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Une vie à crédit. Brève chronique de l'endettement permanent

décembre 2013

#Divers

Brève chronique de l’endettement permanent

On parle beaucoup de dépendance, d’assistanat, pour fustiger ceux qui « profiteraient » de la munificence de l’État. Cet article montre la souffrance des personnes qui vivent dans l’endettement permanent, prisonnières du temps et de l’argent, soumises à un décompte permanent dans une économie de plus en plus « désencastrée » dont disparaissent progressivement le collectif et la solidarité informelle.

Après la décennie de l’argent fou, de l’argent roi, un ton plus austère s’impose à nouveau et l’austérité semble en effet faire se rejoindre les deux bouts de l’économie et de la morale dans les domaines de la fiscalité, de la politique familiale ou de celle des retraites. Mais si les discours peuvent osciller d’un bord à l’autre, l’expérience sociale ne change qu’insensiblement, tant s’affirme pérenne dans notre histoire sociale la polarité entre ceux pour qui « le temps, c’est de l’argent », qui arbitrent sans cesse entre l’otium et le negotium, entre le loisir et le travail, et ceux dont on dit qu’ils ont tout le temps, parce qu’ils ne travaillent pas, mais dont le temps ne vaut rien, ceux pour qui « l’argent, c’est du temps », parce qu’il s’agit sans cesse de tenir jusqu’à la prochaine source de revenu. Pour montrer que l’histoire sociale n’est pas seulement un récit mais une structure, du moins un rapport entre l’argent et le temps, il faut revenir au terrain, aux enquêtes d’hier et d’aujourd’hui. Au fur et à mesure que cette histoire s’éloigne du xxe siècle, le désencastrement de l’économie se creuse, mais pas au même rythme et de la même façon pour ceux que la pauvreté économique maintient dans la dépendance au réseau familial et à l’État social.

Retour sur enquête

Dans l’un des tout premiers documentaires sociologiques produits par l’Ortf, sous la houlette du sociologue Paul-Henri Chombart de Lauwe, en 1958, on filme la vie quotidienne d’une famille de mineurs du Nord1. Une brève séquence montre Mme Delmot, la mère, faisant la queue à la caisse de la mine pour prendre la paie de fin de semaine de ses deux fils et de son mari. Le paiement est en liquide, 7 000 francs par semaine et par mineur. Madame Delmot revient à son domicile et debout dans sa cuisine, devant la table où l’un de ses fils est en train de faire du Meccano, elle ouvre solennellement la cérémonie de remise à chacun de son argent de poche. Elle retire d’abord de l’ensemble la moitié du total des salaires, puis équitablement, comme on distribue des cartes entre des joueurs, elle pose un à un les billets (à l’effigie de Richelieu, des « Richelieu », disait-on) devant les partenaires, en disant les prénoms à chaque tour et pour chaque billet. Ce sera 2 000 francs. Chacun.

Le reste de l’argent va dans la caisse commune que Mme Delmot emploiera au paiement de l’alimentation, de l’électricité, des vêtements indispensables, des graines pour le jardin, des bocaux à conserve et à confiture, et de tous les à-côtés qu’il faut bien prévoir aussi. Maîtresse des comptes, la mère tient la bourse d’une main ferme qui ne laisse passer aucune incertitude, encore moins de hasard. Toute la sueur de la semaine est là sur la table. Le père et les fils prendront leurs sous, qui serviront au tabac, permettront le passage au zinc, l’entretien des pigeons voyageurs, l’achat de rustines pour le vélo. Ce geste répété chaque semaine fait office de livre de comptes. Tout est étalé, mis à plat, réparti en liquide, c’est l’argent de poche pour les hommes au travail et l’argent du nécessaire pour la mère à la maison.

Dans les Chômeurs de Marienthal2, une petite ville de Basse-Autriche dont l’usine a fermé, on mesure la dégradation que produit des deux côtés la rupture des sources d’approvisionnement. Est atteint en premier ce que l’on peut considérer comme superflu : le boulanger ne fait quasiment plus de gâteaux le dimanche, il n’y a plus de clients. Les associations perdent leurs membres, à l’exception du club cycliste, parce qu’on peut y réparer gratuitement son vélo, et de l’association La Flamme, à laquelle on continue malgré tout de cotiser pour que ses futures obsèques soient prises en charge, sans doute parce que la mort ne fait pas partie du superflu. Privés d’argent de poche, les hommes passent en vitesse dans la rue, saluent à peine les collègues, ne fréquentent plus les cafés. Bientôt le nécessaire est atteint : la qualité de l’alimentation diminue, la liste des courses se raccourcit, les menus de la semaine se présentent avec des blancs, on chasse et on déterre tout ce qui se mange. Ce sera rapidement un seul repas par jour. Comme le souligne Marie Jahoda, ceux qui allaient mal avant le chômage vont encore plus mal, ceux qui allaient bien s’effondrent tout de suite ou bien au contraire résistent plus longtemps que les autres car ils avaient plus de ressources, et ce sont ceux qui étaient déjà au plus bas qui s’adaptent le mieux.

