Anticiper le handicap. Les risques psychologiques des tests génétiques
Quels sont les effets des tests génétiques sur les patients? Angoisse, culpabilité, déni, les situations sont diverses, en fonction des personnes et des pathologies. Il est donc indispensable que les généticiens et les psychologues travaillent ensemble pour assurer le suivi de ceux qui deviennent brusquement des patients potentiels.
La génétique inquiète et fascine, elle crée de l’enthousiasme, mais aussi des craintes, historiquement fondées. Elle produit un changement notable des références symboliques. S’intéressant à un domaine qui était jusqu’ici impénétrable, elle semble lever le voile de tout ce qui était mystérieux et qui est désormais compris, comme un code inscrit dans le corps et qui peut de surcroît se transmettre de génération en génération.
Les possibilités prédictives qu’offre la génétique, avec notamment la lecture de l’ensemble du génome, peuvent créer une forme « ?d’illusion informative? » concernant notre rapport au corps, au temps, à la mort. Cette illusion se produirait lorsque l’on croit qu’un test génétique livre une pure information scientifique, sans prise en considération de la réalité psychique du consultant.
En effet, dans certaines conditions, l’analyse de l’Adn est capable de déceler des gènes mutés responsables d’un ensemble important de maladies génétiques. En particulier, nous évoquerons ici le cas des maladies neurogénétiques à l’origine d’un handicap qui n’est pas présent dès la naissance mais qui apparaîtra plus tard dans la vie, entraînant des troubles moteurs sévères, des paralysies, une dépendance accrue et parfois même des troubles cognitifs associés évoluant vers une démence.
Ces tests génétiques présymptomatiques permettent à une personne en bonne santé dont un parent est porteur ou déjà atteint de la maladie d’accéder à la connaissance de son statut génétique et de répondre ainsi à la question?:
Suis-je porteur ou non de la même anomalie génétique responsable de telle maladie, de tel handicap qui affecte d’autres membres de ma famille??
À la différence des pathologies cancéreuses ou cardiaques (pour lesquelles une surveillance ou des mesures préventives peuvent être proposées après la réalisation d’un test génétique présymptomatique), dans le cas des maladies neurodégénératives à révélation tardive, la médecine se trouve confrontée à un paradoxe?: « ?prédire? », plus ou moins longtemps à l’avance, l’apparition des maladies et des handicaps pour lesquels il n’existe pas de mesures curatives ou préventives à proposer après la réalisation du test1.
À l’issue du test génétique présymptomatique, un résultat défavorable comporte la menace d’une vie marquée par le sceau de l’apparition, à un moment incertain, de la maladie et du handicap consécutif. L’annonce du résultat du test conduit le sujet à réaliser un travail de deuil anticipé d’une normalité avec laquelle il se construit. Ces maladies peuvent se transmettre d’une génération à l’autre, et chaque enfant d’un parent porteur du gène a un risque de 50?% d’avoir reçu l’anomalie génétique.
La prédiction que comporte le résultat du test raccourcit notablement la temporalité qui sépare l’état de santé de l’état de maladie?; l’idée du handicap auquel la personne sera confrontée n’est plus une potentialité qu’elle pourrait rencontrer un jour dans sa vie mais un événement certain (en raison de la pénétrance complète du gène) avec lequel la personne devra désormais vivre. Dans ce sens, un tel test présymptomatique peut produire un télescopage du temps?: l’avenir peut devenir présent.
Le temps est aussi une distance, un espace ouvert à l’élaboration du sens. C’est là que se situe l’enjeu de la génétique, par les connaissances qu’elle offre?: passer d’une forme d’inaccessibilité à l’accessibilité d’un savoir sur l’avenir, du corps, du handicap, des pertes futures. Mais le risque des prédictions génétiques est de confondre le savoir avec la vérité. Notre expérience de psychologue clinicienne et de généticienne auprès des personnes concernées par des maladies génétiques nous amène à faire le constat qu’aucun gène, quel qu’il soit, ne peut être interprété comme l’écriture d’un destin. Les suites de l’annonce d’un test génétique ne s’inscrivent pas sur une page blanche de vie mais sur un fond d’histoire et d’inconscient.
