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Le succès des obsèques religieuses dans une « France païenne » (encadré)

Les conditions et les représentations de la mort changent en France. On ne passe plus les derniers moments de sa vie chez soi, au milieu des siens mais, dans 75 % des cas, à l’hôpital, ce qui induit une certaine « désocialisation du mourir ».

La modernité, en promouvant exclusivement le temps de la vie, a contribué à se représenter la mort comme l’échec même de la vie et non comme son aboutissement. La mort est de ce fait effroyable et honnie1.

Vivre, ce n’est plus « s’exercer à mourir », selon une formule de Platon qui a une longue postérité. D’où une « impréparation culturelle à la mort », y compris dans le corps médical. Jadis « la question de la mort relevait du monopole des religions2 ». Aujourd’hui, la science médicale a pris le relais. Les soins palliatifs se développent, mais pas autant qu’il le faudrait. La crémation concurrence de plus en plus l’inhumation : en 2005, elle concernait près de 25 % des décès. Dans ce contexte évolutif, une seule réalité semble pérenne : quand on interroge les Français sur le type d’obsèques qu’ils souhaitent, ils sont trois sur quatre à préférer les funérailles religieuses aux obsèques civiles. Et les professionnels du funéraire estiment que les premières représentent environ 80 % des cas.

Le paradoxe : la persistance des funérailles religieuses

Ce taux élevé semble paradoxal dans un pays qui connaît un « décrochage » en termes d’appartenance religieuse, succédant au déclin des pratiques ; où les croyances s’effritent, au même titre que la confiance dans les Églises ; une France championne d’Europe occidentale pour le nombre de ses athées convaincus. Depuis 1975, les taux de baptême ont chuté de 80 à 45 % environ, ceux des mariages religieux de 73 à 35 %. Rien de tel pour les obsèques et la persistance de la demande affecte toutes les confessions : le catholicisme bien sûr, auquel incombe la plus grosse part de la statistique (ses chiffres sont de cinq à six fois plus importants que ceux des autres cultes réunis) ; mais aussi le judaïsme, pour lequel la prière du Qaddish, récitée au cimetière par le fils aîné d’un défunt, « joue le rôle d’un hommage laïque pour les familles les plus éloignées des pratiques religieuses3 ». L’islam ne reste pas à l’écart : ses imams sont couramment sollicités pour les obsèques de personnes qui ne mettaient jamais les pieds à la mosquée.

Paradoxe sociologique, le succès des obsèques religieuses prend du relief au regard de l’Histoire. À la fin du xixe siècle et au début du xxe, époque où les agnostiques et les athées étaient bien moins nombreux qu’aujourd’hui, une société comme la Libre Pensée militait pour « la liberté de cercueil ». Il s’agissait en fait de soustraire à la mainmise de l’Église (catholique) ceux qui, en dépit d’une existence fort peu évangélique, pouvaient être tentés de revenir en son giron à l’article de la mort et de souscrire ainsi une assurance pour l’après-vie. Sous le second Empire et l’Ordre moral, rappelle Jacqueline Lalouette, « les enterrements civils … étaient une manière pour les républicains de se rassembler, de se connaître et de se compter4 ». Ces campagnes remportèrent un certain succès, même si, selon l’historienne, « la moyenne nationale des enterrements civils … n’a jamais dépassé 25 % environ ».