Lorsque nous sommes retournés en 2010 sur les terrains de la pauvreté économique où nous avions enquêté dans les années 19803, nous avons été frappés par les marques laissées par cette pénurie dans la mémoire. Une des filles Eloy, par exemple, se rappelle des virées en ville pour récupérer les invendus dans les poubelles du supermarché et des corvées de patates quotidiennes pour faire des frites à gogo : « Ah ! les sacs de 25 kg de patates, je te descendais sans problème un sac de 25 kg. » Là aussi, c’était chroniquement un repas par jour. Le matin, pain et chicorée, le midi rien, aucun repas organisé, tartines pour les enfants, le soir la soupe ou les frites à volonté, pour les dix à douze convives selon les relations de voisinage du moment. Et aujourd’hui ? La fille Sucré (18 ans) nous raconte précisément le jour des courses au supermarché, liste à la main, visage tendu, voix grave qui détonne sur l’apparence de jeune fille. La cérémonie des courses est expliquée en passant de rayon en rayon tout en additionnant mentalement les prix afin d’atteindre le maximum fatal de cent euros pour la quinzaine. Pas question de dépasser et attention aux bières posées discrètement dans le caddie par un frère de passage à la maison entre deux javas. Les bières relèvent de l’argent de poche.

Les pauvres, plus que les autres, comptent le nécessaire, ils comptent et recomptent jour après jour et surtout ils comptent différemment. Le caddie, c’est pour quinze jours. Plus d’argent, ce serait moins d’incertitude sur le temps, sur la manière de s’en sortir. Mais avec plus de temps, ils n’auraient pas plus d’argent. Il est des gestes et des choses que l’observateur ne sait plus voir : le cahier de comptes, les additions mentales, les listes de courses, la mesure de l’argent de poche. Il faut tenir jusqu’au mois suivant, jusqu’au versement de la pension. L’ardoise mentale ou le livre de comptes, c’est l’équipement avec lequel les gens marchent dans la rue et tissent des liens, nouent des histoires et font des affaires, en suivant les interdépendances qui les attachent les uns aux autres.

Compter aux yeux de l’administration

Ils sont nombreux, ces extraits de livres de comptes dans les correspondances adressées aux administrations. Mais celles-ci ne les voient pas car ils sont jugés fantaisistes et surtout vindicatifs. Fatigués, leurs auteurs s’adressent alors au Haut Commissaire à la solidarité pour dénoncer les niveaux des minima sociaux, soit en les comparant, soit en mettant la maladie au-devant des comptes, soit encore en dénonçant les refus de découverts des banques. Les comptes présentés ainsi sont une forme de dénonciation de la solidarité nationale, des ruptures de seuils et du mépris des gouvernements « atteints de surdité et d’ignorance volontaire ». Il est intéressant de voir comment les comptes sont présentés, soit par additions des revenus et soustractions des dépenses, soit en calculant l’intérêt à prendre ou non un contrat emploi solidarité (Ces) eu égard au revenu de solidarité active (Rsa), soit en additionnant les seuls remboursements pour un surendettement. Lorsqu’ils comptent, les auteurs partent d’un point de vue toujours différent pour asseoir une dénonciation. En ce sens, il y a une stratégie de présentation du livre de ses comptes, une autre sorte de stratégie narrative pour atteindre le lecteur représentant l’État. Une façon efficace de dire que le compte est en dessous de zéro.

Document 1

Monsieur, je n’ai que mon Bepc. J’ai 56 ans et je suis nul en maths.

Vous êtes énarque, vous gagnez comme tous les membres du gouvernement plus de 6 000 euros par mois.

Voici quelques chiffres 2007 :

Allocation de solidarité spécifique : 14, 51 euros/jour

Donc 31 jours = 449, 81 euros

30 jours = 435, 30 euros

28 jours en février = 406, 28 euros

Mais les charges mensuelles, elles sont les mêmes, débitées du compte tous les mois. Il faut les payer : elles vont de 449 à 406 euros.

Tous les gouvernements successifs se sont révélés atteints de surdité et d’ignorance volontaire face à ce genre de problème.

Ceci n’est pas normal. C’est le gouvernement qui fabrique des chômeurs.

Après le Rmi c’est la Rue !!!! J’ai connu la rue, l’humiliation, la souffrance,

le danger, la maladie, la gale qui nous rend inapprochables !!!

Le Rsa revenu de solidarité active est comme les Ces.

