Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Le procès dans la Bible

Placées sous le signe de l’alliance, les relations tumultueuses de Yhwh et de son peuple s’expriment notamment sous la forme juridique du tribunal – accusation contre Dieu ou jugement contre les hommes. La nouvelle alliance par le Christ peut-elle mettre un terme définitif à ce procès ?

Le thème ou l’image du procès tient incontestablement une place importante dans la Bible. Rappelons pourtant qu’en tant que telle la Bible n’est pas un livre de droit ou un livre juridique, même si elle comporte des corpus tant législatifs que moraux et rituels. Et ce rappel pose une double question : comment est-il question de procès dans la Bible ? et si son emploi est limité, sur quel fond juridique s’appuie-t-il ? Autrement dit, quel était le droit des Israélites ? Mais s’agit-il là de questions pertinentes ?

Pour celle du fond juridique et du droit des Israélites, on peut évoquer les traces dans l’Ancien Testament d’un corpus dont devait disposer un peuple qui avait nécessairement ses lois, règles et rituels1. En même temps, on doit tenir compte de la nature et donc de l’intentionnalité ultime de l’ensemble biblique, Ancien et Nouveau Testament, tel que nous le recevons dans la canonicité finale qui, en quelque sorte, le consacre dans tous les sens du terme : cet ensemble, que désigne le terme de « Bible », n’entend pas dire seulement les relations d’Israël avec son Dieu de façon idéale, en fonction justement de lois et de rites, et aussi de prières, de formules de sagesse, de poèmes … elle entend également dire de façon réaliste par des récits les transgressions, autrement dit le « péché », notamment dans les « livres historiques2 », mais aussi dans les livres prophétiques selon leurs genres propres.

Ainsi, traiter du procès dans la Bible c’est naturellement s’attacher à ce qui le provoque et le nécessite : la transgression, la contestation ou la querelle, c’est-à-dire selon la conception qui la spécifie et la domine, le péché.

Ceci posé en principe, il faut s’empresser de préciser que ce thème, ou plus exactement l’image du procès, tout en relevant d’un vocabulaire juridique, appartient chez elle à l’ordre des figures du discours, dont il faudrait se garder de vouloir reconnaître toutes les implications et surtout les rigueurs terminologiques du langage juridique et judiciaire de la justice soit de l’Antiquité, soit d’aujourd’hui. Il y a dans le langage biblique comme dans tout langage à portée symbolique ultime, un usage métaphorique de termes, concepts et catégories dont n’est pas nécessairement ni même presque jamais retenue l’acception rigoureuse et totale. Avec le procès, il s’agit avant tout dans la Bible de « faire image » parmi d’autres images, d’utiliser en somme l’écho affectif que peuvent rendre des réalités précises et familières, mais sans la totalité des composantes qui les induisent et les fondent.

C’est pourquoi, compte tenu de l’intentionnalité générale de son discours, les relations existentielles entre Israël et son Dieu, notre question est bien la première que nous avons posée : comment est-il question de procès dans la Bible ? ou, si l’on préfère, comment l’image en est-elle exploitée ?

Quel procès dans la Bible ?

De façon générale, le procès implique une plainte qui exprime un désaccord entraînant une accusation et donc une défense en vue d’un jugement. Dans la mesure où il s’agit de « faire image », cette conception n’est pas seulement élémentaire ; elle doit permettre de saisir de la façon la plus immédiate possible la symbolique et donc la force percutante que son utilisateur veut lui donner. Et comme nous sommes dans le cadre d’une intentionnalité exprimant la relation entre Israël et son Dieu, la particularité de l’usage de la métaphore du procès relèvera donc ici de la symbolique religieuse.