Comment vivre après l’annonce du résultat?? Vaut-il mieux savoir ou ne pas savoir?? La complexité du questionnement est majeure pour les personnes « ?à risque? » lorsqu’il s’agit de demander un test présymptomatique d’une maladie à début tardif et pour laquelle il n’existe aucune prévention possible. Tel est le cas de la maladie de Huntington, première maladie pour laquelle un test présymptomatique a été possible dans l’histoire de la médecine. Ces pratiques sont loin de constituer un acte médical neutre, elles mobilisent chez les personnes « ?à risque? » une réflexion profonde sur leur statut, sur leur liberté de savoir ou de ne pas savoir.
D’un point de vue psychique, la notion de test présymptomatique souligne à quel point quelque chose d’essentiel échappe au sujet lui-même?: un tel test peut conduire à un résultat paradoxal. Dans le cas d’un résultat défavorable, la personne se retrouve en position de personne en bonne santé, tout en étant menacée par le savoir anticipé d’une maladie et d’un handicap.
La maladie de Huntington
Cette maladie est paradigmatique à plusieurs égards. Il s’agit d’une maladie à transmission autosomique dominante, dans laquelle une histoire familiale de troubles psychiatriques, cognitifs et comportementaux et de mouvements anormaux est très souvent retrouvée. La prévalence est estimée à 0, 5 à 1/10 000 en Europe et concerne toutes les ethnies2. C’est une affection neurologique avec une perte neuronale touchant surtout le striatum (structure située au milieu du cerveau)?: noyau caudé et putamen, et ultérieurement cortex cérébral. Elle frappe le plus souvent des personnes entre trente et cinquante ans. Elle évolue sur de nombreuses années et conduit progressivement à des mouvements incontrôlés, des troubles cognitifs, puis finalement au décès au bout de vingt ans en moyenne, sachant que l’évolution de chaque patient reste un cas particulier et est donc impossible à prédire. Le risque pour un malade de transmettre la maladie à chacun de ses enfants est d’un sur deux et ce à chaque grossesse. D’une génération à l’autre, on assiste parfois à un phénomène d’anticipation, les enfants porteurs du gène muté pouvant développer des symptômes plus précocement que leur parent malade.
Vingt ans d’expérience
En France, la pratique des tests présymptomatiques s’est inspirée d’une réflexion internationale qui a conduit à l’élaboration d’instructions encadrant les bonnes pratiques du diagnostic présymptomatique de la maladie de Huntington3. Cinq principes sont mis en avant?: bénéfice, autonomie et majorité requise – le test n’est possible qu’à partir de l’âge de 18 ans –, choix éclairé, confidentialité et choix de ne pas savoir. Le dispositif des consultations pluridisciplinaires répondant à la demande de test présymptomatique est organisé par étapes?: a)?information, b)?réflexion, c)?prise de décision, d)?prise de sang, e)?annonce du résultat, f)?suivi après l’annonce, que le test soit favorable ou défavorable. Ce dispositif permet aux consultants un temps de réflexion et un délai entre la demande initiale du test et l’obtention du résultat. Au moins trois entretiens de préparation après le premier contact et jusqu’à la prise de décision et le prélèvement sanguin sont proposés4. Après le résultat du test, qu’il soit favorable ou défavorable, un rendez-vous est établi avec le psychologue que le consultant a rencontré lors de la phase de réflexion.
La composition de l’équipe (généticien, neurologue, psychologue clinicien) et la temporalité proposée aux consultants sont fondamentales dans une démarche qui engage autant l’avenir de la personne. L’écoute et la présence du psychologue clinicien dans ce type de consultation médicale qui évolue de manière progressive ouvrent la possibilité chez le consultant d’un cheminement destiné à ménager des paliers dans le processus d’accès à une information souvent redoutable, laissant toujours place à l’arrêt de la démarche. Rester dans l’incertitude est un choix possible pour le consultant, une fois identifiées les conséquences qu’un tel résultat pourrait avoir sur sa vie future.
