
Le poutinisme, un phénomène multifactoriel
Yves Hamant, agrégé de russe, docteur en science politique, a été attaché culturel en URSS. Premier traducteur de L'Archipel du Goulag, il répond aux questions de Jean-Louis Schlegel sur ce qu’il sait des convictions de Vladimir Poutine, et sur la nature du phénomène inédit que représente le poutinisme.
Vous mettez en garde contre l’utilisation de clichés tels que « l’ours russe », « le tsar poutine ». Vous écrivez qu’ils sont réducteurs. Pourquoi ?
Je crains que l’on ne voie dans le poutinisme qu’un nouvel avatar de l’empire russe, de même que de Gaulle voyait à travers l’URSS la « Russie éternelle » en ignorant la nature idéocratique du projet communiste. Je suis convaincu que le poutinisme est une bête nouvelle, un phénomène sui generis déterminé par plusieurs facteurs et certainement le pire produit du post-communisme. À l’époque soviétique, ce qui a pu brouiller les cartes, c’est que, lorsque le régime était en difficulté, il mobilisait le sentiment national russe, comme Staline l’a fait pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour se doter d’une légitimité seconde. C’est ce qu’avait relevé le philosophe et dissident polonais Leszek Kolakowski1. De même, on a vu Poutine tour à tour exalter Pierre le Grand, le tsar qui avait « ouvert une fenêtre sur l’Europe », reprendre le discours des « eurasiens » affirmant la vocation asiatique de la Russie, faire distribuer à ses fonctionnaires les livres de Nicolas Berdiaev et, surtout, accorder à l’Église orthodoxe un statut privilégié. Après cent-vingt ans marqués par deux révolutions, une guerre civile, la terreur stalinienne, les désordres inévitables consécutifs à l’effondrement de l’URSS, la reprise en main progressive par le pouvoir poutinien, l’élimination de la fleur intellectuelle du pays (purges, émigration après la Révolution et émigration post-soviétique), il règne un chaos dans les têtes, avec un mille-feuilles culturel. Pour toutes ces raisons, le poutinisme ne se réduit pas à un seul facteur et son analyse doit être multifactorielle.
Le poutinisme poursuit-il, selon vous, des objectifs précis ?
Je pense qu’ils sont de trois ordres et qu’il les a formulés à diverses occasions de manière précise : stratégique, historiographique, idéologique.
Du point de vue stratégique, il s’agit d’assurer la sécurité de la Russie en la protégeant par un glacis d’État dont elle s’assurerait un contrôle physique direct. Il est marqué par l’obsession de l’encerclement, ce qui est un cercle infernal, car, plus le territoire de la Russie s’étend, plus elle est encerclée ! Et Poutine a déclaré sans ambages que les frontières de la Russie ne s’arrêtent nulle part2.
L’objectif historiographique, mémoriel, consiste à imposer au monde un nouveau récit, plaçant la Russie au centre de l’histoire contemporaine en tant qu’elle a vaincu l’Allemagne nazie. En Russie, ce récit s’est déjà imposé et est pratiquement rendu obligatoire par la Constitution. Malheureusement, le rappel des crimes du généralissime qui a conduit à la victoire sans aucun souci des pertes humaines en entacherait l’image. C’est pourquoi la mémoire du stalinisme doit être bannie et c’est ce qui explique la liquidation de l’association Memorial. Ce faisant, ce récit est destiné à en supplanter un autre, occidental centré sur la Shoah.
L’objectif idéologique enfin, qui y est lié, vise à propager un autre modèle de pouvoir, opposé à la démocratie libérale. Vladislav Sourkov, ancien conseiller de Poutine, s’est échiné à le conceptualiser sous le nom de « démocratie souveraine », puis il a tenté celui d’« État long » opposé à l’« État profond », mais qui a fait long feu, après le remplacement de Sourkov par Vladimir Medinski. Ce dernier professe un nationalisme assez primitif et est manifestement le rédacteur de l’article de Vladimir Poutine « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens3 ». Il est particulièrement soucieux de l’éducation patriotique. C’est lui qui a été chargé de conduire la délégation russe dans les négociations avec l’Ukraine. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un retour à l’opposition entre deux grands modèles de pouvoir, comme aux temps de la Guerre froide.
