La Fin des temps selon l'islam shîite et l'apocalypse coranique
La prophétie muhammadienne est une apocalypse. Mais les shî’ites ont introduit dans ces révélations la thématique essentielle du Sauveur eschatologique. Pour les shî’ites ismaéliens, la fin de l’histoire est entendue comme instauration par le Résurrecteur de la religion spirituelle définitive. Dans le shî’isme duodécimain, le combat spirituel se mène dans la perspective du retour de l’imâm caché et de l’affrontement final avec l’Antéchrist.
Le shî’isme peut se définir comme l’ensemble des écoles de foi et de pensée de l’islam qui ont en commun de revendiquer le droit légitime de guider la communauté des fidèles en faveur de ‘Alî ibn Abî Tâlib, gendre et cousin du Prophète Muhammad1. Le « parti » de ‘Alî – tel est le sens de l’expression shî a dont nous formons le terme générique « shî’isme » – est apparu lors des divisions nées de la succession du Prophète à la tête de la communauté musulmane naissante et qui prirent un tour définitif après le meurtre de ‘Uthmân et celui de ‘Alî. Divisé en de multiples sectes, le shî’isme n’en a pas moins des convictions communes, diversement exprimées. La plus générale concerne l’existence nécessaire de l’imamat ou autorité de direction suprême. Les cinquième et sixième imâms de la lignée husaynide ont fixé par leurs enseignements les traits distinctifs de l’imamat shî’ite : l’imâm n’est pas simplement un guide temporel, un chef de guerre et un juge, mais il est la « preuve » de Dieu auprès des hommes, il est la médiation de l’autorité divine parce qu’il est un « homme divin », un « dieu humain ».
Le shî’isme ismaélien, dont l’influence et le pouvoir ont atteint leur apogée au xe siècle de notre ère, avec l’expansion du califat/imamat fatimide, siècle qualifié par Louis Massignon de « siècle ismaélien de l’islam » perdure, de nos jours, sous les traits d’une communauté influente placée sous l’autorité de son imâm, son quarante-neuvième guide suprême, l’Aga Khan. Le shî’isme duodécimain ou « imamite », majoritaire en Iran, en Irak, au Liban et dans d’autres territoires de l’islam, reconnaît pour autorité suprême le douzième imâm, l’imâm caché, Muhammad al-Mahdî al-Qâ’im, le Bien guidé, le Résurrecteur, occulté aux yeux des hommes depuis 329/940-941, qui est le Sauveur attendu à la Fin des temps. Le phénomène central du shî’isme est la personne du guide divin, l’imâm, et cette personne annonce ou typifie le « résurrecteur », le sauveur prédestiné, jouant un rôle majeur lors des événements par lesquels se réalise la résurrection de l’ensemble de l’humanité.
Le prophète et l’imâm
La prophétie muhammadienne est elle-même une apocalypse, une révélation dictée par l’entremise de l’ange de Dieu qui dévoile en détail les événements imminents de la Fin des temps. Le message d’avertissement que le Prophète a pour mission de délivrer et que le Livre saint ainsi que maint hadîth ou propos authentifié du Prophète traduisent porte essentiellement sur « le Jour du Jugement », « le Jour de la Résurrection », « le Jour du Retour », « le Jour du Rassemblement ». C’est dans la perspective eschatologique de la venue de l’Heure où commenceront les phases de ce Jour dernier que les prescriptions normatives du Prophète prennent tout leur sens. L’avertissement et l’invite à revenir à la vraie foi des prophètes antérieurs n’ont de sens qu’en fonction de la mission spéciale du Prophète de l’islam : l’annonce de la Fin des temps et du Jugement universel des créatures de Dieu, selon la balance de la justice divine.
