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Le patrimoine en questions

novembre 2009

#Divers

L’Allégorie du patrimoine se présentait déjà en 1992 comme une généalogie de cette notion. En proposant dans un nouveau livre des extraits de divers textes « classiques » consacrés au patrimoine, Françoise Choay attire l’attention sur ces deux phénomènes décisifs : d’une part, le glissement sémantique qui a conduit du concept de « monument » (de monere : rappeler, avertir… ce qui renvoie à un vécu commun) à celui de « monument historique » au xixe siècle, et qui est à l’origine d’une véritable fétichisation (muséification) du patrimoine ; d’autre part, l’application au patrimoine mondial du concept de « monument historique » dont l’histoire est spécifiquement européenne. À ce double titre, ce texte (qui constitue l’introduction de son anthologie) éclaire bien des débats sous-jacents à l’appréhension de la culture contemporaine alors même que le budget que le ministère de la Culture accorde au patrimoine l’emporte largement sur tous les autres.

Dans son acception originelle, « bien d’héritage qui descend, suivant les lois, des pères et mères à leurs enfants » (Émile Littré, Dictionnaire de la langue française), le très ancien mot « patrimoine » connaît aujourd’hui une fortune nouvelle, au gré d’un transfert métaphorique qui lui accole des adjectifs variés : « génétique », « naturel », « bancaire », etc. L’usage courant de l’expression « patrimoine historique » date, on le verra plus loin, des années 1960.

Toujours plus employée dans son champ sémantique, l’expression, parfois réduite au simple substantif « patrimoine », tend à remplacer et à éliminer l’usage, consacré depuis le xixe siècle, des deux formes lexicales de « monument » et de « monument historique », dont il convient de commencer par rappeler le sens et la différence.

Monument et monument historique

La différence et l’opposition entre les notions de monument (sans qualificatif) et de monument historique ont été définies pour la première fois en 1903 par le grand historien de l’art Aloïs Riegl dans l’introduction du Projet de législation des monuments historique1 dont l’avait chargé l’État autrichien2.

Je reprends ici l’analyse de Riegl, mais dans une perspective plus générale, moins focalisée sur le monument historique et tenant compte des recherches accomplies dans le champ des sciences dites humaines depuis la mort de l’historien viennois.

Monument

Pour définir le terme « monument », on se reportera à son étymologie. Il dérive du substantif latin monumentum, lui-même issu du verbe monere : « avertir », « rappeler à la mémoire ». On appellera alors « monument » tout artefact (tombeau, stèle, poteau, totem, bâtiment, inscription…) ou ensemble d’artefacts délibérément conçus et réalisés par une communauté humaine, quelles qu’en soient la nature et les dimensions (de la famille à la nation, du clan à la tribu, de la communauté des croyants à celle de la cité…), afin de rappeler à la mémoire vivante, organique et affective de ses membres, des personnes, des événements, des croyances, des rites ou des règles sociales constitutifs de son identité.

Le monument se caractérise ainsi par sa fonction identificatoire. Par sa matérialité, il redouble la fonction symbolique du langage dont il pallie la volatilité, et s’avère un dispositif fondamental dans le processus d’institutionnalisation des sociétés humaines. Autrement dit encore, il a pour vocation l’ancrage des sociétés humaines dans l’espace naturel et culturel, et dans la double temporalité des humains et de la nature.

Ainsi entendu comme dispositif mémoriel « intentionnel », le monument appelle un vigilant et permanent entretien. Mais il est aussi exposé à une destruction délibérée qui peut prendre deux formes, positive ou négative. On parlera de destruction positive lorsque la communauté concernée laisse tomber ou démolit un monument qui a perdu, complètement ou partiellement, sa valeur mémorielle et identificatoire. Deux exemples. En Europe, le plus ancien monument de la chrétienté, la basilique Saint-Pierre de Rome, édifiée par l’empereur Constantin au ive siècle, a été détruite au xvie siècle, par décision du pape Jules II, au profit d’une nouvelle basilique, mieux accordée, selon la cour pontificale, à l’évolution de la théologie et du rituel catholique, et dont l’exécution fut confiée à Bramante. Au Japon, jusqu’à une date récente, les sanctuaires Shinto étaient rituellement détruits et reconstruits à l’identique sur un site voisin, à des fins de purification. Quant à la destruction négative, elle a été pratiquée depuis la nuit des temps par tous les peuples. D’une part, elle peut s’exercer contre leurs ennemis extérieurs : la défaite et l’anéantissement d’une culture s’avérant mieux assurés par la destruction de ses monuments que par la mort de ses guerriers. D’autre part, elle peut sévir à l’intérieur d’une même communauté dans les guerres civiles : il suffit de se référer aux destructions commises en Europe durant les guerres de Religion, et en France à la fin de la Révolution, sous la Terreur.

On peut donc avancer que le monument, sous des formes variées, existe dans toutes les cultures et sociétés humaines. Il apparaît comme un universel culturel. On notera cependant que, dans les sociétés ouest-européennes, le rôle dévolu au monument intentionnel, sous sa forme architecturale, a été concurrencé par le développement des mémoires artificielles, à partir de l’invention et de la diffusion de l’imprimerie au xve siècle. Le destin de l’écriture, première mémoire artificielle, inoubliablement décrite dans le Phèdre de Platon3, sera dès lors porté par l’imprimerie dont Charles Perrault4 pointa avec émerveillement le relais qu’elle apporte à la mémoire vivante. Et, dès le xviie siècle, les dictionnaires français attestent le déplacement sémantique que la fortune du livre imprimé fait subir au terme « monument » : la signification mémoriale, première, de celui-ci commence à s’effacer au profit du caractère imposant ou grandiose, attaché à l’adjectif « monumental ».

À l’époque romantique, la célèbre formule de Victor Hugo « Ceci [l’imprimerie] tuera cela5 » annonce la mort de l’architecture en tant que support de la mémoire organique.

Depuis la seconde moitié du xxe siècle, grâce à la médiation de prothèses toujours plus performantes, les sociétés occidentales ont presque cessé d’élever des monuments qui impliquent au présent notre mémoire affective. Sauf s’il s’agit de nous empêcher d’oublier des événements particulièrement traumatiques et/ou mettant en jeu le destin de l’humanité, tels les génocides du xxe siècle. Et encore, les plus significatifs d’entre eux sont des « reliques ». Déjà après la guerre de 1914, parallèlement aux « monuments aux morts » élevés jusque dans les plus petits villages de France, l’aménagement du champ de bataille de Verdun se constitue, sans appel à aucune création symbolique, en une vraie relique, devançant le traitement des camps de concentration nazis, tel celui d’Auschwitz, ou des grands cimetières militaires, tel celui de Colleville

Monument historique

Le monument historique n’est pas un artefact intentionnel, création ex nihilo d’une communauté humaine à des fins mémoriales. Il ne s’adresse pas à la mémoire vivante. Il a été choisi dans un corpus d’édifices préexistants, en raison de sa valeur pour l’histoire (qu’il s’agisse d’histoire événementielle, sociale, économique ou politique, d’histoire des techniques ou d’histoire de l’art6…) et/ou sa valeur esthétique. Plus précisément, dans son rapport à l’histoire (quelle qu’elle soit), le monument historique se réfère à une construction intellectuelle, il a une valeur abstraite de savoir. En revanche, dans son rapport à l’art, il sollicite la sensibilité esthétique à l’issue d’une expérience concrète. Riegl a, le premier, montré que la coprésence de ces deux types de valeurs était à l’origine d’exigences contradictoires dans le traitement des monuments historiques, et que ces conflits étaient encore accrus par le fait que le corpus des monuments historiques comprend aussi des monuments à valeur mémoriale, telles par exemple les églises non désaffectées7, où le culte religieux continue d’être célébré.

Loin de lui conférer une universalité comparable à celle du monument intentionnel, sa double relation au savoir et à l’art marque l’indélébile appartenance du monument historique à une culture singulière, celle de l’Europe occidentale (vivifiée depuis le haut Moyen Âge par l’apport arabo-méditerranéen), et dont l’identité, jusqu’à la Réforme et la Contre-Réforme, était fondée sur la compétence théologico-politique de l’Église romano-catholique. C’est sur ce territoire, dans l’Italie du Quattrocento, qu’a été élaborée la première ébauche du concept de monument historique, ensuite adoptée, développée et collectivement enrichie par l’ensemble des pays ouest-européens, qui, au fil de cinq siècles, en ont fait le fondement d’une série de pratiques sans précédent. Il convient de rappeler les grandes étapes de ce développement issu de deux révolutions culturelles.

Les deux étapes de la genèse du monument historique

Révolution culturelle

J’emprunte cette notion à Eugenio Garin8. Elle lui sert à marquer la globalité des dimensions sociétales mises en jeu au cours de l’histoire, à l’issue de certains événements, transformations, évolutions, d’ordre mental et technique.

Par exemple, si on a coutume de penser la Renaissance du Quattrocento en termes d’arts visuels ou d’épistémologie, ces champs n’en sont pas moins indissociables des innovations techniques, économiques, politiques de l’époque, auxquelles les lient des boucles de rétroaction. Dans l’analyse qui suit, je devrai me focaliser sur l’espace édifié, le cadre bâti des sociétés humaines, et serai nécessairement condamnée à des réductions drastiques concernant les autres domaines sociétaux.

Mais soyons précis. Le concept de « révolution culturelle » est un instrument heuristique. C’est un artifice méthodologique de même type que la notion de « coupure épistémologique », dont l’usage et la relativité furent autrefois bien précisés par Gaston Bachelard et Georges Canguilhem. Les discontinuités dont il s’agit ne sont pas inscrites dans le déroulement factuel de l’histoire, ou plutôt elles ne peuvent être prises au pied de la lettre. Elles occultent les émergences et les anticipations (antérieures), aussi bien que les survivances (postérieures) auxdites révolutions. La Renaissance du Quattrocento ne plonge pas seulement ses racines dans le Trecento de Pétrarque, mais plus avant, jusqu’aux ixe, xie et xiie siècles, à des périodes de l’histoire européenne qu’Erwin Panofsky9 a appelées Renascences, autrement dit « proto-Renaissances ». Inversement, la révolution industrielle a touché avec un retard considérable de nombreux territoires, notamment français10.

