
Un dramaturge et un Iroquois à Paris
La défense du spectacle Kanata de Robert Lepage s'appuie sur le pouvoir universel de l'art, mais répète les préjugés des Lumières sur l'Indien et les violences de la colonisation. On peut lui opposer la reconnaissance du droit à l'autodétermination des peuples autochtones.
Le monde de l’art nord-américain a été ces dernières années le théâtre de plusieurs cas d’appropriation culturelle portant sur les cultures autochtones (Amérindiens, Inuits et Métis). Certains artistes ont été accusés de s’être inventés, parfois depuis des décennies, une fausse identité amérindienne (Jimmie Durham, Joseph Boyden) ; d’autres de présenter dans leurs œuvres les autochtones de manière irrespectueuse et offensante (Sam Durant, Dominic Gagnon, Stan Denniston) ; d’autres enfin de reproduire des œuvres en s’appropriant de manière fallacieuse les styles artistiques amérindiens (Sue Coleman, Amanda PL). L’affaire a pris une telle ampleur que le Conseil des arts du Canada, le principal pourvoyeur des aides publiques aux artistes, s’est senti obligé, au cours du mois de septembre 2017, d’émettre un communiqué mettant en garde contre l’appropriation culturelle, dans lequel il précisait que les artistes canadiens prétendant aux subsides publics et souhaitant faire référence aux cultures autochtones devaient désormais « démontrer qu’ils font preuve de respect et de considération véritables à l’égard des arts et de la culture autochtones ». Ce rappel officiel n’était pas sans évoquer l’Indian Arts and Crafts Act, voté par le Congrès américain en 1990, exigeant que chaque artiste produisant de « l’art indien » fasse la preuve, documents à l’appui, de son appartenance à l’une des cinq cent soixante-cinq tribus amérindiennes vivant sur le territoire des États-Unis, sous peine d’amende et d’emprisonnement.
L’affaire Kanata
Parmi tous les cas récents d’appropriation culturelle impliquant des autochtones, la polémique entourant le spectacle Kanata du dramaturge et metteur en scène québécois Robert Lepage, présenté au Théâtre du Soleil dans le cadre de l’édition 2018-2019 du Festival d’automne à Paris, est certainement l’une de celles qui a eu le plus grand retentissement international et a duré le plus longtemps.
Rappelons, en quelques mots, les tenants et les aboutissants de l’affaire. Ariane Mnouchkine invite en 2014 le dramaturge québécois à monter un spectacle avec la troupe du Théâtre du Soleil. Robert Lepage choisit de consacrer son spectacle aux relations entre les autochtones et les colons européens, de la Nouvelle-France à nos jours. Après avoir consulté de nombreuses personnalités autochtones au Canada, le dramaturge québécois respecte les conditions de l’invitation lancée par Ariane Mnouchkine et travaille exclusivement avec la troupe parisienne composée d’acteurs de multiples nationalités, plusieurs étant réfugiés ou exilés politiques. Le 14 juillet 2018, six mois avant le début du spectacle, des personnalités autochtones font paraître une lettre ouverte dans le journal québécois Le Devoir dans laquelle ils déplorent qu’aucun metteur en scène et qu’aucun acteur autochtone n’ait été appelé à collaborer au spectacle et affirment « être saturés d’entendre les autres raconter [leur] histoire ». L’affaire tombe mal pour Robert Lepage qui a vu SLĀV, un autre de ses spectacles consacrés aux chants d’esclaves, annulé le mois précédent pour mettre fin aux critiques dénonçant le fait que la majorité des rôles de personnages noirs étaient interprétés par des Blancs. Certains des coproducteurs nord-américains de Kanata, effrayés par cette nouvelle polémique, se retirent du projet et, le 26 juillet, Robert Lepage annonce mettre un terme au spectacle. Toutefois, au début du mois de septembre, un communiqué du Théâtre du Soleil annonce que le spectacle aura finalement bien lieu à Paris et qu’il sera produit par les seuls moyens de la troupe française, Robert Lepage acceptant de travailler sans rémunération. Le spectacle, intitulé désormais Kanata – Épisode 1 – La Controverse, intègre, dans un jeu de mise en abyme, des éléments de la polémique mais perd au passage sa dimension historique pour se concentrer, à travers le regard d’un jeune couple d’artistes français, sur les victimes autochtones du tueur en série Robert Pickton qui a sévi pendant une vingtaine d’années dans le quartier du Downtown Eastside de Vancouver. Le spectacle, qui utilise abondamment les nouvelles technologies, fait également de nombreux liens entre le sort de ces femmes autochtones, pour la plupart prostituées et toxicomanes, et le système des pensionnats autochtones dans lesquels leurs parents avaient été internés de force, mettant ainsi en évidence les ravages intergénérationnels de la colonisation.