Il n’est pas surprenant que les tenants de l’autorité de la Famille prophétique, les shî’ites, aient déplacé dans la personne et dans l’enseignement des imâms postérieurs à Muhammad une fonction prophétique qui, chez Muhammad lui-même, était concentrée dans la révélation d’un futur immédiat. Leur enseignement est destiné à confirmer, expliquer et maintenir la révélation prophétique par une inspiration spéciale de Dieu, parachevant les prophéties antérieures. La thèse la plus ésotérique de cet enseignement est la suivante : la Fin des temps est la parousie du Dieu caché, comme elle est l’extinction de l’ensemble de ses créatures, de la terre, du ciel, des vivants, des hommes, des anges. L’eschaton n’est pas seulement la fin de l’univers physique créé, mais elle est l’ultime preuve de l’existence jalouse de Dieu, lorsque l’Unique s’avère être seul à exister vraiment, tandis que « toute chose périt hormis sa face ». Le monothéisme intégral a pour preuve le terme de l’histoire du cosmos dans la consumation de toute chose qui n’est pas Dieu. Ce terme ultime, le retour de toute chose en l’Un, se confondant avec l’extinction de toute chose qui ne soit pas l’Un, est la conséquence nécessaire que la spéculation métaphysicienne du shî’isme imamite a tirée de la profession de foi en l’unicité de Dieu.
En adoptant un modèle du « retour » et du « rassemblement » de toute chose en Dieu qui lui vient du néoplatonisme hellénique, le grand métaphysicien shî’ite Mullâ Sadrâ (m. 1640) a décrit le scénario grandiose du Jour dernier : cause finale de toute chose, l’essence divine s’unifie alors avec les intellects, les âmes, les esprits, les corps. La nature fait retour en l’âme, l’âme en l’intelligence, avant que l’intelligence cosmique ne s’abîme en l’Un. Le scénario de la Fin des temps devient, dans le shî’isme imamite philosophant, une apocatastase universelle. Selon un tel schème, fondé sur la lecture ésotérique des prophéties, le rôle de l’imâm s’assimile à celui de l’intelligence universelle qui, ayant accueilli la conversion de tous les degrés inférieurs, s’unit avec son Principe divin, de sorte que l’homme parfait, l’imâm, retourne à Celui dont il est la face manifeste. Dans une telle interprétation, le conflit entre les forces du bien, les amis de Dieu, qui sont l’armée de l’intelligence cosmique, l’imâm éternel, et les armées de l’ignorance, celles des ennemis des imâms, démons ou infidèles, trouve son terme.
C’est qu’il ne faut pas omettre qu’un schème dualiste vient concurrencer le modèle hiérarchisé néoplatonicien adopté par les métaphysiciens du shî’isme. Mieux fondé dans les traditions, ce modèle dualiste est celui de la guerre perpétuelle entre une élite inspirée qui est fidèle aux imâms de chaque cycle prophétique et la masse aveugle des ignorants et des méchants. Le thème fondamental du Mahdî, du douzième imâm attendu, s’éclaire à la lumière de ce combat qui culmine dans la phase ultime de la lutte menée par l’imâm et ses renforts contre l’Antéchrist, le Dajjâl, l’imposteur. Assimilé à la Bête dont parle le Coran (27, 82), le Dajjâl répand, à la Fin des temps, l’injustice et l’oppression pendant quarante ans. Le douzième imâm, aidé de Jésus et des armées de la connaissance, fait retour pour le combattre et le vaincre. L’épisode décisif du combat contre l’Antéchrist – épisode que les sunnites conservent mais où Jésus joue le rôle principal – s’ajoute aux phases successives annoncées dans la lettre coranique, de sorte que le prophète et l’imâm sont les grands intercesseurs de la manifestation de Dieu à sa création lors de la consommation des temps.
L’imâm est le témoin eschatologique des événements qui prennent la forme de la résurrection, de la destruction du monde, de la nouvelle naissance et du jugement final. L’une des plus fameuses exégèses coraniques duodécimaines énonce que les imâms sont les mystérieuses personnes qui se tiennent sur les « redans » (a’râf) (Coran 7, 46-48) et qui voient, depuis cette position élevée, les hôtes du paradis et ceux de l’enfer. Mieux, ils sont eux-mêmes ces « redans », parce qu’ils sont les vrais savants. Le terme qui désigne les « redans » est mis en relation avec le terme qui désigne la science surnaturelle des imâms. Parce qu’ils sont les vrais savants, les imâms sont les témoins majeurs de la résurrection et du jugement. L’annonce de l’émergence de Dieu, en sa majesté absolue, et du retour de toute chose en Lui est une représentation symétrique de celle des six jours de la création. Muhammad se situe entre la fin des six jours de la création et le septième jour, celui qui annonce l’eschaton, la fin de toute chose par son retour en Dieu.