Première révolution culturelle européenne : la Renaissance

Le fait, pour nous essentiel, survenu dans l’Italie du xve siècle parmi la communauté des lettrés consiste dans ce qu’Eugenio Garin a appelé le « relâchement » du théocentrisme11, alors partagé par l’ensemble des sociétés chrétiennes ouest-européennes. Ce relâchement n’est pas attribuable à un affaiblissement de la foi religieuse. Il marque l’émergence d’un regard neuf sur l’individu humain, jusqu’alors confiné dans le rôle de créature et désormais investi d’un pouvoir créateur. D’où un intérêt nouveau pour l’ensemble des champs de l’activité humaine, qu’ils soient situés dans le présent ou dans le passé. D’où une conception nouvelle de l’histoire comme discipline autonome, sans dimension eschatologique ni finalité utilitaire. D’où également, parmi le champ des pratiques techniques, le nouveau statut d’activité esthétique attribué à ce que nous nommons aujourd’hui les arts plastiques12 : l’architecte13 d’abord, puis le peintre accèdent ainsi au statut gratifiant de créateurs14, d’artistes dispensateurs d’un plaisir spécifique. On comprend dès lors la double valeur pour l’histoire et pour le plaisir esthétique dont les monuments anciens se trouvent soudain investis.

Jusqu’au xvie siècle, l’intérêt des humanistes italiens se focalise sur les vestiges de l’Antiquité, en particulier romaine : leur valeur esthétique (surtout appréciée par les architectes qui y découvrent des modèles avec lesquels rivaliser, par les peintres et par quelques princes collectionneurs) est éclipsée par leur valeur historique. La ville de Rome représente à cet égard un cas privilégié à cause du nombre et de la qualité des vestiges antiques, dont beaucoup demeuraient intacts à la fin du Moyen Âge, mais aussi grâce à la façon dont les papes avaient utilisé et géré le patrimoine urbain de la ville depuis le partage de l’Empire. Ainsi, par leur présence physique, les restes de l’Antiquité, et surtout les bâtiments, confirment et authentifient les informations contenues dans les écrits des auteurs anciens, dont ils permettent de mieux comprendre l’univers. Cependant, à partir de leur retour d’exil en 1420, les pontifes mènent une politique ambivalente à l’égard de l’héritage romain : le protégeant d’une main par des édits, l’utilisant de l’autre comme carrière pour édifier la nouvelle et prestigieuse capitale de la chrétienté. À cette règle ne fait même pas exception le grand pape humaniste, Pie II Piccolomini (1458-146415). Ainsi, malgré les protestations vigoureuses d’une poignée d’humanistes et d’artistes (Poggio Bracciolini, Flavio Biondo, Alberti…), l’intérêt passionné suscité par les édifices anciens n’entraîne qu’exceptionnellement une démarche conservatoire.

Le rôle pionnier joué par l’Italie, dès le Quattrocento, dans la genèse de la première révolution culturelle européenne s’explique non seulement par la prégnance de son héritage romain (en particulier sous la forme d’un dense réseau de villes), mais aussi par des facteurs économiques et politiques liés à la vitalité de ses cités-États.

La plupart des autres pays ouest-européens ont accompli leur propre Renaissance un bon siècle plus tard. Dans le cas de la France, par exemple, ce retard s’explique tout à la fois par la guerre de Cent Ans et, peut-être surtout, par sa double condition de pays rural et féodal16.

Quoi qu’il en soit, à partir du xvie siècle, la première révolution culturelle va poursuivre son cours dans les pays voisins de l’Italie, chez lesquels l’étude des vestiges de l’Antiquité classique motive le voyage à Rome et en Italie avant de susciter l’exploration des territoires nationaux, à la recherche des traces de la colonisation romaine.

Qu’il s’agisse de bâtiments ou d’autres catégories d’objets transmis par les Romains, les Grecs ou d’autres peuples de l’Antiquité, ceux-ci ne sont pas, à l’époque, appelés « monuments historiques », mais désignés sous l’appellation globale d’« antiquités », dérivée du substantif pluriel antiquitates forgé par le célèbre érudit romain Varron (116-26 av. J.-C.) pour désigner l’ensemble des productions anciennes (langue, usages, traditions…) de la romanité. Selon la même étymologie, les érudits et les savants qui s’appliquent à l’étude des antiquités seront appelés « antiquaires ». Le terme a conservé cette acception en anglais.

À partir de la seconde moitié du xvie siècle, l’intérêt des antiquaires européens (à commencer par les Anglais) se portera aussi progressivement sur les restes de leurs héritages nationaux respectifs, dénommés alors « antiquités nationales ».

Entre le xvie siècle et les premières décennies du xixe siècle, les antiquaires européens ont accompli un formidable travail collectif d’inventaire et d’étude concernant toutes les catégories d’antiquités. Issus des milieux lettrés les plus divers (religieux, médecins, artistes, juristes, diplomates, grands seigneurs), ils ont préparé et anticipé les travaux des historiens, des archéologues, des historiens de l’art et des premiers ethnographes du xixe siècle. À l’issue de relations directes et/ou épistolaires intenses, ils ont contribué à la prise de conscience et au développement de l’unité européenne, dont ils assumaient, dans le même temps, la richesse et la diversité.

La mise en œuvre des informations recueillies par les antiquaires comporte schématiquement trois phases :

jusque vers le dernier quart du xviie siècle, et, bien entendu, à l’exception des architectes antiquaires qui n’ont cessé, depuis le Quattrocento, de relever les monuments et de chercher les meilleures méthodes pour reconstituer et dresser les plans des villes antiques, analyses et descriptions sont surtout présentées sous la forme écrite ;

pendant le siècle suivant, le texte écrit est accompagné d’une documentation iconographique abondante, sur laquelle il s’appuie. Les quinze tomes de l’Antiquité expliquée (1719-1724) de Bernard de Montfaucon comportent ainsi trente mille figures ;

durant les deux dernières décennies du xviiie siècle, en grande partie sous l’impact des sciences naturelles et de leur analyse des formes vivantes, le regard des antiquaires (comme celui des archéologues et des premiers historiens de l’art) s’affine : leurs ouvrages manifestent, dans la dialectique du texte et de l’image, une recherche nouvelle d’objectivité scientifique.

Quant à la conservation par les antiquaires de leurs objets d’étude, elle diffère selon la nature des antiquités en cause. En ce qui concerne le cadre bâti, qu’il s’agisse des édifices de l’Antiquité ou de ceux de leurs passés nationaux respectifs, les autorités administratives et les antiquaires européens des xviie, xviiie siècles et du début du xixe ne se soucient, en général, pas plus de leur préservation que leurs prédécesseurs de la Renaissance. L’accumulation d’un savoir livresque constitue leur objectif. Parmi d’autres, deux exemples français en témoignent. En 1677, à Bordeaux, lors de l’ultime mouvement de fronde, dit de l’Ormée, l’un des plus prestigieux monuments romains demeurés sur notre sol, les « Piliers de Tutelle17 », fut rasé sur l’ordre de Louis XIV afin d’agrandir le quartier militaire autour de la citadelle du château Trompette. La même indifférence inspire Pierre Patte, l’architecte de Louis XV, lorsque, dans son plan de transformation de Paris, par ailleurs magistral, il propose de détruire ou de laisser tomber nombre d’édifices et églises gothiques de la capitale.

À cette absence de souci conservatoire il faut néanmoins signaler deux exceptions anticipatrices. D’une part, celle des sociétés d’antiquaires anglais : tout au long des xviie et xviiie siècles, ces derniers ont milité pour la préservation des édifices gothiques, qui, par opposition à l’architecture néoclassique, étaient à leurs yeux l’expression même de leur culture nationale. D’autre part, celle de certains membres des comités et commissions révolutionnaires mis en place sous la Révolution française : Comité d’instruction publique, issu d’un rapport de Talleyrand à l’Assemblée législative, et dont Condorcet fut élu président le 28 octobre 1791 ; Commission des monuments, puis Commission temporaire des arts. Non sans conflits internes, est alors élaborée une remarquable méthodologie de la conservation18 (critères, inventaires), brièvement appliquée, mais abandonnée après Thermidor.

Les antiquités non bâties (médailles, monnaies, peintures, sculptures, etc.) ont, en Italie, puis dans le reste de l’Europe, été conservées dans leurs cabinets, sous forme de collections, par les érudits, les artistes et les princes. Ces collections, qui ne doivent pas être confondues avec les cabinets de curiosités, dont la tradition, médiévale, a duré jusqu’au xixe siècle, sont les ancêtres des musées (publics), nés au xviiie siècle19.

L’histoire, parallèle et solidaire, du musée et du monument historique est éclairante, en particulier quant à l’ethnicité des deux notions et des pratiques qu’elles ont engendrées.

La seconde révolution culturelle

Née, cette fois, en Angleterre durant le dernier quart du xviiie siècle, cette seconde révolution culturelle touche ensuite, elle aussi comme la première, et avec les mêmes décalages et spécificités, l’ensemble des pays ouest-européens. Elle nous est plus familière sous la dénomination de « révolution industrielle ». L’expression en souligne la dimension technique, la plus visible : l’avènement du machinisme. Toutefois, avant de l’aborder sous l’angle réducteur du « monument historique », il convient de rappeler qu’à l’instar de la Renaissance cette révolution ne peut être imputée à une seule catégorie de facteurs ; qu’elle tient à un ensemble de causes très diverses dont l’interaction et la solidarité lui ont conféré sa globalité ; qu’elle a ainsi, comme la révolution de la Renaissance, retenti sur l’ensemble des activités et des comportements sociétaux des pays ouest-européens20 : l’avènement du machinisme, accompagné par les développements consécutifs de la production industrielle et des transports ferroviaires, n’a pas seulement provoqué l’exode rural, le bouleversement des milieux de vie traditionnels, la formation du prolétariat urbain, il a aussi contribué à la transformation des mentalités. Écoutons Thomas Carlyle :

Ce n’est pas seulement le monde physique qui est maintenant organisé par la machine, mais bien aussi notre monde intérieur spirituel […], nos modes de pensée et notre sensibilité. Les hommes sont devenus aussi mécaniques dans leur esprit et leur cœur que dans leurs mains21.

Mais il ne faut pas s’arrêter au constat polémique de Carlyle. Les destructions et le bouleversement des territoires urbains et ruraux, consécutifs à la révolution industrielle, n’ont pas laissé d’être, dans le même temps, traumatisants et porteurs de nostalgie. Ils ont ainsi induit une prise de conscience réactionnelle, qui est sans doute la cause déterminante – mais non la seule – sous l’impulsion de laquelle les pays européens ont institutionnalisé la conservation physique réelle des « antiquités », dès lors promues « monuments historiques ». Quant aux autres facteurs en jeu dans cette institutionnalisation, je les évoquerai, pour mémoire, sans prétention à l’exhaustivité ni souci de hiérarchisation, sous quatre chefs, liés aux champs respectifs du savoir, de la sensibilité esthétique, de la technique et des pratiques sociales.

