
Une histoire européenne comme remède aux nationalismes
Dans un contexte de recrudescence du nationalisme, il faut abandonner les romans nationaux, pour la plupart produits au xixe siècle dans une visée idéologique, et promouvoir une histoire européenne commune, creuset d’identités multiples.
L’appartenance à l’Europe, à son humanisme, « n’existe que [si elle] est charnel[le], sensible », affirmait Emmanuel Macron lors de sa présentation de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, le 9 décembre dernier. Si la citoyenneté européenne a été instituée juridiquement par le traité de Maastricht en 1992, elle reste pour nombre d’Européens une abstraction. La plupart reconnaissent volontiers les avantages pratiques que l’appartenance à l’Union européenne leur apporte, mais d’un point de vue plus intime, personnel, la grande majorité se sent d’abord, si ce n’est exclusivement, appartenir à son pays d’origine. Comment expliquer ce déficit ? Y a-t-il la place pour un récit européen dans le contexte actuel, où nombre d’États membres de l’Union connaissent une recrudescence du nationalisme, voire d’une xénophobie assumée, et où certains s’écartent du socle de valeurs communes ? Quelle histoire, fruit d’héritages multiples, transmettre aux jeunes générations ?
Au-delà de l’histoire de l’Union européenne
Le constat de la faiblesse du sentiment européen peut en partie s’expliquer par l’approche pragmatique retenue par les pères de l’Union européenne actuelle, qui visait à lier les Européens « par des réalisations concrètes, créant d’abord une solidarité de fait1 ». Il s’explique également par l’importance qu’ont prise les nations dans l’imaginaire des peuples à partir du xixe siècle et le rôle de l’école dans la transmission des récits nationaux. L’absence de connaissances sur l’histoire européenne et de sentiment d’appartenance européen apparaît cependant aujourd’hui en décalage avec la nécessité d’agir de concert face aux enjeux stratégiques et géopolitiques auxquels les Européens sont confrontés. Cette action concertée suppose que les citoyens européens adhèrent à des valeurs et des objectifs communs. Or seule une connaissance de l’histoire de l’Europe dans sa globalité et sa pluralité, par-delà les histoires nationales respectives, peut faire prendre conscience aux Européens du socle historique et culturel qu’ils partagent.
L’histoire à laquelle nous faisons ici référence ne se réduit pas à celle de l’Union européenne et de ses institutions telles qu’elles existent aujourd’hui. Celle-ci est la forme actuelle de l’Europe politique, mais l’avenir du continent ne s’y limite pas. L’Europe dont il s’agit est pluriséculaire, faite de racines communes, d’enrichissement culturel et philosophique mutuel, mais aussi de conflits, de méconnaissance, voire d’ignorance réciproque qu’il nous faut bien admettre.
Le retour des nationalismes
On peut douter, dans le contexte politique actuel, de la capacité des Européens à s’accorder sur une histoire commune. Depuis quelques années, on assiste dans nombre de pays européens à un glissement des débats vers la question de l’« identité nationale » et de la défense d’une « culture nationale », ainsi qu’à l’affirmation d’un nationalisme et d’une xénophobie de plus en plus assumés. Ainsi ce repli sur soi se matérialise-t-il dans nombre de crises récentes, telles que la difficulté à trouver un accord pour répartir les migrants demandeurs d’asile en 2015 entre États européens, le rejet de l’immigration à l’origine du vote pour le Brexit en 2016, ou encore l’importance qu’a prise le thème de l’immigration récemment en France.
Si les ressorts de cette évolution et les termes des débats sur ces questions ne sont pas nécessairement les mêmes dans tous les pays européens, force est de constater que la question identitaire est une lame de fond qui traverse l’Europe de part en part. En Europe de l’Ouest, ce sont en premier lieu les perdants de la mondialisation qui se sentent menacés de déclassement et se tournent vers l’extrême droite. À l’Est, en Pologne par exemple, le moteur du nationalisme s’appuie davantage sur les aspirations d’une partie de la population à un pouvoir fort, affirmé, qui donne un sentiment de contrôle et de puissance, par opposition aux élites et gouvernants à la tête du pays ces trente dernières années à la suite de la chute du bloc soviétique, considérés comme corrompus et impuissants2.