Selon les recherches historiques les plus récentes, il semble bien que l’expression bien connue par laquelle Muhammad est désigné comme « le sceau de la prophétie », expression comprise le plus souvent au sens où il serait le dernier des messagers de Dieu, possède, en réalité, une signification plus riche, qui explique pourquoi la vision eschatologique des divers courants du shî’isme a pu s’élaborer. On savait, et les auteurs musulmans eux-mêmes l’attestent, que Muhammad s’était identifié au Paraclet, au Consolateur annoncé par Jésus, et qu’il avait pris pour lui-même la prétention d’un prophète antérieur, Mani, qui se considérait comme « le sceau de la prophétie ». Or dans la perspective de Mani, que Muhammad a sans doute bien connue, le sceau n’est pas tant le dernier ou la fin de la prophétie que celui qui la confirme et l’atteste2. Après sa mort, rien n’interdisait que la prophétie continuât, du moins jusqu’au Jour dernier annoncé, et qu’elle se poursuivît, non sous les traits d’une religion législatrice, mais sous les traits d’une religion herméneutique et apocalyptique. Selon cette hypothèse, l’islam shî’ite duodécimain aurait, progressivement, fait la part des choses, il aurait accepté l’idée d’une clôture de la prophétie législatrice, instaurant une ultime religion de la Loi, tout en distinguant de cette fonction législatrice la fonction eschatologique et apocalyptique, essentielle au message prophétique et en la confiant au successeur légitime de Muhammad3.
Apocalypse et résurrection
Les révélations apocalyptiques dispersées dans le texte coranique et dans les hadîths annoncent une série d’événements cosmiques inéluctables. Tandis que résonne le son d’une trompette, dans laquelle souffle l’ange Séraphiel, l’univers physique est anéanti et toutes les créatures vivantes sont annihilées. Une seconde sonnerie de la trompette annonce la résurrection, et toutes les créatures, ramenées à la vie, hommes, démons, anges ou même les animaux sont convoquées à un rassemblement. La résurrection corporelle universelle est une « nouvelle création » et elle précède le jugement dernier, lors duquel le compte est fait des actions et des croyances de chacun, et où sont définitivement séparés les hôtes du Feu et les hôtes du Jardin4.
La résurrection, dont la Révélation coranique fait un événement imprévisible situé dans la continuité et au terme du temps de la création, prend, dans le shî’isme ismaélien, un sens nouveau. Il ne s’agit pas, au premier chef, d’un événement cosmique, la résurrection corporelle, mais d’un événement spirituel et religieux. La notion ismaélienne de la « résurrection » (qiyâma) désigne le lever ou la manifestation de la personne divinement investie de pouvoirs surnaturels qui accomplira l’achèvement de l’histoire de la révélation et, par conséquent, l’histoire des sociétés normées par la loi divine. Même s’il est vrai que les spéculations gnostiques très élaborées des milieux « extrémistes » dans lesquels s’est lentement forgée la pensée ismaélienne ont multiplié les analyses des « événements dans le ciel » qui constituent, selon l’expression choisie par Henry Corbin, une « métahistoire5 », c’est pleinement une théologie de l’histoire prophétique qui instruit la doctrine ismaélienne de la fin des temps.
Le tout premier mouvement religieux shî’ite qui professa l’attente du retour de la personne prophétique qui devait rétablir la justice et le droit fut le mouvement carmathe, un mouvement révolutionnaire qui concevait l’histoire comme une succession de six cycles prophétiques, dont le dernier était celui de Muhammad, suivi de la parousie du septième prophète, qui abolira l’ensemble des religions législatrices. Le cycle de la prophétie muhammadienne se prolonge sous l’autorité de six imâms. Du sixième de ces imâms, Ja’far al-Sâdiq (m. 765) naquit un fils aîné, Ismâ’îl, dont le propre fils, Muhammad ibn Ismâ’îl, fut reconnu comme la figure messianique par excellence, celle du septième prophète, entré en occultation, dont le retour était jugé imminent6. Ce septième prophète devait clore à jamais les cycles de la prophétie législatrice et aussi les cycles de manifestation de son sens caché, en révélant en sa propre personne la vérité divine. Maître de justice, gouvernant légitime du monde, messie accomplissant les fins dernières, Muhammad ibn Ismâ’îl incarnait l’abolition de la Loi exotérique et la révélation de la vérité éternelle du Verbe ou Impératif créateur divin dans l’instauration d’un royaume terrestre animé de la religion purement spirituelle fondée sur son seul pouvoir de décision absolue.