On peut considérer avec Arnaldo Momigliano22 que l’histoire, après avoir conquis son autonomie disciplinaire à la Renaissance, acquiert son statut épistémologique seulement dans le dernier quart du xviiie siècle, avec les travaux de Gibbon23. Le xixe siècle devient le « siècle de l’histoire », qui se développe dans le cadre des nationalismes européens24. C’est alors que le corpus des monuments sans qualificatifs25 s’enrichit d’un ensemble d’édifices non délibérément ou explicitement élevés à des fins mémoriales, et dotés, non sans ambiguïtés, de ce statut en raison de la valeur que leur attribue l’histoire nationale26. L’histoire constitue, en outre, le fondement d’un ensemble de sous-disciplines, dont l’archéologie et l’histoire de l’art, qui élaborent progressivement leur nouveau statut à partir de la seconde moitié du xviiie siècle27. C’est alors aussi qu’Emmanuel Kant, dans sa Critique du jugement (1790), assigne sa spécificité à l’esthétique, dont la dénomination revient à Baumgarten (Aesthetica, 1750-1758).

Dans le même temps, le romantisme marque l’avènement d’une sensibilité nouvelle, tout à la fois à la nature et aux œuvres et vestiges du passé. Le rapport à l’art acquiert une tonalité religieuse. Le goût évolue avec, en particulier, la réhabilitation du Moyen Âge et de l’art gothique. Davantage, tandis que chez les antiquaires, puis lors de l’ouverture au public des premiers musées, la valeur de savoir des œuvres collectionnées ou exposées l’emportait massivement sur leur valeur esthétique, ce rapport s’inverse de façon définitive au cours du xixe siècle, en faveur de la délectation.

Précédée par la daguerréotypie, la photographie joue désormais un rôle essentiel dans l’appréhension objective des monuments historiques et leur valorisation. D’une part, elle devient un instrument d’analyse complémentaire du dessin, indispensable pour les historiens de l’art et pour les architectes restaurateurs, ainsi que l’ont identiquement démontré dans leurs écrits et dans leurs pratiques respectives Ruskin et Viollet-le-Duc. D’autre part, soutenue par les progrès techniques simultanés de l’imprimerie, elle permet la diffusion d’un musée imaginaire28 de l’architecture et des monuments historiques.

Enfin, succédant au précurseur « grand tour29 » de l’aristocratie anglaise et de sa « société des dilettanti », le tourisme d’art se répand parmi les classes favorisées de l’Europe : son développement peut être symbolisé par le nom du Prussien Karl Baedeker30 (1801-1859), qui conçut et édita les premiers guides touristiques focalisés sur les monuments anciens et les musées.

La gestion des monuments historiques : juridiction et restauration – décalages et différences

Le projet de conservation, dont la notion de monument historique n’est pas dissociable, suppose par définition deux instruments spécifiques : d’une part, une juridiction donnant au projet son statut institutionnel ; d’autre part, une discipline constructive, solidaire et tributaire des nouveaux savoirs historiques, et dès lors nommée restauration.

Les législations, élaborées au sein de l’Europe pour la protection et la conservation des monuments historiques, présentent, elles aussi, des décalages chronologiques dans leur mise en place et des particularités propres aux différents pays ouest-européens, qu’il s’agisse du rôle accordé aux États respectifs, de la nature des procédures adoptées ou des catégories d’édifices composant le corpus desdits monuments. À titre d’exemple, en France, la loi réclamée par le jeune Victor Hugo dès 182531, ébauchée sous forme de décret en 1830, à l’instigation de Guizot, ne verra tardivement le jour qu’en 1913. Expression de la centralisation étatique propre à notre pays, géré par une administration d’État, cet instrument juridique se caractérise par la rigueur formelle et la complexité de ses procédures, ainsi que par son vide doctrinal. Ces deux traits contrastent, d’une part, avec l’empirisme régnant en Angleterre, où, depuis la fin du xviiie siècle, la gestion des monuments historiques fut l’affaire des sociétés d’antiquaires et d’archéologues32, officiellement relayées par le National Trust, association privée qui, depuis 1895, gère l’essentiel du patrimoine historique anglais ; d’autre part, le contraste n’est pas moindre avec le soubassement théorique propre à la plupart des pays germanophones, ou encore avec la dimension technique conférée à la législation italienne par de grands praticiens, tel Camillo Boito (ingénieur, architecte et historien de l’architecture), à qui l’on doit la loi italienne de 1902, alors la plus avancée d’Europe, Sulla conservazione di monumenti e degli ogetti d’arte.

De même, au fil du temps, et essentiellement sous l’impulsion des Anglais et des Italiens, le concept et donc le corpus des monuments historiques, constitué à l’origine par la seule catégorie des édifices prestigieux (vestiges de l’Antiquité, cathédrales et abbayes, châteaux, palais, hôtels de ville…) antérieurs au xixe siècle, ont englobé de nouveaux territoires chronologiques et typologiques. Ainsi Ruskin fut le premier à dire la valeur et à promouvoir la conservation d’un héritage modeste, celui des architectures domestique et vernaculaire qui constituent, en particulier, le tissu des villes anciennes. Les Anglais encore ont, à nouveau les premiers, ouvert au xxe siècle le statut de monuments historiques aux réalisations de l’architecture industrielle. Quant aux Italiens, dans le sillage tracé par Giovannoni, ils furent les premiers, après la guerre de 1914, à considérer les villes anciennes comme des monuments historiques à part entière. En France, il a fallu attendre 1964 pour voir promulguer le décret d’application de la loi du 4 août 1962 sur les secteurs sauvegardés, dite « loi Malraux ». Précisons en outre que l’Italie et à un moindre degré l’Angleterre ont aussi, les premières, milité pour une réutilisation vivante qui évitait aux monuments historiques leur muséification systématique. Emblématique est à cet égard l’opposition entre la loi Malraux, qui fige les centres et tissus anciens tels qu’en eux-mêmes, et la démarche de Giovannoni, qui les préserve tout en les intégrant dans la vie contemporaine au moyen d’interventions appropriées et bien codifiées33. L’histoire des idées exige cependant que soit signalé ici le cas particulier de Viollet-le-Duc. Dans son article « Restauration34 », aussi célèbre que mal lu, et qui ne fit malheureusement pas école en France, Viollet écrivait, sans ambiguïté et exemples à l’appui : « Le meilleur moyen de conserver un édifice, c’est de lui trouver un emploi », précisant et justifiant l’intervention, à cet effet nécessaire, des techniques modernes. Néanmoins, à l’instar de Camillo Sitte, dont il anticipe les analyses morphologiques dans ses Entretiens, Viollet-le-Duc jugeait ce parti applicable aux édifices singuliers, mais nullement aux tissus urbains.

La restauration, grâce aux connaissances livrées à mesure que progressent les savoirs de l’histoire de l’art, de l’histoire des techniques, de l’archéologie… est la discipline pratique qui prétend se substituer aux réparations et interventions – empiriques et marquées au coin de leurs époques respectives35 – dont, jusqu’alors, tous les monuments et édifices faisaient indistinctement l’objet.

Mais si ces nouveaux savoirs permettent bien l’identification et donc la protection légale des édifices concernés, sont-ils pour autant en mesure de fonder des interventions susceptibles de respecter leur condition de monuments historiques ? Autrement dit, permettent-ils d’en restituer les parties manquantes ou tronquées, dont il ne reste, le plus souvent, pas d’image fiable ? En outre, les matériaux à disposition ne sont plus nécessairement les mêmes et, surtout, irrémédiablement autres les mains et les savoir-faire engagés dans leur mise en œuvre. En d’autres mots encore, la restauration n’est-elle pas synonyme de copie ? Davantage, dès lors que le monument historique est aussi considéré du point de vue de sa valeur esthétique, comment restituer les inflexions qui lui furent imposées par la sensibilité et les goûts propres à une autre époque – et surtout comment retrouver les marques imprimées par le temps sur les édifices et devenues partie intégrante de la délectation qu’ils procurent ?

Le xixe siècle est, tout entier, traversé par cette problématique et par l’affrontement entre deux camps, interventionniste et non interventionniste. Le débat a pu être illustré par l’opposition apparente entre Ruskin, incarnation du conservatisme anglais, pour qui « ce qu’on nomme restauration est la pire forme de destruction que puisse subir un bâtiment36 », et Viollet-le-Duc, symbole du progressisme français, selon qui « restaurer un édifice […], c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé37 ».

En réalité, les deux hommes se placent identiquement et explicitement sous la bannière d’une culture commune, celle de l’Europe occidentale, dont ils reconnaissent et connaissent l’un et l’autre, par expérience directe, et l’unité et la diversité de ses expériences ethniques ou nationales38. C’est une commune conception de l’architecture mémoriale qui porte Ruskin à considérer les monuments du passé comme sacrés et intouchables, et Viollet à promouvoir une approche historique et didactique de la restauration. En condamnant la restauration, le premier n’invite pas pour autant à laisser tomber les édifices : au contraire, il en prône l’entretien et des réparations non visibles, jusqu’à ce qu’ils aient atteint le terme de leur résistance et qu’il convienne alors de les remplacer, selon des critères contemporains mais conformes à la tradition identitaire qu’ils nous ont transmise par l’intermédiaire de notre mémoire affective, organique. Lorsqu’il préconise la restauration, Viollet œuvre dans un pays dont il a dit et redit qu’il ignorait la culture de l’entretien. Confronté au délabrement des monuments anciens – parfois même à une quasi-tabula rasa –, ce qu’il demande aux leçons de l’histoire de l’art et de l’archéologie est d’ordre rationnel et palliatif : c’est l’intelligence d’un système constructif susceptible d’inspirer une architecture contemporaine, fidèle à l’identité d’une culture nationale.

Il faut, par ailleurs, signaler qu’à la même époque l’Angleterre a connu le pire vandalisme restaurateur au fil des interventions mutilantes, commises entre 1841 et 1870, sur dix39 des plus vénérables cathédrales d’Angleterre, par l’ennemi juré de Ruskin et de Morris, l’architecte Gilbert Scott (1811-1879), et qu’en France quelques grandes voix isolées, comme celles de Rodin et d’Anatole France, ont plaidé contre la restauration avec des accents ruskiniens. Il demeure néanmoins incontestable qu’en matière de conservation comme de restauration les pays anglophones et germanophones se sont – tendanciellement et par tradition – montrés beaucoup plus respectueux que la France de leur héritage bâti.

Il revient à Aloïs Riegl d’avoir, encore une fois le premier, proposé une interprétation relativiste de la restauration, fondée sur son analyse des valeurs contradictoires dont tout monument est porteur40. Il a démontré qu’en matière de restauration il ne peut exister aucune règle scientifique absolue, chaque cas s’inscrivant dans une dialectique particulière des valeurs en jeu. La réflexion de Riegl a été développée et intégrée, notamment dans la législation italienne, à la suite des travaux de Boito et Giovannoni.