L’entretien psychologique et l’anticipation
Lors des entretiens psychologiques, nous sommes en position d’écoute active et nous rappelons à la personne que nous ne sommes pas là pour évaluer le bien-fondé de sa décision, mais que la parole a un sens et que nous l’aiderons à mieux s’écouter. L’entretien psychologique, dans ce dispositif, ne consiste pas à estimer la légitimité de la demande, ni à donner un avis de technicien de la psyché, ni à réaliser une évaluation du profil psychologique du consultant. Ce qui importe, c’est que le consultant décide de faire ou de ne pas faire le test et que, de cette décision, il fasse un acte, qu’il assume les conséquences implicites qu’il est impossible de prédire.
Lors de ces entretiens psychologiques, nous observons à quel point un travail psychique d’anticipation est important à réaliser avant que le consultant prenne la décision de faire ou de ne pas faire le test. Le consultant est invité à se projeter dans l’avenir avec le résultat, qu’il soit favorable ou défavorable. C’est à une triple nécessité que répond la mise en œuvre de l’anticipation?: intégrer peu à peu la dimension temporelle nouvelle de l’avenir, apprendre à gérer l’attente mais également, dans certains cas, renoncer à la demande après avoir pu anticiper les conséquences du test sur la vie future.
Quels sont les effets du test sur les consultants??
Depuis la mise en place du premier centre de diagnostic présymptomatique crée à Paris, en 1992, à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière5, 1?696 personnes à risque sont venues demander un test présymptomatique pour la maladie de Huntington. Parmi elles, 1?091 (64?%) ont obtenu le résultat après la phase de préparation avec l’ensemble de l’équipe de la consultation, 46?% ont abandonné la démarche définitivement ou temporairement. Le grand nombre d’abandons révèle que demander un test génétique n’implique pas nécessairement qu’on désire savoir et que le bon moment est celui choisi par le consultant en fonction de ses motivations et de sa capacité à ce moment-là d’intégrer l’annonce du résultat, qu’il soit favorable ou défavorable.
L’abandon de la démarche après un temps de réflexion reflète à quel point l’intention et la demande de savoir peuvent être suivies d’un mouvement défensif d’éloignement. Si le désir de savoir l’emporte sur le désir de ne pas savoir, c’est moyennant un débat intérieur, une lutte. Parmi les personnes qui demandent le test, le désir de savoir et le besoin d’anticiper sont les motivations les plus fréquemment évoquées pour faire le test. Ainsi, la demande de test traduit non seulement une volonté de savoir, mais encore un désir d’anticiper, de se préparer psychiquement aux manifestations futures de la maladie et du handicap dans l’hypothèse d’un résultat défavorable.
Plusieurs personnes à risque signalent lors des entretiens psychologiques pendant le processus décisionnel la nécessité de savoir si elles sont porteuses ou non du gène pour prendre des dispositions?: « ?Je vais profiter du temps qui me reste à vivre avant d’être malade? », « ?Si je suis porteur, je vais quitter ma femme, je ne veux pas qu’elle et mes enfants souffrent de me voir perdre mes facultés? », « ?Je prendrai des dispositions financières pour que ma famille ne soit pas en difficulté? », « ?Si je suis porteur, je n’aurai pas d’enfant? ». Dans des cas extrêmes, certaines personnes évoquent l’éventualité du suicide au moment où les premiers signes de la maladie apparaîtront.
La volonté d’anticiper les deux scénarios possibles avant de réaliser le test révèle à quel point la personne peut avoir besoin de sortir de la passivité engendrée par l’inéluctable (la génétique qui ne permet pas de choix au sujet) et de s’inscrire dans une logique distincte, celle du registre de l’anticipation. Dans ce sens, l’anticipation permettrait à la personne potentiellement dépossédée de son avenir de produire un mouvement d’appropriation de celui-ci. Ici, le travail d’anticipation est à considérer comme une tentative de contrôler le scénario d’une prédiction médicale qui échappe au sujet et qui est susceptible de le réduire à une position d’objet6.