Annoncée à plusieurs reprises, parfois de façon dramatique, la parousie du septième prophète ne se produisit pas et les Fatimides, rompant avec la radicalité carmathe, conçurent à leur profit une théologie de l’histoire qui pouvait justifier le retardement de l’événement messianique. En réaction à un tel retardement indéfini de la révélation ultime de la divinité en l’humanité messianique, on peut rappeler l’importance de la proclamation de la divinité du calife-imâm al-Hâkim (996-1021) par certains prédicateurs fatimides, à l’origine de la scission fondatrice de la religion des Druzes, mais aussi la proclamation de la « grande résurrection » par l’imâm Hasan II en 1164 à Alamût7.
La « résurrection » ne désigne pas la surrection des corps hors des tombes précédant le rassemblement final des vivants pour le jugement, mais un événement historique messianique qui s’apparente à la représentation de l’événement christologique dans sa version gnostique ou marcionite8. Elle repose sur un socle théorique constitué de trois termes : l’apparent, l’exotérique (zâhir), le caché, l’ésotérique (bâtin) et la vérité (haqîqa). La religion vraie, la vérité divine absolue (haqîqa) est l’Impératif créateur ou Verbe, instauré mystérieusement et sans médiation par l’Un divin insondable et supérieur à toute forme d’être ou de substance. Le Verbe ou Impératif, supérieur à l’Intellect et à l’Âme universelle, se manifeste à la Fin des temps historiques en la personne humaine du Résurrecteur (qâ’im), qui abroge ainsi les deux formes historiques limitées de la révélation, sa dimension exotérique législatrice (sharî’a) et son explicitation ésotérique spirituelle (wasâya, héritage dévolu aux imâms). Ce Verbe est l’unique vérité du message divin, mais sa manifestation est retardée tout au long de l’histoire par les nécessaires cycles de révélation prophétique, les cycles d’Adam, de Noé, d’Abraham, de Moïse, de Jésus et de Muhammad. L’histoire des religions successives et des messagers successifs est faite de cycles de voilement et de cycles de dévoilement où, alternativement, l’exotérique et l’ésotérique d’une Loi religieuse déterminée sont révélés.
Voici comment l’un des plus grands philosophes de l’islam, lui-même haut dignitaire ismaélien contemporain des dernières années du pouvoir ismaélien installé par ceux que leurs adversaires ont dépeints sous les traits des « Assassins », Nasîr al-Dîn Tûsî, configure une telle histoire messianique dans un de ses traités, miraculeusement sauvé du désastre qui suivit l’invasion mongole des territoires de l’islam oriental9. Il fut lui-même un acteur et un témoin capital de la chute d’Alamût en 1256. Il explique que chaque grand prophète instaurateur d’une Loi eut un légataire spirituel (wasî) doté de la lumière de l’imamat et dépositaire de la science prophétique.
Lignées prophétiques
Chaque grande époque de l’humanité est ainsi référée à un couple de personnes divinement élues, indissociables l’une de l’autre, le prophète législateur, par qui commence un cycle d’occultation de la vérité éternelle et d’institution de la Loi nécessaire à l’ordre et au bien commun, et son légataire spirituel par qui commence, après le temps inévitable de l’occultation, un cycle de dévoilement. Cet imâm possède à la fois la science de la prophétie historique législative et la lumière de son sens caché. Il est désigné par le prophète de son temps et il a une position et un rôle supérieurs à ceux de ce prophète. Il a pour mission de mettre fin au règne exclusif de la Loi instituée en son cycle prophétique, et de mettre en œuvre, en un sens restreint à sa propre période, la « résurrection », c’est-à-dire le salut spirituel. Nasîr al-Dîn Tûsî, en bon interprète de l’imâm Hasan II, qui avait proclamé la « grande résurrection », la résurrection finale, jette ainsi les bases d’une histoire de la transmission des doctrines du salut qui, à bien des égards, ressemble, en son projet du moins, à la fondation d’une « histoire ecclésiastique » par Eusèbe de Césarée.