Quoi qu’il en fût de ces différences nationales, qui appelleraient une longue analyse, le monument historique, à l’instar des antiquités, demeurait inscrit sous le signe de l’élitisme41, dans le cas des préposés à sa gestion comme dans celui du public appelé à sa jouissance. On a trop oublié aujourd’hui42 – que les deux valeurs (historique et esthétique) originellement attribuées aux antiquités, comme ensuite aux monuments historiques, loin d’être immédiatement données à la perception, ne sont l’une et l’autre appréhendées qu’au prix d’un travail exigeant, poursuivi dans la durée : qu’il s’agisse de l’intégration intellectuelle des œuvres dans le champ du savoir historique ou de leur recréation esthétique, qui a pour condition une expérience physique tout à la fois active et contemplative.

Que le monument historique et les pratiques qui lui ont été associées depuis son instauration au xixe siècle relèvent d’une identité ethnique et constituent ainsi un propre de la culture européenne est encore confirmé au xxe siècle par deux événements symboliques. En 1931 se tient à Athènes la première Conférence internationale sur la conservation artistique et historique des monuments. Bien que réunis sous l’égide de la Société des nations (Sdn), les participants (archéologues, historiens de l’art, architectes…) sont tous, sans exception, d’origine européenne. Trente-trois ans plus tard, lors de la deuxième Conférence internationale des architectes et techniciens des monuments historiques, réunie à Venise en 1964, à l’initiative de l’Unesco, tous les États représentés sont encore une fois européens, à l’exception du Mexique et du Pérou, dont les émissaires s’inscrivent cependant dans la tradition espagnole. Toutefois, même si « monument historique » reste le terme clé43 du document publié à cette occasion, la « Charte de Venise » porte les indices d’un changement en cours depuis la fin des années 1950.

La révolution électro-télématique : mondialisation et patrimoine

Les habits neufs du monument historique : la garde-robe patrimoniale

Si, depuis l’instauration d’une protection effective des « antiquités », leur nouveau statut avait été marqué par une création lexicale44, « monument historique » en France, kunsthistorische Denkmal dans les pays germanophones, en Grande-Bretagne un même vocable, heritage, continuait d’englober, couramment et sans ambiguïté, les deux notions de « monument » et de « monument historique » pour les désigner à la protection. Heritage peut, au premier abord, sembler synonyme de « patrimoine » : on notera cependant que, dans les contextes respectifs de l’Angleterre et de la France, les deux termes sont connotés, le premier par le respect dû au passé et par une valeur axiologique, le second par une dimension économique dominante, « bien d’héritage ».

Le mot « patrimoine », souvent utilisé durant la Révolution française, fut ensuite vite abandonné, sans doute en raison de son ambiguïté. Il réapparut dans notre pays pour désigner les monuments historiques et se substituer en partie à cette expression au cours des années 1960.

Le terme, assorti de l’adjectif « culturel », est lancé en France dès 1959 par André Malraux, lorsque, devenu ministre d’État chargé des Affaires culturelles, il rédige lui-même le décret précisant la mission de son ministère. Incombent alors, entre autres, à ce dernier, la gestion des musées et des monuments historiques, qui relevaient du ministère de l’Éducation nationale, et l’ensemble des compétences du secrétariat d’État aux Beaux-Arts, désormais supprimé.

Ce ministère des Affaires culturelles, qui marque « la reconnaissance politique de la culture comme affaire de l’État45 », est fondé sur une conception particulière de la culture. L’acception du terme n’est plus celle de Kultur, toujours vivante dans la langue allemande, et développée depuis le xixe siècle par l’ethnologie et l’anthropologie culturelle, et qui en font le synonyme de « civilisation », autrement dit d’une œuvre collective et créatrice. Pour Malraux et ses successeurs, la culture est réduite à un privilège de classe, essentiellement lié au loisir : « Il n’y aurait pas de culture s’il n’y avait pas de loisirs46 », affirme Malraux. Ainsi la culture devient un objet de consommation qu’il s’agit de redistribuer équitablement, notamment grâce à des médiateurs, dits « animateurs ». Tend dès lors à s’effacer la notion, vivante et non conceptualisée, qui faisait de la culture l’œuvre et le bien communs, également partagés par les membres d’une communauté régionale, nationale ou supranationale, et dont les vrais médiateurs sont au premier chef les familles et l’école.

Ce sens nouveau est plus clairement traduit et affirmé au fil des changements apportés à la désignation du ministère, devenu ensuite secrétariat d’État à la Culture (1974), puis ministère de la Culture (1977) et enfin ministère de la Culture et de la Communication (1978). Ce détournement sémantique a fait école. Vite adopté par la plupart des pays européens, il a été accompagné par l’inflation de l’adjectif « culturel » appliqué à un nombre de substantifs toujours croissant (« action », « activités », « administration », « développement », « monde », « offre », « pratiques »…).

Corrélativement, le terme « patrimoine » subit la même inflation et tend, peu à peu, à remplacer l’expression « monument historique » : le Service de l’Inventaire du patrimoine est créé en 1964 et la mort symbolique du Monument historique est avalisée lorsque, en 1978, la Direction des monuments historiques devient la Direction du Patrimoine47. Les pays européens suivent allégrement le mouvement, tandis que le Conseil de l’Europe multiplie recommandations, déclarations, chartes et résolutions au service du « patrimoine européen ».

En fait, dès 1972, la « Convention pour la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel », élaborée par l’Unesco, entérine l’amalgame des deux notions de « monument » et de « monument historique » tout en occultant l’origine ethnique et la spécificité sémantique de la seconde, sous le couvert d’une identité mondiale à valeur universelle – celle de l’espèce humaine. Cette consécration lexicale planétaire n’est pas imputable à d’anodines évolutions sociétales. Elle marque symboliquement l’avènement, à l’échelle mondiale cette fois, d’une nouvelle révolution culturelle. L’habit neuf du patrimoine et toute la garde-robe patrimoniale dissimulent désormais un grand vide, une double absence, celle du monument mémorial et celle du monument historique. J’y reviendrai plus loin.

La révolution électro-télématique

La nouvelle révolution, à laquelle ressortissent les avatars du monument historique, s’amorce au cours des années 1950, après qu’ont été traités les plus graves traumatismes consécutifs à la Seconde Guerre mondiale. Je choisirai de la qualifier d’« électro-télématique » afin de pointer la nature technique de deux de ses facteurs les plus importants, le double développement des instruments électroniques et des réseaux de télécommunication, qui, à leur tour, entrent dans une relation rétroactive avec l’ensemble des activités et des comportements sociétaux contemporains. Mais, si son impulsion provient, cette fois encore, de ce qu’il est convenu d’appeler l’« Occident », portée par une dynamique irrésistible, cette nouvelle révolution culturelle a investi en quelques décennies la totalité de la planète. Nous la qualifions de « mondiale », adjectif que l’on ne trouve – significativement – ni dans le Dictionnaire de Littré48, ni dans le Larousse du xxe siècle, ni avant 2002 dans le Dictionnaire de l’Académie française49. La dénotation de l’expression « révolution électro-télématique » est ainsi coextensive dans le temps à celle du terme « mondialisation50 », dont elle désigne le moteur technique.

En mettant provisoirement entre parenthèses la dimension positive des nouveaux pouvoirs techniques dont cette révolution culturelle mondiale nous a dotés, je citerai, pour concrétiser mon propos, quelques exemples de ses incidences mentales et sociétales :

engagement progressif des sociétés humaines dans un monde virtuel, accompagné d’un affaiblissement corrélatif du rapport entretenu par la médiation du corps avec le monde concret de la terre et des vivants, animaux et végétaux, qui s’en nourrissent ;

utilisation corrélative de prothèses de plus en plus sophistiquées. Dans la mouvance de Carlyle, Ruskin avait déjà affirmé qu’« il faut choisir entre faire de la créature un outil ou bien un homme. Mais [que] les deux ne sont pas compatibles51 ». En 1929, dans une vision anticipatrice, Freud découvrait « l’homme devenu, pour ainsi dire, un dieu prothétique52 » et l’aliénation qui en résulterait, avant qu’en 1956 Günther Anders ne nommât cette aliénation l’« obsolescence de l’homme53 » ;

désinstitutionnalisation latente au profit d’une pseudoliberté individuelle, que Giambattista Vico eût qualifiée de « bestiale54 » ;

rupture avec la durée et l’usage de la mémoire vivante, en faveur de l’instantanéité ;

normalisation des cultures au détriment de leurs différences (voir à cet égard l’action de la Communauté européenne), avec pour conséquence un appauvrissement devenu spectaculaire, par exemple en ce qui concerne les langues nationales des pays européens.

Dans le cadre de la présente introduction, il ne peut être question d’un inventaire approfondi, mais seulement d’une évocation suggestive, fondée sur l’extrapolation de tendances, et qui force la note aux fins d’avertissement. Mon objectif n’est, en aucune façon, de dénigrer les pouvoirs fabuleux dont les techniques et prothèses nouvelles nous ont désormais dotés, mais de mettre en garde contre une hégémonie, trop facilement accordée à ces techniques, qui menacerait notre condition d’humains. Puisque aussi bien c’est cette identité-là qui est en jeu et qu’il s’agit de protéger.

En effet, et contrairement à des affirmations trop répandues, la mondialisation, quant à l’ampleur de son impact, n’a pas eu de précédent dans l’histoire des sociétés humaines depuis la sédentarisation de notre espèce. Elle est d’une autre nature que les répercussions des rapports entre civilisations – intercontinentaux ou transcontinentaux – qui ont toujours existé et dont, parmi les cultures en possession de l’écriture, les sociétés antiques et médiévales de l’Europe et du Bassin méditerranéen nous ont laissé un paradigme : il n’était alors pas question de normalisation, mais d’une assimilation sélective, déjà décrite par Riegl dans sa Grammaire historique des arts plastiques55 (Historische Grammatik der bildenden Künste), de ce qui, venu d’ailleurs, était susceptible d’enrichir l’identité culturelle des sociétés concernées. Désormais, nous vivons un processus de normalisation, synonyme de perte et dont l’horizon est une société mondiale. À tous ceux qui s’en réjouissent, au nom d’un prétendu progrès, il convient de rappeler les paroles de Claude Lévi-Strauss :

Il n’y a pas, il ne peut y avoir, une civilisation mondiale, au sens absolu que l’on donne souvent à ce terme, puisque la civilisation implique la coexistence de cultures offrant entre elles le maximum de diversité, et consiste même en cette coexistence56.