Si pas d’emploi, il y aura une hausse des ressources mais baisse de l’Apl l’année d’après et la Galère recommence…

Jean

Document 2

Je suis malade. Cet état m’oblige à vivre désormais dans une maison de retraite. Quant à la somme réclamée par la banque, elle n’est pas exacte. Vous pourrez le constater en prenant connaissance des feuillets joints. Je suis d’accord pour régler ce que je dois réellement.

Plan de la Banque de France, je dois :

Départ (63 899 F) : 9 741 euros

Remboursé de 2000 à 2003 : 8 019 euros, reste 1 722 euros

Restait dû à fin 2003 : 1 722 euros

Payé en 2005 : 430 euros + 850 soit 1 280 euros

Reste à payer en 2007 : 1 722 – 1 280 soit 442 euros

En conséquence, je règle la somme de 442 euros dont le chèque ci-joint.

Je vous informe que je considère que toute nouvelle relance officielle ou non, sera considérée sur le plan juridique comme du harcèlement compte tenu de mon état de santé.

Joséphin

Document 3

Je suis Monsieur dans les dettes et je ne sais quoi faire.

Voici mes charges du Mois de Février

loyer

− 206, 91 euros

électricité échéance

− 16 euros

Assurance échéance

− 15 euros

Carte de cantine

− 27, 60

eau

− 100, 00 euros

Puis va arriver les charges pour le mois de Mars. Tous les prélèvements sur mon CCP de la poste ont été refusés, et chaque fois il s’est rajouté 8, 50 euros. J’ai dû faire des achats Alimentaires par chèques et me voilà aujourd’hui interdit d’émettre des chèques pendant 5 ans, j’avais une autorisation de découvert de 100 euros par mois, elle m’est supprimée que vais-je devenir ? Je suis maintenant obligé d’aller au Resto du cœur.

Roger

Une addition, c’est le résumé d’une vie. Compter les restes, les débris, les centimes d’euros, c’est raconter autrement que par de longs récits l’impossibilité de vivre. Béni pour les uns, qui ont une paie à la fin du mois, le mois de février est maudit pour les autres, avec seulement vingt-huit jours qui diminuent les ressources de quarante-trois euros et cinquante-trois centimes ! Dans ce corps à corps avec les chiffres, la force s’épuise à maîtriser la dette qui occupe toute la vie. D’où ces quelques mots ajoutés au passage sur les maladies, les épreuves corporelles. Cette fois, on n’a plus envie de se raconter, de demander des prestations, de l’aide, des secours, mais l’on veut frapper dans le corps du papier : l’exposé des ressources, des charges et des dettes. L’exercice comptable semble tellement dérisoire – vu la faiblesse des ressources – que l’on ne s’attarde plus sur des justifications. Il y a urgence. Il y a catastrophe.

Une fois arrivé au point le plus bas de l’échelle sociale, calculer le « reste à vivre », le « minimum vital », ce qu’on juge indispensable pour vivre, est presque dépassé. Car ce n’est pas la première fois qu’ils font l’exercice sans y parvenir. Combien de formulaires exigent ces informations : le montant du salaire, des prestations sociales, les personnes à charge, les caractéristiques du logement, les emprunts ? Chaque scripteur sait qu’il frôle différents effets de seuil qui l’intègrent ou l’excluent d’un droit. C’est pourquoi dans les comptes, nous trouvons des fourchettes approximatives : « Il me reste entre 300 et 400 euros », « Je n’ai plus que 600 à 700 euros ». Ils savent que, dans le logement par exemple, le « taux d’effort » ne doit pas excéder 33% des ressources : l’intervalle flou laisse une marge de manœuvre. « Ce que nous gagnerions d’un côté, nous le perdrions de l’autre », souligne une grand-mère qui prend en charge sa fille et sa petite-fille.

Cette question est intimement liée à celle des effets de seuil : en effet, à travers les taquets qui font barrage, les scripteurs comparent leur situation à celle des autres ayants droit. C’est l’un des ressorts de la dénonciation des voisins qui, eux, bénéficient d’aides. Faut-il se débarrasser de sa petite-fille pour être au-dessus ou bien au-dessous de tel ou tel seuil ? « Je suis scandalisée, écrit une retraitée handicapée, de percevoir 301, 91 euros par mois, disons, une aumône, même ceux qui n’ont jamais travaillé perçoivent plus que ça. » « Envoyez-moi un chèque », écrit l’un d’eux. « Jusqu’où faut aller dans la déchéance pour être entendu, défendu, protégé ? » note un autre. Les allocations familiales, les indus, la prime pour l’emploi, l’allocation adulte handicapé, ses montants, toutes les prestations sont ainsi connues, utilisées, interprétées, combattues, dénoncées.