Elle est, en effet, caractérisée par deux intentions majeures : la continuité, depuis Adam jusqu’au sauveur eschatologique, et la signification divine et providentielle des étapes de l’histoire et des figures qui en condensent le sens. Ainsi les prophètes dont les noms sont présents dans le Coran trouvent-ils leur place, soit au titre de la prophétie législatrice, soit au titre de l’héritage spirituel, dans la continuité d’une téléologie : après Adam, premier législateur, vient Seth, son légataire, après Noé vient Sem, après Abraham vient Melchisédech, après Moïse vient Aaron, après Jésus vient Simon Pierre, après Muhammad vient ‘Alî ibn Abî Tâlib.
Dans cette périodisation, il faut noter la rupture qui a lieu lors du cycle commencé par la prophétie d’Abraham. Le cycle abrahamique donne lieu, en effet, à deux héritages. Abraham possède l’autorité temporelle, la prophétie et la religion. Après lui, la lignée inaugurée par Isaac manifeste au grand jour la succession spirituelle d’Abraham, tandis que la lignée d’Ismaël demeure cachée et la conserve dans l’élément de l’ésotérique. L’histoire apparente de la révélation appartient à la progéniture d’Isaac, tandis que son histoire cachée appartient à la progéniture d’Ismaël. Il se vérifie bien que l’inspiration de cette histoire est proche du gnosticisme et du marcionisme : la lignée d’Isaac, autrement dit la religion d’Israël, hérite des aspects exotériques de la religion, la prophétie législatrice et l’autorité temporelle, tandis que les lumières de la religion ésotérique et de l’imamat passent dans la lignée d’Ismaël, les ancêtres des musulmans. Jésus, le cinquième prophète, est le dernier de la lignée d’Isaac. Avec lui se clôt la prophétie législatrice et l’autorité temporelle telles qu’elles étaient séparées de l’ésotérique, puisque, comme nous le savons par ailleurs, Jésus est le Messie. La messianité de Jésus n’achève cependant pas l’histoire sainte, puisque la lignée d’Ismaël sort de l’ésotérique, de l’occultation en la personne du sixième prophète, Muhammad – il s’agit manifestement du Paraclet – qui réconcilie en lui l’exotérique et l’ésotérique, le pouvoir temporel, la prophétie, la nature spirituelle et la nature corporelle de la mission prophétique. Au terme du cycle muhammadien, le Résurrecteur révèle en sa propre personne la vérité absolue, libérée de l’exotérique et de l’ésotérique.
Abraham et Muhammad sont les points symétriques, l’un antérieur, l’autre postérieur, où se condensent quatre pouvoirs, autorité, prophétie, religion et imamat. Les deux premiers relèvent de l’exotérique, de la religion prophétique et de son exercice par le pouvoir temporel accordé au roi d’Israël, les deux autres, religion et imamat, expriment l’ésotérique, le sens caché et le salut spirituel. Ces derniers ont pour centre la fonction messianique de l’imâm de la résurrection. Après Abraham, les deux types de pouvoir se répartissent respectivement dans les deux lignées d’Isaac et d’Ismaël. Toute l’histoire du peuple juif jusqu’à Jésus est l’histoire de la prophétie et de l’autorité, tandis que l’histoire qui vient au grand jour avec Muhammad est placée sous le signe de « notre Seigneur Ismaël ». Le sens de l’expression « sceau des prophètes », appliquée à Muhammad, s’explique par le fait qu’avec lui commence l’ultime cycle prophétique dont son légataire, ‘Alî, inaugure l’imamat spirituel ultime conduisant à la « grande résurrection », à la manifestation finale de l’Impératif divin sous les traits de son dépositaire, Hasan II.
La religion de la « résurrection » s’origine en Abraham, comme une religion cachée sous la lignée d’Isaac, et elle est l’autre branche de la religion abrahamique, occultée par la religion légitime d’Israël. Les deux lignées ne sont pas séparées l’une de l’autre. En effet, Ismaël est dit l’imâm, le légataire d’Isaac. Et, sous son nom que porte aussi le fils de l’imâm Ja’far, Ismâ’îl, et que porte la communauté élue des « ismaéliens », s’annonce le shabbat de l’hexaemeron de la prophétie, comme le shabbat est le terme de l’hexaemeron de la création. Ainsi, nous dit Nasîr al-Dîn al-Tûsî, « Moïse avait coutume de désigner notre Seigneur par le mot shanbé, le Shabbat ». Moïse annonce ainsi le Résurrecteur, qui est le « shabbat », le septième jour de la prophétie tout entière. Que le Résurrecteur prenne sur lui la parole de Jésus, citée par les ismaéliens, où Jésus dit de lui-même qu’il est le Jour du shabbat est grandement significatif.