Il faut néanmoins nuancer. Le poutinisme peut admettre deux modes de domination sur un territoire. La domination totale et la domination partielle sur le mode de la finlandisation si bien décrit par l’écrivaine finlandaise Sofi Oksanen4. Sous l’apparence d’une démocratie occidentale indépendante, où les dirigeants étaient élus en toute liberté, la Finlande subissait l’emprise de l’URSS, non seulement dans les domaines de la politique extérieure et de la défense, mais aussi de l’économie, des médias, de l’art et de la science. À vrai dire, la France, étant donné le poids du Parti Communiste français au lendemain de la guerre, a aussi connu une « petite finlandisation » de l’opinion : jusqu’à la parution de L’Archipel du Goulag en français en 1974. Sofi Oksanen considère que, pour la Russie de Poutine, l’idéal serait d’étendre la finlandisation à toute l’Europe. En effet, dans la mesure où la frontière de la Russie ne s’arrête nulle part, on ne voit pas où devrait s’arrêter la finlandisation.
On répète largement que c’est ce modèle que Poutine souhaiterait imposer à l’Ukraine (comme l’envisage d’ailleurs Sofi Oksanen). Qu’en pensez-vous ?
À mon avis, l’Ukraine constitue un cas particulier, sans doute avec le Bélarus. Pour son malheur, elle tombe sous le coup des trois objectifs du poutinisme. Stratégiquement, elle constitue le pays le plus important du glacis occidental par sa superficie, son poids démographique, économique, militaire. Du point de vue mémoriel, elle entre en concurrence avec la Russie : elle est directement issue de la Grande Principauté de Kiev (la Rus’), tandis que la Russie moscovite n’en descend qu’indirectement et plus tardivement. Pourtant, la Russie, selon son roman national, revendique pour elle seule la totalité de l’héritage : l’Ukraine est un morceau d’elle-même. Cette conviction est solidement ancrée dans l’imaginaire collectif russe, y compris chez les Russes qui ont émigré après la Révolution. Leur grand historien Guéorgui Fedotov l’a bien relevé dans un article prémonitoire sur « Le destin des empires »5écrit au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : les Russes, croyant que les nations existent de toute éternité, n’ont ni vu, ni compris l’éveil du sentiment national ukrainien. Enfin, l’Ukraine contemporaine, par son aspiration à la démocratie libérale et sa volonté d’ancrage à l’Union européenne, représente du point de vue du poutinisme un danger idéologique absolu : non seulement une autre Russie, mais une anti-Russie6. C’est pourquoi l’Ukraine doit disparaître ontologiquement. Aucun compromis n’est possible.
Est-ce que pour autant la Russie a une vocation eurasienne ? Et que pensez-vous du rapprochement avec la Chine ?
Si la Russie s’étend géographiquement, et donc géopolitiquement, sur l’Europe et sur l’Asie, sa culture est entièrement européenne et les motifs asiatiques n’y sont pas plus répandus que dans la culture française. La reprise du discours eurasien n’a pas abouti à grand-chose. Le récit eurasien renvoie en fait à une série d’humiliations pour la Russie. Pendant deux siècles, les princes de Moscou entreprenaient un long voyage pour obtenir l’investiture du chef mongol en lui baisant la pantoufle. C’est la défaite de l’Empire russe devant le Japon en 1904 qui a été une des causes de la première révolution russe. Enfin, on a oublié les incidents de l’Oussouri en 1969 pour la possession d’une île entre l’URSS et la Chine de Mao qui, de plus, considérait la déstalinisation comme une trahison. Tout récemment, on a, à mon avis, mal interprété la posture de Poutine à l’inauguration des Jeux Olympiques à Pékin. On sait qu’il a une peur panique de la covid. C’est pourquoi il parle à ses interlocuteurs à travers une table de six mètres de long ou plus, qu’il s’agisse d’hôtes étrangers ou de ses collaborateurs : pas tant pour les humilier que par peur de la maladie. Dans le stade olympique, il était entouré de sièges vides, mais, pour rencontrer le président chinois, surmontant sa hantise, il n’a observé aucune distanciation spatiale. J’y vois une forme d’allégeance. La Russie de Poutine prend de grands risques en se rapprochant de la Chine. Avec sa démographie en chute libre, elle laisse à l’est de l’Oural un grand vide que la Chine a déjà commencé à investir en douceur.
Peut-on parler d’un « poutinisme religieux », d’une fusion entre le pontificat du patriarche Kirill et du « règne » de Poutine, le premier mettant au service du projet du second le thème du « monde russe » uni par la religion orthodoxe ?