Pour cela, il est fait appel à un modèle de culture figé, à une histoire nationale mythifiée, qui peut aller – comme cela a été récemment critiqué en Pologne – jusqu’au changement des programmes scolaires, notamment en histoire. Les discours des politiques nationalistes font ainsi référence à différents symboles : valeurs culturelles et religieuses, personnages historiques défenseurs de la patrie, projection vers un passé glorifié qui permet de faire coïncider frontières actuelles, caractéristiques ethniques et système politique. Si ces symboles résonnent auprès d’une partie de la population, c’est qu’ils font partie de ses références culturelles et d’un imaginaire créé notamment par l’école et par les discours mémoriels.
L’héritage des romans nationaux
Les romans nationaux écrits lors de la formation des États-nations européens ont en effet profondément marqué l’enseignement scolaire de l’histoire. Comme le montre notamment l’historienne Suzanne Citron dans le cas français, l’historiographie nationale du xixe siècle a imprégné les manuels scolaires jusqu’à une époque très récente3, même si le ton a évolué dans la seconde moitié du xxe siècle, adoptant un discours moins exalté sur les victoires et héros nationaux. L’enseignement de l’histoire à l’école a ainsi transmis à de nombreuses générations une conception de l’histoire simplifiée par trois principaux biais.
En premier lieu, l’histoire enseignée était largement linéaire, donnant une impression de quasi-déterminisme, avec une origine précise, la Gaule, trois dynasties royales qui se succèdent, puis la Révolution comme nouvelle naissance et point de départ de la démocratie actuelle. Or, comme le souligne Suzanne Citron : « La conception déterministe du déroulement du passé est dangereuse du point de vue de la pédagogie démocratique. Car la supposée continuité, qui relie les événements comme une suite inéluctable, peut incliner au fatalisme, à la résignation, à la déresponsabilisation du citoyen par rapport au devenir collectif4. »
En second lieu, cette histoire s’est inscrite dans l’Hexagone, examinant les faits passés sous ce prisme pourtant anachronique car inexistant à certaines époques et fluctuant jusqu’à une époque récente.
En troisième lieu, elle s’appuyait sur un mythe unificateur : le peuple gaulois, ancêtre imaginaire, présenté comme un groupe uni et constituant l’aïeul commun à l’ensemble des Français. Ce supposé lignage avec les Gaulois a, d’une part, donné une impression faussée de l’organisation politique et ethnique de l’époque voulue comme miroir de la France et, d’autre part, écarté la prise en compte des différentes sources culturelles et migrations qui ont eu lieu tout au long des siècles.
Comme l’ont mis en évidence de nombreux historiens, cette conception de l’histoire a été établie en réaction à la défaite de la France face aux Prussiens en 1870-1871, vécue par les dirigeants de l’époque comme un traumatisme. Ainsi, les grands artisans du roman national français, tels Jules Michelet et Ernest Lavisse, considéraient la faiblesse de l’éducation française comme l’origine de ce désastre5. L’économiste Philippe Aghion, dans une analyse originale présentée notamment lors de ses récentes conférences au Collège de France6, démontre également le lien positif entre menace de guerre et taux de scolarisation dans le primaire, alors qu’est en général principalement mis en exergue le mouvement de démocratisation de la société dans le développement de la scolarisation des enfants.