Or, ceci ne va pas ici sans un certain paradoxe. En effet, pour faire entrer le terme de procès dans cette relation, Israël doit, pour ainsi dire, commencer par s’arracher à l’ordre religieux ou sacral habituel, voire universel : un ordre qui provoque le tremendum, l’effroi sacré et du sacré, fait d’un double sentiment de respect et de terreur, de crainte et de confiance envers l’ordre du divin qu’il s’agit d’honorer ou d’apaiser par offrandes, sacrifices, rites, etc. Le procès, en instaurant une sorte de parité ou d’égalité entre deux parties plus ou moins adverses, place cette parité entre Israël et Dieu.

Même si on ne peut ramener toute la relation biblique entre Dieu et Israël à cette dimension égalitaire procédurière, il y a là un effet particulièrement significatif de l’originalité de ce peuple qui ne s’arrache pas qu’au polythéisme, mais à son fondement mythologique. Ceci revient à poser en référence à notre réflexion sur la métaphore biblique du procès un effet ou une conséquence du monothéisme.

Car le polythéisme, en offrant la multiplicité et donc un certain choix entre les divinités, permet en cas de litige ou de déception d’abandonner un dieu ou une déesse pour s’adresser ailleurs ! D’autre part, le polythéisme, en assurant une certaine distribution de rôles, confirme la distinction entre les dieux bons qui assurent le bien des humains, et les dieux mauvais qui expliquent le mal qui leur arrive, ménageant encore toute une panoplie de dieux intermédiaires plus ou moins ambigus et commis aux différents aspects de la vie sur terre.

Dans cet univers religieux, il n’est nul besoin d’entrer en procès avec tel ou tel dieu : il suffit de s’adresser à un autre, de ne pas se tromper d’adresse ni de s’entêter avec un seul3.

À l’inverse, le monothéisme, en rendant d’autant plus dramatique la question du mal qu’il est difficile d’en rendre responsable le Dieu unique, créateur d’une création bonne, selon le premier chapitre de la Genèse, ne peut qu’un jour ou l’autre déboucher sur le soupçon et le doute, puis sur la question du pourquoi. Dès lors, et malgré la part de tremendum qui demeure dans le corpus biblique, le procès devient envisageable entre deux interlocuteurs qui excluent le recours possible à un tiers, ou l’éliminent a priori : le Dieu unique d’un côté et, de l’autre, le peuple d’Israël son élu.

Mais qui va alors intenter le procès ? Les deux parties l’une contre l’autre ! C’est ainsi que nous trouvons d’abord Dieu en procès contre son peuple, puis le peuple ou un de ses représentants en procès contre Dieu, ce qui enfin nous amènera à voir comment le procès est repris avec le Christ dans le Nouveau Testament.

Dieu en procès avec son peuple

Comment Dieu peut-il entrer en procès avec son peuple ? Par quel truchement ? S’impose d’abord ici, comme en de nombreuses occurrences dans la Bible, la figure du prophète. Car, selon toute vraisemblance, ce sont ces hommes et ces femmes qui ont contribué à faire entrer dans le monothéisme d’Israël un langage de familiarité dans la relation réciproque entre Dieu et son peuple, expliquant les images et métaphores du procès et du langage judiciaire. En tout cas, c’est chez un des premiers prophètes écrivains, à l’extrême fin du ixe siècle ou au début du viiie avant notre ère, que l’on repère l’utilisation d’une telle image et métaphore :

Fils d’Israël
Écoutez la parole de Yhwh.
Yhwh plaide contre les habitants d’ici !
(Os 4, 1)

Dans la mesure où nous avons là très vraisemblablement une des plus anciennes évocations du procès pour dire la relation de Dieu à Israël, nous avons du même coup une des plus anciennes concrétisations d’une conception particulière de cette relation, induisant déjà peut-être ce que doit être la relation de l’humanité au Dieu unique. Car Dieu est aussi le juge des comportements humains non seulement vis-à-vis de Lui-même mais vis-à-vis des humains entre eux. Ainsi avons-nous sans doute ici un des premiers témoignages de ce que dut être la conception de la Loi divine fondamentale pour les premiers prophètes écrivains, précisée par deux types de transgression : les transgressions qui concernent directement Dieu et donc sa non-reconnaissance comme Tel (« Plus de Désir pour Yhwh », Os 4, 1c), et les manifestations de violence et d’injustice à l’égard du prochain (« Jurer tromper tuer voler / et toujours adultères / Et tout se multiplie / le sang se mélange au sang », Os 4, 2).

