007) que la question, philosophique aussi, du « péché originel » avait poussé hors des dominicains11.
Quelques voix enfin, parmi les dernières arrivées, avaient confessé aussi une certaine déception, telle celle de Jean-Luc Nancy, alors étudiant à Colmar et jéciste, reprochant aux Informations catholiques internationales dont il était un « fidèle abonné » leur « triomphalisme conciliaire » jugé par trop quiétiste :
Depuis quelque temps, le concile semble avoir submergé les Ici […] Qu’il s’agisse du bloc-notes du père Congar […], ou de l’ensemble des relations venues de Rome, tout est positif, tout est constructif, il n’y a qu’une immense volonté commune d’enfanter la véritable épouse du Christ – bref, tout est grâce. Il y a bien quelques ombres au tableau, mais toujours passagères, toujours secondaires, toujours vite effacées. Or, pour peu que votre lecteur entende d’autres échos, il en va autrement… Il n’y a pas qu’un seul élan au concile, et même un moment d’enthousiasme n’assure pas les lendemains. […] Plus d’un texte adopté souffre d’une nette insuffisance de réflexion théologique : seuls des spécialistes le ressentent pour le moment, mais l’essentiel est là. Le père Congar ne manque pas de le noter à l’occasion, mais si discrètement, avec tant d’irénisme, et toujours comme des manques qui seront comblés demain… […] Je voulais attirer votre attention sur un malaise12.
Ce rendez-vous philosophique, le concile l’avait surtout raté d’abord avec lui-même : les quelques questions disputées dont il se dessaisit ou que le pape lui retire, comme celle du péché originel justement, ou celle du contrôle des naissances, étaient les questions qui réclamaient sans doute l’investissement philosophique le plus fort. Or, comme le remarquera bientôt Gérard Granel, jeune phénoménologue encore catholique, diagnostiquant après l’encyclique Humanae vitae la « destruction de la théologie », il y avait un lien entre l’incapacité métaphysique des pères et la soustraction à leur responsabilité de ces questions :
Il est vrai que le concile lui-même présentait pour la pensée un aspect inquiétant, mais qui est resté presque entièrement inaperçu dans la liesse générale et l’atmosphère de faux combat (majorité-minorité) où les journaux ont reconnu tout de suite leur proie, parce qu’en effet la facilité moderne y trouvait son miroir. Cet aspect inquiétant était l’absence de tout travail sérieux concernant l’essence et le statut de la philosophie et de la théologie – chacune en elle-même et dans leur rapport – comme si ces questions n’étaient pas aujourd’hui posées à l’Église, ou bien comme si elles avaient reçu une réponse « pérenne » sur laquelle il n’y avait pas à revenir. On sait que le pape Paul a dessaisi le concile de la question de la régulation des naissances ; on ne sait pas, en revanche, que le concile s’est dessaisi lui-même de la question beaucoup plus fondamentale des attaches de la foi à la pensée humaine en général, et plus particulièrement de celle des rapports entre la métaphysique et la théologie. Or ce qui apparaît précisément à la lecture de l’encyclique Humanae vitae est le lien entre ces deux désaisissements13…
Après la métaphysique
C’est sur le fond de cette sorte de panne métaphysique, de crise ecclésiale de l’Être, qu’il faudrait à présent resituer la galaxie « déconstructive ». Jean-François Lyotard (1924-1998), Gérard Granel (1930-2000), Michel Deguy (1930), Jean-Luc Nancy (1940)… : à l’exception bien sûr de Derrida (1930-2004), la plupart des jeunes philosophes qui vont s’y illustrer avouent en effet à cette époque un fort ancrage catholique. Ici l’historien qui n’est pas philosophe tâtonne et a conscience de sortir un peu de son domaine : malgré le goût précieux des déconstructeurs pour la confession et l’oraison funèbre, le matériel biographique dont il dispose reste très incomplet, et quelques-uns d’entre eux, Deguy et Nancy par exemple, n’ont d’ailleurs pas fini leur longue explication avec le christianisme14. Laissés comme des petits cailloux sur la route, quelques articles, de Granel et de Nancy notamment, permettent cependant de suivre la trace pas à pas, et d’observer comment se noue chez eux, selon des modalités diverses, leur déception conciliaire et postconciliaire avec leur itinéraire philosophique.