Concernant la fréquence de la dépression et de l’anxiété après l’annonce du résultat du test, on a pu observer que le nombre de tentatives de suicide, comme de dépressions, était plus élevé chez les non-porteurs du gène que dans le groupe de porteurs du gène7. Ces résultats troublants concernant les non-porteurs du gène corroborent nos observations cliniques.
Les réactions paradoxales et le sentiment de culpabilité
En effet, ces dernières ainsi que les entretiens cliniques approfondis avec les sujets étudiés révélaient que les non-porteurs du gène avaient souvent des réactions paradoxales après l’annonce du résultat favorable. Le remaniement identitaire était important, car certaines personnes à risque avaient construit leur vie en fonction de la crainte d’être porteurs?:
Je ne me suis pas mariée, je n’ai pas eu d’enfant, étant convaincue que j’allais être malade.
Mon grand-père et mon père sont morts jeunes avant quarante ans, je me suis dit depuis l’âge de treize ans que j’étais le prochain sur la liste.
Dans certains cas, le résultat favorable peut induire le développement d’une culpabilité qui s’apparente à celle du survivant par rapport aux membres porteurs ou déjà atteints, surtout dans la fratrie.
Se produit alors une brisure de la représentation d’une communauté fraternelle fondée sur le mythe d’une hérédité partagée. Le lien fraternel est marqué d’une déliaison car il confronte à la radicalité de la différence. C’est une rupture, au sens où le frère ou la sœur demeure un semblable et devient un tout autre. Entre frères et sœurs, il y a habituellement un donné transmis évident qui n’est pas questionné, celui du lien biologique indissoluble qu’est le lien de sang. Lorsqu’un frère ou une sœur est porteur et l’autre ne l’est pas, une démystification et une désillusion se produisent à travers la reconnaissance que l’autre peut avoir un tout autre destin que le sien. Cette désillusion s’inscrit fondamentalement dans le tragique d’une dissymétrie.
Chez certains sujets non porteurs du gène, nous avons observé qu’après « ?un bon résultat? », la récupération psychique ne s’effectuait pas immédiatement. Paradoxalement, un bon résultat ne s’accompagnait pas de réactions de joie ou de soulagement, comme l’illustre l’interrogation de Mariannick Caniou devant son résultat favorable au test?:
Extérieurement rien de changé dans ma vie. Pourtant cette phrase?: « ?Vous n’êtes pas porteuse du gène? », dont j’ai parfaitement compris le message, me bouscule et m’appelle au plus creux de ma finitude, elle me met à nu8.
Le diagnostic prénatal
Le diagnostic prénatal n’est pas une conséquence directe du test présymptomatique, comme cela a été montré par un groupe de travail européen9. Le diagnostic prénatal dans les maladies dominantes est particulier, car le parent transmetteur sera lui-même malade et le risque pour la descendance est de 50?% d’être porteur du gène altéré conduisant, lorsque le couple le demande, à une interruption de grossesse (Img). Les femmes sont deux fois plus demandeuses du test présymptomatique et les (futures) mères semblent plus concernées par le fait de devenir malades et de transmettre la maladie que les hommes10. Si le nombre de demandes d’un test présymptomatique a eu tendance à augmenter progressivement après la découverte du gène impliqué dans la maladie de Huntington, les demandes de diagnostic prénatal (Dpn) après un test défavorable sont restées faibles. Le faible taux des demandes de diagnostic prénatal dans la maladie de Huntington chez les porteurs du gène pourrait révéler que le désir d’enfant répond à d’autres lois que celles du risque génétique. La prolongation de soi et la continuité d’un narcissisme ébranlé par un résultat défavorable pourraient primer sur le risque de transmission génétique à l’enfant.
Le statut de l’angoisse
La situation d’avoir un haut risque d’être porteur du gène est source d’ambivalence car elle fait cohabiter un couple d’opposés?: porteur/non-porteur. Les deux termes sont contradictoires et positionnent le sujet dans une situation inédite. Ce dualisme, qui plonge le sujet dans le doute (suis-je porteur ou non porteur??), rappelle l’ambivalence de l’obsessionnel. Le doute peut devenir envahissant, paralysant, inhibant la pensée et l’action. Freud souligne?:
Le doute névrotique ne vient pas d’un doute primaire, mais il est la réaction à la perception de l’ambivalence11 [du névrosé].
