Je ne veux pas trop te coûter, tu sais ?
Lorsque la radiation de Pôle emploi menace, il faut savoir justifier, expliquer son parcours, ses incohérences et ses méandres, pour ne pas tout perdre.
– Monsieur Sellami entrez, asseyez-vous. Vous nous avez envoyé une lettre en appel de votre radiation du Pôle emploi. La commission départementale est réunie. On vous écoute, qu’avez-vous à dire ?
– C’est que, je suis venu à plusieurs reprises à la permanence de la mairie de La Courneuve, mais que je me suis trompé de jour. Parce que je travaille un peu quoi, pour arrondir les fins de mois. J’ai pas reçu vos lettres, ma boîte aux lettres est détruite. Vous savez, à l’immeuble Gagarine ! Les boîtes sont défoncées ! Malgré mon chien d’attaque. C’est à cause des boîtes que j’ai raté les rendez-vous. Je ne savais pas.
Tu commences mal, là, ton chien et ta boîte aux lettres, ils s’en foutent. Qu’est-ce que tu racontes ? Tu as la lettre de recours que je t’ai faite, lis-la ! Et laisse Gagarine tranquille.
– Monsieur Sellami vous avez reçu une exclusion temporaire pour insuffisance de recherche d’emploi et, semble-t-il, travail intérim non déclaré. Vous contestez ?
– Je conteste, je suis revenu trois fois à la mairie. La personne qui m’a reçu n’a pas voulu regarder mon bloc-notes qui contient les preuves de mes recherches. J’ai noté les coups de téléphone, les dates de rendez-vous, les tickets de métro et même des tampons d’entreprises comme quoi je suis venu. Sept tampons, regardez.
Tu as oublié de déclarer ton intérim ! Tu ne te rends pas compte ? Charge ton ancien patron au lieu de présenter tes tickets de métro ! Arrête, tu fais misérable là. Parle de ton boulot au moins. Les chefs de chantier que tu appelles toutes les semaines, les promesses non tenues… Des noms, des adresses, tes recherches !
– Ce ne sont pas des justificatifs de recherche d’emploi, Monsieur, c’est vous qui notez vous-même. Ce n’est pas valable. Vous avez d’autres preuves ?
– Je suis pontier-grutier, je cherche tous les jours. Mais à quarante-huit ans, c’est vieux et je coûte cher, l’ancienneté. Mon patron me l’a dit, t’es trop cher. Alors poubelle ? Pourquoi je suis radié ? Vous me coupez quatre mois ? Je vais avoir de gros problèmes. J’ai un fils de vingt-quatre ans encore en études. Il veut être inspecteur du travail.
Qu’est-ce qui te prends, je t’ai dit de ne pas parler de moi ! Mes traductions de notices de médicaments pour payer ma chambre, ça ne les regarde pas. Parle-leur de tes dettes, tes crédits Cofodis et Confinoga. Parle de tes poursuites en justice. Vas-y, dis-leur.
– Vous n’avez pas déclaré votre intérim, pourquoi ?
– Là c’est une bêtise. Je croyais que quelques heures entre deux, ça passait. C’est mon ancien patron qui compte sur moi, un peu d’argent. Quand y a un malade, il m’appelle. « Riad, viens sur la grue. C’est pour dépanner. » Il sait que je suis très sécurité, fil de vie, chaîne d’ancrage, pas de chute. J’ai oublié de déclarer, j’vais réparer. C’est une bêtise. Ne me coupez pas.
Tu as les doigts pris dans le pot de confiture. Tu as besoin de ce complément tout simplement. T’es coincé de toute façon ! Sacré père que tu es. En tout cas, merci de t’être levé toutes ces années à cinq heures du matin pour que je puisse aller à l’université. Aujourd’hui, c’est à moi de t’écrire ta lettre de recours. Je te dois bien ça, toi qui m’as élevé en prônant le travail, les études, l’argent, un peu de bonheur. Quand je regarde ton certificat d’aptitude à la conduite en sécurité, je suis fier de toi. Tu n’as jamais déconné, pas fait de vagues, sorti de l’armée à 19 ans, venu en France en 1980, commencé à trimer dans ta cabine en hauteur, j’en ai encore des frissons, ta vilaine chute sur l’éclusière, jusqu’à ce qu’on te retire ton boulot.
– Monsieur Sellami, le Pôle emploi vous a envoyé trois lettres successives auxquelles vous ne répondez pas, vous travaillez en intérim trente heures sans les déclarer, et qu’en est-il de vos recherches actives d’emploi ? L’agence propose votre radiation, ce n’est pas pour rien ?