Il semble bien qu’on puisse parler ici d’une nouveauté dans la conscience religieuse dont on ne trouverait guère d’équivalent dans les religions environnantes qui ont pourtant laissé leurs traces dans la religion d’Israël, ne serait-ce qu’en vertu du fait que celle-ci dut s’en défendre et dominer un certain nombre de déviations.

En tout cas, dans ce double commandement (ou principe) de comportement à la fois religieux et moral, il y a le fondement d’une prédication prophétique originale dont on ne s’étonnera pas de la reprise, en ouverture, chez Isaïe (« Yhwh s’est campé, il accuse / il s’est dressé, il juge les peuples / Yhwh vient rendre la justice … », Is 3, 13-15), Michée (« Écoutez donc ce que dit Yhwh : /Vas-y, ouvre le procès devant les montagnes, / que les collines entendent ta voix. /Écoutez, montagnes, le procès de Yhwh, / soyez attentifs, fondements de la terre, / Yhwh, en procès avec son peuple, plaide contre Israël ! », Is 6, 2) et jusque chez Jérémie deux siècles plus tard (« De mon héritage vous avez fait une horreur … C’est pour cela que j’entre en procès avec vous … », Jr 2, 7 et 9).

Cependant, dès cette première époque prophétique qui précède l’Exil de 587 à Babylone, et qui semble dominer Israël des menaces divines de condamnation et de châtiment en suite du procès que Dieu lui a intenté, une autre catégorie tombe sous les mêmes coups d’accusations divines, les nations étrangères.

Ces dernières ont pourtant commencé par jouer un rôle dans la logique procédurière de Dieu évoquée par les prophètes : en étant l’instrument de Sa colère, elles concrétisent le châtiment divin contre Israël par la guerre. Car la guerre, comme les fléaux naturels (tremblements de terre, sécheresses, déluges, etc.) sont les instruments de la colère divine et du châtiment qu’elle entraîne. Cependant, et très vite, ces nations deviennent à leur tour objet des accusations divines en raison même de ces violences guerrières et de l’injustice de leurs procédés. Ainsi, dès ses premières pages, le livre d’Amos rappelle les reproches divins aux nations avoisinantes, ennemies et destructrices d’Israël, auxquelles Dieu non seulement demande des comptes, mais qu’Il menace de ses châtiments4 :

Yhwh dit :
Pour trois forfaits de Damas, pour quatre ! c’est sans retour.
Parce qu’ils ont passé la herse de fer sur Galaad,
j’envoie un feu sur la maison d’Hazaël :
les palais de Ben-Hadad sont dévorés …
(Am 1, 2-3, etc.)

Sous Jérémie, les nations connaîtront un dur châtiment pour avoir abusé de leurs pouvoirs, fussent-ils suscités par Dieu :

Il rugit de tout en haut Yhwh
Et de son habitation sainte sa voix tonne …
Il a entamé son procès contre les nations, Yhwh,
Il a commencé à poursuivre toute chair …
(Jr 25, 30-31 et alii)

Ajoutons ici un élément qui ne peut que confirmer les implications du monothéisme dans le procès divin, la charge contre les faux dieux :

Apportez donc vos doléances
dit Yhwh
avancez donc vos arguments
dit le roi de Jacob
qu’ils s’avancent et nous disent
ce qui arrivera
quels furent les débuts ? eh bien, dites-le …
(Is 41, 21-22 ; 43, 8-13)