Incidences de la mondialisation sur la morphogenèse et l’organisation des territoires humains

L’emblème spatial de la mondialisation est dessiné par l’ensemble des réseaux d’infrastructures techniques, matériels et immatériels, normalisés et hors d’échelle, par le canal desquels transitent désormais les flux d’information et de circulation des biens et des personnes, et qui confèrent une nouvelle identité – globale – à notre planète.

Davantage, cette résille, produit d’une véritable ingénierie territoriale, n’est pas seulement elle-même affranchie de nos ancestrales contraintes spatio-temporelles, autrement dit de toute dépendance contextuelle : elle offre cet identique privilège à toutes les catégories d’édifices humains, susceptibles de s’y connecter sous l’égide d’une nouvelle pratique disciplinaire que, faute d’une désignation officielle, on peut qualifier d’urbanisme ou d’aménagement de « branchement57 ». Cette technicisation de notre environnement, devenue praticable à toutes les échelles d’aménagement, est décrite avec justesse, mais fallacieusement posée comme incontournable par le Néerlandais Rem Koolhaas lorsqu’il convie les architectes d’aujourd’hui à célébrer ensemble le hors d’échelle de notre nouvel environnement technique et son fuck context58.

L’impact exercé par la normalisation planétaire des réseaux d’infrastructure technique et par la mondialisation corrélative d’un urbanisme de branchement peut, en effet, être résumé selon trois perspectives, respectivement focalisées sur :

les formes matérielles des établissements humains, urbains et ruraux, dont les typologies traditionnelles se désintègrent et se désarticulent, tandis qu’émergent des entités non désignables dans les lexiques existants, sinon par le terme d’« agglomérations ». En Europe, notamment, on assiste à une « suppression de la différence entre la ville et la campagne », dont le sens – essentiellement physique – n’a rien à voir avec celui de la formule marxienne ;

les relations des populations concernées avec leur environnement qui induit la perte des solidarités locales (géophysiques et humaines) au profit de solidarités virtuelles, en admettant que cette expression ait un sens ;

le statut professionnel de l’architecte tel qu’il fut défini et théorisé dans la culture ouest-européenne au Quattrocento, pour être adopté ensuite dans le monde occidentalisé. Rappelons que si l’architecte, comme le peintre ou le poète, contribue par la singularité de son travail personnel à la transformation et à l’enrichissement de la culture à laquelle il appartient, il n’en a pas moins une vocation spécifique, celle de traduire dans l’espace, à l’issue d’une relation dialogique, des besoins pratiques et des aspirations sociétales. Désormais triplement amputé de ses compétences de dessinateur (prises en charge par l’ordinateur), de constructeur (assumées par l’ingénieur) et de dialogueur-traducteur (confiées par le maître d’ouvrage à d’autres intermédiaires59), l’architecte tend à devenir un producteur d’images, le designer d’objets artistiques « branchés » (au double sens concret et métaphorique du terme) : objets à vocation médiatique, supposés exprimer le pur pouvoir créatif de leur concepteur ; objets narcissiques et comparables aux productions actuelles du marché de l’art60 ; objets identiquement vendus sur tous les continents et que normalisent leur réalisation technique par les bureaux d’ingénieurs et, plus encore, le fait que les architectes « créent » à l’aide des mêmes logiciels informatiques.

Mais, m’objectera-t-on, ne subsiste-t-il pas, en France comme en Europe, nombre de centres et de villages anciens bien vivants et harmonieusement liés à leur contexte local, naturel et humain ? Certes. Encore une fois, je décris une tendance, celle qui, portée par la normalisation planétaire des lieux de vie et d’activités, rompt leurs attaches et, d’un même mouvement, dépouille les établissements et les paysages humains de leur fonction symbolique, garante de différence et d’identité61.

Et c’est bien cette tendance qui a entraîné la fétichisation du patrimoine sous l’effet de deux types (opposés) de réponses. Dans un cas, une réaction passéiste et nostalgique érige en modèles des formes et des modes d’organisation qui, porteurs d’une valeur mémoriale, n’en sont pas moins devenus anachroniques, alors qu’ils appelleraient une continuation en accord avec le cours de l’histoire. La compatibilité du respect de l’histoire identitaire avec l’innovation nécessaire à sa continuation est assez démontrée par un exemple français auquel nos idéologues – de droite comme de gauche – n’ont rien compris. Lorsque Haussmann, confronté aux exigences de la révolution industrielle, invente une forme urbaine dont l’Europe entière s’inspirera, en dépit des démolitions et éventrations nécessaires, il n’en conserve pas moins, avec la plus vigilante attention, toutes les formes d’espaces et d’édifices anciens intégrables dans ce qui devient l’idéal type de la métropole62. Dans le cas inverse, une réaction progressiste relègue le patrimoine préservé parmi les objets de musée, dispensateurs d’un savoir historique et/ou d’un plaisir esthétique.

Muséification et marchandisation du patrimoine

L’analyse qui précède aura éclairé l’amalgame réalisé entre « monument » et « monument historique », désormais fondus et confondus sous l’appellation de « patrimoine ». Dans notre société mondialisée et normalisée, le statut du monument comme dispositif universel qui donnait leur assise matérielle à l’identité et aux différences respectives des sociétés humaines devient contradictoire. Une échappatoire63 – illusoire – à cette aporie consiste à transférer dogmatiquement l’universalité anthropologique du monument à l’ensemble des créations des différentes cultures humaines que, par un tour de passe-passe, le vocable de « patrimoine » métamorphose alors en monuments historiques et artistiques. C’est ainsi, répétons-le, qu’une démarche particulière, propre à la culture européenne, est érigée en universel culturel.

Or nous avons vu que les « antiquités », une fois promues « monuments historiques », ont fait l’objet d’une protection institutionnelle, qui tend à la muséification et qui est maintenant globalement transférée au « patrimoine ». Les conséquences de ce transfert ont été dites il y a trente-sept ans par Claude Lévi-Strauss, dans des termes qui n’appellent pas de glose, lorsqu’il évoquait le

mouvement qui entraîne l’humanité vers une civilisation mondiale, destructrice de ces vieux particularismes auxquels revient l’honneur d’avoir créé les valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie et que nous recueillons précieusement dans les bibliothèques et dans les musées parce que nous nous sentons de moins en moins certains d’être capables d’en produire d’aussi évidentes64.

Je me bornerai donc, pour ma part, à souligner deux aspects mortifères de la muséification du patrimoine : les développements solidaires de la culture de masse d’une part, la marchandisation du patrimoine édifié ainsi que des musées d’autre part. Les limites de cette introduction ne me permettent pas de m’appesantir sur le cas particulier des musées français. Je rappellerai seulement la loi 2000-5 du 4 janvier 2002, qui confère aux musées nationaux le statut d’« établissements à caractère industriel et commercial ».

Et je renverrai le lecteur à la remarquable analyse de l’ethnologue Daniel de Coppet, la Marche à la privatisation. L’exemple de la loi sur les musées65.

La culture de masse à l’échelle de la planète

Nous avons défini plus haut66, dans le cadre pionnier de la France, ce qui, par abus de langage, est désormais désigné, à l’échelle planétaire, par la locution « culture de masse ». Cette acception du terme « culture » repose sur un postulat selon lequel un contact physique direct avec l’objet patrimonial procure au visiteur ou au spectateur, assisté ou non de panneaux imprimés explicatifs ou de conférenciers, une satisfaction culturelle immédiate. Sont ainsi occultés et le temps et le labeur nécessaires aussi bien à l’intelligence historique du monument qu’à sa perception esthétique, cette dernière exigeant, à l’issue d’une contemplation active, un véritable travail de recréation67 comparable, toutes choses égales d’ailleurs, à celui de l’allocuteur ou du lecteur face au locuteur ou au texte de l’auteur dans la réception de la langue parlée ou écrite. Est, en outre, également méconnu le fait que la délectation esthétique est conditionnée par ce que Riegl nommait le Kunstwollen (« vouloir d’art ») de celui qui l’éprouve, autrement dit par la sensibilité esthétique propre à sa culture : sensibilité qui évolue dans le temps et dont la spécificité, note Riegl, est susceptible d’entraîner des réactions négatives face aux productions artistiques d’autres cultures68. Découverte anthropologique fondamentale, reprise à son compte un demi-siècle plus tard par Lévi-Strauss lorsqu’il nous avertit que « toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus, sinon même leur négation69 ».

Le postulat sur lequel la culture de masse est fondée exige donc l’intervention d’un substitut qui pallie l’absence de culture réelle en conférant au patrimoine une attractivité artificielle au moyen d’un conditionnement (mental et matériel) qui le rende visible et désirable, propre à la consommation (culturelle). La formule magique d’un spécialiste, « la culture ne saurait se passer des médias70 », entérine la collusion entre promotion patrimoniale et circuits financiers au profit de la désormais florissante « industrie culturelle » (deux termes dont l’association ne choque aujourd’hui plus personne).

Marchandisation universelle du patrimoine. L’Unesco et le tourisme de masse

Certes, depuis le Quattrocento, l’intérêt suscité en Europe par les antiquités, puis par les monuments historiques, a toujours été accompagné de retombées financières. Il suffit de rappeler comment l’abbé Grégoire, dans son premier plaidoyer contre le vandalisme révolutionnaire, associe sans hésitation aux plus hautes considérations morales l’intérêt économique représenté par le tourisme européen : « Les arènes de Nîmes et le pont du Gard ont peut-être plus rapporté à la France qu’ils n’avaient coûté aux Romains71. »

Mais nous sommes aujourd’hui confrontés à une révolution sémantique. Et c’est à une autre échelle, hégémonique et non incidente, que s’impose la valeur économique du patrimoine. Quelques déclarations exemplaires, émanant de hauts fonctionnaires français préposés à la culture, permettront de s’en convaincre. En 1978, le directeur de cabinet de Jacques Duhamel, alors ministre de la Culture, affirme que « le patrimoine est une richesse fossile gérable et exploitable comme le pétrole72 » ; huit ans plus tard, le ministre du Tourisme préconise d’« exploiter [le patrimoine] comme les parcs d’attractions73 » ; dix ans plus tard, on peut lire dans le Bulletin du ministère de la Culture (janvier 1988) que

le produit muséal – l’œuvre dans son « emballage » muséographique, architectural, technique, pédagogique – est devenu un objet esthétique pour une consommation de masse. Alors pourquoi pas un carrefour des techniques et des services pour ce marché d’un nouveau type ? ;

mieux encore, en 2007, le ministre de la Culture, Donnedieu de Vabres, interviewé dans Le Monde :

J’ai une vision extensive de mon rôle. Je ne suis pas le ministre des Beaux-Arts. Je vais lancer l’idée d’un « Davos de la culture » : politiques, acteurs économiques et monde culturel doivent se parler74.