– J’ai des problèmes dans l’immeuble Gagarine. J’ai plus mon courrier et le gardien est venu avec un menuisier les refaire la semaine dernière, et le serrurier va passer avec les nouvelles clés. C’est le bordel dans les HLM vous savez. Le courrier s’envole. Et ma voiture cassée… qu’est-ce que je fais ? Mille euros de réparation, impossible. J’ai pas eu vos lettres. Pas d’ma faute. Mais j’ai compris, je suis là.
– On sait que vous avez eu un accident grave, mais maintenant, vous êtes rétabli semble-t-il. Alors qu’en est-il de vos recherches actives d’emploi dans le secteur du bâtiment ?
– Je sais tout faire, graissage, vérification des freins, entretien des câbles. J’m’occupe du rail, de la grue-amarrage-fixation-chargespoids. Je connais par cœur l’effet multiplicateur d’une poulie : si trois segments de corde soulèvent simultanément un poids x, chaque segment soulève un tiers de x et la corde en entier n’offre qu’une traction de x/3, la force exercée par l’ouvrier qui tire sur la corde. J’suis spécialisé ! Je peux faire toutes les montées de matériaux sans aucun accident !
Là tu les impressionnes. L’amour du boulot, pas bête. Dis-leur que tu as chez toi la panoplie complète du parfait petit travailleur du bâtiment : cordages, harnais, chaussures de sécurité, ceinture de dos et tout le bataclan. Continue sur tes compétences… La vitesse admissible du vent suivant la surface de la charge, ça te connaît ! Grue H30/23 C, flèche 50, vas-y…
– Oui vous êtes doué, on n’en doute pas, mais lorsqu’on ne trouve pas de travail, on cherche dans un autre secteur, non ?
–Moi j’veux bien autre chose ! Mais quand même pas brancardier à l’hôpital Avicenne ! Et je ne vais pas faire le portier au stade de Saint-Denis ! Je veux bien plâtre, ciment, poutrelles, coffrages, préfabriqués. Ou monter haut des charges. Pas-peur-je-monte-sans-boire. C’est pas comme d’autres ! Trente-mètres-du-sol-sans-trembler. J’veux être chef d’équipe mais j’ne trouve pas.
– Nous savons que vous ne trouvez pas. Mais l’insuffisance de votre recherche active d’autres emplois est manifeste, je dis bien active ? Le Pôle emploi vous a proposé un stage de reconversion, maître-chien, qu’en est-il ?
– Je suis allé à Paris pendant deux semaines. Il a fallu que je paye le Rer de ma poche. Le stage m’a coûté 200 euros, plus 150 de chien, 150 de vétérinaire, 100 de laisse-collier-muselière. Fin de stage on me place. J’étais content. Alors l’entreprise me demande un véhicule. Pourquoi ? C’est pour transporter mon chien sur les chantiers. On ne m’l’a pas dit tout ça ! On m’l’a caché au Pôle. Ma voiture est foutue. Quand j’ai présenté la facture pour me faire rembourser, on m’a dit : non, le stage n’est pas reconnu. Pareil au fond social de la mairie. 600 dans l’os, ça fait mal !
Mais pourquoi tu racontes tes exploits à trente mètres de haut ? Je t’ai dis : fais gaffe, c’est des malins, ils vont t’embourber. Dans ta lettre, on a évité les pièges. Et tu fais le mariole en hauteur ! Tu ne vois pas qu’ils te lapident après trente ans de bons et loyaux services ? Te voilà à la case sans retour.
Dis-leur : Pôle emploi je connais. Tu y vas comme chez toi, tu tapes la bise à ta conseillère, tu déchires les téléphones sur les petites annonces. Dis-leur que tu es « maître-chien » et que tu vises un poste de vigile en Hlm. Le gardien te l’a dit : « Riad si tu veux, tu surveilles les alentours de la cité, tu fais le tour les caves. » Ça ne fait de mal à personne. Tu te balades au moins. Toi qui aimes les règlements, faire respecter la loi « anti-pitbulls » comme la sécurité antichute. Ton premier harnais accroché dans le salon au côté des muselières. Serrer la gueule du chien comme ton dos au mousqueton. C’est pour ça que tu as une bonne réputation. Il n’y a plus d’agressions depuis que tu fais discrètement tes tours dans les allées. Tu vois que ton stage canin est utile. Le contrôle des molosses, c’est ton truc. Tu ne voudrais pas être gardien d’immeuble ?