Le peuple en procès contre son Dieu

Mais ici comme en tout procès, il y a deux parties, Yhwh et Son peuple ; et l’« autre » partie peut aussi entrer en procès, soit communautairement, soit individuellement. On pense ici assez spontanément à Job osant se présenter la tête haute devant la cour divine de justice. Nous y viendrons. Mais auparavant, dans la logique de la procédure divine contre son peuple, citons une prière d’Israël, prise dans son recueil officiel, celui des Psaumes. Dans le Ps 44, nous assistons pour ainsi dire à un renversement de situation, d’autant plus que le psalmiste reprend ici ce qui a fait une part essentielle des accusations divines contre Israël, pour s’en innocenter et en demander compte à Yhwh :

Dieu …
Tu nous rejettes / tu nous outrages …
Tu nous as livré comme du bétail à la boucherie
Tu nous as éparpillés dans les nations
Tu as vendu ton peuple pour rien / même pas pour l’argent …
Tout est arrivé pour nous
alors que nous ne t’avions pas oublié
Nous n’avions pas trahi ton alliance
nous n’étions pas revenus en arrière …
(Ps 44, 9-19 passim)

Il faut ici retenir les grandes lignes de cette prière pour comprendre ce qu’implique un autre genre littéraire qui fait en quelque sorte lien avec le Nouveau Testament dans la continuation de la thématique du procès : l’apocalyptique. Pour l’instant cependant, regardons du côté d’un autre procès, celui que fait ou peut faire un individu qui n’entend pas être injustement confondu dans sa souffrance comme coupable châtié par Dieu.

Le livre de Job est daté d’un moment crucial de l’histoire d’Israël et de la constitution d’une bibliothèque destinée à devenir d’ici quelques siècles la Bible. Nous sommes autour du ve siècle avant notre ère, à un moment donc où se met en place une sorte de discours théologique dont ne peut être exclu ce qui fait difficulté dans le monothéisme et que nous avons déjà évoqué : le problème du mal.

Sans nous attarder sur l’encadrement narratif de ce livre, retenons ce qui en fait le corps, une suite de discours des amis de Job venus en principe le consoler dans son épreuve. En fait le livre traite de la souffrance du juste injustement frappé dans ses biens, sa famille et sa chair. Or, pour Job, il est clair d’abord que son mal vient de Dieu :

Ayez pitié / vous mes amis !
Pitié pour moi !
La main d’Eloah m’a frappé …
(Job 19, 21)
J’étais tranquille / il me lamine
Il tient ma nuque / il me piétine …
(Job 16, 12)
Eloah ! ne m’inculpe pas
Ou dis-moi de quoi tu m’accuses !
(Job 10, 2)

ce qui ne peut que justifier son désespoir mêlé d’espoir en quête d’un lieu où exposer ses « griefs », en un mot intenter un procès :

Ma plainte est toujours véhémente
Ma main étouffe mes soupirs
– si je savais où le trouver !
Si j’approchais de son enceinte !
J’y déploierais mes justes causes
J’emplirais de griefs ma bouche …
(Job 23, 2-4)

Ainsi peut-il aboutir, au terme de son réquisitoire, à une confiance en sa propre justice :

Qui veut bien m’écouter ?
Voici mon dernier mot / et que Shaddaï réponde
des charges de mon procureur !
Je les porterai sur l’épaule / je m’en tresserai des couronnes
je lui dénombrerai mes pas / je l’approcherai comme un roi
(Job 31, 35-37)

Certes, Dieu va se défendre et donc répondre, et ce sur plusieurs chapitres (Job 38-41), à proportion des accusations et du défi ainsi portés :

Qui es-tu pour noircir mes desseins / de tes mots d’ignorant ?
Ceins tes reins comme un homme / je vais t’interroger
Instruis-moi :
où étais-tu quand j’ai fondé la terre ?
réponds / toi qui te crois intelligent !
(Job 38, 2-4)

Pareille réponse peut aujourd’hui décevoir, sinon paraître tomber à côté du débat. En effet, Dieu se justifie au nom de la grandeur de sa création que personne d’autre que Lui n’eût été capable de faire, et au nom de sa puissance sur les forces maléfiques, tel Léviathan enchaîné par ses soins …

Au final, devant l’humilité de Job, celui-ci sera rétabli dans sa santé et sa prospérité, même si passent à pertes et profits les enfants qui au début de l’histoire ont été victimes de son malheur.