Aux yeux de nos deux auteurs, qui dans leurs parcours avaient tôt rencontré la critique nietzschéenne du christianisme et celle heideggerienne de l’Être, en persistant par habitude et sans plus y croire vraiment dans une langue philosophique morte, les pères conciliaires avaient d’emblée échoué à inventer le nouveau « langage prophétique » attendu, capable de traduire le réel, de le contester et de le changer. Saint Thomas au concile ne faisait sans doute pas fière figure, mais son souvenir obsédant planait encore, quand il aurait fallu bannir une fois pour toutes « les épistémologies et les métaphysiques tronquées, sur le sommet desquelles, pour les achever et les bénir, devait se poser le Saint-Esprit » :
Il n’y a pas de philosophie chrétienne (sinon en une acception historique), et s’il y en avait une, elle ne nous intéresserait pas : déjà tant de systèmes dits athées, au service de quelque hypostase rigide, homme, idée ou histoire, nous écœurent comme les copies délavées des fresques philosophiques du Moyen Âge. « Théologie masquée » disait Nietzsche. Le nouveau monde – monde de la syntaxe, de la différence, du discours en réseaux parallèles et non en faisceau convergent, de l’interrogation redoublée et non dénouée – ce monde est sans « problèmes éternels », partant sans « vérités éternelles ». Ce n’est pas seulement une mentalité à la mode, qui mériterait quelques concessions et flatteries, c’est, pour nous, le schème régulateur de notre rapport avec la vérité15.
À côté du fantôme de la métaphysique, ni Granel ni Nancy ne s’étaient satisfaits non plus du discours plus généralement pastoral du concile. Le langage humaniste, personnaliste et progressiste privilégié par les pères était aussi celui que Nancy avait critiqué dès 1963 dans Esprit, le jugeant trop bien ficelé, « trop plein » et trop planifié, trop peu dialectique pour ne pas devenir finalement aliénant, trop immédiat et trop partagé désormais, trop consensuel et collant trop bien à son temps pour ne pas être inopérant :
Ce langage que nous avions choisi nous détermine à présent. Il nous apparaît comme l’évidence de notre histoire. Il dit tout, nous n’avons plus rien à dire. Notre histoire se fait sans nous. Un tel langage n’est-il pas le signe d’une grave distorsion dans la fonction du langage ? Nous prenons pour absolu un langage qui est relatif. […] Le dire de l’homme ne peut être immédiat. Il est lecture de significations toujours à reprendre, toujours partiellement obscures. Il est toujours dialectique… Or voici que nous paraissons incapables d’accorder à la philosophie, c’est-à-dire à l’homme, son rôle premier de critique, de relativisation des concepts, de négation. […] De même, combien souvent mesurons-nous nos Églises à leur ouverture au monde moderne ! Deviendrions-nous incapables de penser dans ce monde l’abrupte affirmation de transcendance qui les constitue ? […] Le travail actuel de tout homme de langage est de trouver un point de départ, d’amorcer une trouée où puisse se développer une authentique interrogation humaine16.
Partagé entre sa langue trop morte et son langage trop courant, Vatican II n’avait donc pas réussi à trouver le langage « portant verticalement », ni la théologie ni l’anthropologie négatives qui manifesteraient la profondeur et la transcendance de l’homme et « donneraient sens » sans prédéterminer : « Le langage ne doit pas être une évidence déjà là. Autant dire qu’en ce sens, le langage est une aventure spirituelle totale17. » Le concile avait donc raté sa mise à jour, incapable de s’extraire du long « destin métaphysique de l’Occident », échouant à inaugurer :
La pensée aujourd’hui, et déjà depuis quelque temps, est montée « plus haut » et voit venir à elle un mystère plus grand de l’être. Si le métaphysique est devenu ainsi essentiellement trop petit pour la pensée elle-même, combien davantage ne doit-il pas paraître trop petit pour contenir plus longtemps la formulation de la foi, et combien plus dérisoires encore ces notions et ces assemblages doctrinaux dans lesquels ce n’est même pas le métaphysique qui parle, mais l’utilisation du matériel philosophique gréco-romain18 ?