Derrière chaque cahier de comptes se tient un modèle implicite, un savoir sur le « minimum vital » des rmistes, sur un « taux d’effort » maximum à afficher pour être éligible, une idée d’un « reste pour vivre » minimum pour mener une vie décente, un découpage même sommaire d’un budget mensuel qui ne peut souffrir d’un découvert. « Être à découvert », l’expression est forte, la vie nue n’est pas loin, et c’est cette menace qui est jetée avec feu sur le papier pour allumer la compréhension de l’administration.

Alors si ça ne répond pas, il faut reprendre le chemin des services, retourner pleurer au guichet. Exposer la vie nue, réciter la litanie des alliances conjugales et des ruptures, des enfants mis au monde et élevés, des recueillis, des hébergés, rappeler les accidents, les maladies, les licenciements. Offrir sa vie en échange d’un secours. Incarner la « monnaie vivante », selon l’expression de Klossovski, ce rapport entre une somme d’argent et une situation que l’on nomme solidarité. Solidarité nationale, allocation de solidarité, fonds national de solidarité, toutes formes de rémunération du malheur, de solvabilisation des besoins de base. Toute prestation, comme tout salaire, mérite une peine.

La mort à crédit

À la hauteur des habitants auprès desquels nous avons enquêté, massivement des pauvres urbains, l’endettement est généralisé et mineur : ne fait pas de très grosses dettes qui veut. Mais cet endettement mineur est la toile de fond des existences. Il relève de lectures multiples, dont le point final est posé par l’inventaire après décès que l’on trouve chez le notaire, du moins lorsqu’il est amené à intervenir, ce qui n’est pas toujours le cas, sauf précisément pour les dettes. L’inventaire recense par exemple quelques meubles des années 1960, lits et couchages, une mobylette et quelques vieilles machines à laver. La valeur d’une vie et des biens à retransmettre est à zéro, ou plutôt en débit puisque le trop-perçu des allocations logement, d’une pension de vieillesse, d’une allocation handicapée sera formellement réclamé aux enfants, mais en fait abandonné, sur la suggestion même des institutions prestataires qui dicteront la lettre déclarant le refus de l’héritage.

Si la question de l’héritage est réglée dans les esprits, la question de la propriété l’est aussi. Il n’y a pas moins de propriété à retransmettre ni à recevoir. L’affaire est entendue. En ce qui concerne les petites dettes dans la famille et dans l’entourage, il en va de même, elles seront abandonnées sans mot dire. Cela va de soi. Et les frais des pompes funèbres seront réglés à crédit sur une année par plusieurs membres de la famille.

Cette non-propriété est une figure collective, un bloc de culture objective dont les traces sont présentes du vivant des acteurs, et dont l’inscription est visible dans les retards de loyers, le non-paiement de plusieurs échéances chaque année, ce qui conduit les offices Hlm à organiser une cérémonie annuelle au tribunal civil, où des centaines de familles sont déférées pour « épurer la dette », en fait pour donner un nouvel échéancier (souvent une année) permettant de récupérer des petites sommes, autour de soixante-dix euros par mois. D’année en année, l’échéancier repousse les limites du temps programmé pour éponger la dette (sans intérêt), en tenant compte des aléas de la vie, de la taille de la famille et des autres petits emprunts qu’elle a réussi à contracter par ailleurs. À quoi bon mettre des intérêts à la clé lorsque chacun sait que le principal ne peut pas être réglé4 ?

Ni propriétaire, ni emprunteur de taille, ni consommateur de haut niveau, cette condition oriente le rapport économique essentiellement vers l’État social et pousse à multiplier les dettes mineures, à travailler les relations aux guichets et à s’assurer des petites ressources extra ou infra-ordinaires, légales ou illégales, au cas où, pour satisfaire une nécessité vitale, passer le cap d’une rupture de droits. Pour le dire brutalement, l’économie, c’est le guichet dont les deux personnages principaux sont les Hlm et la Caf. Quels que soient les gouvernements qui se succèdent, ces deux piliers restent debout comme système protecteur amortissant les crises qui passent au-dessus des têtes. Pour les travailleurs pauvres, il faut ajouter au tableau l’allocation chômage et le système de santé. Malgré l’altération de ces piliers, l’affaiblissement de ces transferts, ils structurent toujours l’économie des ouvriers pauvres.

Pourtant, cette économie ne fonctionne pas toute seule. Elle suppose d’autres économies, des relations de services, l’aide domestique, la prise en charge des membres de la famille qui ne peuvent pas accéder à ces prestations. La prise en charge implique que certains tuteurs (appelons-les ainsi) se portent cautions pour d’autres, empruntent ou font valoir leur moralité pour inclure provisoirement ceux qui n’ont aucun statut (dans le logement social, etc.5). La prise en charge de proche en proche est un réservoir de transfert économique invisible mais bien réel. Toutes les formes de protection sont des transactions économiques. Pour mieux comprendre ce fait, il nous faut revenir en arrière.

