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Crédits photo : Canva
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Un temps pour vieillir

Peut-on accepter de vieillir ? Dans cette réflexion personnelle, l’auteur entend par là choisir de bien vieillir et considérer que la vieillesse est un temps où la vie s’enrichit. Au temps de la vieillesse, l’apparence ne suffit plus, tout est dépouillé, mis à nu, car on revient à l’essentiel.

Bien vieillir, le souci de toute personne âgée, est aussi le mien. Comment vieillir bien ? Interrogé, le gérontologue répond par une autre question : « Avez-vous des projets ? » Les projets tracent un emploi du temps, dessinent un futur, obligent à regarder devant. Assurément avoir des projets, c’est tenir des armes contre le vieillissement, une défense contre les outrages du grand âge. Pourtant, il me semble qu’un autre projet qui ne mordrait pas sur le futur, mais se tiendrait tout entier dans le présent, est à ma portée : vivre ma vieillesse, ne pas la subir, encore moins la laisser se passer. La vivre. Il y a eu l’enfance, puis la jeunesse, puis la maturité, voici la vieillesse. « Il y a un temps pour tout et pour toutes choses » dit l’Ecclésiaste.

Pour Cicéron, la vieillesse est le « dernier acte de la vie ». Il nous faut bien le jouer ; pour cela, le vivre au présent. Or la vieillesse réduit le temps, le simplifie en le ramenant en quelque sorte à une seule dimension. Derrière nous le passé immobile, fixé pour toujours, ne bouge plus, même si parfois nous jouons à le reconstruire, nous ne pouvons que le visiter, comme l’on fait d’un musée où les œuvres, les bonnes et les mauvaises, occupent toujours la même place et ne peuvent être modifiées. Le passé nous a formé, nous a constitué, mais s’il est notre richesse il n’est pas la vie, il peut même nous empêcher de vivre ; quand il nous envahit, il nous piège car alors il nous tire en arrière, et comme le chant de la Lorelei nous enferme dans ses sortilèges. Ainsi, pour bien vieillir, devons-nous maîtriser ce passé derrière nous. Et devant nous ? Mais y a-t-il un devant pour le vieil homme jouant le dernier acte de sa vie, alors que le temps ne lui est plus donné en abondance, ni jeté à gogo comme le croyait l’enfant émerveillé à l’aube des grandes vacances ? « Il y a un temps pour tout et pour toutes choses », il y a un temps pour vieillir.

Bien vieillir, je crois, c’est vivre sa vieillesse dans le présent de chaque jour. « Le présent, le seul temps qui soit véritablement à nous », écrit Pascal qui ajoute : « mais l’homme est si inquiet ». Vivre le présent autant que possible, seulement lui, c’est au terme de la vie se dépouiller et faire face à notre réalité : plus de fuite possible ni en avant ni en arrière. « Ne plus pouvoir s’échapper à soi-même » écrivait Montaigne, « être avec soi, vivre avec soi-même » disait déjà Cicéron. Ainsi, diminué mais dégagé des conventions, moins soucieux du jugement des autres, l’homme âgé peut atteindre à une vraie liberté intérieure… bienfait de la vieillesse, réponse peut-être à l’inquiétude pascalienne.

Cependant vivre la vieillesse au présent relève d’une attitude active ; il y faut une conscience claire de ce que l’on est devenu, et bienveillante envers soi-même. Il y faut de l’attention, de la concentration sur ce que l’on fait, singulièrement sur les actes les plus simples de la journée. Maintenir des activités autant que l’on peut, aussi longtemps que la maladie n’agresse pas l’esprit, pour se défendre contre les dégâts de l’âge, Cicéron le recommandait ; Paul Ricœur dans les derniers temps de sa vie écrivait : « Vivant jusqu’à la mort. »

Bien vieillir, avoir conscience de son âge, c’est accepter le déclin de ses forces, l’effacement des désirs, notamment sexuels, le retrait de la vie publique, le silence sans retour de ceux qui sont partis, que nous portons en nous parce que nous les aimons toujours, accepter le vide autour de nous qui nous cerne de plus en plus étroitement. Le temps pour vieillir est celui de l’acceptation.

Accepter qu’il en soit ainsi n’est pas facile, mais ne signifie aucunement une résignation. C’est une attitude active, une participation. On trouve la paix en prenant part sans subir ; on vit bien sa vieillesse et on se grandit quand on vit en cohérence avec la loi de l’univers et qu’on obéit à celle de tous les vivants. Il y a un temps pour moissonner, un temps pour engranger, il y a un temps pour accepter, vieillir et peut-être connaître la paix.