L’un des principaux objectifs assignés à l’école à partir de la fin du xixe siècle en France a en conséquence été de créer une identité nationale et des sentiments patriotiques, afin de pouvoir mobiliser l’ensemble de la population en vue de la défense du territoire national de l’époque. De la même manière, en Prusse, la défaite d’Iéna en 1806 a créé au sein des élites un violent sentiment nationaliste qui a contribué à la construction du système scolaire prussien. À la même époque, le développement de la philologie a également constitué un terreau fertile pour le développement du nationalisme. Comme l’a analysé l’historien Patrick Geary, les philologues prussiens ont cherché à « définir ce qu’avait été l’histoire allemande dans le passé et [à] revendiquer ce passé comme intrinsèquement germanique […], travail [qui] alimenta les vastes ambitions des nationalistes ». Cela les conduisit à « annexer » « tous les textes écrits dans et au sujet des régions qui avaient été colonisées ou gouvernées par des peuples germanophones7 », soit la production de textes (chroniques, lois…) de groupes et d’auteurs divers ayant vécu dans une large partie de l’Europe occidentale et jusqu’en Afrique. Les défaites militaires, ainsi que cette nouvelle science et ses méthodes, reprises plus tard dans le reste de l’Europe et notamment en France, ont alimenté le processus intellectuel de création des États-nations et la projection vers un passé mythifié.
Des récits datés
Si l’objectif de cohésion nationale et de patriotisme qui était celui des dirigeants du xixe siècle explique la création de romans nationaux, se pose aujourd’hui la question de leur pertinence face aux enjeux auxquels font face la France et l’Europe, qu’il s’agisse des défis sociaux, migratoires, climatiques et géopolitiques. Une conception de l’histoire qui soit nationalo-centrée, au-delà d’être intellectuellement erronée et réductrice, est également porteuse de risques pour la cohésion et la paix que l’Union européenne a réussi à apporter aux peuples européens.
Même si des évolutions ont eu lieu dans l’enseignement de l’histoire et de l’éducation civique et morale en France, les objectifs assignés à l’enseignement scolaire dans ces matières restent encore fortement imprégnés d’un prisme national. Ainsi, le socle commun de connaissances, de compétences et de culture que tout élève doit savoir et maîtriser à 16 ans fait mention de la transmission « [d]es valeurs fondamentales et [d]es principes inscrits dans la Constitution de notre pays ». Ce socle de base, pourtant établi très récemment (en 2015), n’évoque pas les traités et principes européens, alors même qu’il vise à « constitue[r] l’ensemble des connaissances, compétences, valeurs et attitudes nécessaires pour réussir sa scolarité, sa vie d’individu et de futur citoyen ».
Au vu des débats actuels sur l’identité nationale qui traversent nombre de pays européens et des défis qui attendent les Européens dans les décennies à venir, une réflexion sur l’histoire de l’Europe et son enseignement apparaît indispensable à l’échelle de l’Union européenne. Cela permettra d’éclairer les questionnements d’une partie des citoyens européens et d’apporter une réponse plus globale aux débordements de certains politiques et gouvernants nationaux, et pas seulement une réponse morale ou juridique.
L’identité et l’histoire
Si on peut reconnaître aux récits nationaux le mérite d’avoir créé, notamment en France, une communauté nationale qui n’existait pas jusqu’alors, ce récit ne permet pas de répondre aux enjeux actuels. Une nouvelle approche s’impose donc. Elle intégrerait d’une part les origines multiples des citoyens des différents pays, reflétant avec davantage de justesse la réalité des identités et permettant à chacun de se reconnaître dans le récit historique. D’autre part, elle appréhenderait davantage la réalité de l’héritage européen que les romans nationaux éclipsent, lesquels enferment les Européens dans une vision étriquée de leur histoire.
La manière d’enseigner l’histoire a contribué et contribue encore à alimenter les nationalismes, en oubliant que les cultures nationales sont le fruit de mélanges et ne sont jamais figées. Cela ne signifie cependant pas qu’il faille nier la question de l’identité, l’existence de spécificités culturelles et la nécessité d’un récit qui fédère. L’exemple actuel des tensions entre la Catalogne et le pouvoir central espagnol souligne que l’absence de récit commun peut également produire des effets pervers. La méfiance des Espagnols, depuis Franco, vis-à-vis de tout récit national a en effet laissé un vide, que les régions ont largement occupé. On peut y voir alors « un État national sans récit qui se drape dans la légalité8 », critique que d’aucuns auront formée vis-à-vis de l’Union européenne et la dénonciation des excès polonais et hongrois.
