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Tragique beauté : Le vent se lève, de Ken Loach

L’échec de l’insurrection de Pâques 1916 à Dublin, dont tous les conjurés furent fusillés, laissait un goût amer aux Irlandais républicains. En 1920, voulant profiter de l’épuisement de l’Angleterre, les Irlandais reprirent la lutte contre l’occupant anglais. Multipliant les coups de force, ils firent preuve d’une incroyable audace. Michael Collins fut le héros de ces années. Devant l’importance des pertes anglaises, la répression fut terrible. Les mercenaires anglais avaient quartier libre. Racistes, méprisants, haineux, brutaux, ils furent d’une sauvagerie extrême, semant la terreur dans le pays. Le souvenir de leurs méfaits se raconte encore aujourd’hui. L’autre nom qui domine cette période est celui de Mac Swiney, le maire républicain de Cork, qui mourut après 73 jours de grève de la faim dans une prison britannique. Soixante ans plus tard, dans les années 1980 à Belfast, la mémoire de ce fait fut réactivée par les grévistes de la faim de Long Kesh.

Cette guerre coloniale prit fin en 1921 quand furent signés à Londres les accords selon lesquels l’Irlande devenait dominion. Les troupes anglaises quittaient le pays, mais six comtés de l’Ulster autour de Belfast formeraient l’Irlande du Nord.

Les Irlandais se divisèrent à parties presque égales entre partisans du compromis et partisans de la lutte jusqu’à la libération de toute l’Irlande. L’armée irlandaise était divisée, le Sinn Fein était divisé, tout le pays l’était. Ce fut la guerre civile jusqu’en 1923, cruelle et d’une rare violence. Michael Collins qui avait signé les accords fut assassiné. La guerre contre les Anglais et la guerre civile sont l’objet du film de Ken Loach.

Dans le film, le premier face-à-face entre Anglais et Irlandais a lieu dans une ferme. Les Anglais cherchent des armes. Ils fouillent, ils cassent, insultent, brutalisent. Un jeune paysan veut s’opposer aux fouilles, il est jeté à terre, battu à mort devant sa famille. Suit, dans une petite gare de campagne, une autre scène de grande brutalité. Quelques personnes attendent le train. Des militaires anglais aussi. Un cheminot irlandais rappelle que le train ne prend pas de soldats. Il est alors insulté, brutalisé, jeté à terre, sauvagement battu.

Damien O’Donovan est témoin de cette scène, et cela change le cours de sa vie. Jeune médecin, il s’apprête à partir pour Londres où il exercera son métier. Il ne part pas. Devant tant de haine et de mépris il renonce à la médecine. Il rejoint l’Armée irlandaise où son frère Teddy occupe déjà un poste de responsabilité.

À la brutalité haineuse des Anglais s’oppose la rage folle des Irlandais qui les éliminent sans pitié, comme lors de l’attaque par surprise d’une camionnette chargée de troupes.

Même violence abrupte à l’égard des faux frères, les « traîtres » quels qu’ils soient, amis ou parents, qui collaborent avec les Anglais. Ainsi Damien exécute-t-il d’une balle dans la nuque son ami de toujours. Car tel est l’ordre.

Après les accords de Londres, les deux frères, Damien et Teddy, font des choix différents qui les jettent dans des camps hostiles. Damien est pour la guerre, jusqu’au bout ; Teddy pour le compromis avec les « nationalistes ». Arrêté par le camp de son frère, Damien refuse de donner les noms de ceux qui cachent des armes. Condamné à mort, il pourrait échapper à l’exécution en livrant les noms des siens. Il refuse : « J’ai tué un homme, parce qu’il avait trahi, je ne peux pas trahir à mon tour. » Son frère Teddy commande le peloton d’exécution.

La dernière image du film n’est pas aussi héroïque. Elle montre le départ des Anglais. Devant un pub, des Irlandais, casquette vissée sur la tête, verre de Guinness en main, regardent partir les occupants : « Il est bon de les voir enfin de dos », dit l’un d’entre eux.

Dans le film de Ken Loach, l’histoire n’apparaît qu’en filigrane. Les héros historiques sont seulement cités. Le film met en scène des Irlandais ordinaires. Un village, quelques familles, des amis qui tous, ou presque, se connaissent. Des gens tels qu’on en voyait dans la région de Cork où le film a été réalisé.

Le scénario, fictif, se déploie dans un contexte historique. Pourtant ni l’histoire, ni la politique n’occupent le premier plan. La violence qui traverse ce film révèle d’abord un acharnement à exister, il montre, jusque dans la mort, un formidable appétit d’absolu, à la mesure du mépris qui, des siècles durant, a tenu l’Irlandais pour rien.

Cet acharnement et cet appétit font la beauté et la grandeur du film, soulignées par celles des paysages grandioses qui surgissent ici et là. Son succès est immense en Irlande. Le souffle de vie qui traverse les violences n’est pas affaire d’hier. Ce que vit le héros Damien, Bobby Sands et ses amis l’ont revécu dans la prison de Long Kesh dans les années 1980, en se laissant mourir de faim, plutôt que de s’incliner devant le Premier ministre britannique, Margaret Thatcher.

The wind that shakes the barley, « le vent qui secoue l’orge », début d’une complainte populaire, secoue aussi les hommes ; il secoue l’Irlande et son ciel ; Ken Loach a filmé ce ciel irlandais où s’agitent et se bousculent les nuages. L’une des dernières images montre Damien à genoux, ficelé à la potence où il a été fusillé, les mains levées en arrière, la tête tombée en avant, les cheveux pendants. Cette image bouleversante de victime expiatoire a valeur d’icône. Après l’insurrection de Pâques 1916, Yeats, dans son poème Easter, au refrain “a terrible beauty is born”, célébrait la beauté tragique de l’Irlande. Le film de Ken Loach illustre magnifiquement le poème en donnant à voir cette beauté.

Georges Baguet

Georges Baguet, né en 1922 à Paris et mort le 29 mars 2015, fut journaliste, voyageur, écrivain, photographe mais avant tout observateur de l’homme pris dans l’histoire et ses tourments. Il écrivait ainsi : « ll faut garder un contact physique avec les pauvres : ceux qui souffrent à cause de l’Histoire ont un juste sens de l’Histoire ». Comme en témoignent ses photographies autant que ses textes,…

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