Au-delà des habituelles invectives alimentées par les réseaux sociaux, la polémique entourant Kanata est particulièrement intéressante car elle a très tôt porté sur le pouvoir universel de la création artistique… et sur ses limites. Avant même la publication de la lettre ouverte dénonçant l’absence d’acteurs autochtones, Ariane Mnouchkine avait donné le 11 juillet un long entretien au Devoir dans lequel elle évoquait le pouvoir de l’imagination artistique capable d’évoquer et de comprendre tous les destins, même les plus difficiles : « Nous, nous sommes acteurs, rien de ce qui est humain ne nous est indifférent. » À la journaliste qui lui demandait s’il était important pour elle que les Amérindiens se reconnaissent dans Kanata, la dramaturge française répondait : « Ce qui sera important, c’est qu’on nous dise : “Vous nous avez compris, vous avez compris, et vous avez compris parce que vous avez su imaginer ce que ça pouvait bien vouloir dire.” » Tout au long de la polémique, Robert Lepage reprendra également cet argument du pouvoir universel de l’art selon lequel « le théâtre donne une permission de jouer l’autre. De s’autoriser à raconter l’histoire de l’autre » (feuillet de présentation du spectacle).
Les critiques autochtones du spectacle, quant à eux, déplorent dans leur lettre ouverte le fait qu’une fois de plus, on parle d’eux sans eux, les confinant à cette invisibilité à laquelle les a condamnés la colonisation. À l’argument selon lequel l’art permet d’incarner tous les rôles, ils rétorquent : « Oui, c’est vrai. Mais cette incarnation s’inscrit dans un contexte social et historique », rappelant ainsi que l’appropriation culturelle ne qualifie pas n’importe quel type d’échanges ou d’emprunts culturels, mais seulement ceux par lesquels une culture dominante reprend de façon décontextualisée, déformée ou simplifiée les éléments d’une culture dominée. En insistant sur le contexte social et historique dans laquelle l’œuvre est conçue et reçue, ils sous-entendent que la liberté de création de l’artiste doit s’accompagner d’une conscience aiguë des rapports de pouvoir qu’il met en scène, surtout lorsque ceux-ci trouvent un écho dans l’actualité. Rappelons que les répétitions pour Kanata ont commencé au moment où la Commission de vérité et de réconciliation sur les pensionnats autochtones rendait son rapport final après avoir entendu plus de 6 500 témoignages de victimes et de responsables de pensionnats, et concluait que l’internement forcé de 150 000 enfants autochtones entre 1920 et 1996 s’apparentait à un « génocide culturel ». Les répétitions de la troupe du Théâtre du Soleil ont continué alors que débutaient les travaux de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées qui a, pour sa part, entendu plus de 2 380 témoignages et a conclu ses travaux en 2019 en soulignant que les politiques coloniales persistent aujourd’hui au Canada et sont une des causes de la violence de masse que subissent les femmes autochtones. L’Amérique du Nord, en effet, n’a pas été décolonisée, contrairement à l’Afrique ou à l’Asie du Sud-Est, où les empires coloniaux se sont retirés après les luttes pour l’indépendance. Il n’est pas inutile de rappeler, par exemple, que la Loi sur les Indiens de 1876, qui a instauré le système des réserves et le statut d’« Indien enregistré », est toujours en vigueur. On comprend dès lors qu’un tel « contexte social et historique » pèse de tout son poids sur un spectacle consacré aux pensionnats et aux féminicides autochtones, et que le désir des artistes allochtones de comprendre et d’incarner « l’autre » pèse peu face à la volonté d’inverser, ne serait-ce que symboliquement, le processus d’éradication et d’invisibilisation de la machine coloniale.