En réponse au doute, le sujet cherche à connaître son statut génétique réel. Car le doute est souvent difficilement supportable sous une forme d’angoisse d’attente, d’auto-observation?: tout changement de comportement, tout mouvement anormal peut être interprété comme un signe annonciateur de la maladie?:
Quelque chose m’échappe-t-il des mains?? Un mot, un travail à effectuer, une personne à rencontrer échappent-ils à ma mémoire quand surgit l’angoissante question?: est-ce le début de la maladie12??
Ainsi, tout est sujet d’angoisse. Mais pour autant, il nous semble qu’il ne faut pas rapprocher l’angoisse éprouvée par des sujets à risque d’une angoisse psychotique. Ce n’est pas non plus une angoisse hypocondriaque. S’interroger sur son risque génétique lorsque l’on est confronté de manière répétitive à une maladie qui concerne plusieurs membres d’une même famille pourrait nous conduire à penser que nous assistons à l’émergence d’une nouvelle clinique, avec des situations inédites à l’origine de nouvelles plaintes et de l’angoisse.
La notion d’angoisse se révèle être un outil de compréhension de ce qui peut être vécu tout au long de la traversée du test. Nous constatons qu’a minima, l’angoisse a une valeur protectrice en tant que signal qui permet de préparer le sujet à la prise de connaissance du résultat du test. Freud avait mentionné la qualité positive de l’angoisse comme attente du danger et préparation à celui-ci13. En 1920, avant d’élaborer la deuxième théorie de l’angoisse, il définit les termes d’angoisse, d’effroi et de peur dans leur relation au danger, qui permet de les différencier?:
Effroi, peur, angoisse sont des termes qu’on a tort d’utiliser comme synonymes, leur rapport au danger permet de bien les différencier. Le terme d’angoisse désigne un état caractérisé par l’attente du danger et la préparation à celui-ci, […] la peur suppose un objet défini dont on a peur, quant au terme d’effroi, il désigne l’état qui survient quand on tombe dans une situation dangereuse sans y être préparé… il y a dans l’angoisse quelque chose qui protège contre l’effroi14.
Ces trois notions semblent être bien présentes dans la situation du test présymptomatique?: l’angoisse d’attente du danger que représente le résultat?; la peur de l’annonce et la résolution de l’incertitude par la notification du résultat génétique dans sa forme binaire?: porteur ou pas porteur. Quant à l’effroi il se produirait par le surgissement d’une angoisse excessive, par un danger primaire « ?qui déborde les possibilités défensives du “moi corporel15”? ».
Sans la préparation par l’angoisse signal, l’afflux énergétique venant du dehors ferait effraction dans la barrière de pare-excitation et provoquerait un traumatisme.
Le Moi (dominé par le souci et la sécurité) se sert des sensations d’angoisse comme d’un signal d’alarme qui lui annonce tout danger menaçant son intégrité16.
Ainsi, l’angoisse signal représente un mécanisme auto-protecteur et auto-organisateur du Moi. Ce qui revient à dire qu’une telle angoisse peut être considérée comme normale et nécessaire dans le contexte d’attente que représente le résultat du test génétique. A contrario, l’angoisse automatique serait, quant à elle, étroitement liée à la détresse et au traumatisme, entraînant le Moi dans un état de névrose actuelle.
La succession des consultations psychologiques avant la réalisation du test favorise l’émergence de cette angoisse signal et tente de diminuer la dimension pathogène et traumatique de l’annonce du résultat du test. Toutefois, il serait illusoire de croire que l’annonce n’a pas une portée traumatique pour deux raisons?: d’une part, parce qu’elle pointe quelque chose qui est de l’ordre de l’identité, de la filiation et surtout de la prédiction de l’avenir?; d’autre part, l’anticipation n’écarte pas toute possibilité d’effondrement et de déliaison. L’effroi guette le sujet lorsqu’une forme de débordement pulsionnel se met à l’œuvre comme résultat d’une impréparation psychique?: l’événement était de l’ordre de l’impensable, de l’irreprésentable.