Le besoin de réponses sur l’identité et de récit commun est donc devenu indispensable en Europe, mais ne peut être laissé aux seuls nationalistes et antieuropéens de tous bords. Or les références incantatoires à la « République » dans les débats politiques français, que ce soit par les défenseurs de l’identité nationale ou leurs contradicteurs, démontrent la faiblesse des réflexions apportées en réponse aux peurs que certains citoyens ressentent.
L’enjeu est donc d’ouvrir la voie à un avenir commun, grâce, notamment, à une meilleure connaissance de l’histoire européenne et des aspects pluriels de cette histoire. Il ne s’agit pas de recréer le modèle historiographique des États-nations et de reproduire les faiblesses de ce modèle, aujourd’hui dépassé. Plutôt qu’une histoire linéaire avec une origine spatio-temporelle précise, il faudra mettre en évidence les mouvements de populations et leurs apports à l’Europe actuelle. Plutôt qu’un espace géographique figé, pourront être mises en évidence les évolutions et recompositions progressives des frontières.
Il s’agit donc de transmettre aux jeunes générations ce que leurs histoires ont de commun, l’Europe étant un creuset d’identités multiples.
Il s’agit donc de transmettre aux jeunes générations ce que leurs histoires ont de commun et de leur faire comprendre que l’histoire est un récit mouvant, l’Europe – comme les États qui la composent – étant un creuset d’identités multiples. Cela permettra que les futurs citoyens européens soient individuellement intégrés dans cette histoire plurielle, qu’ils connaissent le socle historique et culturel qu’ils partagent, et qu’ils soient enfin en mesure de comprendre les différences de sensibilités et de points de vue qui peuvent exister à l’égard de nos voisins (Turquie, Russie, pays du Maghreb…) ou d’événements récents.
Pluralité des mémoires et des langues
Les détracteurs de l’Union européenne dans son fonctionnement actuel ne manqueront pas de souligner le manque de cohésion, de mémoire partagée, de langue commune qui rendrait impossible l’élaboration d’un enseignement d’une histoire européenne.
Certains argueront qu’une période aussi importante que le xxe siècle ne fait pas et ne pourra faire l’objet d’une mémoire commune, les différentes populations n’ayant pas vécu les mêmes événements. La Première Guerre mondiale est en effet en France, en Allemagne ou au Royaume-Uni une période noire inscrite dans les mémoires, tandis que dans les pays d’Europe de l’Est – y compris ceux dont les populations ont participé à la guerre – elle garde une place moindre, la période étant pour un certain nombre d’entre eux (notamment Pologne, Hongrie, Tchéquie, Lettonie, Estonie) le point de départ, nouveau ou retrouvé, de l’indépendance. Toutefois, c’est également le cas des événements supposés nationaux des siècles qui précèdent. L’argument de l’absence de mémoire collective européenne fait ainsi abstraction du fait que les différences de vécu n’ont pas empêché la création, à une époque récente, de communautés nationales.
Concernant la langue, comme le souligne dans l’ouvrage collectif Europa. Notre histoire9 le linguiste allemand Jürgen Trabant, l’Europe est tiraillée entre un rêve d’uniformité linguistique profondément enraciné et le multilinguisme qui la caractérise depuis des siècles. L’usage des différentes langues a reculé au niveau européen, principalement par pragmatisme, la France – État pourtant monolingue par excellence – en restant le plus fervent défenseur. Or le recul du multilinguisme fait peser deux risques sur l’Europe, car une langue n’est pas uniquement un outil de communication, mais le véhicule d’idées et d’une certaine vision du monde. Le premier risque est qu’en l’absence d’apprentissage par les Européens de plusieurs langues, l’incompréhension entre les citoyens des différents États soit conséquente. L’apprentissage d’autres langues permet en effet d’accéder plus aisément aux citoyens d’autres États membres, à leur littérature, à leurs idées et d’élargir son horizon. Le second risque, plus important encore, est que l’usage d’une langue unique par l’absence de traduction systématique – traductions qui représentent un prix relativement modeste pour assurer le lien démocratique – et l’abandon par les dirigeants européens des langues nationales conduisent à creuser encore davantage le fossé entre, d’une part, les citoyens européens, et, d’autre part, une élite européenne très intégrée.