En mêlant de nouveau la métaphysique et la pastorale, mais sans parvenir cette fois à aplanir la disparité des deux langages, l’encyclique Humanae vitae fut perçue comme une preuve supplémentaire d’échec et la manifestation de la faiblesse de la pensée chrétienne et de ses contradictions intimes. Gérard Granel notamment la reçut comme un casus belli : « L’encyclique, comme toujours en été, et comme toujours sans que presque personne ne mesure l’ampleur de ce qui se passe, est venue déclarer le conflit. » Derrière la licéité des moyens contraceptifs qu’il juge tellement évidente qu’il n’entend pas l’examiner, il retient la « question théorique » et la dénonciation de « l’équivoque de la théologie chrétienne, morale ou spéculative, dans son essence même » :
On ne peut éviter de se demander si ce que le pape a voulu « sauver », envers et contre tout, ne serait pas tant « l’honneur du mariage chrétien » (que nul ne songeait à déshonorer), pas tant non plus l’autorité du magistère des deux derniers siècles et en particulier celle de l’encyclique Casti connubii – mais plutôt… l’autorité d’Humani generis et généralement de la philosophia perennis à laquelle l’Église s’est attachée séculairement et viscéralement. […] Avant cette décision, en effet, il était possible de croire, il était même requis d’espérer que nous disposerions d’une sorte de temps de neutralité théorique (par « neutralisation » des formulations passées de la théologie-morale en général et neutralisation réciproque des idéologies modernes que véhiculent innocemment avec elles les volontés de changement les mieux intentionnées, mais aussi les plus inconscientes de leur propre situation métaphysique), bref d’un temps libre, ménagé par une décision vraiment « prudentielle » de Pierre, qui eût respecté à la fois la profondeur du dépôt révélé et celle de notre temps. Une telle décision était précisément celle que proposait la majorité des théologiens et des experts. Elle n’aurait certes pas diminué d’un iota l’ampleur ni la profondeur des questions théoriques – mais elle aurait fourni la possibilité pratique de les aborder dans une situation de paix à l’intérieur de l’Église, propice à la fois au travail de recherche et à la germination de l’Esprit… Aujourd’hui au contraire, et par l’effet d’une décision où nous n’avons certes aucune part, la situation fondamentale est, répétons-le, le conflit… Ce qui veut dire que, depuis les déclarations d’Humanae vitae, le travail théorique ou bien ne va nulle part, ou bien va à la bataille. Nous sommes contraints en effet désormais, pour développer les questions fondamentales elles-mêmes, d’aller contre le magistère et, pour les faire aboutir, de nous donner comme objectif le recul, le désaveu, bref la défaite du magistère19.
Dans cette optique, Granel refusait par avance toute mansuétude, tout accommodement pastoral, toute distinction de la thèse et de l’hypothèse, du péché et de la peccadille, toute « annulation pratique » des effets de l’encyclique qui aurait fait l’économie de la confrontation doctrinale :
Comment ose-t-on proposer à des époux chrétiens, du fait d’une situation où ils se trouvent (ou plutôt dans laquelle on les met), de se résigner à ne pouvoir plus aborder et résoudre cette situation de façon proprement et positivement bonne, de façon proprement et positivement chrétienne ? Comment ose-t-on les inviter, au lieu de cette positivité, à se cantonner dans l’horizon du « manquement » à l’égard de ce que serait une vie chrétienne ? Et plus encore, comment ose-t-on décolorer à l’avance leur pratique ainsi rendue négative et marginale en la privant de surcroît d’une réelle « gravité » ? […] Qui trouveront-ils, ces évêques italiens, pour vouloir coucher dans la niche du « pas bien, mais pas grave » ? Qu’ils reprennent leur mansuétude, et qu’ils sachent que nous voulons que tout ce que nous faisons soit grave…
Humanae vitae devait donc fournir l’occasion de rattraper le vaste débat philosophique dont l’Église de Vatican II avait été frustrée ; et en mettant d’abord en question les catégories « bâtardes » de la théologie morale catholique, le débat permettrait de remonter aussi vers « la théologie spéculative ou rationnelle en général » :
La destruction (dans les deux sens du terme, c’est-à-dire comme déconstruction et comme volatilisation) de cette forteresse de la culture romaine requiert une pensée qui soit ferme dans ses principes, et une foi dont la solidité puisse se réjouir et se fortifier dans un tel travail. […] Car enfin, bien fades étaient nos sages espoirs post-conciliaires ; plus semblable au sel, au contraire, notre espérance d’aujourd’hui environnée d’une guerre essentielle. Qui donc imaginait vraiment que l’Esprit allait avancer au milieu du fatras, inspirant des compromis obscurs entre les « besoins » du monde actuels formulés dans n’importe quel langage, c’est-à-dire dans un langage en porte à faux entre la positivité scientifique et le vide philosophique, et par là incapable de saisir dans son essence l’époque et le besoin, et un passé théologique qui se fût tiré indemne lui aussi de cette évolution, au prix de quelques distinguo et exercices d’assouplissement, tandis que l’obscurité historiale dont s’entoure son essence (quelque part dans l’immense équivoque des rapports séculaires de la philosophie et de la formulation de la foi) se fût refermée et consolidée en soi-même à jamais ?