– Ah, pas de chance ! Votre boîte aux lettres est cassée, votre stage de dressage tombe à l’eau, vous ne tenez pas compte de nos avertissements écrits ! Vingt jours ouvrés sans bouger, sans un mot, c’est beaucoup ! Vous avez le droit à des allocations, mais vous avez le devoir de nous répondre.
– Mais je suis là, j’ai écrit quand même pour vous expliquer. Dans ma lettre je vous ai dit que mon prélèvement d’électricité, ma mutuelle, les frais d’huissier, tout ça va être suspendu automatiquement. Alors une fois tout déduit, il me reste 250 euros pour vivre. J’ai fait une bêtise. On m’a dit de faire un recours gracieux. Sinon je vais être poursuivi ! Et les études de mon fils, faut qu’il les arrête ?
– Oui, mais il faut vous donner les moyens de faire évoluer votre situation. Vous devez élargir vos recherches et mieux vous impliquer dans ces démarches. Il faut y mettre plus d’énergie. Nous vous avons écouté Monsieur, la commission va délibérer dix minutes. Merci d’être venu jusqu’à nous. On vous rappelle. Il y a des sièges dans le couloir.
C’est foutu. Ils ne sont pas contents. Quels chiens. Mais ne t’inquiète pas pour les filles. Tu as déjà assez payé pour Assia et Chafika, service client, badge rouge, elles sont contentes d’être au centre d’appel de chez Orange. Ça ne fait rien pour mon logement. Il est à l’eau. Pas de garant. Je vais faire un dossier Fsl solidarité sait-on ! Avec ton livret A, on pourrait voir l’écureuil, non ? Tu sais, bientôt je vais sortir de l’Institut national du travail, et dès que je suis en poste, je te fais recruter immédiatement. Conducteur de travaux, qu’est-ce que t’en penses ? Chef de ravitaillement des matériaux et des dispositifs de sécurité. Pas mal, non ? Ça va aller. C’est à moi de jouer maintenant pour nous sortir de là.
– Avant le dossier suivant, qu’est-ce qu’on décide pour monsieur Sellami ? Je le trouve hargneux, vindicatif même.
– Son histoire de boîte aux lettres, il ne faut pas pousser là, c’est trop. Là on ne s’en sort plus.
– Peut-être, mais on doit faire du social. Son cas, y-a-du-social-là-dedans. S’il ne peut plus payer ses charges, ça devient très dur.
– Pour nous, la Cgt, il ne faut pas le condamner, c’est un ouvrier valeureux. Il mérite un travail et notre soutien.
– Vous ne le trouvez pas malhonnête quand même avec l’intérim ?
– Je le trouve honnête dans sa malhonnêteté, il croit ce qu’il dit, avec sa bêtise.
– Nous, le Medef, on ne le croit pas. C’est un petit escroc comme de nombreux faux chômeurs qui minent l’assurance.
– Oui, mais il reconnaît sa bêtise quand même. C’est déjà pas mal, y’en a d’autres qui… côté humain, ne reconnaissent pas les faits.
– C’est un chameau quand même d’affirmer que c’est le meilleur des grutiers du monde ! Je crois qu’on a à peu près tous le même sentiment : maintien de la décision, n’est-ce pas ?
Ils te pensent malhonnête et te volent. Qu’ils y aillent eux-mêmes à la gamelle du chantier ! Et tes millions d’heures de travail ? Le froid dans la grue ? Tes mains, tes oreilles et juste la place pour tes pieds ? Lundi grue, mardi grue-soupe, mercredi grue-soupe-sommeil, jeudi sommeil en montant dans la grue, vendredi accident. J’ai trop les nerfs. Il te traite comme un évadé. T’es usé et ils t’écorchent.
C’est toi qui m’as donné le goût de me battre. Tu te souviens du contrôleur de ton chantier sur les docks à Aubervilliers ? Tu m’y emmenais pour voir ta grue. J’ai vu aussi le ramassage des jeunes intérimaires au noir. Le chef avec le « bon de commande » en main, les instructions de la journée, l’adresse du chantier. Et toi, tu as dit : « Ce n’est pas très légal tout ça. » L’inspectrice a déboulé les yeux ébouriffés. A frappé à toutes les portes. J’avais peur qu’elle t’arrête, les menottes, en prison. Je pensais que c’était un policier. J’avais à peine treize ans. Les mâchoires serrées.