Or le monolinguisme, qui s’inscrit actuellement dans une recherche mortifère d’efficacité, n’est ni le modèle historique des grands États et empires européens passés, ni une nécessité : si le latin était la langue de l’administration au sein de l’Empire romain, de nombreuses langues étaient utilisées dans les différentes provinces, y compris par les élites locales issues des peuples barbares qui pouvaient occuper des postes importants ; la production littéraire au Moyen Âge se faisait ainsi en langues variées et a ensuite été traduite et intégrée dans les littératures nationales (par exemple, la Chanson de Roland rédigée en langue anglo-normande, poèmes en langue d’oc, etc.) ; au xixe siècle, les grands États européens regroupaient différentes communautés linguistiques et n’avaient en conséquence pas d’unité de langue. L’union dans la diversité, devise de l’Union européenne, passe aussi par le multilinguisme des citoyens et de leurs représentants, condition indispensable à un fonctionnement démocratique.
La transmission
Des initiatives existent pour développer un nouveau modèle d’enseignement de l’histoire et favoriser la connaissance de la culture européenne.
Ainsi, les dirigeants nationaux européens, qui sont – via le Conseil européen (présidents et chefs de gouvernement) et le Conseil de l’Union européenne (conseil des ministres) – les véritables décideurs de la stratégie et des orientations européennes dans de nombreux domaines, semblent appeler de leurs vœux la naissance d’un enseignement européen de l’histoire. En 2018, dans leur recommandation, les ministres de l’éducation indiquaient vouloir introduire « une dimension européenne dans l’enseignement qui devrait avoir pour but d’aider les apprenants à faire l’expérience de l’identité européenne dans toute sa diversité et de renforcer un sentiment européen positif et inclusif d’appartenance venant compléter leurs identités et traditions locales, régionales et nationales10 ».
Un travail historiographique conséquent a déjà largement été effectué par les écoles européennes. Ces écoles ont été créées pour fournir un enseignement aux enfants du personnel des institutions européennes dans leur langue maternelle. Elles dispensent à leurs élèves un enseignement commun de sciences humaines pour les petites classes puis d’histoire pour les classes plus avancées, avec pour ambition de « contribuer fortement à la formation de futurs citoyens européens, conscients de leur héritage, doués d’esprit critique, aptes à s’épanouir dans le monde du début du xxie siècle ». Le réseau des écoles européennes s’est appuyé, pour établir ses programmes scolaires, sur des experts et des enseignants des différents États membres de l’Union européenne. Ces écoles, bien qu’en développement11, restent cependant très minoritaires et accueillent aujourd’hui principalement les enfants de fonctionnaires et employés des institutions européennes. Ce travail important n’a à ce jour pas été repris dans les programmes scolaires nationaux, les États membres restant maîtres de leur élaboration. Une équipe d’enseignants et de chercheurs français et allemands a également travaillé au début des années 2000 à un manuel franco-allemand, manuel qui a cependant surtout servi à un public franco-allemand (classes européennes, Abibac) et dont la dernière édition date de 2014.
