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Photo : Rob Walsh
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Quand l'État russe l'emporte sur Internet

février 2017

Pour comprendre l’influence russe et son exercice, dans le pays même comme à l’étranger, il faut abandonner les théories de la conspiration et s’intéresser à la complexité des pratiques médiatiques dans le monde contemporain.

L’incrédulité suscitée par l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis a suscité en retour une vague d’inquiétude à l’égard de l’influence russe dans la politique intérieure des États occidentaux. Face à un résultat électoral inconcevable, la recherche d’explications rationnelles a conduit de nombreux analystes à tourner le regard vers Moscou. Comment comprendre l’issue de ce scrutin si ce n’est comme le résultat d’une ingérence extérieure dans la politique américaine ? Or la Russie présente toutes les caractéristiques du suspect idéal : un régime autoritaire personnalisé et vindicatif, un retour affirmé sur la scène internationale au mépris du droit, une politique conservatrice revendiquée, une présence médiatique croissante à l’étranger. « Guerre froide », « cyberespionnage », « propagande » ou « désinformation » font les gros titres de la presse internationale, recyclant au fond les vieux thèmes de l’agit-prop soviétique. Le risque est que l’affrontement de lieux communs ne fasse office de débat politique. Pour repenser l’influence russe et son exercice, dans le pays même comme à l’étranger, il faut abandonner les théories de la conspiration et s’intéresser à la complexité des pratiques médiatiques dans le monde contemporain.

L’asymétrie des ressources

Une analyse fine des réalités médiatiques en Russie permet de mettre au jour les articulations multiples et diverses qui conduisent au renforcement de l’emprise politique sur les médias. Cette dernière ne s’exerce pas seulement dans les cabinets obscurs des services de sécurité russes. Une grande variété d’acteurs et de dispositifs techniques interagissent, qui disposent d’une part d’autonomie et participent du pouvoir de contrainte. Une multiplicité de pressions s’exerce au quotidien sur les médias, contribuant à la raréfaction du pluralisme de l’information et de la critique dans l’espace public. Il faut d’abord rappeler que les médias russes fonctionnent dans des conditions d’activité structurées par la concurrence, dans un contexte de multiplication des sites d’information en ligne depuis le début des années 2000. Cette concurrence se joue entre des médias publics relayant les éléments de langage officiels et disposant de financements d’État importants et des médias alternatifs dépendant des ressources de la publicité ou de sponsors privés. Ces ressources inégales placent les rédactions indépendantes, qui proposent des enquêtes ou des articles d’opinion divergents par rapport à la ligne officielle, dans une situation délicate et toujours fragile à l’égard des médias d’État. Ces derniers disposent de ressources massives pour investir dans les technologies de pointe, développer leurs rédactions et salarier leurs personnels, recrutant même à bon prix des journalistes issus des médias alternatifs, à la pointe des innovations du métier. Les médias d’État russes se caractérisent ainsi généralement par un professionnalisme reconnu par leurs détracteurs et une capacité d’innovation en ligne qui fait leur attrait.

L’encadrement des algorithmes

Les médias russes doivent être pensés dans le cadre d’un développement rapide et dynamique de l’information en ligne, qui reconfigure l’exercice du contrôle sur l’information. Dans une société où Internet est ouvert et peu filtré, l’exercice direct et vertical d’un contrôle sur les médias est difficile et ne peut se résumer à reproduire les pratiques d’encadrement du passé. Une gamme plurielle et subtile de contraintes juridiques et techniques s’intègre au travail quotidien des journalistes. Ces évolutions ne sont pas spécifiques à la Russie, mais elles s’y déploient selon des formes originales. La question du contrôle des algorithmes des moteurs de recherche et des agrégateurs de nouvelles est ainsi au cœur de la hiérarchisation des contenus médiatiques. Par leurs effets de mise en lumière sélective des contenus, ces dispositifs techniques qui permettent la navigation en ligne constituent des actants (aussi transparents aux yeux des utilisateurs qu’importants) de la hiérarchisation de l’information. Dans ce monde de la visibilité, les textes les mieux classés dans l’espace algorithmique disposent d’une notoriété renforcée. En 2016, le législateur russe a entrepris d’encadrer l’activité du code de l’algorithme du moteur de recherche national Yandex pour mieux en maîtriser les contenus. Cette intervention techniquement invisible aux yeux du public contribue à la régulation de l’information publique, sans intervention directe sur les rédactions.