– Je cherche le directeur de Batim Flash, j’ai vu deux camions sortir de chez vous, je peux savoir combien d’ouvriers étaient dedans ?
Le chef a répondu, non, ce sont des camionnettes venant d’ailleurs.
– Je suis contrôleur du travail, le patron n’est pas là ?
Tu lui as indiqué qu’il était plus loin, derrière les planches. Le chef te regardait fou de rage. Tu savais que les voitures venaient du Portugal, de la région de Braga. Et le mensonge du patron.
– Y’a pas de cahier pour ceux qui viennent de partir. C’est une autre société qui nous a demandé de les transporter. On assure qu’un simple service après vente.
– Vous pouvez me remettre l’état du personnel à ce jour ?
– Ça, c’est le comptable. Revenez demain.
Je n’ai pas compris lorsque tu me disais : « C’est toujours comme ça. Patron planqué. Registres disparus. Encore une hirondelle qui arrive trop tard ! » À la recherche d’hirondelles dans le ciel, inquiet je regardais le soleil irradier ta grue ! Je ne comprenais pas.
Tu m’as tout appris sur ce mirador : observer, attendre, ne pas rêver, reculer, minutes, crier, corde au cou, attention, l’accident. À la frontière brûlante. Ne pas s’approcher, décrocher la corde. C’est la mort qui est sur le chantier.
Un soir, à la maison, ce garçon sur le toit de l’église sans sécurité, le patron au pied, guidage avec une simple corde. Échafaudage qui mord sur la route, ouvriers sans casque, aucun affichage de chantier, travail au noir. Accident du travail, chef furieux. Urgent. Appel téléphonique. Délégué du personnel, échauffourées contre le patron !
Combien de conseils tu m’as donné ! Yeux ouverts. Être sûr. Le savoir jusqu’à la dernière minute.
Maintenant tu es là. Et tu me regardes comme une hirondelle. Tu m’observes mettre mes chaussures de sécurité. Tu me suis jusqu’au coffre de ma voiture : « Ton casque y est ? » Tu me vois partir à la bourre, trop tard, sur les routes à mener mes inspections en entreprise. Tu m’imagines frapper à la porte d’une usine : registre ? Chercher le témoin, un nouvel accident, un Polonais tuyauteur. Il n’était pas du métier. Il ne parle pas. Vient de Poméranie. Regarder ce qu’on ne veut pas regarder. Cherche l’article du code, lire à voix haute : « Vous connaissez l’article 222-33-2 du Code du travail ? –Ah non, il est nouveau celui-là ? » Ils se moquent de moi. Je sors mon carnet à souche, une observation qui ne sert à rien.
Je sais que tu voudrais être à ma place.
Oui, je voudrais être à ta place. J’aurais voulu faire ce que tu fais, ta formation, tes études, tes stages, t’en as dans ta ciboulette ! T’as de la chance d’être jeune, t’es un beau gars. Il faut te trouver une femme. Moi je vais laisser le Hlm. J’ai vu des bicoques à louer dans l’Aine, c’est pas cher, Laon, Chauny. J’ai regardé dans Toutalouer. J’achèterai une mobylette. Y’a plein de chantiers là-bas. Tu viendras me voir ?
Tu m’envies de partir contrôler les chantiers. À courir compter les camions, les ouvriers, les livraisons. Rapporter des faits illicites, envoyer au procureur, classement sans suite, manque de preuves. Toujours à débiter le baratin habituel : une plainte, une harcelée, entendre les collègues de travail, attendre le bon vouloir du patron pour un entretien : il est pas là. Demain, son regard en fusil plongé dans le mien. Étincelles de colère, comment ça harcèlement ? J’ai peur. Il gueule. « Je ne vous donnerai pas mes registres. » J’entends l’employée dans la salle d’attente. « Il ne cesse de me rabaisser. » Je relève la déclaration de harcèlement. Et après ? Copie d’observation. Dépôt au directeur départemental. Mon pauvre article L. 1152 !
Sacré fils. Mon petit inspecteur. Tu vas te marier maintenant que tu es diplômé. Dans ton costume cravate, tu es beau, et fonctionnaire, tu vas trouver dans les bureaux celle qui te rendra heureux. Quitte un peu les jupons de tes sœurs, laisse un peu ta mère, et pioche dans les ateliers que tu visites. Et tu vas bientôt avoir des collaboratrices, hein, dis, pas mal. Tape la bise, « Bonjour les filles », ça rapporte des rendez-vous. Et si tu te laissais pousser la moustache ? Non, je dis une bêtise, ce n’est plus la mode. Dis alors que tu veux un enfant. J’ai vu à la télé, les filles s’épilent, tu aimes ça toi ?