L’économie encastrée

Au début des années 1980, dans la cité de transit d’Elbeuf, nous observions, au milieu des familles relogées au sortir des taudis et baraquements de l’après-guerre offerts à la rénovation urbaine, la cohabitation de l’armée de réserve du travail et de son hôtel des invalides6. Ouvriers et ouvrières encore jeunes, souvent chômeurs, intermittents du travail et déjà intérimaires, ou préposés aux premiers « emplois aidés » y côtoyaient des résidents plus âgés ou handicapés et des mères de familles assez nombreuses ou très nombreuses. Les salaires représentaient environ 30 % de la totalité des ressources, les transferts sociaux 60 %, une petite économie souterraine (travail au noir, ferraille, petits commerces licites et illicites) 10 %.

C’était une économie que l’on peut dire, suivant le mot de Karl Polanyi, « encastrée7 ». Dans le social s’entend. Avec des revenus par unité de consommation qui variaient dans la cité de un à dix, les échanges de biens, de services, les dettes formelles et les ardoises mentales formaient l’essentiel du quotidien, des relations dans la famille, la parenté, l’immeuble, la cité. Y vivre, dans tous les cas, impliquait de s’ouvrir aux autres, d’ouvrir sa porte, de faire et de gérer des alliances, des inimitiés, de tenir avec soin son livre de comptes, de tous les comptes. Celui qui, doté peut-être d’un revenu plus stable, aurait préféré limiter les échanges sociaux au classique « bonjour bonsoir » qui caractérise les bonnes relations de voisinage dans les classes populaires respectables, celui-là n’avait d’autre choix que de quitter les lieux s’il le pouvait. Réciproquement, celui qui n’avait presque plus rien à perdre devait multiplier les relations et les offres de service pour compenser la faiblesse de ses revenus monétaires.

Une sociabilité obligatoire reliait ainsi les uns et les autres comme dans les modèles économiques de don et contre-don. Une force centrifuge poussait bien les habitants vers l’extérieur de la cité, vers la ville, pour y saisir des opportunités et des ressources, mais une force centripète supérieure ramenait tout à la cité, au cercle des échanges par la vertu desquels tous arriveraient jusqu’au mois suivant. En conséquence, les dettes n’avaient pas la même valeur et leur remboursement pas la même urgence suivant qu’elles étaient « intérieures » ou « extérieures ». Sur le livre de comptes, la dette au parent, à l’ami, au voisin, passait avant les autres dettes, permettait à la fois d’effacer l’ardoise et d’encaisser un crédit de temps puisque le remboursement ouvrait la possibilité de redevenir à la prochaine occasion un obligé. Certaines dépenses irrationnelles, celles que l’on qualifie de somptuaires, révélaient également leur rationalité en tant que moyen de capitaliser de futures promesses. Et d’autres dépenses, « de plaisir », faites dans les rares moments d’abondance, pouvaient également être comprises à partir de la certitude bien éprouvée que la possibilité de cette dépense ne se représenterait pas avant longtemps. En d’autres termes, l’incertitude du lendemain, qui caractérise l’insécurité sociale dans l’analyse de Robert Castel8, doit être analysée comme la certitude que le lendemain n’est pas assuré, qu’il faut se mobiliser pour aller jusqu’au jour suivant, jusqu’à la prochaine ressource. Dans le contexte de l’époque, cette pauvreté apparaissait comme le reliquat d’une misère héritée de la guerre et que la victoire de la société de consommation allait définitivement emporter avec elle.

L’économie désencastrée

Au milieu des années 1990, alors que la cité de transit avait fait son temps et était déjà démolie, nous avons observé la massification de la pauvreté au lieu de sa disparition et découvert une figure nouvelle, celle du célibataire à la rue, figure extrême du démembrement familial, inversant les théories du contrôle social, car résultant de l’abandon par l’État du projet d’encadrement, de moralisation et de rédemption de ces franges déviantes des classes populaires9. Le démembrement familial résulte de la pression qui s’exerce de l’extérieur sur la famille : le célibataire hébergé par la sœur, la mère, le frère, est petit à petit poussé dehors, et souvent s’écarte lui-même, rejoignant la rue ou l’asile de nuit, non point du tout « naufragé », sorti de nulle part, mais bel et bien démembré, sorti de son milieu.