Des pressions diverses

Le système médiatique russe n’est pas monolithique, comme l’ont montré les prises de parole contestataires qui ont alimenté les grandes manifestations contre les fraudes électorales en 2011 et en 2012. Une communauté journalistique dynamique et entreprenante s’est alors exprimée sur Internet mais aussi dans des journaux et des revues, ainsi qu’à la radio et à la télévision. Depuis 2012, cette communauté médiatique alternative est souvent confrontée aux difficultés qui font l’ordinaire des rédactions (manque de ressources financières, contraintes juridiques, difficultés techniques). L’exercice de la critique est souvent empêché par des nécessités concrètes et triviales. Lorsque la critique est plus forte et parvient à franchir ces filtres ordinaires, c’est alors la censure directe des contenus ou la violence physique contre les journalistes qui peuvent se déployer. À titre d’exemple, les évolutions récentes de la télévision alternative Dozhd montrent la gamme des contraintes s’exerçant sur les rédactions : attaques publiques contre les contenus, fin de la diffusion sur le câble, difficultés immobilières, fuite des annonceurs… Pour faire face à ces difficultés, la chaîne a choisi de mettre en place un système de péage (paywall) pour rendre payants une partie de ses contenus. Ces choix permettent à cette télévision en ligne de survivre économiquement mais la « barrière de paiement », tout en la protégeant, réduit son audience à un entre-soi consensuel et déjà acquis à la cause libérale. À l’inverse, les contenus des médias publics en ligne restent entièrement gratuits et peuvent ainsi toucher le plus grand nombre.

L’inconfort face à la présence croissante des médias publics russes dans le pays et à l’étranger vient au fond illustrer les usages imprévus et imprévisibles de dispositifs économiques et techniques ancrés dans le marché et les réseaux du Web pour transformer le débat public et limiter l’expression pluraliste de paroles critiques ou alternatives. L’inquiétude face à l’« offensive de désinformation » russe, outre le coup de projecteur qu’elle braque vers Moscou, devrait aussi attirer l’attention sur les défauts d’une régulation médiatique laissée au marché ou à la sélection « naturelle » des contenus en ligne. Elle pointe les inégalités qui se creusent dans le monde digital. Ces réalités interrogent en retour sur les réponses citoyennes possibles face à ces usages indésirables du Net : comment s’équiper intellectuellement et techniquement pour affronter le monde inégal de l’information en ligne ? En Russie même, des initiatives civiques d’information des internautes se développent pour promouvoir l’usage de nouveaux outils de navigation, destinés à la fois à protéger et à libérer les citoyens sur le Web (en utilisant par exemple des « anonymisateurs »). Des journalistes travaillent à des projets novateurs pour contourner la contrainte politique et proposer des ouvertures intellectuelles au service du pluralisme. Les sites d’information culturelle (colta.ru), de vulgarisation scientifique (arzamas.ru) ou de promotion de la solidarité (takiedela.ru) constituent ainsi des réponses médiatiques indirectes pour défendre les idéaux du dialogue et de l’ouverture, alors que domine le grand récit patriotique et traditionaliste du pouvoir. La diversité et la richesse de ces initiatives récentes répondent à la complexité des défis informationnels qui se posent aujourd’hui, dans le monde russe mais aussi plus largement dans l’espace public international.

  • 1.

    Directrice d’études à l’Ehess.

Françoise Daucé

Françoise Daucé est directrice d'études à l'EHESS et membre junior de l'IUF. Elle étudie les relations entre l’Etat et la société en Russie. Ses travaux portent sur les formes de domination politique, à la fois coercitives et libérales, qui s’exercent dans différents domaines : l’armée, la société civile et les médias.…

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