Dans la figure du Résurrecteur ultime se condensent les révélations qui concernent l’imamat éternel. Certaines de ces révélations instruisent le shî’isme le plus ancien et elles sont des dogmes pour les ismaéliens comme pour les duodécimains. Parmi les plus importantes il y a la conviction selon laquelle ‘Alî ibn Abî Tâlib, en son essence éternelle, est « avec le Réel divin », et que l’entité constituée par les deux lumières de l’imâm et du prophète est une seule et même lumière émanée de Dieu avant la création, de sorte que le terme final de l’histoire et de la nature ne fait qu’un avec leur origine, tout comme cette lumière vivifie le cours médian du temps. Le retour à Dieu, caractéristique de tous les événements terminaux, est condensé dans le destin christologique du Verbe divin, de l’intelligence divine (selon les duodécimains), de l’Impératif (selon les ismaéliens). Il n’est autre que le Logos primordial dont les imâms sont les transmetteurs successifs tout en étant une seule et même lumière. L’eschatologie shî’ite est une intense méditation de la relation entre le Logos et son Principe, sans qu’il y ait, comme en théologie chrétienne conciliaire, de mystère de l’unité des personnes divines, puisque la christologie shî’ite subordonne le Verbe au Principe. Sans déroger à un monothéisme islamique infrangible, le shî’isme lui conjoint une eschatologie de type christologique sans laquelle le combat essentiel de la connaissance et de l’ignorance n’aurait, pour lui, aucun sens.
- *.
Philosophe, spécialiste de philosophie islamique à l’École pratique des hautes études en sciences sociales, il est notamment l’auteur de Qu’est-ce que la philosophie islamique ?, Paris, Gallimard, 2011.
- 1.
Pour le détail de l’histoire et des croyances shî’ites, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à l’ouvrage de synthèse suivant : Mohammad Ali Amir-Moezzi et Christian Jambet, Qu’est-ce que le shî’isme ?, Paris, Fayard, 2004.
- 2.
Voir Claude Gilliot, « Le Coran avant le Coran. Quelques réflexions sur le syncrétisme religieux en Arabie centrale », dans Mehdi Azaiez et Sabrina Mervin (sous la dir. de), le Coran. Nouvelles approches, Paris, Cnrs éditions, 2013, p. 150-157. Cl. Gilliot rappelle l’importance des études pionnière de Paul Casanova, Mohammed et la fin du monde, Paris, Librairie Paul Geuthner, 1911-1924.
- 3.
La notion de « prophétie » enveloppe alors la prophétie législatrice et la mission des imâms postérieure à la clôture de celle-ci, comme on peut le lire dans les traditions recueillies par le savant imamite Al-Kulaynî dans son Livre de la Preuve.
- 4.
Sur ces événements, dont le détail est complexe, la littérature est considérable. Nous renvoyons à l’article synthétique de Paul Ballanfat, « Résurrection », dans Mohammad Ali Amir-Moezzi (sous la dir. de), Dictionnaire du Coran, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2007, p. 747-749.
- 5.
Voir Henry Corbin, Temps cyclique et gnose ismaélienne, Paris, Berg international, 1982.
- 6.
Le lecteur trouvera un exposé des principaux faits d’histoire et de doctrine dans l’excellent ouvrage de Daniel De Smet, la Philosophie ismaélienne. Un ésotérisme chiite entre néoplatonisme et gnose, Paris, Cerf, 2012.
- 7.
Voir Christian Jambet, la Grande Résurrection d’Alamût. Les formes de la liberté dans le shî’isme ismaélien, Lagrasse, Verdier, 1990.
- 8.
Il existe de nombreuses similitudes entre l’Évangile de Marcion et les dogmes ismaéliens radicaux, similitudes qui s’expliquent sans doute par le fait que nombre de marcionites infusèrent leur christologie sous le manteau de l’islam dans les régions fidèles aux Alides.
- 9.
Nasîr al-Dîn Tûsî, Rawdat al-taslîm, chapitre xxvi, traduit du persan par Christian Jambet dans la Convocation d’Alamût, Lagrasse, Verdier, 1996, p. 321-353.