Ainsi l’angoisse aurait un statut double?: son aspect intentionnel (le signal d’alarme qu’elle déclenche) la rapproche de la peur, son aspect irrationnel (automatique, qui attaque de l’intérieur le sujet) la lie à l’effroi.
L’après-coup
La révélation du diagnostic génétique peut être pensée comme une mise à feu d’un autre événement resté en latence. Nous constatons, dans notre clinique, que l’effet traumatique de l’annonce provoque l’apparition à la conscience d’autres événements passés, restés plus ou moins ensommeillés. La notion d’après-coup, terme fréquemment employé par Freud en relation avec sa conception de la temporalité et de la causalité psychique, se définit par le fait que des expériences, des impressions, des traces mnésiques sont remaniées ultérieurement en fonction d’expériences nouvelles.
Ce concept ainsi défini nous semble particulièrement pertinent dans ce contexte. La flèche du temps est renversée, elle va du présent vers le passé, donnant à celui-ci des significations nouvelles, opérées après coup. Cette dimension de l’annonce du résultat du test comme mise à feu ne lui retire pas sa portée traumatique, mais la relativise en fonction de l’histoire du sujet. Le passé a une importance majeure dans la manière de vivre l’ici et maintenant que l’annonce impose. Par un travail d’historisation, le sujet sera amené à évoquer et mettre en lien des événements passés, réels ou fantasmatiques, qui pourront acquérir une nouvelle signification.
Le potentiel traumatique de l’annonce est d’autant plus actif qu’il vient s’inscrire sur un fond d’impréparation psychique. C’est dire l’importance de la réflexion sur le dispositif de consultation d’annonce et la conception de l’annonce non comme un acte unique mais comme un processus se déroulant dans une temporalité. Si l’annonce est avant tout un acte de parole, les suites de l’annonce se situent dans l’écoute non seulement du vécu, mais surtout de celle du sens?: qu’est-ce que cela signifie?? Où le sujet se sent-il reconnu dans la reconstruction des événements?? Quelle est sa place et celle des autres??
Du côté du médecin annonceur, « ?le dire excède le dit? », et si l’information fait révélation, elle « ?ouvre inévitablement le règne des valeurs, donc de l’éthique17? ». Le médecin annonceur se trouve inéluctablement contraint de devoir évaluer la portée de son acte d’énonciation, c’est-à-dire de ses effets sur l’autre.
Prédiction et anticipation
Prédiction et anticipation sont deux registres distincts, la prédiction étant du côté de la toute-puissance et du divin18. Si l’excès d’anticipation peut conduire à un agir désorganisé, le refus ou l’absence d’anticipation mène souvent à la dépression.
Dans ce sens, Jérôme Porée19 fait un parallèle entre le test présymptomatique et la mélancolie. Pour le mélancolique, le passé est devenu un foyer de constitution de la temporalité, la perte de l’avenir est un savoir absolu et déjà réalisé, ou encore la vie est devenue elle-même une sorte de mort. Dans une même perspective, celle d’une fixation de la temporalité, le test présymptomatique ne projette-t-il pas par avance le sujet dans l’univers de la maladie et du handicap?? Cette possibilité d’anticiper est-elle l’équivalent d’une meilleure maîtrise ou est-elle plutôt révélatrice d’une anticipation toute-puissante?? Un test présymptomatique pourrait conduire à l’idée d’une maladie programmée, d’un handicap certain mais aussi d’une mort et d’une vie devenue elle-même une sorte de mort??
Le risque de la prédiction est de retirer la part d’avenir inconnu et à créer. Les personnes porteuses du gène de la maladie de Huntington devront composer avec la vision de leurs apparentés malades, lourdement handicapés et le cortège d’angoisses que cela suscite?: la peur de la déchéance, du handicap, d’une mort sociale précoce prendra une forme moins abstraite.