L’Iroquois, amateur de rôtisseries
On peut voir dans les déboires de Kanata un concours de circonstances regrettable entre l’invitation lancée par le Théâtre du Soleil et une actualité politique chargée. Mais on peut aussi en chercher l’origine dans les Lumières européennes et l’universel occidental tel qu’il s’est constitué au xviiie siècle. Dans ce récit, l’« Indien » joue un rôle particulier. Il se situe en dehors de l’histoire, dans un âge qui correspond à celui de l’enfance de l’humanité. En fait, pour les Européens, l’autochtone est resté en dehors du processus de civilisation, dans un état de nature que Rousseau décrira en détail dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Selon cette vision, l’autochtone reste sourd et imperméable aux réalisations les plus abouties de la civilisation, entre autres les ouvrages de l’art pour lesquels, à tort ou à raison, il n’éprouve aucun goût. Rares sont les penseurs du xviiie siècle, à l’instar de Voltaire dans son conte philosophique L’Ingénu, qui inverseront le regard occidental et se livreront à une critique ironique de la civilisation à partir du point de vue d’un Amérindien, en l’occurrence celui d’un Huron-Wendat en visite à Paris.
Il est cocasse de souligner que la polémique autour de la portée universelle de Kanata était en germe, dans des termes étrangement similaires, dans l’ouvrage qui a poussé le plus loin l’articulation du subjectif et de l’universel au sein des Lumières européennes, la Critique de la faculté de juger (1790) de Kant. Le philosophe allemand y affirme que c’est dans le champ de l’esthétique que se réalise le plus complètement la capacité de se mettre à la place de l’autre et de tendre, par le travail de l’imagination, vers l’universel. Comme l’ont souligné de nombreux auteurs, ce livre dépasse de loin le seul champ de l’esthétique, car on y trouve en son cœur le projet même de la modernité : celui de penser, comme le disait Ernst Cassirer, un « subjectivisme universel ». En affirmant que l’on ne juge jamais quelque chose de beau pour soi-même (contrairement à ce que l’on fait par exemple pour le simple plaisir des sens), mais aussi et toujours pour les autres, Kant met en évidence que la faculté d’imagination du spectateur n’est pas seulement dirigée vers l’objet de sa contemplation, mais également vers la communauté dans laquelle s’actualise son jugement, la finalité étant de « rattacher pour ainsi dire son jugement à la raison humaine tout entière » et « de pouvoir réfléchir sur son propre jugement à partir d’un point de vue universel[1] ». On sait que Hannah Arendt a voulu faire de cette « pensée élargie » kantienne, qui consiste « à penser en se mettant à la place de tout autre », le socle d’une possible refondation de la philosophie politique occidentale, cette dernière ayant échoué à prendre en compte la pluralité humaine, l’être humain dans toute sa diversité[2].
Mais revenons au rôle que Kant fait jouer aux Amérindiens dans cette « pensée élargie » propre à l’imagination esthétique. Il est utile tout d’abord de rappeler que l’universalité du jugement de goût est, chez lui, sous-tendu par le principe de désintéressement, qui reste l’un des piliers théoriques de son esthétique philosophique. C’est parce que ma satisfaction esthétique ne porte pas sur l’existence de l’objet, auquel je ne suis attaché par aucun intérêt personnel, mais bien sur la seule représentation que je m’en fais, que je peux le déclarer beau. C’est bien sur la base de ce principe de désintéressement que Kant fera le départ entre le beau (par exemple, un coucher de soleil) et l’agréable (un bon vin) : « chacun appelle agréable ce qui lui fait plaisir ; beau ce qui lui plaît simplement[3] ». Ce désintéressement va devenir la cheville ouvrière de l’articulation du subjectif et de l’universel : c’est lorsque les individus surmontent leur désir et leur inclination personnelle qu’ils sont aptes à élargir leur point de vue et à embrasser virtuellement le jugement des autres.
De nombreux critiques, de Nietzsche à Bourdieu, ont mis en évidence que ce désintéressement était soit bien naïf, montrant que le penseur de Königsberg ne connaissait pas grand-chose à l’art, soit bien politique, et qu’il cherchait à défendre les intérêts de sa classe, ceux de la bourgeoisie montante. On a moins souvent souligné la détermination culturelle du jugement de goût. Or un des contre-exemples au désintéressement esthétique que donne Kant dans les premières pages de la troisième Critique porte sur le sachem iroquois amateur de rôtisseries : « Si l’on me demande si je trouve beau le palais que je vois devant moi, je puis sans doute répondre […] comme ce sachem iroquois qui n’appréciait à Paris que les rôtisseries. » On sait que cet exemple provient de l’Histoire et description générale de la Nouvelle France (1744) de François-Xavier Charlevoix (1682-1761) relatant la visite d’un groupe d’Iroquois à Paris en 1666, qui ne trouvaient d’intérêt que dans les « Boutiques des Rôtisseurs » de la rue de La Huchette qu’ils préféraient de loin au château de Versailles. Ces préjugés sur l’évolution des autres cultures, largement partagées par toute son époque, parcourent également les cours de géographie physique de Kant et viennent tempérer son image de penseur du cosmopolitisme.