Le patriarche Kirill a largement nourri depuis des années le sentiment nationaliste russe et anti-occidental en encourageant ou suscitant une série d’initiatives en ce sens7. Selon lui, la civilisation du « monde russe » était menacée aujourd’hui par la civilisation occidentale sécularisée, comme elle l’avait été il y a 400 ans au début du XVIIe siècle par l’invasion polonaise et les tentatives de latinisation qui lui auraient fait perdre son identité spirituelle et mis fin à son existence historique. Son concept de « monde russe » s’étendant au-delà de la Russie, de l’Ukraine et de la Biélorussie peut en effet servir la volonté d’hégémonie du poutinisme mais seulement dans une certaine limite et non dans le cadre d’une finlandisation tous azimuts. Le Patriarcat de Moscou hésite d’ailleurs entre deux façons de se positionner : comme Église russe à caractère ethnique ou comme Église supra-nationale. En outre, le bruit court que le Patriarche est en disgrâce auprès de Poutine. En effet, tiraillé entre ses fidèles en Russie et en Ukraine, il a dû prendre quelque distance au moment de l’annexion de la Crimée, mais, pour autant, il ne peut même plus se montrer en Ukraine. Il s’est avéré inutile dans le projet ukrainien de Poutine et est même en train de perdre toute l’implantation du Patriarcat de Moscou en Ukraine. Sans doute multiplie-t-il les initiatives pour tenter de se « racheter » aux yeux de Poutine.
Vous attribuez une grande importance à l’étude du discours…
Quelques mois avant d’accéder à la présidence de la Russie, Poutine a stupéfait le monde en déclarant que la Russie irait « butter les terroristes jusque dans les chiottes ». Selon une tendance qui s’est répandue dans la société russe, Poutine emploie couramment un vocabulaire venant du milieu des truands. Comme l’a montré Françoise Thom, la « criminalisation » de la langue vient de l’influence des camps, par lesquels sont passés des millions et des millions de gens – pas seulement des politiques, mais des petits trafiquants, des petits délinquants, des criminels, de vrais bandits – sur la société civile. Mais cette langue de haine venue du « milieu » est associée à un style de vie, des attitudes physiques et surtout un code de vie, une morale, qui ont également pénétré une partie de la société8. Cette morale repose sur le rapport de force, elle fonde des communautés avec leur hiérarchie, leurs « parrains » et leurs protégés, elle comporte son propre code d’honneur. L’ensemble de ces « principes » a un nom en russe : les poniatiïa. J’avancerais qu’il constitue l’ethos du poutinisme. En outre, au contact du « milieu », les officiers du KGB ont pu être aussi contaminés.
Sur cet ethos a pu se greffer l’hubris, la paranoïa dans laquelle finissent par sombrer tous les tyrans. Cependant, il convient de distinguer : quand le chef du Kremlin contraint, à dix mètres de distance, chacun des membres du Conseil de Sécurité à lui rendre des comptes un à un en tremblant de peur, qu’est-ce qui est en jeu, l’ethos du « milieu » ou l’hubris du tyran ? Je penche pour la première hypothèse. Et quand Poutine parle de « dénazifier » l’Ukraine, je suis convaincu qu’il sait parfaitement qu’il ment, sans vergogne ; il s’agit d’un bobard et non d’un délire. La distinction est importante, car, suivant l’hypothèse retenue, l’attitude à adopter en réponse n’est pas la même. Face au caïd, on ne se présente pas dans la posture policée et aimable apprise à Science-Po et à l’ÉNA.
En tout état de cause, je conclurai comme j’ai commencé : on court un grand risque à vouloir expliquer le poutinisme par un seul facteur. Il résulte d’une imbrication de facteurs et il ne faut en éliminer aucun pour ajuster sa réplique.
Propos recueillis par Jean-Louis Schlegel.
- 1. Leszek Kolakowski, « Le socialisme bureaucratique peut-il être réformé ? », in Leszek Kolakowski, L’esprit révolutionnaire, Éditions complexe, 1974.
- 2. Phrase prononcée le 24 novembre 2016, lors d’une cérémonie de la société russe de géographie.
- 3. Article original sur le site du Kremlin, 12 juillet 2021.
- 4. Sofi Oksanen, « Pour la Russie, l’idéal serait de finlandiser toute l’Europe, et pas seulement l’Ukraine », Le Monde, 5 mars 2022.
- 5. Georgy Fedotov, « Sud’ba imperiï », The New Review [en russe], XVI, New York, 1947.
- 6. Article « Sur l’unité des Russes et des Ukrainiens », op. cit.
- 7. La « Doctrine russe », in Monde russe (Russki mir), « Le Congrès (ou plutôt « concile ») mondial du peuple » russe (Vsemirny russki narodny sobor).
- 8. Françoise Thom, Comprendre le poutinisme, Desclée de Brouwer, 2018, p. 11 et suivantes.