Si la prédiction relève du savoir médical, l’anticipation se situe quant à elle du côté d’une quête consciente et inconsciente du sujet. Ainsi l’anticipation peut-elle être comprise, dans bien des situations, comme une tentative de maîtriser la représentation d’un soi dont la continuité peut être mise en cause par l’effraction traumatique d’un diagnostic prédictif. Le résultat du test peut être en effet à l’origine d’une rupture qui risque de désorganiser l’activité psychique et de menacer ainsi l’intégrité psychique.
Jean Sutter et Mario Berta définissent l’anticipation comme
la somme de phénomènes aussi bien physiologiques que psychologiques, aussi bien intellectuels que sensitifs ou affectifs qui, appartenant incontestablement au futur, sont déjà manifestes dans notre présent, y vivent et s’y activent. Ils peuvent être rationnels ou non, conscients ou non20.
Ainsi, elle permettrait de passer du registre de la prédiction comme générateur d’une rupture dans le temps et l’existence d’un sujet à une assomption par le sujet de son propre destin.
En somme, si la prédiction relève de l’acte médical, s’impose et dissout l’incertitude, l’anticipation relève d’une quête du sujet pour s’approprier un savoir qui lui est annoncé. Anticiper face à ce savoir, sorte d’équivalent d’une prophétie, devient d’autant plus vital que le sujet ne ressent pas et n’exprime pas encore les signes visibles et perceptibles qui sont censés jalonner la maladie. Cette menace d’une maladie à venir rappelle que le temps est compté et peut induire des représentations de pertes futures.
Il s’agit donc de transformer la prédiction contenue dans le résultat du test génétique en une anticipation telle que Sylvain Missonnier la définit quand il souligne?:
La santé de l’anticipation, c’est son ouverture à l’imprévisible?! Une anticipation tempérée adaptative ne correspond pas à une (chimérique?!) prévision exacte du futur mais bien à une inscription dans un processus de symbolisation de la diversité et de la complexité des scénarios possibles21.
Devant la prédiction médicale d’une maladie et d’un handicap futur, c’est bien d’une anticipation tempérée et ouverte dont il s’agirait pour que le consultant ne reçoive pas l’annonce du diagnostic génétique comme une condamnation, imprimée de fatalité.
Cette réflexion est d’autant plus importante que les progrès en médecine prédictive pourraient encore alimenter d’importants débats en matière de santé publique et de bioéthique dans les années à venir. Psychologues cliniciens, psychanalystes, psychiatres sommes invités à prendre une part active dans cette réflexion sur les nouvelles pratiques en médecine prédictive et ses conséquences sur la personne, le couple, la descendance.
Généticiens et psychologues cliniciens travaillant en tandem dans ces consultations, peuvent œuvrer, chacun avec sa spécificité, à ce qu’un test présymptomatique soit suivi d’un temps de subjectivation, par le mouvement d’un retour en arrière et d’une reprise, qui ouvre vers une narrativité possible. Cette élaboration peut prévenir la cristallisation des symptômes psychiques en évitant que l’événement reste dans l’ombre de l’impensable.
- *.
Marcela Gargiulo est psychologue au laboratoire de psychologie clinique et psychopathologie de l’université Paris Descartes et à l’institut de myologie (Aim) de l’hôpital de la Pitié Salpêtrière. Alexandra Durr est neurogénéticienne au sein du centre de référence des maladies neurogénétiques de l’enfant et de l’adulte (Crng) et chercheur à l’institut du cerveau et de la moelle épinière (Icm) à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière à Paris. Elles ont toutes deux participé à la création, en 1992, de la première consultation de diagnostic présymptomatique en France.
- 1.
La liste des maladies neurodégénératives pour lesquelles se pratique un test génétique présymptomatique est longue?: maladie de Huntington, ataxies cérébelleuses, paraparésies spastiques autosomiques dominantes, maladie de Charcot-Marie-Tooth, myopathie facio-scapulo-humérale, myopathie oculopharyngée, maladie de Creutzfeldt-Jakob, dystonies familiales, myotonie de Steinert, Cadasil, maladie d’Alzheimer, maladie de Parkinson, récemment des formes familiales de sclérose latérale amyotrophique et bien d’autres maladies neurologiques.