En fait, l’exégèse moderne a montré que sous-jacent à l’artifice de ce livre, il y a un véritable débat à propos du rapport de Dieu au mal et plus précisément à la souffrance humaine5. Dieu en est-il ou non responsable ? et l’homme a-t-il raison d’entrer en procès avec Lui sur ce point crucial ?

L’état actuel du texte, avec ses différentes couches rédactionnelles, laisse le problème dans son entier, même si tel ou tel élément, tel ou tel discours, tel ou tel intervenant penche dans un sens plutôt que dans l’autre. Ainsi, on peut parler ici d’une sorte de procès que sur quelques décennies trois ou quatre théologiens se sont intentés ou ont intenté à Dieu, confirmant cette dimension typiquement monothéiste du problème du mal, ou plus exactement de sa résolution.

En fait, de par son époque, le livre de Job se situe à un moment particulier de l’histoire d’Israël, marqué par un déploiement de la réflexion théologique en héritage et dans une certaine différence de la théologie impliquée par les grands prophètes pré-exiliques. Car le polythéisme dépassé, et épuisée la solution au problème du mal par la responsabilité d’Israël auquel Dieu fait procès pour son idolâtrie et son irrespect du prochain, demeure le mal précisément, dans son injustice et son excès fondamental. S’éprouve alors la nécessité d’un dépassement de la problématique prophétique traditionnelle.

Ce dépassement se fait déjà sentir dans le vieux prophétisme préexilique, ainsi que nous l’avons évoqué par quelques références prises chez Amos. Les choses apparaissent plus nettes chez Ézéchiel qui annonce une expression littéraire nouvelle qu’on peut qualifier d’apocalyptique.

Comme le mot apocalypse l’indique, il s’agit d’une révélation qu’un prophète qui se désigne comme tel reçoit directement de Dieu, généralement sous la forme d’une vision qui, le plus souvent, constitue pour lui une véritable épreuve physique et morale. Dans cette vision, le prophète est amené à voir le cosmos dans toutes ses dimensions, comme lieu d’un combat qui naturellement dépasse les seules conditions terrestres et humaines.

En réalité, l’apocalyptique tente de réduire les questions posées par les souffrances que subissent les justes, et donc Israël, victimes de forces destructrices, au risque de faire mentir la providence et les promesses divines. Sans naturellement s’y réduire, l’apocalyptique intente un procès, d’abord à Dieu à la manière du Ps 44 cité un peu plus haut, pour ensuite le faire aux véritables responsables du mal, ces forces destructrices des justes, forces dont la puissance paraît infinie.

Car les justes sont dans une révolte, impuissante certes, mais en révolte. De fait, on trouve en plusieurs endroits de cette littérature, dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament, ces moments de révolte qui sont autant de marques d’une entrée en procès avec Dieu, infidèle à ses promesses de justice et de salut. Que Dieu dise son camp ! et surtout que finisse cette épreuve ou son peuple va périr :

Jusques à quand, ô maître, ô saint et véridique
ne juges-tu pas et ne venges-tu pas
notre sang sur les habitants de la terre ?
(Ap 6, 10)

La réponse est dans le combat cosmique précisément où dans un premier temps, certes, les forces du mal l’emportent. Mais Dieu lui-même ou, dans le Nouveau Testament, l’Agneau vainqueur symbole du Christ ressuscité, est engagé dans ce combat ; et Il est plus qu’en procès avec ces puissances accusatrices et destructrices des justes, c’est-à-dire persécutrices, Il est chef de guerre qui, au terme, l’emportera, sa victoire étant en même temps celle des justes injustement accusés, condamnés et tués.

