Devenir Ferdinand
Coup de sonde
Devenir Ferdinand*
En cette année du cinquantenaire de la mort de Céline (commémoration officielle ou pas …), les publications sont pléthoriques. Dans La Revue des deux mondes de juin 2011, Olivier Gariguel donne une recension de vingt-sept publications récentes. Les pages internet consacrées à l’auteur de Voyage au bout de la nuit sont innombrables, et très variées. Heureusement, pour se retrouver dans la jungle − éditoriale, bibliographique, bibliophilique (la moindre lettre manuscrite vaut une fortune) − qui entoure ce monstre sacré, la récente biographie d’Henri Godard est un guide extrêmement sûr. La compétence du biographe est reconnue : une grande édition très instructive dans la collection « Bibliothèque de la Pléiade » des romans (quatre volumes) et de la correspondance (un gros volume qui devrait être lu en parallèle à la biographie), diverses études, Poétique de Céline et Céline scandale (Gallimard, 1985 et 1994), et commentaires, Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit (Foliothèque, 1991 et 1996). Cette biographie ne fait pas double emploi avec celles qui existent déjà, en particulier avec les trois volumes (Mercure de France) déjà très riches par François Gibault, l’avocat de Lucette Destouches, l’ayant droit de Céline.
En effet, avec (seulement) 593 pages, la biographie par Henri Godard est très complète tout en étant remarquablement synthétique. Le livre repose sur de nombreuses sources. Il met en parallèle des œuvres autobiographiques de Céline (écrites souvent longtemps après les événements, et quels événements !) avec des documents d’époque, habituellement des correspondances accessibles depuis peu (ou inédites) ; d’enrichissantes contradictions apparaissent alors. La biographie est écrite avec un ton mesuré, donnant aussi bien des arguments pour les thuriféraires de Céline que des verges pour ses détracteurs.
De la lecture du livre d’Henri Godard naît peu à peu une figure, celle d’un personnage Céline. Quel est-il ? Donnons une première clef de lecture. Dans sa lecture de Voyage au bout de la nuit, Henri Godard explique que le noyau du premier roman de Céline est « un sens exceptionnel de la mort », et que toute cette thématique viendrait d’une expérience première, celle de la guerre. Mais disons que ce que l’on retient de sa biographie, c’est que le sens de la mort chez Céline viendrait plutôt, d’une part d’une intuition (venue d’où ?) de la « pulsion de mort » freudienne (il aurait pu lire les Essais de psychanalyse parus en 1929), d’autre part d’expériences humaines effectivement vécues. D’abord, celle de la vraie « vacherie » de la vie telle qu’il l’a subie à partir de 13 ans quand il a été mis dans divers apprentissages qu’on peut assimiler à des bizutages violents en milieux populaires et militaires. Ensuite, cette violence a été réactivée par la vue de la vraie pauvreté qu’il découvre tardivement à partir de 1927 (il a 33 ans) quand il devient médecin pour les habitants d’une banlieue ouvrière à Clichy, puis au dispensaire de Courbevoie. La misère y est à la fois sociale, matérielle et spirituelle.
Son milieu d’origine est plus aisé que ce qu’on imagine habituellement. Les « milieux interlopes », qu’il a beaucoup fréquentés ensuite, n’étaient pas pauvres. Il a fait sa première expérience médicale (à Rennes) dans un milieu bourgeois. Son expérience de la guerre n’a duré que trois mois (ses blessures l’en ont « sauvé »). Le cuirassé à cheval Louis Destouches n’a pas connu l’horreur des tranchées, celle qui avait fait l’objet des livres-témoignage célèbres sur la guerre : le Feu d’Henri Barbusse (1916, prix Goncourt) ; Ceux de 14, sous Verdun (1916) de Maurice Genevoix (qui aura le Goncourt en 1925 pour Raboliot) ; la Vie des martyrs (1917) et Civilisation (1918, prix Goncourt), de Georges Duhamel ; les Croix de bois de Roland Dorgelès (1919, prix Femina-Vie heureuse − membre de l’Académie Goncourt). Ajoutons Menschen im Krieg du Hongrois Andreas Latzko (1917, très lu par les pacifistes français) et les témoignages des poètes, J’ai tué de Blaise Cendrars, amputé du bras droit (1918) et Hôtel-Dieu, récits d’hôpital 1915 de Pierre Jean Jouve (1918). Ces livres n’étaient pas passés inaperçus, Céline en avait certainement beaucoup lu, et les avait bien lus, et il a été lié au communiste Barbusse. Le lecteur a le sentiment que la guerre proprement dite, qui n’occupe, malgré ce qu’on lit souvent, qu’une quarantaine de pages dans Voyage au bout de la nuit1 (ensuite, Bardamu est à « l’arrière »), est une métaphore reconstruite a posteriori pour qualifier toute la violence et la « vacherie » de la vie.