- 2.
B. Kremer, “Clinical Neurology of Huntington’s Disease”, dans G. Bates, P. Harper et L. Jones (sous la dir. de), Huntington’s Disease, Oxford, Oxford University Press, 2002, p.?28-61 (2e?édition).
- 3.
International Huntington Association (Iha) and the World Federation of Neurology (Wfn) Research Group on Huntington’s Chorea, “Guidelines for the Molecular Genetics Predictive Test in Huntington’s Disease”, Neurology, 1994, 44(8), p.?1533-1536.
- 4.
Alexandra Durr, Marcela Gargiulo, Josué Feingold, « ?Les tests présymptomatiques en neurogénétique? », Med Sci (Paris), 2005, 21(11), p.?934-939.
- 5.
L’équipe de la consultation est composée de deux généticiens (Dr Alexandra Durr, Dr?Josué Feingold), deux psychologues (Ariane Herson, Marcela Gargiulo) et deux conseillères en génétique (Élodie Schaerer, Elsa le Boëtté).
- 6.
Jean Gortais et M. Gargiulo, « ?Génétique, prédiction et anticipation? », Contraste. Revue de l’Anecamps, 2000, 12, p.?67-78.
- 7.
M. Gargiulo, S. Lejeune, M.?L. Tanguy, K. Lahlou-Laforet, A. Faudet, D. Cohen et al., “Long-Term Outcome of Presymptomatic Testing in Huntington Disease”, European Journal of Human Genetics, 2009, 17(2), p.?165-171.
- 8.
M. Caniou, « ?Vous n’êtes pas porteur du gène de la chorée de Huntington?!? », dans « ?Médecine prédictive. Quelle place pour l’Homme??? », numéro spécial de la Revue de Laënnec. Médecine-santé-éthique, 1999, nos?3-4.
- 9.
G. Evers-Kiebooms, K. Nys, P. Harper, M. Zoeteweij, A. Durr, G. Jacopini et al., “Predictive DNA-Testing for Huntington’s Disease and Reproductive Decision Making: A European Collaborative Study”, European Journal of Human Genetics, 2002, 10(3), p.?167-176.
- 10.
G. Lesca, C. Goizet, A. Durr, “Predictive Testing in the Context of Pregnancy: Experience in Huntington’s Disease and Autosomal Dominant Cerebellar Ataxia”, Journal of Medical Genetics, 2002, 39(7), p.?522-525.
- 11.
Sigmund Freud, Totem et tabou, Paris, Gallimard, 1993.
- 12.
M. Caniou, « ?Vous n’êtes pas porteur du gène de la chorée de Huntington?!? », art. cité.
- 13.
S. Freud, « ?L’angoisse? », dans Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1961.
- 14.
S. Freud, « ?Au-delà du principe de plaisir? », dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1982, p. 50.
- 15.
Id., « ?Le moi et le ça? », dans Essais de psychanalyse, Paris, Gallimard, 1981.
- 16.
Id., Abrégé de la psychanalyse, Paris, Puf, 1975.
- 17.
R. Gori, M.?J. Del Volgo, « ?L’éthique?: un renouveau de la clinique dans les pratiques de la santé? », dans D. Brun (sous la dir. de), la Guérison aujourd’hui?: réalités et fantasmes, 5e?colloque de pédiatrie et psychanalyse, Paris, Éditions Études freudiennes, 2002.
- 18.
Voir Sylvain Missonnier, « ?Périnatalité prénatale, incertitude et anticipation? », Adolescence, 2006, 1(55), p.?207-224.
- 19.
Jérôme Porée, « ?Prédire la mort. L’exemple de la maladie de Huntington? », Esprit, juin 1998, p.?17-26.
- 20.
Jean Sutter, Mario Berta, l’Anticipation et ses applications cliniques, Paris, Puf, 1991.
- 21.
S. Missonnier, « ?Périnatalité prénatale…? », art. cité.