Ces forces du mal ne sont pas exclusivement cosmiques au risque de la fantasmagorie ; leur symbolique les désigne : ce sont des forces humaines, précisément les forces de la puissance politique dans ses représentants terrestres et historiques.

Sans doute ne retrouve-t-on pas dans cette phase apocalyptique du prophétisme la relative simplicité de la métaphore du procès de la phase pré-exilique. Mais l’esprit y est tout entier dans l’accusation d’un pouvoir politique maître de la justice en son empire. De procès inique en exécution sommaire, ce pouvoir mérite à son tour procès de la part des justes et finalement du seul juge véritable Dieu.

« En Jésus-Christ, Dieu conclut le procès » (Jacques Guillet)

L’apocalyptique nous a déjà assuré la transition vers le Nouveau Testament. Mais ici, le procès ne sera pas que métaphorique dans la mesure où les Évangiles, mais aussi les Actes des Apôtres présentent de véritables procès contre le Christ puis contre ses disciples. Cependant la métaphore ne perdra pas ses droits dans la continuité du discours prophétique et de l’imagerie apocalyptique.

Cependant, et c’est peut-être par là qu’il faut commencer pour respecter une spécificité fondatrice du Nouveau Testament, l’Évangile, tel que Paul en particulier en donnera l’intelligence, se place sous le signe d’une certaine critique et donc relativisation de la Loi. En ce sens, on retiendra ici un texte décisif de saint Paul dans l’épître aux Philippiens qui est aussi une interprétation du mystère du Christ en prolongement du procès prophétique :

Oui, j’ai tout perdu devant la supériorité qu’il y a à connaître le Christ Jésus, Seigneur. Pour lui j’ai tout perdu. À mes yeux ce fut des ordures, pour gagner Christ. Être reconnu à travers lui, non plus sur ma propre justice, issue de la Loi, mais sur la confiance au Christ, la justice issue de Dieu, confortée par cette confiance. Pour le connaître, lui et la puissance de son relèvement, connaître le partage de ses souffrances, se conformer à sa mort. Pour atteindre, si je le peux, le relèvement, celui des morts

(Ph 3, 8-11).

Pour Paul, en effet, Dieu et l’homme sont en relation de justice, l’homme étant désormais justifié en Christ par sa foi, ainsi que l’épître aux Romains le confirme (Rm 3). À la clé de cette perception relationnelle en justice, il y a évidemment l’itinéraire du Christ dans sa mort et sa Résurrection, ce qui ne peut que renforcer l’importance symbolique du procès – réel – que Jésus eut à soutenir avant sa mort.

Dans sa réalité d’abord, ce procès montre un Jésus accusé, vaincu d’avance. Mais un tel procès révèle vite ses enjeux symboliques, transcendant le réalisme narratif. En définitive, c’est l’humanité qui accuse un juste, qui lui fait procès, sans savoir ce qu’elle fait, par-delà le fait divers plus ou moins anecdotique et le réalisme narratif et historique. Quant à Jésus lui-même, si la Résurrection va révéler sa dimension divine – de Fils de Dieu6 –, le procès révèle son humanité dans ce qu’elle subit de pire, le mal que l’homme fait à l’homme, moralement et physiquement, avec à la clé l’injustice et la violence.

Tout ne sera pas résolu pour autant si l’on en croit le mouvement apocalyptique chrétien en relais de l’apocalyptique juive. Les martyrs sous l’autel céleste, ainsi que nous l’avons rappelé, manifestent leur révolte devant la violence subie (Ap 6) et l’histoire qui s’ouvre en prolongement des évangiles le montrera abondamment. Malgré cela, quelque chose a été entendu du procès selon la Bible, c’est-à-dire dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament : la plainte prophétique de Dieu, le cri israélite de l’homme, convergent vers ce mal de l’homme auquel Dieu s’identifie pour l’en sauver.