L’itinéraire qui s’engageait ici devait néanmoins conduire à la rupture : « S’il est une preuve que 1968 fut une tempête au souffle long, c’est celle-ci », a précisé son ami Michel Deguy.
La vie et l’œuvre de Granel, en bref sa pensée, en furent bouleversées. Il rompt. Et bientôt – même si c’est très tard – avec le catholicisme qui soutenait encore le souffle d’un essai, Traditionis traditio.
Aucun de ses amis ne l’eût conjecturé, tant sa pensée et sa vie en vivaient20.
Présentant le 17 octobre 1970, à l’invite du Secrétariat français pour les non-croyants, un « Rapport sur la situation de l’incroyance en France » que recueillit Esprit, Granel s’était attaché encore cependant à justifier du point de vue chrétien et du « développement vivant de la révélation aujourd’hui », à présenter comme un « combat pour l’Église, au sein de l’Église » « l’apparent scandale d’une volonté de destruction » étendue à « l’ensemble de la Tradition, théologique et philosophique » :
Il y a si peu de chances (en vérité aucune…) de voir un jour les actuels dirigeants de l’Église (au premier rang le pape actuel, dont l’angoisse très sincère ne nous est malheureusement d’aucun secours, parce qu’il s’est une fois pour toutes tracé son devoir dans la mauvaise direction), admettre assez tôt ni assez complètement cette situation de l’Église, elle-même cause de l’incroyance des hommes, qu’il ne nous reste plus en vérité qu’à agir directement (derrière ceux d’entre eux, très rares mais infiniment précieux qui ouvrent déjà un avenir : Camara, Suenens, l’Église de Hollande), avec l’aide un peu partout du bas-clergé, des étudiants chrétiens et des pauvres. Avec ceux-là, dont le nombre ira grandissant au fur et à mesure que l’action rencontrera des succès et montrera qu’elle se domine, qu’elle est capable des principes mieux que les actuels hiérarques, qu’elle sait faire l’unité de ses troupes, qu’elle évite les excès mais non l’efficacité, il doit être possible de créer le mouvement et d’obliger ceux qui voudraient s’y opposer à se soumettre ou à se démettre. […] Les divers épiscopats seraient bien inspirés de considérer sérieusement l’éventualité (pour nous déjà certaine) d’un démantèlement de tout le christianisme existant et dans tous les domaines : démantèlement moral, politique, théorique21.
Se revendiquant à la fois de « l’autorité prophétique » et de « l’autorité philosophique », quelques « propositions concrètes pour la lutte » placées en appendice, qu’Esprit refusa de publier mais que Granel reprit en 1972 avec son article dans son recueil Traditionis traditio, donnaient au programme déconstructeur des allures de stratégie gramsciste et un tour antiromain très prononcé :
Il est clair qu’il n’y a pas grand sens à appeler à la lutte si on ne définit pas la définition des voies et moyens par lesquels elle doit s’accomplir. Il semble que les principaux axes de l’action soient les suivants : I. À l’égard de la hiérarchie. Se rappeler que l’on n’est pas « contre » la hiérarchie en tant que telle, mais seulement réduit à se battre contre une partie de la hiérarchie existante. Ce qui implique que l’on s’appuie sur l’autre partie, déjà existante elle aussi, qui va de l’avant encore timidement, mais que la précipitation des événements, entraînant un certain nombre d’évidences, fera sortir peu à peu de sa minorité numérique et du même coup de sa timidité. Renforcer les uns, attaquer les autres. […]
Pour une partie de la partie contre laquelle nous voulons entamer le combat, et qui est la partie purement et simplement pourrie, « attaquer » veut dire ce que cela veut dire militairement : réduire, anéantir. C’est le cas pour des personnages dont le caractère néfaste est bien établi et dont le comportement est de toute façon un scandale pour toute conscience chrétienne. […] En faisant simplement et sans se lasser la lumière sur eux et en réclamant par tous les moyens leur démission ou leur suspension, on doit pouvoir obtenir le résultat cherché. De tous les objectifs, l’élimination de la partie pourrie de la hiérarchie dans le monde doit être tenue pour le plus accessible, parce qu’elle n’exige aucune refonte particulière des principes et se trouve donc immédiatement acceptable par tout le monde, même par les traditionalistes actuellement au pouvoir.