« Cherche la paix et poursuis-la. » Je lisais cette sentence au temps de l’adolescence, j’aimais le texte qui l’accompagnait, il annonçait une promesse, mais réservée à d’autres, un bien qui ne pouvait être pour moi. La paix que je croyais désirer s’éloignait au fur et à mesure que je l’approchais ; tel le Roi des Aulnes, le cavalier lancé au galop dans la nuit, la tempête et le vent, serrant dans ses bras son enfant entre vie et mort, j’étais emporté dans une course sans fin. Écolier j’avais appris le poème de Goethe ; il me revient aujourd’hui, au temps de ma vieillesse. Je me souviens aussi d’une image vue dans un almanach qui, à la même période de ma vie, m’avait impressionné. C’était la tache de lumière circulaire que faisait sur une table, dans la nuit, une lampe de bureau. La tache de lumière tombait sur une feuille blanche ; sur elle une main écrivait, l’autre main reposait à plat sur la table. Cette image de l’écrivain dans la nuit, concentré sur son travail, devint pour moi celle de la paix intérieure. Pourquoi me revient-elle si tard dans la vie, sinon parce que la vieillesse est le temps où chaque jour peut réapparaître le cercle de lumière ?

Sur lui aujourd’hui le vieil homme apaisé se penche, il regarde, cherche, scrute avec ses yeux diminués. Il voit des espaces sans commencement ni fin, les grands espaces de l’Afrique, de l’Amérique, les open spaces dont jamais son regard n’atteignit les limites ; il voit des ponts gigantesques, puissants et aériens enjambant des fleuves larges comme des mers ; il voit des montagnes, des océans, des déserts, des ciels obscurcis, des nuages annonciateurs des tempêtes ; il voit aussi des arcs-en-ciel et des nuits étoilées : « Né pour voir, établi pour contempler1 » lit-on dans le second Faust. Surgissent aussi dans sa mémoire les villes où l’histoire s’était précipitée : des hommes de toutes races, des visages en foule et de partout ; des rencontres à l’infini. Richesse incommensurable d’une vie humaine. Et toute vie est riche, qui est unique et irremplaçable. Donner à connaître cette richesse, la partager quand cela se peut est une joie. À notre tour nous pouvons écouter les jeunes, apprendre d’eux les nouveautés du monde d’aujourd’hui qui est le leur. Le don, l’échange, pour rester vivant dans la vie et, comme à la course relais, passer le témoin.

Le temps fait son travail, les forces déclinent, le vieil homme est diminué ; il est aussi, en même temps, élagué, débroussaillé, comme l’arbre que l’on taille ; alors son regard peut s’éclaircir, aller au-delà des apparences, voir plus loin. L’homme âgé continue à avancer, lentement, de plus en plus lentement tel le montagnard sur le chemin de crête que jamais plus il ne quittera ; toujours, désormais, c’est aux frontières de l’inconnu qu’il marchera. Si chaque âge de la vie a sa beauté, celle de la vieillesse assurément vient de là, de ce cheminement en territoire extrême, de cette position limite qu’il occupe.

Alors la relation à l’autre change, elle prend un poids que jamais elle n’avait eu, se charge de gravité ; au temps de la vieillesse l’apparence ne suffit plus ; l’événement, l’histoire elle-même sont dépouillés, mis à nu, car le vieil homme a besoin de l’essentiel. Telle est bien la beauté que nous offre ce temps pour vieillir.

J’étais dans un temple hindou au Tamil Nadu ; des divinités de toutes sortes m’entouraient, des sculptures, des images sur les murs toutes illuminées et fleuries comme pour un jour de fête. Les murs et les divinités ruisselaient de lumière et de couleurs. Où étais-je ? Dans cet univers fantastique, seul, incertain, je perdais mes repères. Je vis alors un homme debout devant le dieu dansant, il avait les mains jointes, la tête inclinée. L’attitude de la prière traduisait une intériorité qui l’emportait sur l’objet de la prière. Je n’étais plus seul, ni perdu, j’étais proche de cet Indien. J’avais atteint l’essentiel de l’autre que je ne connaissais pas ; il me semble qu’au temps de la vieillesse un tel regard nous vient naturellement, comme une réponse à un besoin.

Il me semble encore qu’au grand âge la conscience de l’essentiel et celle de vivre une situation limite rapprochent les hommes par un mouvement qui enjambe le temps. Au musée du Caire une sculpture montre un homme et une femme assis l’un à côté de l’autre ; ils ont le port droit, les visages regardent bien devant eux ; il y a de la rigidité dans l’attitude du couple. Mais un geste simple, naturel à tous les couples de tous les temps rend la sculpture émouvante : l’homme a passé son bras droit autour de la taille de la femme. Qui est cet homme, qui cette femme, gens de qualité ou gens de l’ordinaire ? Peu nous importe. Plusieurs millénaires avant nous, ils se sont aimés, ils sont aujourd’hui proches de nous, ils sont des nôtres.