Toutefois, la remarque qui ouvre la Critique de la faculté de juger doit être prise au sérieux car elle montre que pour le philosophe, l’Iroquois est incapable de s’élever au-dessus de sa condition particulière et de ses préférences personnelles, ce qui l’empêche de prendre en compte le point de vue des autres. Une autre allusion au paragraphe 41 de la troisième Critique renforce cette lecture évolutionniste. Kant y rappelle que la beauté était aux débuts de l’humanité liée à l’intérêt particulier des sujets et incapable d’être communiquée aux autres : « Il ne s’agit au début que de choses attrayantes, par exemple des couleurs pour se peindre (le rocou chez les Caraïbes, le cinabre chez les Iroquois), ou des fleurs, des coquillages, des plumes d’oiseaux de belle couleur, et avec le temps ce sont aussi de jolies formes (comme celles des canots, des vêtements, etc.) […] qui furent dans la société importantes et liées à un grand intérêt ; jusqu’à ce que la civilisation enfin parvenue au plus haut point fasse de ces formes presque le but essentiel d’une inclination raffinée et n’accorde de valeurs aux sensations que dans la mesure où elles peuvent être universellement communiquées. » Il est donc clair que pour Kant, les Amérindiens (Caraïbes, Iroquois) sont restés en dehors du processus de civilisation, incapables de faire preuve de cette « pensée élargie » et de communiquer aux autres leurs jugements.
Le salut par l’universel
Sans vouloir faire un mauvais procès à Robert Lepage et à Ariane Mnouchkine, plusieurs de leurs prises de position pendant les six mois qu’a duré la polémique ont consisté à se présenter comme des alliés[4] de la cause des autochtones et à affirmer que leur mise en scène permettrait de donner à cette dernière une audience internationale. Seul le travail d’imagination et de fiction qui, comme on le sait depuis Aristote, donne la primauté au « vraisemblable » sur le « réel », permettait selon eux de toucher un public européen peu au fait de l’histoire et des réalités autochtones. Le créateur contemporain a remplacé ici le spectateur kantien, mais les mêmes modalités d’articulation du singulier et de l’universel sont à l’œuvre : c’est par le travail « désintéressé » des artistes que l’on parvient à rendre une cause universelle. Ariane Mnouchkine déclare même dans son entretien du 11 juillet au Devoir que son objectif était, à travers ce spectacle, d’offrir le salut aux autochtones.
Kanata, en racontant l’histoire des Amérindiens sans les inclure, reconduit l’exclusion kantienne, mais – circonstance aggravante – cette histoire porte précisément sur un système colonial qui a voulu éradiquer l’« Indien » de l’histoire et dont les effets sont toujours bien réels. La réaction outrée des signataires de la lettre ouverte à l’annonce de la tenue du spectacle Kanata s’explique par la rencontre d’un double processus : l’invisibilisation symbolique opérée par le récit universel occidental et l’invisibilisation culturelle et physique du système colonial (c’est par milliers que se comptent les décès dans le contexte des pensionnats et des féminicides). Dans les deux cas, il s’agit d’intégrer de force l’autochtone dans le processus de civilisation : soit en rendant son histoire par la fiction, soit en l’assimilant de force à la majorité blanche. C’est précisément pour lutter contre cette invisibilisation que les autochtones se rattachent à un essentialisme identitaire, mais celui-ci doit être compris avant tout comme « essentialisme stratégique », pour reprendre l’expression de la théoricienne des études subalternes Gayatri Chakravorty Spivak, c’est-à-dire comme un essentialisme de combat qui vise à résister à l’assimilation forcée[5].
Kanata, en racontant l’histoire des Amérindiens sans les inclure, porte précisément sur un système colonial qui a voulu éradiquer l’« Indien » de l’histoire et dont les effets sont toujours bien réels.