C’est pourtant à l’action de l’Unesco, avec sa labellisation du patrimoine mondial, que la marchandisation patrimoniale doit son développement exponentiel. Il est donc logique et légitime qu’« en reconnaissance des directives, de l’assistance et des encouragements hors du commun qu’il a prodigués à 185 pays du monde entier pour leur permettre d’établir et d’aménager 878 sites du patrimoine mondial », « et compte tenu de ses performances exceptionnelles dans l’industrie du tourisme75 », le Centre du patrimoine mondial de l’Unesco se soit vu attribuer le prix 2008 du Tourisme mondial (World Tourism Award), sponsorisé par Corinthia Hotels, American Express, The International Herald Tribune et Reed Travel Exhibitions, décerné à Londres dans le cadre du World Travel Market.

Cette croisade pour la consommation mercantile du patrimoine n’est pas seulement dommageable aux visiteurs, à la fois trompés quant à la nature du bien à consommer et placés dans des conditions d’entassement et de bruit de toute façon impropres à une quelconque délectation intellectuelle ou esthétique. Elle aboutit trop souvent aussi à la destruction des sites labellisés, tant par l’érection des nécessaires structures d’accueil (hôtelières ou autres) que par l’élimination d’activités créatives liées à la culture locale et à son identité, en particulier dans le cas des pays du Sud. Mais pour prendre, à l’inverse, un exemple européen, peut-on qualifier les effets de sa labellisation sur le haut site normand que fut, à travers le temps, le Mont-Saint-Michel ?

Davantage encore, la croisade de l’Unesco ne recule pas devant la labellisation de faux. Deux exemples : en Chine, dans un site magnifique situé à 1 800 mètres d’altitude, aux confins du Tibet, dans le Yunnan, le village sur canaux de Lijiang, aux trois quarts détruit par un séisme, a été plus ou moins reconstruit à l’identique, vidé de ses anciens habitants et mis en scène selon les normes du tourisme culturel qui draine désormais sur le site des millions de visiteurs annuels, chinois et étrangers. En France, l’œuvre de Le Corbusier, lourdement restaurée et couronnée par un faux intégral76, placée en tête des candidatures françaises pour le label 2007, a été coiffée au poteau par l’ensemble multiséculaire des fortifications de Vauban. Partie remise.

Simultanément, sur tous les continents, des copies de monuments célèbres sont présentées dans des parcs d’attractions thématiques, tandis que le pastiche acquiert droit de cité. Ainsi des villes nouvelles de cent mille habitants, projetées à l’ouest de Shanghai pour citoyens privilégiés : Thames City, sur le modèle d’un quartier londonien de l’époque victorienne, mais dominée par une réplique de la cathédrale de Bristol, et Nuremberg City, dans le style du Bauhaus, sont achevées ; les répliques de Venise et Barcelone sont en cours d’achèvement.

Sclérose

Muséification, dysneylandisation, pastiches sont les signes d’une stérilisation progressive, d’une incapacité à construire une alternative à un univers technicisé et monosémique. C’est désormais au prix d’un redoutable glissement épistémologique et d’une impasse éthique que les sectateurs du post-humain et leur mouvement technolâtre77 réduisent la science à des finalités techniques. Or les produits normalisés de cette « techno-science » implantés dans l’espace géophysique de notre planète ne peuvent, en aucune façon, remplacer l’incontournable diversité des patrimoines – désormais fétichisés – qu’édifièrent, au fil du temps, nos différentes cultures terrestres.

Car le seul et vrai problème auquel nous soyons confrontés aujourd’hui dans le cadre d’une société mondialisée est de continuer à produire des milieux humains différents, sous peine de perdre, cette fois, non pas notre identité culturelle, mais bien une identité humaine dont la diversité des cultures est l’indissociable condition78. Ce qui est en cause dans la problématique actuelle du patrimoine, si nous voulons opter pour le destin d’Homo sapiens sapiens plutôt que pour celui d’Homo protheticus, c’est, redisons-le, la capacité de notre espèce à habiter le monde et à continuer de développer ce que j’ai appelé ailleurs79 notre « compétence d’édifier ». En effet, l’édification matérielle de notre cadre de vie relève de la même compétence symbolique que le langage. Et, de même que la compétence de parler (un langage articulé) engage identiquement locuteur et auditeur, de même la compétence d’édifier engage identiquement bâtisseur et habitant.

Conclusion: résistance et combat

En dépit de son schématisme, cette brève introduction aura montré, je l’espère, la nécessité et l’urgence d’une prise de conscience.

Prise de conscience des menaces qui pèsent à présent sur notre identité humaine. Conscience de notre double statut d’êtres vivants et parlants, impliqués dans un double rapport avec les mondes de la nature et de la culture. Conscience du fait que l’institutionnalisation des sociétés humaines ne transite pas seulement par l’usage et la différence de leurs langues, mais aussi par les modalités différentes de leur insertion spatiale et temporelle dans le monde. Cependant prendre conscience n’est que le préalable – nécessaire et non suffisant – qui donne sa signification et invite au combat affiché dans le titre de cette anthologie : combat et stratégies à déployer non seulement afin de renouer avec les différences oblitérées et dévalorisées, mais surtout afin de poursuivre au présent l’invention des particularités spirituelles et matérielles qui fondent la richesse de l’humanité.

En manière d’incitation, j’évoquerai seulement trois fronts de la lutte à mener : d’abord, celui de l’éducation et de la formation ; ensuite, celui de l’utilisation éthique de nos héritages édifiés (aujourd’hui marchandisés sous le vocable de « patrimoine ») ; et, enfin, celui de la participation collective à la production d’un patrimoine vivant.

1. Pallier l’absence d’une culture de base en matière d’espace édifié est, en France, une première urgence à laquelle il appartiendrait à l’Éducation nationale de répondre dans deux domaines complémentaires. D’une part, en bannissant l’amateurisme qui règne aujourd’hui dans les meilleurs cas, il s’agirait de faire dispenser par des historiens de l’art professionnels un enseignement qui permette l’acquisition d’un savoir historique. D’autre part, il importerait d’initier, par l’implication du corps entier et de « tous les sens [mettant à contribution la marche aussi bien] que les yeux, l’odorat et le toucher, avec le silence et le son80 », à une exploration concrète de l’espace bâti comme de son cadre naturel, ces espaces concrets dont la connaissance et la reconnaissance sont occultées par l’hégémonie de l’espace virtuel. Alors que l’État se désengage de ses traditionnelles responsabilités en matière de patrimoine au profit des élus locaux, comment ceux-ci pourraient-ils assumer pareilles tâches dans un pays où, de l’école primaire aux terminales du secondaire, il n’existe aucune initiation ni aux arts et aux pratiques de l’espace en général, ni à l’architecture et à l’urbanisme en particulier ? Nous devrions, à cet égard, prendre exemple sur nos voisins européens, notamment italiens81. De même aussi, chez les futurs architectes et chez les divers professionnels de l’espace, un immense travail de retrouvailles avec l’histoire, et plus encore avec la spatialité réelle, reste à promouvoir dans leurs écoles, au sein desquelles la conception assistée par ordinateur (Cao) a progressivement tendu à évacuer le dessin manuel82, et l’idéal de la création individuelle à remplacer le traditionnel dialogue avec le maître d’ouvrage.

2. La reconquête de la compétence d’édifier et d’habiter un patrimoine contemporain et innovant dans la continuité de l’ancien passe aussi par une propédeutique engageant ensemble urbanistes, architectes et habitants dans la réappropriation et la réutilisation systématique des héritages (sites et bâtiments) nationaux et locaux et de leurs échelles d’aménagement. En d’autres mots, nous devons arracher sites et édifices anciens à leur ghetto muséal et financier. L’objectif est réalisable aux seules conditions de :

doter ces lieux de nouveaux usages adaptés à la demande sociétale contemporaine ;

renoncer au dogme de leur intangibilité et au formalisme de la restauration historique ;

savoir procéder aux transformations nécessaires en associant le respect du passé et la mise en œuvre des techniques contemporaines de pointe.

Ici encore nos voisins italiens sont demeurés maîtres dans ce travail de réappropriation vivante des héritages urbains et monumentaux. Il n’est que de rappeler l’exemple des universités italiennes, en majorité installées dans des sites et édifices anciens prestigieux. Songeons seulement à celle de Venise, éclatée dans l’espace d’une série de palais historiques désaffectés, dont, sur le Grand Canal, celui de la Ca’Tron, réaménagé par Carlo Scarpa et qui abrite l’Institut d’urbanisme. En France, les étudiants sont, dans la plupart des cas, relégués à l’intérieur d’objets techniques banalisés.

3. Il faut enfin pointer, parmi nos stratégies de résistance à la normalisation planétaire, le rôle des associations locales de citoyens et de toutes les structures administratives locales ouvertes à la participation de leurs administrés. Car c’est, aujourd’hui, aux échelles locales, par l’addition et la confrontation des prises de conscience individuelles que pourra à nouveau être affirmée la nécessaire revendication de différence, marque d’identité. Entendons-nous cependant. Pas question de prôner un quelconque retour aux communautarismes traditionnels. Il s’agit, au contraire, d’appeler la formation de communautés dont les membres seraient solidarisés non par leurs origines ethniques ou géographiques, proches ou lointaines, mais par leur commune et présente insertion dans des espaces concrets, naturels et sociétaux. C’est en réapprenant à inscrire les problématiques sociétales du présent à l’échelle et sur le socle d’un héritage local (naturel et édifié) que seront inventées les nouvelles entités spatiales sur la fondation desquelles retrouver et continuer à enrichir la hiérarchie des identités régionales, nationales, européenne.

La mise en garde alarmiste de cette introduction a pour seule finalité d’inviter à un combat qu’il demeure possible de gagner. Aussi conclurai-je par un manifeste d’optimisme quant à la survie de notre compétence d’édifier, en évoquant, à titre symbolique, deux expériences identiquement exemplaires.

Pour commencer par la réutilisation non mercantile de notre « patrimoine », je saluerai un cas français (demeuré, au reste, exceptionnel dans notre pays) : celui de la petite cité fortifiée de Saint-Macaire (deux mille habitants), qui surplombe le cours de la Garonne, dans le Bordelais, à une vingtaine de kilomètres de Bazas. En vingt-cinq ans, le maire, Jean-Marie Billa – architecte et enseignant, formé dans les milieux associatifs – n’a pas seulement réussi à impliquer les habitants dans la réhabilitation et la restauration d’un patrimoine médiéval et renaissant qui tombait en ruine. Au prix d’une lutte permanente contre la routine administrative, maire et habitants ont ensemble promu l’adaptation aux normes techniques en vigueur et la transformation en logements sociaux d’une grande partie des édifices domestiques médiévaux, logis de marchands et demeures aristocratiques fortifiées ; ensemble, ils ont obtenu la conversion définitive d’un ancien couvent d’ursulines (xviie siècle) en maison de retraite jouxtée d’un établissement pour alzheimériens, ainsi que l’installation au cœur du centre historiqu d’une maison d’accueil pour enfants autistes.