Attaquer a un autre sens pour une autre partie de la partie de la hiérarchie à laquelle nous nous opposons. Au contraire des précédents, il s’agit là d’hommes moralement et spirituellement estimables, mais qui sont, culturellement et politiquement, des traditionalistes bloqués. […] De ce genre, le cardinal Daniélou, le cardinal Journet et deux ou trois prétendus penseurs, qui pour n’appartenir pas à la hiérarchie de l’Église n’en sont pas moins très influents auprès d’elle et sont souvent les véritables inspirateurs de ses attitudes : Jacques Maritain, Jean Guitton, etc. De tels hommes ne sont pas vulnérables comme les précédents, parce que, quelle que soit leur nocivité idéologique, ils restent moralement et religieusement estimables (au moins d’un point de vue subjectif). L’attaque qu’il convient de mener contre eux sera donc d’un genre particulier. Elle consistera – outre la critique radicale de leurs écrits, tâche pour laquelle il faudra trouver des philosophes remplis d’abnégation – dans une tactique de harcèlement constant, par laquelle, à partir de la richesse des événements et de l’information, on les acculera, le plus publiquement possible, à prendre toujours et partout position, à préciser toujours et partout cette position, à en tirer encore et encore les conséquences concrètes, etc., jusqu’à ce que, ou bien se dévoilera l’incohérence profonde de leur attitude, ou bien ils construiront, pour la masquer, une autre cohérence : celle de la répression pure et simple, qui les rendra bientôt odieux.
Le pape lui-même pose évidemment un problème particulier, non de fond mais d’opportunité. Pour le fond il semble manifeste, par ses écrits, ses paroles, ses attitudes, que Paul VI relève de la deuxième catégorie précédente. Il faudra par conséquent, au bout du compte, l’attaquer lui aussi. La question est de savoir cependant s’il faut l’attaquer sur le même mode de harcèlement que les évêques, cardinaux et prétendus penseurs que nous avons nommés des traditionalistes bloqués. La chose peut paraître inopportune, dans la mesure où l’on risque de s’aliéner ainsi trop rapidement une grande masse de catholiques qui ont à l’égard du « pape » quel qu’il soit et quoi qu’il fasse, un attachement absolu et irraisonné. […] Dans de telles conditions de dégénérescence du catholicisme, il peut être nécessaire, au moins dans certaines limites et pour un certain temps, de ménager le pape actuel, pourtant pièce maîtresse et principal responsable de tous les blocages22.
On trouverait bien sûr chez d’autres auteurs, dans l’œuvre de Nancy notamment, une version de la déconstruction sinon moins radicale du moins plus apaisée, moins polémologique. Laissant Rome aux archéologues, la réflexion ici se porte plutôt sur les identités et les frontières, qui se défont dès que la dogmatique a épuisé ses effets de croyance ou ses mécanismes de puissance et n’est plus qu’un accessoire de grenier. Paul VI dans son encyclique Ecclesiam suam (1964), puis le concile lui-même, avaient certes mis l’Église « en dialogue » avec la volonté de n’oublier personne. Malgré tous les effets de « mise en scène », ces ponts jetés « d’un coin à l’autre », du catholicisme aux autres confessions chrétiennes, du christianisme au marxisme, de la foi à la science, d’un humanisme chrétien à un humanisme athée, finalement de l’Église au monde, étaient-ils bien utiles ? Enjambaient-ils vraiment un quelconque fossé ? Le jeune philosophe ne cachait pas ses doutes, certain que le conflit des humanismes ou des visions du monde était passé : « Les guerres de doctrines se sont éteintes faute de combattants. […] Il est trop tard pour en débattre. » Toutes les querelles dogmatiques gisaient à ses yeux désormais dans une indifférenciation des pratiques, magma où l’Église, tous ses bastions rasés, s’était elle-même engluée :
Où est la doctrine, quand la vie, la nôtre, profane, et celle de l’institution sacrée sont rigoureusement identiques à celle du monde ? Symboles perdus dans un foisonnement de symboles, compromis avec des compromis (doctrines sociales, colloques avec le dit « athéisme »), structures coulées dans des structures. Est-ce être « païen avec les païens » ? Nous sentons bien que non. Nous n’avons plus cette ferveur fidèle que saint Paul tirait du risque, de la différence réellement vécue, surmontée sans être abolie23.