Le recours fréquent aux obsèques religieuses en ce début de xxie siècle est sans doute à mettre au compte des phénomènes identitaires dont on constate, un peu partout et dans tous les domaines, la permanence ou la résurgence. Dans un monde qui a tendance à s’uniformiser, les différences s’affirment volontiers, quelle qu’en soit la nature. La religion en fait partie. Un récent sondage Csa pour Le Monde des religions demandait aux Français qui se disent catholiques pour quelle raison principale ils se définissent ainsi. Seulement 21 % mettent en avant leur « foi » ; 14 %, des « valeurs auxquelles (ils) sont attachés ». La grande majorité – 55 % – s’affirme catholique parce que ceux qui la composent sont « nés dans une famille catholique ». À quoi il faut ajouter 9 % des sondés, attachés « à la culture et à l’histoire du pays5 ». Chiffres étonnants à une époque dont on se plaît à souligner l’« individualisme » et le « subjectivisme ». Il semble que beaucoup de Français, à l’issue de leur parcours terrestre, veuillent refermer leur biographie comme ils l’ont ouverte. Il n’est pas rare qu’on entende des réflexions du genre : « Un prêtre m’a baptisé. Je veux que ce soit un prêtre qui m’enterre. » Dans leur désir d’accomplir ce vœu, les proches, peu avertis de l’évolution de l’Église catholique, ont d’ailleurs parfois la surprise de se retrouver en face non pas du prêtre escompté, mais d’une « équipe de funérailles » constituée de laïcs.

La demande d’obsèques religieuses s’explique aussi par ce que j’appellerai « un certain besoin d’au-delà ». Si la présence du prêtre est de plus en plus souhaitée au crématorium, en dépit des réticences de l’Église catholique, c’est non seulement parce que les familles veulent être rassurées et accompagnées. Le prêtre (ou tout autre ministre) est comme le portier de l’Invisible à leurs yeux. Sa « bénédiction » – un terme générique qui souvent ne recouvre aucun contenu spécifique – apparaît nécessaire pour que s’opère le passage vers un éventuel au-delà.

Plus largement, le recours au religieux en fin de vie est l’expression d’un « besoin spirituel », ce qui ne va pas d’ailleurs sans malentendu. Le mot « spirituel », aujourd’hui bien porté, a des allures d’auberge espagnole. « On croit aisément, remarque Tanguy Châtel, que le spirituel, c’est du “religieux flou6”. » L’auteur, un sociologue des religions qui réfléchit sur son expérience d’accompagnant bénévole, essaie d’en préciser les contours, en l’appliquant à la fin de vie.

Il est très largement admis que (celle-ci) est un temps particulier où la personne, confrontée à la souffrance et à sa disparition prochaine, est poussée à reconsidérer ses croyances et ses systèmes de valeurs. On peut dire sans exagération que la fin de vie est un temps d’interpellation existentielle par nature, propre à engager une possible expérience spirituelle.

D’expérience, l’auteur constate que la « laïcité à la française » ne facilite pas la prise en compte du « besoin spirituel » dans le cadre de l’accompagnement à l’hôpital. Si un patient vient à l’exprimer, on l’adressera le plus souvent à l’aumônier, auquel on reconnaît au fond une expertise spirituelle universelle, même quand la personne ne fait pas, ou ne fait plus, partie de ses brebis.

Mais l’explication la plus décisive à la demande massive d’obsèques religieuses tient sans doute à l’incoercible besoin de rituel chez les humains. « Dès qu’un peuple se réunit, observait déjà Rousseau, il y a des cérémonies7. » Et j’ai entendu Andrea Riccardi, le fondateur de la communauté catholique italienne de Sant’Egidio, définir l’homme comme « un animal cérémoniel ». « Seuls les hommes modernes, les homo sapiens, et peut-être les néandertaliens, se sont occupés de la mort8 », en prodiguant des sépultures à leurs semblables. En cela, nous nous distinguons des animaux. L’absence de rituel est vécue comme attentatoire à la dignité humaine. Dans le langage courant, cela s’exprime par la volonté de ne pas « mourir comme un chien ». Si autrefois les rites avaient pour visée explicite d’assurer au défunt la meilleure des survies possibles, on les leur concède aujourd’hui de pouvoir aider les vivants à affronter leur deuil.

L’Église catholique en opérateur de funérailles civiles

Bonne santé des obsèques religieuses. À ce premier paradoxe s’en ajoute un second, qui n’est pas mince : dans ce pays, l’un des plus importants opérateurs d’obsèques civiles, après les sociétés de pompes funèbres, est … un opérateur catholique. L’association L’Autre Rive a été mise en place en 1990 par le diocèse de Lyon pour

répondre à la demande de célébrations de funérailles dans les salles poly-cultes de l’agglomération. Cette demande a été, en premier lieu, une demande de célébrations catholiques pour les familles, souvent dispersées géographiquement, qui n’avaient pas de lieu de référence paroissial9.