Ensuite, en ce qui concerne la survie possible d’une architecture qui ne puisse être réduite ni à un support médiatique ni à une catégorie de l’art « événementiel », je dois préciser que ma description, non pas tendancieuse mais tendancielle, s’applique avant tout aux vedettes données en exemple dans les écoles et revues d’architecture : les Frank Gehry, Rem Koolhaas, Massimiliano Fuksas, Jean Nouvel, Isozaki Arata et autres. Car il existe, encore, un peu partout, des inconnus qui, peu soucieux de publicité, continuent, à l’écart du tapage médiatique, de pratiquer le métier d’architecte de tout leur corps et dans un permanent dialogue avec les lieux et avec les hommes. Et demeurent encore aussi quelques grands bâtisseurs. C’est bien pourquoi je voudrais pour finir rendre hommage à l’expérience inlassablement poursuivie à travers le territoire de la Colombie, trente ans durant et jusqu’à son dernier jour, par le grand Rogelio Salmona. En associant les techniques de pointe à l’écoute des populations et à une prise en compte toujours plus attentive des sols, des reliefs, des végétaux, des ciels et des anciens patrimoines bâtis, il a édifié une œuvre contemporaine semblable à aucune autre aujourd’hui, parce qu’elle affirme avec lyrisme, en même temps que notre modernité, l’identité, l’altérité et les différences d’une culture.

  • *.

    Ces pages constituent l’introduction d’une anthologie de textes sur le patrimoine qui paraît aux éditions du Seuil : Françoise Choay, le Patrimoine en questions, Paris, Le Seuil, 2009. Dans l’ouvrage, cette « Introduction » est précédée d’un « Avant-propos » méthodologique que nous n’avons pas retenu ici.

  • 1.

    A. Riegl avait été nommé en 1902 président de la Commission centrale des monuments historiques autrichienne (active depuis 1856). Ce projet comporte trois grandes parties : une introduction théorique, qui est l’œuvre du seul Riegl ; le texte de la loi ; les dispositions concernant l’application de la loi. Le projet global fut publié en 1903, sans nom d’auteur, par les éditions de la Commission centrale.

  • 2.

    Le texte, séminal, de l’Introduction fut publié séparément, sous le nom de Riegl, dès la même année aux éditions Braunmüller. Première traduction en français sous le titre le Culte moderne du monument. Son essence et sa genèse, par D. Wieckzorek, Paris, Le Seuil, 1984.

  • 3.

    Voir l’analyse de J. Derrida dans « La pharmacie de Platon », la Dissémination, Paris, Le Seuil, 1972.

  • 4.

    Charles Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes, Paris, 1688-1698.

  • 5.

    Titre du deuxième chapitre du livre V, ajouté en 1832 à la première édition (1831) de Notre-Dame de Paris. Voir la partie « Anthologie » de F. Choay, le Patrimoine en questions, op. cit, p. 117 sq.

  • 6.

    Sur la distinction entre valeurs pour l’histoire de l’art et valeurs pour l’art, voir A. Riegl, le Culte moderne du monument…, op. cit., p. 37-38, et dans la partie « Anthologie » de F. Choay, le Patrimoine en questions, op. cit, p. 185 sq. Le synonyme allemand de « monument historique », kunsthistorische Denkmal, « monument pour l’histoire et l’art », pointe bien la globalité de la référence à l’histoire.

  • 7.

    Voir infra, p. 203, note 26.

  • 8.

    C’est ce grand historien italien qui a, le premier, utilisé l’expression de « révolution culturelle » pour qualifier la Renaissance. Voir Eugenio Garin, Medioevo e Rinascimento, Bari, G. Laterza, 1954 ; trad. fr. : Moyen Âge et Renaissance, Paris, Gallimard, 1969.

  • 9.

    E. Panofsky, Renaissance and Renascences in Western Art, Stockholm, Almqvist et Wiksell, 1960 ; trad. fr. : la Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’Occident, Paris, Flammarion, 1976. Viollet-le-Duc écrivait déjà dans l’article « Restauration » de son Dictionnaire (p. 16) : « Le xiie siècle en Occident fut une véritable Renaissance politique, sociale, philosophique, d’art et de littérature. »

  • 10.

    Voir, au xixe siècle, l’exemple de la ville de Guérande, demeurée endormie dans le xviie siècle, telle que la décrit Balzac dans Béatrix (1839), ou, beaucoup plus près de nous, le cas de l’îlot n° 4 de la porte d’Italie, à Paris, analysé par H. Coing dans Rénovation urbaine et changement social, Paris, Éd. ouvrières, 1966.

  • 11.

    E. Garin, Rinascite e rivoluzioni. Movimenti culturali dal xiv al xviii secolo, 1re éd., Rome-Bari, Biblioteca di cultura moderna Laterza, 1975.

  • 12.

    Dans l’Antiquité, comme au Moyen Âge, ils relevaient des activités viles, dites « mécaniques », et ne partageaient pas le statut libéral et prestigieux attribué à la poésie et à la musique.

  • 13.

    Le De re aedificatoria d’Alberti, qui circule en manuscrit dès les années 1440 et sera imprimé en 1485, constitue en quelque sorte l’acte de naissance de l’architecte en tant que figure « libérale ».

  • 14.

    Chez l’architecte, ce statut de créateur ne doit, en aucun cas, être confondu avec le narcissisme des architectes-vedettes contemporains, qui expriment leur ego et ne se soucient pas de l’écoute du commanditaire, individuel ou collectif, dont ils devraient être les interprètes et avec qui ils seraient censés dialoguer.

  • 15.

    Voir la partie « Anthologie » de F. Choay, le Patrimoine en questions, op. cit, « Pie II Piccolomini », p. 36 sq.

  • 16.

    Quelques dates pour fixer le décalage français : Alberti, qui peut symboliser la première Renaissance italienne par la nouveauté et l’étendue de son œuvre écrite aussi bien que bâtie, naît en 1404 et meurt en 1472. Ses premiers traités fondamentaux (De familia, Momus) ont été écrits au cours des années 1430 (voir supra, p. 199, note 13). Rabelais naît en 1494 (près d’un siècle après Alberti), publie Gargantua en 1534, meurt en 1553. Ronsard (1524-1585) publie le premier livre des Amours en 1552. Montaigne (1533-1592) publie la première édition des Essais en 1580. G. Budé (1467-1540) publie ses Commentaires en 1529.

  • 17.

    Dont le médecin, architecte et antiquaire C. Perrault nous a laissé la description précise et une vue mémorable (l’original se trouve aujourd’hui au musée des Arts décoratifs de Bordeaux) dans son Voyage à Bordeaux (1669), publié avec les Mémoires de ma vie, de son frère Charles, par P. Bonnefon, Paris, H. Laurens, 1909, nouvelle éd. par A. Picon, Paris, Macula, 1993.

  • 18.

    Voir dans la partie « Anthologie » de F. Choay, le Patrimoine en questions, op. cit, p. 86 sq.

  • 19.

    Avec l’exception notoire des collections du Capitole, ouvertes au public une fois par an depuis le règne du pape Sixte IV (1471-1484).

  • 20.

    Voir pour l’Angleterre la remarquable synthèse de R. Williams, Culture and Society, Londres, Hogarth Press, 1958.

  • 21.

    T. Carlyle, “Signs of the time”, Edinburgh Review, 1829.

  • 22.

    A. Momigliano, Problèmes d’historiographie ancienne et moderne, Paris, Gallimard, 1983.

  • 23.

    Voir Gibbon, Decline and Fall of the Roman Empire, Londres, 1776-1778.

  • 24.

    À titre d’exemple, voir, pour la France, F. Guizot (1787-1874), Essais sur l’histoire de France (1823), A. Thierry (1795-1856), Considérations sur l’histoire de France (1840), J. Michelet (1798-1874), Histoire de France (1835-1844).

  • 25.

    Voir supra, p. 195-196.

  • 26.

    Voir le concept de « lieu de mémoire » forgé par l’historien Pierre Nora, et les confusions que l’expression peut, elle aussi, entraîner.

  • 27.

    Si J. J. Winckelmann a pu être considéré comme le fondateur de l’histoire de l’art en tant que discipline (Geschichte der Kunst des Altertums, 1764, trad. fr. dès 1766), il n’en continue pas moins d’attribuer une valeur canonique à l’art du Ve siècle grec. Il faudra attendre Riegl pour que l’art soit traité comme un processus historique et que la valeur de ses productions soit relativisée.

  • 28.

    Les deux premières revues d’architecture, The Builder (Londres) et la Revue générale de l’architecture et des travaux publics (Paris), sont créées respectivement en 1835 et en 1840.

  • 29.

    Dont le terme « tourisme » est dérivé.

  • 30.

    Sous forme de substantif masculin (un baedeker), son nom devint rapidement synonyme de « guide touristique ».

  • 31.

    Voir dans la partie « Anthologie » de F. Choay, le Patrimoine en questions, op. cit, « Victor Hugo », p. 114.

  • 32.

    La première, la Society of the Antiquarians of London (1583), s’estimait déjà « gardienne des monuments anciens ».

  • 33.

    Voir Vecchie città ed edilizia nuova, Turin, Utet Libreria, 1931, rééd. Città Stadi, 1995 ; trad. fr. : l’Urbanisme face aux villes anciennes, trad. de J.-M. Mandosio, A. Petita et C. Tandille, introduction de Françoise Choay, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1998. Voir aussi la partie « Anthologie » de F. Choay, le Patrimoine en questions, op. cit, p. 167.

  • 34.

    Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’architecture française (1854-1868), Paris, Librairies-Imprimeries réunies, t. VIII, 1868, p. 158.

  • 35.

    Sur l’histoire de la restauration, après la classique Teoria e storia del restauro (Rome, 1970) de C. Ceschi, voir plus récemment : M. Dezzi-Bardeschi, Restauro. Due punti e da capo, Milan, Franco Angeli, 1996, 2e éd. 2004 ; S. Casiello, Verso una storia del restauro, Florence, Alinea, 2008.

  • 36.

    John Ruskin, The Seven Lamps of Architecture, “The lamp of memory”, section XVIII (1849). Voir dans la partie « Anthologie » de F. Choay, le Patrimoine en questions, op. cit, p. 125.