Il reste pourtant des prolongements dans les propos du Christ de la métaphore du procès, dont les uns se rattachent à l’apocalyptique, et les autres relèvent de l’invective et de la malédiction.

Pour ces dernières, évoquons ses attaques contre les scribes et les pharisiens (Mt 23) qu’il menace pour finir en évoquant des comparaisons de procédure de châtiments définitifs :

Mais votre témoignage se retourne contre vous. Vous êtes bien les fils de ceux qui ont tué les prophètes …
Le feu du Dépotoir : voilà le verdict !
(Mt 23, 31 et 33).

Cette image du feu se retrouve dans le même évangile, quelques pages plus loin. Car c’est à une sorte de gigantesque procès que Jésus convie l’humanité quand « viendra le Fils de l’homme dans sa gloire » :

Les messagers du Seigneur feront cercle autour de lui, et il prendra place sur son siège de gloire. Les peuples se rassembleront devant lui. Et, comme le berger sépare brebis et chèvres, il les départagera. Les brebis iront à sa droite, les chèvres à sa gauche

(Mt. 25, 31-32).

On connaît cette scène souvent dite du « Jugement dernier ». Il s’agit bien pour le Fils de l’homme, à travers cette métaphore de jugement, d’établir les responsabilités de chacun, et donc de les juger. Ainsi les uns recevront « l’héritage du Règne » (Mt 25, 34), tandis que les autres « se dirigeront vers le châtiment éternel » (Mt 25, 46).

Notons pour finir qu’une telle « parabole » reste dans la logique de la justice réclamée par les prophètes, mais cette fois les deux articles de la Loi prophétique sont pour ainsi dire fondus en un seul. En effet, alors que les prophètes dénonçaient par la métaphore du procès divin, d’une part les insultes faites à Yhwh, d’autre part les injustices commises contre le prochain, dans la scène du Jugement dernier, le Christ identifie celui qui juge à celui qui a soit bénéficié des bienfaits des justes, soit souffert des négligences des insouciants. Le Fils de l’homme identifié aux affamés, aux assoiffés, aux étrangers, aux pauvres, aux malades et aux prisonniers, fond pour ainsi dire en une seule et même loi l’exigence du respect divin et de l’amour fraternel.

Le procès peut dès lors se clore, même si à travers celui que vivra le Christ dans sa Passion se poursuivra ce mystère du mal livrant le juste à l’injustice et à ce qu’un procès peut toujours avoir d’inique.

  • *.

    Jésuite, professeur d’exégèse biblique à la faculté de théologie de Lyon, directeur de la revue Recherches de sciences religieuses.

  • 1.

    Dans le livre de l’Exode à partir du chapitre 20, mais surtout dans les livres du Lévitique et des Nombres, sans oublier le Deutéronome qui peut être considéré comme une sorte d’« esprit des lois » d’Israël.

  • 2.

    En particulier les livres de Samuel et des Rois.

  • 3.

    Sans doute pourra-t-on trouver ici ou là des analogues de l’image du procès entre hommes et dieux. Pensons par exemple à ce qu’on appelle parfois les « contre-confessions » qui, dans l’Antiquité tardive de l’Égypte, faisaient plaider sa cause devant son dieu à celui qui sentait sa mort prochaine, lequel dressait la liste des fautes qu’il n’avait pas commises pour se justifier.

  • 4.

    Même si la construction actuelle de la suite des oracles vise en fin de compte Israël menacé de châtiments comparables.

  • 5.

    Voir par exemple J. Vermeylen, Job, ses amis et son Dieu : la légende de Job et ses relectures postexiliques, Leiden, E. J. Brill, coll. « Studia Biblica 2 », 1986.

  • 6.

    Proclamée cependant à la fin de l’évangile de Marc qui ne rapporte pas de récits d’apparitions ou de manifestations du Christ ressuscité, au moment de la mort même de Jésus par le centurion qui assistait à la scène : « Cet homme était vraiment le fils de Dieu » (Mc 15, 39).