Biographiques
Grâce à sa précision sur les épisodes − ô combien variés ! − de la vie de Céline, le livre d’Henri Godard permet au lecteur un peu soupçonneux de relativiser ce qu’il y a d’autobiographique dans son œuvre. Ainsi de l’expérience de la guerre, qui ouvre Voyage au bout de la nuit (publié en 1932). Le jeune Louis Destouches s’est engagé volontaire le 21 septembre 1912 pour trois ans comme cuirassé à cheval. Il a connu trois mois de guerre (31 juillet-27 octobre 1914) pendant lesquels son escouade gardait des ponts ou escortait les voitures de ravitaillement. Il était alors (comme on le voit dans la correspondance à sa famille) d’un nationalisme belliciste tout à fait traditionnel. Il a vu de nombreux morts. Son escouade a mis pied à terre pour creuser des tranchées le 23 octobre. Le 27, il a subi deux graves blessures lors d’une mission réputée dangereuse où il s’est déclaré volontaire. Alors Louis Destouches a été cité à l’ordre du régiment, médaillé militaire, soigné dans de bons hôpitaux (Val-de-Grâce, Paul-Brousse à Villejuif), félicité par ses camarades de front, et même fêté par la Comédie-Française ! Loin d’être expulsé comme un inutile bon à rien (ainsi est présenté Bardamu dans Voyage au bout de la nuit), il a été muté aussi loin du front qu’il était possible, au consulat de France à Londres, au service des passeports (mai 1915). Il a connu à Londres une vie douce et excitante, celle des music-halls et des danseuses, des « établissements » de Soho, avec leurs souteneurs gais et généreux, et leurs filles. Quand Céline parle des « planqués » de l’arrière, il connaît. Il a alors épousé − d’un mariage qui ne sera pas enregistré par l’administration française, il n’aura pas besoin de divorcer pour se remarier − une « entraîneuse de bar » française, Suzanne Nebout (19 janvier 1916). Il est réformé depuis le 2 décembre 1915.
Le séjour de Louis Destouches en Afrique (mai 1916-mars 1917) est un choix aussi volontaire que celui de Rimbaud : la vie des « coloniaux » permet de faire des affaires et de s’enrichir rapidement, afin de revenir en France avec un pécule. On y mène une vie sur une scène qui est très éloignée du théâtre des « opérations militaires », et Louis Destouches y est « très bien noté » par ses employeurs. Il rentre en France à cause des maladies (dysenterie, entérite, paludisme). Suivent de petits boulots parisiens. D’abord homme à tout faire de l’éditeur d’une revue, Euréka, qui mêle vulgarisation scientifique et charlatanisme (septembre 1917-mars 1918), il est ensuite « hygiéniste » dans une mission américaine financée par la fondation Rockfeller (mars-novembre 1918) − il est sans doute poussé par un goût précoce pour la médecine. Il passe par Rennes où il rencontre des originaux hors normes, le docteur Athanase Follet et sa fille Édith, artiste. La fille l’épouse (1919), officiellement cette fois − naissance d’une fille en 1920 ; divorce en 1926. Grâce aux lois favorisant les anciens combattants, le père lui fait passer les deux parties du bac (en un an), et les quatre premières années de médecine (en trois ans). Céline finit ses études de médecine à Paris en dix-huit mois : grâce à son statut d’ancien combattant, il est passé « à la force du poignet » du certificat d’études au doctorat de médecine en moins de six ans (1919-1924), ce qui lui permet d’être embauché par la section Hygiène de la Société des nations (missions aux États-Unis, en Afrique). C’est à partir de juillet 1927 qu’il exerce la médecine libérale pour les ouvriers pauvres et complète ses revenus par « du conseil » à des laboratoires pharmaceutiques.