Je fonce au prétoire des prud’hommes pour un accident-homicide-involontaire-entreprise-Presse-papier. Néons allumés. Tous éblouis. C’est quand votre affaire ? me demande l’huissier. La famille est en bloc serré. Ambiance pesante, chacun rumine. Attente silencieuse. Conjurer l’absurde. Le Pdg est là avec son conseil.
– Combien d’affaires inscrites au rôle ?
– Douze.
– La nôtre est lourde et complexe !
– Ah oui, à lire votre rapport, ça a l’air très compliqué… Une entreprise de papeterie !
– Tant mieux, ce sera simple pour vous.
Encore un Parisien qui se la pète !
Tout y est : défaillance-machine-bobineuse-papier-fin-de-cycle-inachevé-ouvrier-en-dehors-du-poste-de-conduite. La longue chevelure de l’ouvrier est prise dans la machine. La sécurité aurait dû l’éloigner ! Je sais ce que tu penses : ça n’aurait pas dû arriver. Lis mon constat.
– Mais vous n’y étiez pas Monsieur !
– Eh non, je n’y étais pas mais j’ai relevé les déclarations du témoin.
– Ce témoignage n’est pas fiable, il raconte des histoires pour se venger.
On tourne en rond. L’obligation de sécurité de résultat, dit un conseiller ! Rien à foutre ! Et le « procès-verbal de l’inspecteur du travail qui fait foi jusqu’à preuve du contraire », plaisanterie ! Car je ne suis jamais le témoin direct ! Pas de procès-verbal sans preuve.
Je demande au patron comment il protège la zone dangereuse pour le conducteur de la machine.
– J’ai un dispositif de commande de protection, la zone dangereuse est rendue inaccessible.
Je lève la main : j’ai vérifié, les organes de commande étaient trop proches de la zone à risque. Un homme de grande taille pouvait piloter la machine à l’extérieur du poste de conduite.
– Élucubrations intellectuelles ! Tout a été calculé !
– Vous avez des photos ?
– Non elles sont chez Photoshop.
– Moi, j’ai les photos du constructeur. Tout est en ordre. C’est une faute humaine.
Tête écrabouillée et jugement en délibéré.
J’ai reçu mes résultats de l’hôpital, pas brillants. Mon dos est en compote. T1, T12, L1, L5, j’y comprends rien. Tout est soudé au chalumeau. J’ai laissé l’enveloppe sur le buffet. Tu verras quand tu rentreras. Au moins, je sais que cela ne t’arrivera pas. Mais fais attention à la route. Pas de téléphone en roulant. Tu n’as plus que quatre points sur ton permis. Déconne pas, là.
Je sors du tribunal harassé. Je pense tout le temps à ton accident, tu le sais ? Ta chute sur l’éclusière, un rein de moins, ta colonne en bouillie, six mois d’hôpital. Ton regard mort. Des heures à lutter. Pas de nouvelle de l’hosto. État critique stationnaire. Je leur mettrais bien ton dossier sous le nez ! Et ces patrons qui ne veulent pas répondre ! Et mon carnet à souche comme un contractuel de PV, avec ces mauvais points en carton mâché !
Je fais cela pour toi.
Trois années se sont écoulées depuis cet accident. Je me souviens de l’annulation de ton audience en appel. Ton dossier remonte comme une vague. Je revois ta grue, la machinerie, ta cabine, cheveux au vent, chute, appel de détresse, minute coincée, paroi de fer. Respire, respire. Mais qu’est-ce que tu faisais là en dehors de ta cabine de conduite ?
– Monsieur Sellami, entrez donc. Nous avons discuté de votre cas. Nous vous avons écouté. Nous pensons que vous avez commis une fraude délibérée. Vos absences sont insuffisamment justifiées. Et vous travaillez au noir, certes petitement, mais quand même ! En conséquence, vous êtes radié définitivement du Pôle emploi.
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Sociologue, professeur à l’université de Saint-Denis Paris 8, membre du Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris, auteur avec Numa Murard de Deux générations dans la débine. Enquête dans la pauvreté ouvrière, Paris, Bayard, 2011. Il anime avec Annick Madec et Numa Murard l’Atelier de sociologie narrative et son site internet www.sociologienarrative.com