Mais ce n’était qu’un aspect du désencastrement de l’économie de pénurie dès lors qu’au regroupement des pauvres dans les cités de transit succédait leur dispersion dans la ville, suivant la nouvelle oscillation d’un mouvement pendulaire pluriséculaire. En retournant à Elbeuf en 2010, nous retrouvions les familles, malgré l’interconnaissance qui restait, en situation de se débrouiller sans la ressource du collectif. Ces familles n’avaient jamais été stables, jamais stabilisées par les progrès de l’État social, jamais atteintes par la soi-disant prospérité des Trente Glorieuses. Mais elles avaient des supports collectifs. Dans la ville, dans les vieux taudis du logement patronal ou dans les Hlm fatiguées auxquels ils n’avaient pas eu le droit d’accéder trente ans auparavant, les trajectoires et les stratégies individuelles se diversifient, certains s’en sortent, rompent avec le passé et préfèrent l’oublier, d’autres s’enfoncent dans des carrières institutionnelles de bandits, la plupart continuent à gérer la pénurie avec des pratiques, des idées et des aspirations nouvelles.

Trois motifs apparaissent. La distinction : il s’agit de ne pas être tout en bas, de se distinguer des mendiants ou des « perdus de la vie » qui occupent les bancs du square municipal au pied des Hlm. Les significations de l’argent changent, lorsque l’économie est désencastrée. La distinction devient un rapport social abstrait et non plus simplement une relation concrète.

Les sentiments, la justice : libérée de la sociabilité obligatoire, l’expression des sentiments s’émancipe, les attachements prennent toute leur valeur pour eux-mêmes, semblent pouvoir se détacher du substrat social et matériel, économique, où ils étaient enfouis. Corrélativement, le rapport aux institutions devient plus revendicatif, plus critique, orienté par une idée de la justice pour en exiger le respect, les conditions de possibilité.

Le travail : sans alternative envisageable, le travail, ou même l’emploi, n’est plus seulement la plus respectable des ressources mais la mesure de toute chose et le souci principal. Les anciens de la cité, arrivant pour beaucoup à la retraite, libérés de l’obligation de travailler, transmettent aux plus jeunes cette obligation en jugeant les uns et les autres, y compris leurs propres enfants, sur cet unique critère.

Le coffre cassé : les enfants, l’argent

Reste la famille, la parenté, indéboulonnable vecteur d’une économie pas tout à fait désencastrée, où l’argent et les sentiments circulent encore suivant les mêmes lignes, en ignorant la règle cardinale de la société bourgeoise selon laquelle il faut impérativement et strictement distinguer le matériel et l’affectif. En septembre 2010, nous recevons un appel téléphonique de Myriam, qui a déménagé en Bretagne depuis quatre ans avec Daniel et leurs enfants, dans une maison en location qu’ils ne peuvent plus payer. Elle m’appelle pour savoir si je peux à l’occasion les aider à trouver un logement à Elbeuf. Je lui réponds que je ne peux pas faire grand-chose, et je prends des nouvelles des enfants.

« Oh, ça va, les enfants grandissent, dit-elle. Mais ça y est… avec Daniel on ne peut plus faire de petits (rires)… le coffre-fort est cassé (rires). »

Je ris jaune. « Ah ! oui, le coffre-fort ! Ah ! oui, mais c’est normal, heu, il n’y a plus de code.

– Oui, mais alors on fait comment (rire inquiet) ? »

Imaginons que Myriam tienne le même propos devant l’assistante sociale, à la permanence du député de la circonscription ou devant un journaliste. Ce serait à nouveau le scandale : « Les pauvres font des enfants pour les allocations familiales ! » C’est un coffre-fort ! Mais la métaphore du « coffre cassé » vaut dans les trois sens : le corps de la femme qui se transforme, la perte de l’amour que donnent et reçoivent « les petits », enfin les allocations pour vivre qui sont versées du fait de leur naissance et de leur présence au foyer. L’enfance, les sentiments, l’argent, ces trois ordres qui apparemment s’opposent sont inséparables.

On voit que les politiques familiales reposent sur un mal - entendu. Alors que ces allocations ont une visée nataliste, sont centrées sur les enfants, et disparaissent avec eux, les familles pauvres font de cette ressource une base essentielle de leur survie. Ce n’est pas un détournement de fonds ! Simplement ce substrat économique se substitue aux allocations chômage disparues et au Rsa qui est insuffisant. Combien de familles comme celle de Myriam sont contraintes d’abandonner leur logement car elles ne sont plus en mesure de payer le loyer ? Comment combler le fossé économique au départ des enfants devenus majeurs ?

Dire que ces trois dimensions – biologique, affective, économique – sont indissociables, c’est affirmer que les sentiments et ce qu’apportent les sentiments, l’intérêt de l’enfant et l’intérêt économique, la reproduction et la conservation, bref l’amour et les conduites utilitaires, se combinent toujours, même si on ne le sait pas toujours et surtout qu’on ne le dit jamais, sauf pour dénoncer le voisin. Myriam exprime ce lien, la perte des enfants comme une part de perte économique, si contraire à la valeur sacrée des affects prodigués « sans compter » dans l’amour filial.