Coupures
Il y aurait, chez Céline, deux coupures épistémologiques. Voyage au bout de la nuit (le seul roman de Céline réellement lu, en particulier par les jeunes : il se vendrait aujourd’hui à 40 000 exemplaires par an) est le « roman culte » qui a été célébré dès sa sortie, par l’extrême droite comme par l’extrême gauche, par les maurassiens Léon Daudet et Georges Bernanos, par l’antimilitariste Lucien Descaves − un des premiers membres du jury Goncourt − et par les communistes artistes Louis Aragon et Elsa Triolet. Seuls les marxistes conséquents, comme Paul Nizan, avaient été critiques : ils avaient justement vu que la posture « anarchiste de gauche » de Céline était d’un bien faible poids par rapport à ses arrière-plans réels (anarchiste d’extrême droite). Mais les « céliniens » estiment que Voyage au bout de la nuit est un premier roman et que la vraie écriture originale de Céline ne commence qu’avec la rédaction de Mort à crédit, son « chef-d’œuvre » : ce serait la première coupure, littéraire. Or ce dernier livre a été un échec qui a rendu Céline furieux (ce ne devait pas être très difficile, vu son caractère) et cet échec l’aurait fait dériver vers les ignobles eaux antisémites d’où sont sortis ses tristes pamphlets2. De là viendrait son comportement collaborationniste pendant la guerre : ce serait la seconde coupure, idéologique.
Cependant, le lecteur du livre d’Henri Godard a le sentiment qu’il y a eu, effectivement, deux coupures, mais ailleurs, et plus précoces. La première est mystérieuse : comment ce garçon, né et formé dans le pire conformisme bourgeois antisémite de la période 1900, est-il devenu cet anarchiste proclamé ? Cet antimilitariste (lui, le médaillé fier de l’être) ? Cet antipatron (lui, le fils et petit-fils de commerçantes) ? Comment a-t-il pu être pris (un temps) pour un compagnon de route de l’extrême gauche ? Là, la biographie d’Henri Godard semble manquer de sources, « faute de référence directe, toujours soigneusement évitée par Céline ». L’auteur pense que le jeune Louis a été instruit et marqué par un (ou des) anarchiste(s) dont la trace fugitive apparaît dans les discours − et la destinée annoncée : l’exécution − des personnages du professeur Princhard de Voyage au bout de la nuit, et de Raoul Farcy, celui qui crie « Mort aux vaches » dans Guignol’s Band. Ces rencontres conjecturées seraient-elles la cause de la première vraie coupure ? Pour en être sûr, il nous en faudrait beaucoup plus, tant leur rôle (supposé ?) a pu être fondamental. Et la seconde coupure, bien plus visible, est sociale : c’est le succès énorme de son premier roman qui a fait de Céline une vedette du monde littéraire et qui a fait croire à ce grand paranoïaque qu’il était le plus grand écrivain de son temps, donc jalousé, par ses confrères et par les juifs. Car il est surtout antijuif.
Pamphlets
Henri Godard analyse longuement et sans complaisance les pamphlets de Céline qui voient dans « Les Juifs » les sources de tous les maux de la Terre, à commencer par les siens − l’échec public de Mort à crédit, le refus de monter ses arguments de ballets, etc. Le non-lecteur des pamphlets acquiert ainsi une connaissance de ces textes maudits, mais il peut ne pas partager les interprétations du biographe. Godard fait l’éloge des quelques pages « littéraires » et satiriques de Bagatelles pour un massacre (1937), puis il montre dans les centaines de pages antisémites qui suivent le règne d’une logorrhée verbale interminable, injurieuse, d’une rare violence. Godard considère que ces pages, malgré leur « invention verbale », bâclées à toute vitesse (Bagatelles en six mois, l’École des cadavres en cinq mois), en multipliant les copier-coller3 issus de brochures infâmes, ne témoignent jamais du travail littéraire long, méticuleux et difficile mené par Céline toutes les nuits pendant les années d’écriture des deux premiers romans. Godard détaille sérieusement, pour les critiquer, les théories racistes et antisémites de Céline.