La pratique conciliaire du dialogue n’était donc pour notre auteur qu’un débat du même au même et sans grand contenu, une explication du christianisme avec ses sous-produits, ses défroques ou ses doubles, une conversation mondaine à l’intérieur du même phénomène : « Toute une civilisation a été nécessaire pour toute une religion. » La « déconstruction » postulait donc ici une migration, un exil, une dissolution des frontières – « chrétien et athée, athée parce que chrétien » – plaçant le philosophe dans un état de veille au bout duquel surviendrait peut-être un jour le « Dieu Parlant » :
Le Dieu que nous attendons – peut-être – en secret est d’abord celui pour lequel nous ferions un joyeux autodafé de concepts. Nous avons besoin, pour persévérer, d’une sainte – vraiment sainte – Inquisition. Mais il nous faudrait savoir penser par-delà la conception d’un discours chrétien s’opposant aux autres ou composant avec eux. Pour cela, nous sommes encore ignorants. […] Ni la nostalgie, ni l’apostasie, ni l’invention ne sont à l’ordre du jour. Mais seulement une certaine persévérance, sans savoir vers quoi ni pour quoi24.
Réformateur, iconoclaste, antiromain chez Granel, le discours déconstructeur empruntait plutôt chez Nancy les voies de la théologie négative. Quand étaient parus en 1967 les trois ouvrages fondateurs de Derrida, De la grammatologie, l’Écriture et la différence, la Voix et le phénomène, le propos, quoique déconnecté du souci spécifique de la métaphysique chrétienne, empruntait assez à une tradition de pensée que Derrida reconnaîtra tantôt « luthériano-heideggerienne » et tantôt nietzschéenne, pour apporter de l’eau aux deux moulins. Granel leur avait d’ailleurs consacré la meilleure exégèse alors parue25. Un compagnonnage s’esquissait, qu’il faudra en une autre occasion accompagner jusqu’au bout, jusqu’à la question que Derrida adressait à Granel en décembre 2000, au bord de son tombeau :
Pourquoi seulement une « déconstruction du christianisme » ? Et le Judaïsme ? Et l’Islam? Serait-ce une déconstruction plus facile ? plus difficile, voire impossible ? Ou bien la déconstruction en général resterait-elle, au fond, une affaire strictement christiano-chrétienne ? Une nouvelle Réforme ? Dans la tradition luthériano-heideggerienne de la Destructio26 ?
- *.
Maître de conférence en histoire contemporaine à l’université Montpellier III. Membre du conseil de rédaction de la revue Nunc. Ce texte a tout d’abord été présenté à l’occasion de la journée d’étude « Antiromanisme doctrinal et romanité ecclésiale, xvie-xxe siècle », dirigée par Sylvio de Franceschi, puis publié dans la revue lyonnaise Chrétiens et sociétés. Documents et mémoires, 2008, no 7. Voir également le dossier « Déconstruction et christiannisme » de la revue Nunc, 2009, no 19.
- 1.
Émile Zola, Rome (1896), édition critique par Jacques Noiray, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1999, chap. XVI. Voir aussi notre étude, « De Brunetière à Paul VI : la Rome pontificale au miroir des intellectuels français », dans Hilaire Multon et Christian Sorrel (sous la dir. de), l’Idée de Rome : pouvoirs, représentations, conflits, Université de Savoie, 2006, p. 147-192.
- 2.
Louis Bouyer, la Décomposition du catholicisme, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, p. 45-46 et p. 66.
- 3.
Manifeste Se Cristo vedesse (« Si le Christ voyait cela », Éd. de l’Épi), lettre ouverte à « Paul, pape, successeur de Pierre, évêque de Rome, serviteur des serviteurs de Dieu, notre frère, que nous aimons en vérité », signée par 744 noms, laïcs en majorité, publiée en brochure et dans Témoignage chrétien du 12 décembre 1968.