Pourtant, dans les politiques familiales, les enfants sont l’objet de plusieurs primes, de l’argent est engagé envers eux, à partir de l’idée qu’ils sont « une charge » et qu’ils entraîneraient une perte de revenu si l’État ne le compensait pas. Dès lors, d’où vient cette tempête envers les pauvres qui seraient des « assistés » ? C’est qu’ils sont soupçonnés de ne pas se sacrifier pour les enfants, détournant les primes à d’autres fins, jouant au tiercé ou sur un tapis de jeu, s’adonnant à des dépenses somptuaires, dilapidant les primes dans des frais subsidiaires. Le terme d’assisté est en fait un procès moral, une mise en accusation de la dépense improductive, un procès en amoralité du livre de comptes, une destruction partielle du contrat moral. La fécondité des unes est saluée mais pas celle des femmes de ce rang social ; sont aussi désignés ces hommes faibles, aux sentiments affaiblis, qui « boivent les allocations » au lieu d’« aller travailler ».

Ce qui est aussi visé, c’est la part de l’enfant, le contrôle de sa réelle prise en charge, de son existence au sein du foyer familial. En 1960-1970 – ce n’est pas si ancien –, les familles pauvres possédaient un livret de paiement des allocations familiales mensuelles, à présenter à la caisse des allocations familiales, où était attesté que les enfants étaient là, bien vivants et présents au domicile (décret du 24 janvier 1956, art. 53). Vivants ? Montrer l’enfant vivant, mois après mois, consistait à se présenter avec les enfants à l’état civil de la commune, pour que le fonctionnaire appose son tampon : « enfant Roger non décédé », « enfant Rosine non décédé », à la marge du carnet, fournissant la preuve que la valeur était vivante, que les enfants entraient dans les comptes de la nation et dans le cahier de comptes familial.

Le pouvoir monétaire et le temps du besoin

Si l’argent, c’est du temps, c’est bien parce que le temps n’est pas de l’argent, parce que celui qui a du temps n’a pas les moyens de le convertir en argent. Le temps est alors dévalorisé, il ne vaut rien, mais ça ne signifie pas qu’il est vide ou rempli seulement d’attente, d’espoir, de rêve illusoire, comme semble le dire Bourdieu lorsqu’il parle de la « conscience rêveuse » d’un chômeur de Constantine10. Le temps qui sépare le présent sans argent du moment où arrivera une ressource est rempli par tout ce qu’il faut accomplir pour que cette ressource soit disponible : ruse et sens de l’occasion, malice et habilité. C’est une lutte permanente qui laisse peu de place à la conscience rêveuse. Nous avons assez raconté les démarches interminables et répétées qui conditionnent l’accès aux droits, aux secours, et aussi aux petites ressources d’une économie informelle entièrement alimentée par des réseaux de relations qui exigent d’être entretenus, attisés, bousculés. Car la dévalorisation du temps a un lien nécessaire avec les frontières sociales, avec le caractère segmentaire, ou sériel, de la vie sociale et de ses scènes. Il faut du temps pour passer les frontières. À l’inverse, moins le temps a de valeur pour un individu, plus il est enfermé dans un cercle social.

Georg Simmel avait vu ce rapport de l’argent et de la ségrégation sociale. Il a élevé l’argent au rang de moyen de transport capable de faire franchir à son possesseur les barrières sociales11. On a moins retenu de sa Philosophie de l’argent qu’inversement, ne pas en avoir signifiait rester à l’intérieur de la frontière de son groupe social. Or la fluidité sociale que permet l’argent est directement liée à la synchronisation des activités économiques dans le temps de la ville12.

D’où vient ce pouvoir de l’argent, que tantôt il affaiblit les barrières sociales et tantôt il les renforce ? Selon Niklas Luhmann13, l’argent et le pouvoir doivent tous deux être étudiés comme des moyens de communication. L’argent serait un moyen de communication encore plus fluide que le pouvoir en raison de sa plus grande abstraction, et cette abstraction résulte de l’application d’un code qui est le code des besoins. Cependant, l’argent ne saurait se réduire aux besoins : là où il y a le plus d’argent, c’est là où il devient le plus abstrait, en même temps que le plus synchrone, et plus il y en a, plus il s’éloigne du système des besoins. Là où il y a le moins d’argent, c’est sans doute là où il se traduit le mieux dans le système des besoins, mais alors il n’est pas abstrait du tout. Il est même tellement concret qu’on essaie à toute force de le rendre liquide, de le séparer de la gangue des relations et des sentiments dans lesquels il reste, de mille manières, encastré, comme le geste de Mme Delmot distribuant l’argent de poche, l’argent contrôlé des chômeurs de Marienthal, ou les comptes commentés des lettres adressées aux institutions.