Par la suite, L’Autre Rive a diversifié ses célébrations qui peuvent être classées selon trois types. Les unes sont spécifiquement « catholiques ». Les autres sont « religieuses », sans connotation confessionnelle particulière, pour des personnes qui n’ont pas de rattachement précis, mais expriment d’une façon peu explicite la possibilité d’une relation à Dieu et de « retrouvailles » avec les défunts. Le troisième type, appelé « cérémonies d’accompagnement » – expression préférée à celle d’« obsèques civiles », jugée dévalorisante –, vise à resituer la personne décédée dans une histoire, en essayant de saisir la trace qu’elle a laissée chez ceux qui l’ont connue et approchée. Pour l’année 2005, L’Autre Rive a assuré 1 600 cérémonies, un tiers environ étant constitué par les « cérémonies d’accompagnement ».

Incontestablement, pour parler comme Régis Debray, la mort, « avec son incoercible escorte de réflexes sacralisants », fait partie des « conjonctures qu’on peut appeler hiérogènes10 ». En la matière, elle mérite même la palme. Reste à savoir si la demande massive d’obsèques religieuses se maintiendra dans les prochaines décennies. Pour ma part, je n’en ferais pas le pari. Il se peut en effet que les traditions religieuses, dans un sursaut de rigorisme, deviennent plus réticentes à « accorder » des obsèques religieuses à des personnes qui, leur vie durant, se sont peu souciées de religion, contribuant ainsi à l’expansion des obsèques civiles. Je crois plutôt que le mouvement de sécularisation, à l’ œuvre dans notre société, déploiera ses ultimes conséquences, en « désacralisant » la mort, comme il est en train de le faire pour la naissance. On l’a vu pour le « besoin spirituel » – mais c’est largement le cas pour les rites –, les Églises exercent un rôle de subsidiarité, sans doute appelé à s’estomper. Et les personnes qui arrivent aujourd’hui au seuil de la mort ont, pour la plupart, reçu au moins un embryon de formation religieuse. Quand les jeunes générations, sans héritage en la matière et qui auront vécu dans un agnosticisme tranquille, arriveront au terme de leur existence, comment penser qu’elles iront chercher, du côté des traditions religieuses, les appuis et les « consolations » dont elles auront alors besoin ?

1.

Tanguy Châtel, Place de la « souffrance spirituelle » dans l’accompagnement des mourants en France : doctrines et pratiques actuelles, mémoire de Dea de sciences sociales des religions, École pratique des hautes études, Groupe de sociologie des religions et de la laïcité (Ephe-Cnrs), 2004.

2.

Ibid.

3.

Patricia Hidiroglou, Rites funéraires et pratiques de deuil chez les Juifs de France, xixe-xxe siècles, Paris, Les Belles Lettres, 1999.

4.

Jacqueline Lalouette, la Libre pensée en France, 1848-1940, Paris, Albin Michel, 1997.

5.

Le Monde des religions, no 21, janvier-février 2007. L’intégralité du sondage est disponible sur le site www.csa-fr.com

6.

T. Châtel, Place de la « souffrance spirituelle » …, op. cit.

7.

Cité par Régis Debray, dans les Communions humaines. Pour en finir avec « la religion », Paris, Fayard, 2005.

8.

Jean-Pierre Mohen, cité par Louis-Michel Renier, les Funérailles, les chrétiens face à la mort, Paris, Les éditions de l’Atelier, 1997.

9.

Christian Biot, la Cérémonie des obsèques adaptée aux convictions de chacun, Paris, Les éditions de l’Atelier, 2006.

10.

R.Debray, dans les Communions humaines …, op. cit.

  • *.

    Ancien directeur du Monde des religions, membre du Comité national d’éthique du funéraire et de la Société de thanatologie.