  • 37.

    Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’architecture française, op. cit., p. 14.

  • 38.

    Voir F. Choay, « Les rapports de Ruskin et de Viollet-le-Duc ou la longue durée des idées reçues », Nouveaux Cahiers de l’Académie d’architecture, publiés sous la dir. de B. Mouton, Paris, n° 3, avril 2008.

  • 39.

    Cathédrales de Stafford, Ely, Hereford, Lichfield, Salisbury, Chichester, Chester, Worcester, Exeter et Rochester.

  • 40.

    Voir A. Riegl, le Culte moderne du monument…, op. cit., p. 63-118, et dans la partie « Anthologie » de F. Choay, le Patrimoine en questions, op. cit, p. 165 sq.

  • 41.

    De la même façon que le musée. Voir P. Bourdieu et J.-C. Passeron, les Héritiers, Paris, Éd. de Minuit, 1964.

  • 42.

    Voir infra, p. 209-210, ainsi que la partie « Anthologie » de F. Choay, le Patrimoine en questions, op. cit., « André Malraux », p. 191, et « Convention de l’Unesco pour la protection du patrimoine mondial », p. 201 sq.

  • 43.

    Dans l’intitulé de la Conférence aussi bien que dans la définition du monument historique donnée dès son article 1er. En revanche, le texte de la Charte se singularise par son dogmatisme et sa prétention à l’universalité. Il n’y est plus question d’un supranationalisme culturel européen sur le modèle de celui qu’avait, le premier, préconisé Ruskin dans un célèbre article de 1854 (voir ibid., « John Ruskin », p. 141-142).

  • 44.

    A. Riegl fait observer en 1903 (le Culte moderne du monument, op. cit.) que les nouvelles pratiques juridiques et restauratrices font désormais inclure les monuments sans qualificatif comme une sous-catégorie des monuments historiques.

  • 45.

    J. Rigaud, l’Exception culturelle. Culture et pouvoirs sous la Ve République, Paris, Grasset, 1995.

  • 46.

    Intervention au Sénat, le 9 novembre 1963 (Journal officiel). Cette position ne doit en aucune façon être assimilée à celle du Front populaire en 1936. Les « congés payés » relèvent du droit du travail.

  • 47.

    L’article 1.111 de la loi de décentralisation du 7 juillet 1983 « intègre le patrimoine dans la vie nationale ».

  • 48.

    Le terme n’apparaît qu’en 2004 dans le Nouveau Littré. Rappelons que la première édition du Dictionnaire de Littré a paru en 1863.

  • 49.

    Le Trésor de la langue française indique que cet adjectif, dérivé du verbe « mondialiser », a d’abord, comme ce dernier, été réservé aux politiques d’expansion nationale (Paul Valéry, 1938) et aux échanges économiques internationaux (François Perroux, 1964). Il faut ici souligner les anticipations de la langue allemande sous la plume de Marx qui, dès 1848, parle de Weltgeschichte et de Weltwirtschaft ; voir la partie « Anthologie » de F. Choay, le Patrimoine en questions, op. cit, p. 190.

  • 50.

    Selon la 9e éd. en cours du Dictionnaire de l’Académie française (Journal officiel, 2009) : « Nouveau concept désignant la généralisation des relations internationales dans les domaines politique, économique et culturel. » Acception comparable dans le Nouveau Littré.

  • 51.

    J. Ruskin, The Stones of Venice, 1re éd. Voir la partie « Anthologie » de F. Choay, le Patrimoine en questions, op. cit., « J. Ruskin », p. 143.

  • 52.

    Das Unbehagen in der Kultur, Vienne, 1929 ; trad. fr. : Malaise dans la civilisation, trad. de C. et J. Odier, Paris, Puf, 1971, p. 39.

  • 53.

    Voir G. Anders, Die Antiquiertheit des Menschen, Munich, C.H. Beck Verlag, 1956 ; trad. fr. : l’Obsolescence de l’homme, Paris, Éd. de l’Encyclopédie des nuisances, 2001.

  • 54.

    Giambattista Vico, Principi di scienza nuova, 1725 ; trad. fr. de l’édition de 1744 : la Science nouvelle, présentée et annotée par A. Pons, Paris, Fayard, 2001, p. 105 : « La féroce liberté bestiale [qui caractérise les] premiers hommes. »

  • 55.

    A. Riegl, Grammaire historique des arts plastiques, Paris, Klincksieck, 1978.

  • 56.

    Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Unesco, 1952 ; publié sous le même titre, Paris, Gonthier, 1961, p. 112. Voir infra, p. 215, note 64.

  • 57.

    Ce que les membres du groupe anglais Archigram avaient anticipé lorsqu’ils décrivaient leur “Plug-in city (1964-1966)”, dans Archigram, Londres, Studio Vista, 1972. Voir F. Choay, « Le règne de l’urbain et la mort de la ville », éd. du Centre Pompidou, 1994, rééd. dans Pour une anthropologie de l’espace, Paris, Le Seuil, 2006.

  • 58.

    Rem Koolhaas, avec la collaboration de B. Mau et du bureau Oma, S, M, L, XL, Rotterdam-New York, 010 Publishers, 1995, p. 502 (dans “Bigness, or the problem of large, Manifesto”, p. 494 sq.). Pour une des critiques les plus lucides et précises de ces positions, voir J. Aron, « Déconstruisons joyeusement ! L’irresponsabilité érigée en vertu », Bruxelles, A+, n° 154, 4 novembre 1998.

  • 59.

    On pourrait citer de nombreux architectes-vedettes qui, retranchés derrière leur « créativité », refusent tout contact avec les utilisateurs de leur « œuvre ».

  • 60.

    Voir la revue en ligne Art Price, “World leader in art market information”. À signaler (voir Le Monde, 27 septembre 2008) : la première mise aux enchères d’une demeure (la Kaufmann house de Neutra) comme objet d’art par la société Christie’s.

  • 61.

    Voir la partie « Anthologie » de F. Choay, le Patrimoine en questions, op. cit., la théorisation et les anticipations visionnaires de Ruskin et de Viollet-le-Duc.

  • 62.

    Voir G. E. Haussmann, Mémoires, éd. établie par F. Choay, Paris, Le Seuil, 2000, « Introduction », p. 23-24 ; dans le texte, se reporter aux références respectives de l’index des monuments cités et de l’entrée « Monuments historiques » de l’index thématique.

  • 63.

    La difficulté de la démarche est bien trahie dès l’article 1er de la Convention pour la protection du patrimoine mondial, qui renvoie, comme une litanie, à la notion de « valeur universelle exceptionnelle ». Voir aussi les justifications confuses de cette « exception » par le Centre du patrimoine mondial de l’Unesco à l’occasion de son trentième anniversaire.

  • 64.

    C. Lévi-Strauss, « Race et culture », Revue internationale des sciences sociales, XIII (4), 1971, republié dans Race et histoire. Race et culture, Paris, Albin Michel, 2001, p. 171-172.

  • 65.

    Publiée par le comité Patrimoine et Résistance (23, rue Harlay, 95590 Nerville), créé à cette occasion par le regretté Daniel de Coppet.

  • 66.

    Voir supra, p. 210.

  • 67.

    Pour une analyse de la réception esthétique comme recréation vivante, au présent, voir K. Fiedler, Schriften zu Kunst ; trad. fr. : Essais sur l’art, textes présentés par P. Junod, trad. de D. Wieckzorek, Besançon, L’Imprimeur, 2002 ; voir aussi P. Junod, Transparence et opacité, Lausanne, L’Âge d’homme, 1976.

  • 68.

    A. Riegl, le Culte moderne du monument…, op. cit., p. 40 sq. et 94.

  • 69.

    C. Lévi-Strauss, Race et histoire. Race et culture, op. cit., p. 172.

  • 70.

    J. Rigaud, l’Exception culturelle, op. cit., p. 95.

  • 71.

    « Rapport de Grégoire au Comité d’instruction publique sur les destructions opérées par le vandalisme et sur les moyens de les réprimer », séance du 14 fructidor, l’an second de la République.

  • 72.

    J. Rigaud, « Patrimoine, évolution culturelle », dans Monuments historiques, 5, 1978, p. 4.

  • 73.

    Ibid., septembre 1986.

  • 74.

    Le Monde, 5 mars 2007.

  • 75.

    Mes italiques.

  • 76.

    L’église de Firminy : première pierre posée en 1970, cinq ans après la mort du maître, inauguration en 2006. Cette église, dont le clergé local a refusé l’occupation régulière, va, sous l’impulsion de militants corbusiéristes locaux, « fonctionner comme une petite Pme. Il y aura des recettes car, disent ceux-ci, nous allons installer un espace-boutique et, pourquoi pas, d’autres choses ». Une vingtaine d’emplois sont ainsi créés, dont ceux de guides, surveillants et conservateurs. Quant à la maison de la culture, elle va recevoir le « Centre d’interprétation de l’œuvre de Le Corbusier ».

  • 77.

    Issu des États-Unis au cours des années 1990. Voir, plus récemment, le rapport de la National Science Foundation (2003), et celui de James Canton pour l’Institute for Global Futures de San Francisco.

  • 78.

    Voir supra, p. 215, notes 63 et 64.

  • 79.

    Voir F. Choay, l’Allégorie du patrimoine, Paris, Le Seuil, 1988.

  • 80.

    R. Salmona, Espaces ouverts/espaces collectifs, adaptation française d’Espacios abiertos/espacios colectivos, Société colombienne d’architectes, en collaboration avec les ministères des Affaires étrangères et de la Culture, Bogota, 2007. Voir aussi « Rogelio Salmona, une figure exemplaire de l’architecture contemporaine », F. Choay, Urbanisme, n° 357, novembre-décembre 2007, p. 86-90.

  • 81.

    En Italie, la sensibilisation des jeunes à l’espace édifié commence à l’école primaire. Un enseignement obligatoire de l’histoire des arts plastiques, de l’architecture et de l’aménagement se poursuit durant les trois dernières années des études secondaires, fondé sur des manuels sans équivalent en France, même à l’usage des universités. J’avais, il y a dix ans, demandé au ministre de la Culture de faire traduire ces manuels.

  • 82.

    Un mouvement se dessine pour la réhabilitation de cette pratique fondamentale. Emblématique est, à cet égard, l’action d’A. Scobeltzine au sein de l’École d’architecture de Montpellier. Voir A. Scobeltzine, Apprendre à dessiner au xxie siècle, Montpellier, Éd. de l’Espérou, 2008 et, sur l’internet, www.ledessinplaisir.com

Françoise Choay

Philosophe, théoricienne des théories et des formes urbaines et architecturales elle enseigne à Paris I et Paris VIII. 

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