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Si le code de l’argent n’est pas, du moins pas complètement, réductible au système des besoins, c’est que son dictionnaire est plus large que le système des besoins. Quel est ce dictionnaire ? C’est sans doute celui du désir. Le désir est plus large que le besoin et l’englobe. Évidemment, il n’a pas très bonne presse. Le besoin est plus rassurant. Un besoin se mesure, s’exprime, permet de fonder une politique sociale, en évaluant son coût, ou de jeter les bases d’une morale, en vue de limiter les appétits. Mieux, il permet de distinguer et de classer les individus et les groupes suivant qu’ils maîtrisent plus ou moins bien ces appétits. Sous le capitalisme, c’est toujours la bonne vieille morale ascétique, affublée des oripeaux du goût pour l’art, la philanthropie, la plastique des corps, féminins surtout, l’aventure sportive, etc. Autrement dit, loin que le code soit à l’origine de la communication et permette d’en rendre raison, il en est le plus sûr effet. C’est parce que l’inégalité économique enferme les uns dans le système des besoins, tandis qu’il en libère les autres, que le besoin s’impose comme le code de l’argent, le transformant en un puissant moyen de communication.

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    Jean-François Laé, sociologue, enseigne à l’université Paris-VIII-Vincennes/Saint-Denis et est membre du Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris-Cnrs Paris-VIII. Numa Murard, sociologue, est enseignant à l’université Paris-VII-Denis-Diderot et membre du Centre de sociologie des pratiques et représentations politiques.

  • 1.

    Une famille de mineurs : Bruay-en-Artois, Ortf, 1958. Parmi les autres documents de cette série (« À la découverte des Français »), produite et présentée par Étienne Lalou : la Rue du Moulin-de-la-Pointe (1957), la Butte-à-la-Reine (1957), Une famille d’instituteurs (1958).

  • 2.

    Marie Jahoda, Paul Lazarsfeld et Hans Zeisel, les Chômeurs de Marienthal [1933], trad. fr. Paris, Éditions de Minuit, 1982.

  • 3.

    Jean-François Laé et Numa Murard, Deux générations dans la débine. Enquête dans la pauvreté ouvrière, Montrouge, Bayard, 2012.

  • 4.

    Sur ce renversement de la dette, voir Emilia Schijman, « Une ethnographie de l’envers du droit. Contrats pactes et économie des statuts d’occupation dans une cité Hlm », Droit et société, 2012/3, no 82 ; et sa thèse, Vivre à crédit. Pauvreté, économie et usage du droit dans un grand ensemble à Buenos Aires, novembre 2013.

  • 5.

    La notion de prise en charge n’est entendue que dans sa dimension étatique, comme une procédure administrative qui relève de droits sociaux. Or il faut enrichir cette notion pour saisir les relations plus ou moins visibles qui unissent une fille qui prend sa mère à son domicile, ou une grand-mère qui héberge son fils de 40 ans, etc. On a pour habitude d’appeler cela de la solidarité familiale. Mais c’est en fait bien plus que cela. Une pension vieillesse pour une veuve, qui est partagée en trois, c’est un transfert économique.

  • 6.

    J.-Fr. Laé et N. Murard, l’Argent des pauvres, Paris, Le Seuil, 1985. Nos observations rejoignaient celles de Michel Pialoux à la même époque. Voir Michel Pialoux, « Jeunes sans avenir et travail intérimaire », Actes de la recherche en sciences sociales, 1979, no 26-27.

  • 7.

    Karl Polanyi, la Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, trad. fr. Paris, Gallimard, 1983.

  • 8.

    Robert Castel, les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard, Paris, 1995, rééd. Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2000.

  • 9.

    J.-Fr. Laé et N. Murard, « Célibataire à la rue », Actes de la recherche en sciences sociales, 1996, no 113, p. 31-39.

  • 10.

    Pierre Bourdieu, Travail et travailleurs en Algérie, Paris, Mouton, 1963, p. 360.

  • 11.

    Georg Simmel, Philosophie de l’argent [1900], Paris, Puf, 2007.

  • 12.

    Voir id., « Métropoles et mentalités », dans Yves Grafmeyer et Isaac Joseph, l’École de Chicago, Paris, Le Champ urbain, 1979.

  • 13.

    Niklas Luhmann, le Pouvoir, Laval, Presses de l’université de Laval, 2010.

Murard Numa

Jean-François Laé

Sociologue et professeur à l'Université de Paris VIII. Entre l’ethnographie urbaine et la discipline des corps, Jean-françois Laé étudie les situations limites : tribunaux, aide sociale, enfermement ordinaire, hommes à la rue, précarité extrême.

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