- 4.
Jean-Marie Domenach, Lumière et vie, mai 1969, no 93.
- 5.
Giancarlo Zizola, « Audaces et limites de la réforme de la curie », Ici, 15 septembre 1967.
- 6.
Stanislas Breton, De Rome à Paris, Paris, Ddb, 1992, p. 91.
- 7.
Voir Michel Fourcade, « Thomisme et antithomisme à l’heure de Vatican II », Antithomisme. Histoire, thèmes et figures. II : l’Antithomisme dans la pensée contemporaine, Revue thomiste, 2008, 2, t. CVIII, p. 301-325.
- 8.
Documentation catholique, 17 octobre 1965, no 1457.
- 9.
Claude Geffré, « Une théologie marginalisée », l’Église : l’épreuve du vide, Paris, Autrement, 1975, p. 68-74.
- 10.
S. Breton, « Sur la difficulté d’être thomiste aujourd’hui », le Statut contemporain de la philosophie première. Centenaire de la Faculté de philosophie, Paris, Beauchesne, coll. « Philosophie », 1996, no 17, p. 333-346.
- 11.
Voir notamment ici Jean Bottéro, Babylone et la Bible. Entretiens avec Hélène Monsacré, Paris, Les Belles Lettres, 1994 ; Pierre Hadot, la Philosophie comme manière de vivre. Entretiens avec J. Carlier et A. I. Davidson, Paris, Albin Michel, 2001 ; Edmond Ortigues, la Révélation et le droit. Précédé de Lettre à Rome, Paris, Beauchesne, 2007 et du même, Sur la philosophie et la religion. Les entretiens de Courances, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003.
- 12.
Jean-Luc Nancy, « Correspondance. Les Ici triomphalistes ? », Ici, 1er février 1965, no 233.
- 13.
Gérard Granel, « La destruction de la théologie », Critique, décembre 1968, no 259.
- 14.
Voir Michel Deguy, Un homme de peu de foi, Paris, Bayard, 2002 ; J.-L. Nancy, la Déclosion (déconstruction du christianisme, 1), Paris, Galilée, 2005.
- 15.
J.-L. Nancy, « Catéchisme de persévérance », Esprit, octobre 1967, p. 368-381.
- 16.
J.-L. Nancy, « Un certain silence », Esprit, avril 1963, p. 555-563.
- 17.
Ibid.
- 18.
G. Granel, « La destruction de la théologie », art. cité.
- 19.
G. Granel, « La destruction de la théologie », art. cité. Passé par Louis-le-Grand où il fut l’élève de Michel Alexandre et de Jean Hyppolite, puis entré premier à l’Ens où il fut marqué par Louis Althusser et par Jean Beaufret, agrégé, enseignant à Bordeaux, Toulouse et Aix après une « guerre haïe » en Algérie, Granel consacra son doctorat d’État à Husserl et à Kant (le Sens du temps et de la perception chez Husserl, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1968 et l’Équivoque ontologique de la pensée kantienne, Paris, Gallimard, 1970), avant de rejoindre Toulouse-Le Mirail (1972) où il fut un philosophe « irradiant » et un professeur « commotionnant ». Voir le recueil Granel ; l’éclat, le combat, l’ouvert, textes réunis par Jean-Luc Nancy et Élisabeth Rigal, Paris, Belin, 2001, 477 p.
- 20.
Michel Deguy, Le Monde, 16 novembre 2000.
- 21.
G. Granel, « Rapport sur la situation de l’incroyance en France », Esprit, janvier 1971.
- 22.
G. Granel, « Propositions concrètes pour la lutte », Traditionis traditio. Essais, Paris, Gallimard, 1972, p. 291-299.
- 23.
J.-L. Nancy, « Catéchisme de persévérance », art. cité.
- 24.
J.-L. Nancy, « Catéchisme de persévérance », art. cité.
- 25.
Voir « Jacques Derrida et la rature de l’origine », Critique, novembre 1967, no 246, p. 887-905.
- 26.
Voir J. Derrida, « Corona vitae (fragments). Gérard Granel », Chaque fois unique, la fin du monde, Paris, Galilée, 2003, p. 318.