L’étape la plus conséquente reste donc à franchir : l’affirmation au niveau politique de la nécessité de dispenser un enseignement commun de l’histoire et la conduite de travaux pour s’accorder sur une vision commune du passé. Le chemin emprunté par les écoles européennes pourrait ouvrir la voie et permettre de faire aboutir cette ambition plus rapidement. L’objectif serait non pas de proposer une histoire nationale à laquelle on ajouterait des comparaisons ponctuelles empruntées aux pays voisins, mais une approche véritablement européenne. L’enseignement pourrait s’appuyer pour ce faire à la fois sur des problématiques transverses (les écoles européennes étudient par exemple des thématiques telles que le Moyen Âge européen, absolutisme et révolutions en Europe, ou encore la formation de l’Europe contemporaine au xixe siècle) et sur des repères historiques issus de l’ensemble du continent (tels que le couronnement de Charlemagne empereur, le règne de Siméon de Bulgarie, la fondation de l’université de Bologne, ou pour la période récente : l’échec de la révolution polonaise en 1831, etc.). Un enseignement européen d’histoire est ainsi possible, en s’accordant sur des thématiques communes et en illustrant celles-ci par des repères régionaux ou nationaux, évitant ainsi l’écueil de faire croire à l’uniformité du passé du continent européen.
Pour être véritablement effective, la solidarité de fait souhaitée par les pères de l’Europe ne peut s’appuyer uniquement sur des intérêts économiques. La solidarité entre Européens doit prendre sa racine dans leur histoire commune, qui démarre bien avant 1951. L’école, vecteur majeur de l’appropriation de la citoyenneté et du sentiment d’appartenance à la collectivité, fournit d’ores et déjà une présentation institutionnelle de la construction européenne après la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais ne peut se limiter à cela, ni à une présentation nationalo-centrée de périodes passées structurantes pour l’Europe dans son ensemble. Alors que les nationalismes alimentent le repli sur soi et risquent de fragmenter l’Europe et de précipiter les Européens dans l’impuissance, la mise en évidence d’une histoire commune permettra aux citoyens européens d’appréhender les liens qui les unissent et leur donnera les moyens de se projeter positivement et collectivement vers l’avenir. L’Europe ne se fera pas si elle est réduite à une construction raisonnable, institutionnelle, elle se doit d’être une attache pour le cœur et l’esprit. Cela passe par un nouvel enseignement de l’histoire en Europe, enseignement que Stefan Zweig appelait de ses vœux il y a près d’un siècle dans son Appel aux Européens12 et auquel la présidence française du Conseil de l’Union européenne apportera, espérons-le, une pierre supplémentaire.
Les opinions exprimées n’engagent que l’autrice et non les institutions auxquelles elle appartient.
- 1. Déclaration Schuman, 9 mai 1950.
- 2. Voir l’entretien avec Maciej Gdula, « Reprendre le contrôle », Esprit, no 452, mars 2019.
- 3. Suzanne Citron, Le Mythe national. L’histoire de France revisitée, Ivry-sur-Seine, Les Éditions de l’Atelier, 2019.
- 4. Ibid.
- 5. Ibid.
- 6. Philippe Aghion, « Histoire de la croissance. Rôle de la démocratie et transition démocratique », Cours au collège de France, 19 novembre 2019.
- 7. Patrick Geary, Quand les nations refont l’histoire. L’invention des origines médiévales de l’Europe, trad. par Jean-Pierre Ricard, Paris, Flammarion, 2004.
- 8. Olivier Mongin, « La Catalogne et l’Espagne : drame historique et malentendu politique », Esprit, no 440, décembre 2017.
- 9. Jürgen Brabant, « Babel ou le Paradis. Les langues de l’Europe », dans Étienne François et Thomas Serrier (sous la dir. de), Europa. Notre histoire, Paris, Les Arènes, 2017, p. 887-900.
- 10. Recommandation du Conseil du 22 mai 2018 relative à la promotion de valeurs communes, à l’éducation inclusive et à la dimension européenne de l’enseignement (Journal officiel de l’Union européenne, C 195 du 7 juin 2018, p. 1-5).
- 11. Une trentaine d’écoles européennes ou accréditées par le système des écoles européennes existent dans l’Union européenne. Deux nouvelles écoles européennes ont été récemment créées en France en 2019, à Lille et à Courbevoie, à la suite du Brexit et de l’installation d’agences européennes dans les Hauts-de-France et en Île-de-France.
- 12. Stefan Zweig, Appel aux Européens [1932-1934], préface et trad. par Jacques Le Rider, Paris, Bartillat, 2014.