Admettons toutefois le bien-fondé d’un des arguments des créateurs de Kanata. Il est fort probable que la situation des autochtones et les soubassements coloniaux de la Confédération canadienne ne soient pas toujours bien connus en Europe où une conception rousseauiste et romantique de l’« Indien » est encore largement répandue. Cette incompréhension est déjà perceptible dans le terme « autochtone », qui est souvent sulfureux du côté français précisément parce qu’il semble nier la dimension universelle de l’humanité, ancrant chaque individu dans le sol qui l’a vu naître. Dans la conception française, « autochtone » est en effet compris dans le sens étymologique grec du mot et renvoie à celui qui « est né de la terre », « celui qui vient d’ici » par opposition à l’étranger qui vient d’ailleurs. Aussi n’est-il pas étonnant aujourd’hui que les penseurs qui participent à une forme de combat pour les valeurs laïques et républicaines qualifient d’« autochtones » les Français de souche qui ont l’impression que leur identité est menacée face à la pression de l’immigration[6]. Alors qu’au Canada, le terme, inscrit dans la Constitution canadienne de 1982, renvoie à la conception onusienne de l’autochtonie, telle qu’on la retrouve dans la Déclaration sur les droits des peuples autochtones de 2007, et qualifie les peuples qui furent les premiers occupants d’un territoire, qui ont subi et continuent de subir le joug de la colonisation et se battent aujourd’hui pour leur souveraineté politique et l’affirmation de leur langue et de leur culture. Cette définition onusienne et canadienne de l’autochtonie est non seulement différente, mais également contraire à la conception européenne puisqu’elle renvoie à une minorité de personnes et non à la majorité des habitants d’un lieu.
Cette ambiguïté a encore été récemment soulignée par l’historien de l’art Georges Didi-Huberman, de passage à Montréal pour la tenue de son exposition Soulèvements (automne 2018), qui s’était fait reprocher par ses interlocuteurs québécois d’avoir utilisé le mot « Indiens » au lieu du mot « autochtones » et de répliquer : « C’est évidemment sans volonté de provocation que je viens, en somme, de vous proposer une critique des prétentions à l’autochtonie (au sens européen) ici même où il est urgent de faire entendre les droits des autochtones. J’ai bien conscience du problème – mais comment le surmonter ? Autochtonie n’est pas un mot innu ou micmac : c’est un mot grec [qui] correspondait à un fantasme politique, celui d’être “né de la terre” et non pas d’une mère – façon d’exclure les femmes de la cité. Autochtone n’est donc pas aussi satisfaisant que cela[7]… » Cette lecture est tout à fait exacte et explique pourquoi, de plus en plus souvent, le terme « autochtone » est remplacé au Canada par le nom des nations amérindiennes (Innu, Micmac…) ou encore par un concept générique comme Onkwehón:we qui signifie en mohawk « les premiers peuples ». Toutefois, le terme « autochtone » doit aussi être lu comme un terme politique qui participe de cet « essentialisme stratégique » propre à la lutte décoloniale. Ces revendications, comme l’a bien mis en évidence la Déclaration de l’Organisation des Nations unies de 2007, n’évacuent pas cependant toute dimension universelle, mais supposent un universel qui se construit sur l’égalité des peuples et des cultures à « s’autodéterminer » : « Les peuples autochtones ont le droit à l’autodétermination. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et poursuivent librement leur développement économique, social et culturel. » C’est seulement sur la base de cette reconnaissance, où chaque peuple pourra mettre en acte ce que Kant appelait « penser par soi-même », que la « pensée élargie » pourra embrasser l’ensemble de l’humanité.
[1] - Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger [1790], trad. par Alexis Philonenko, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1993, § 40, p. 186-187.
[2] - Hannah Arendt, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, trad. par Myriam Revault d’Allonnes, Paris, Seuil, 1991.
[3] - E. Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., § 5, p. 71.
[4] - Au Québec, le terme « alliés » est généralement utilisé par les autochtones pour décrire les personnes allochtones qui défendent leur cause sans se substituer à eux, sans parler à leur place. Par exemple, la lettre ouverte du 14 juillet 2018 était cosignée par plusieurs alliés.
[5] - Gayatri Chakravorty Spivak, “Subaltern Studies: Deconstructing Historiography”, dans Ranajit Guha et Gayatri Chakravorty Spivak (sous la dir. de), Selected Subaltern Studies, Oxford, Oxford University Press, 1988.
[6] - « Avec le passage d’une immigration de travail à une immigration familiale, les autochtones ont perdu le statut de référent culturel qui était le leur dans les périodes précédentes de l’immigration. Ils ne sont plus prescripteurs. » Alain Finkielkraut, L’Identité malheureuse, Paris, Stock, 2013, p. 123.
[7] - Georges Didi-Huberman, « Racine ou tourbillon ? », dans Le Soulèvement infini, Montréal, Galerie de l’Uqam, 2019, p. 206.