Plus émouvants encore, ces portraits d’hommes, de femmes, de jeunes gens, d’enfants trouvés sur des sarcophages au Fayoum en Égypte. Premiers portraits dans l’histoire de l’art disent les spécialistes, ils furent peints il y a deux mille ans ; portraits de morts, ils nous regardent de leur lointain passé, nous apostrophent et « semblent s’inviter chez nous2 ». Nous ne savons rien de ces personnes, ne pouvons rien en dire, mais nous savons l’essentiel : ils furent des humains comme nous, leur passé rejoint notre présent. Il faut croire qu’il existe un fond commun à tous les humains, le grand âge pourrait y être plus sensible ; peut-être naturellement le recherche-t-il ? Sur ce fond, où à l’image de Dieu l’homme aurait été fait, tous nous pourrions nous reconnaître.

La mort viendra, la mort fait partie de la vie. Si elle en est la fin, elle est aussi l’événement qui livrera notre dernier message. Il importe alors au vieil homme de bien mourir. Bien mourir ? Ce serait, il me semble, s’abandonner totalement, faire confiance, pleinement, accepter la condition humaine. Chacun d’entre nous partira seul, mais nous savons aussi que les générations basculeront tout entières les unes après les autres. Ma génération va disparaître. Alors la pensée des autres, de tous les autres, vivants et disparus, prend force. Au temps de la maturité l’homme a su cela, il le tenait de l’extérieur, comme quelqu’un qui n’était pas directement concerné, le vieil homme le vit dans l’urgence et la nécessité. Plus solitaire qu’avant dans son quotidien, vivant en situation limite, il a besoin de tous, ceux du présent, ceux du passé, l’humanité, toute l’humanité. Ce qu’il a vécu, les changements qu’il a connus, les nouveautés qu’il a vu naître, qui furent dépassées par d’autres, comment tout cela fut-il possible ? Le vieil homme s’interroge à la fois inquiet, submergé, admiratif pour la vie qui s’écoule.

Le fleuve, lui aussi s’écoulait, il pénétrait la ville, la transperçait de part en part. Comme toujours il l’avait fait, depuis l’origine du monde, comme il le ferait jusqu’à la fin des temps, le fleuve courait vers le large.

Le vieil homme aimait le fleuve dans sa ville. Il allait le regarder, il écoutait ses flots gronder et son ressac cogner la berge quand s’approchent les bateaux. Il imaginait les grands fleuves de partout, les inépuisables fleuves qui toujours coulaient et toujours demeuraient. D’autres avant lui avaient été fascinés par le mouvement des fleuves, des hommes, des femmes, de génération en génération. Après lui d’autres générations regarderont les fleuves qui toujours s’en vont et toujours demeurent et elles s’émerveilleront. Les générations d’hommes et de femmes qui elles aussi passent, se renouvellent et jamais ne s’arrêtent. À toutes, les fleuves annoncent la fuite du temps et l’éternel présent qui toujours nous échappe et, comme les fleuves, toujours demeure.

Les fleuves parlent un unique langage, chaque peuple l’entend dans sa propre langue. Pharaons d’hier, passeurs des felouques aujourd’hui sur le Nil ; foules indiennes qui se purifient dans le Gange ; nations d’Europe que baignent les flots réguliers du Danube ; sur l’immense Mississippi les esclaves noirs ont-ils, eux aussi, entendu le fleuve où tout au nord brillait pour eux la liberté ? Aujourd’hui, dans le présent de sa vieillesse, avec les hommes et les femmes vivant le même temps que lui, son tour étant venu, avant de disparaître avec sa génération, ici et maintenant, hic et nunc, devant le grand fleuve de la vie qui jamais ne s’arrête, le vieil homme s’émerveille et atteste.

  • 1.

     »Zum sehen geboren zum schauen bestellt.« 

  • 2.

    Jean-Christophe Bailly, l’Apostrophe muette, Paris, Hazan, 1997.

Georges Baguet

Georges Baguet, né en 1922 à Paris et mort le 29 mars 2015, fut journaliste, voyageur, écrivain, photographe mais avant tout observateur de l’homme pris dans l’histoire et ses tourments. Il écrivait ainsi : « ll faut garder un contact physique avec les pauvres : ceux qui souffrent à cause de l’Histoire ont un juste sens de l’Histoire ». Comme en témoignent ses photographies autant que ses textes,…

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