En lisant ces minutieuses analyses, le lecteur peut avoir le désir d’être plus expéditif et se dire que Céline est l’objet d’un délire forcené qui mériterait un diagnostic clinique. Le récit des délires antisémites et racistes généralisés de Céline (avec sa « sympathie » pour Hitler qui fait une juste guerre aux juifs) avant et surtout pendant la Seconde Guerre mondiale (lettres aux revues) devient lassant à la longue. Comme devient lassante la minutieuse description des arguments de Céline au Danemark (où il est poursuivi après guerre par la justice française) pour faire de lui-même, non un persécuteur, mais une victime. Céline considère que les persécutions subies par les juifs pendant la guerre ne sont rien à côté des persécutions qu’il a subies lui-même … (authentique !). Ainsi Céline mettra sur le compte de son pacifisme extrême toutes ses prises de position antisémites : puisque « certains clans juifs » en voulaient aux « Aryens », à Hitler, et à lui-même, il était normal que les Allemands aient voulu se défendre … Henri Godard démonte l’argumentaire célinien longuement, implacablement.
Jusqu’à la fin de sa vie (mort en 1961, à 67 ans), Céline a conservé l’indéfectible croyance que les juifs étaient responsables de la guerre, et tout ce qui a été publié sur la « politique nazie d’extermination [n’a pas eu] de prise sur lui ». Le long séjour, en prison, en hôpital, et dans un pauvre logement au Danemark4, où il est malade, apparaît comme une juste punition, l’équivalent du séjour en prison qu’il aurait dû faire en France. Les six ans (1945-1951) passés au Danemark l’ont sûrement protégé contre une condamnation (à mort ?) qui aurait pu être prononcée contre lui s’il avait été présent en France au moment de l’épuration. Il a été protégé par la législation française qui ne connaissait que les crimes de trahison et de faits de collaboration, or Céline n’avait jamais écrit « que » (!) des lettres (non rémunérées) à des journaux collaborationnistes. Les lois punissant certains délits d’opinion (antisémitisme) n’existaient pas, et − légalement, sinon moralement − le dossier de l’accusation était insuffisant. Le Danemark a donc pu refuser les demandes d’extradition. Et Céline et ses nombreux défenseurs ont su présenter son cas en « mettant les rieurs de son côté » − Céline savait qu’il faisait rire Georges Bidault, résistant, Mrp, et chef de gouvernement. Céline et son avocat (l’extrémiste de droite Tixier-Vignancourt) ont même utilisé la loi d’amnistie pour chercher à faire interdire toute divulgation des faits amnistiés …
Cependant le choix (clairement motivé) du biographe de ne pas donner de citations des pamphlets a un inconvénient : le lecteur, qui n’a pas lu les pamphlets ni ses lettres et mémorandums autojustificatifs, pourrait, à l’opposé, se dire que ces « trouvailles » sur les mots et les formules, son « inépuisable invention verbale » témoignent encore une fois du « génie » de Céline. Ce qui est surtout inépuisable, c’est sa mauvaise foi, que l’on retrouvera intacte dans ses trois derniers romans, la trilogie allemande, D’un château l’autre, Nord, Rigodon − le premier de ces romans étant le seul vraiment intéressant à lire depuis Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit. Il y raconte ses pittoresques déambulations en Allemagne à la fin de la guerre pour fuir la France libérée et récupérer son or placé au Danemark.
Écoles
Au-delà de ce débat bien connu sur l’antisémisme de Céline, Henri Godard livre des informations très utiles sur la formation de sa personnalité. Le père, Fernand Destouches, fils d’un professeur agrégé mort précocement, avait quitté le lycée avant de passer le second bac pour s’engager dans l’armée. Fernand avait ensuite fait une carrière d’employé, petit-bourgeois frustré, râleur, lecteur de la presse nationaliste et antisémite (La Patrie). La mère, Marguerite (qui avait son certificat d’études), était la fille de Céline Guillou, une commerçante en objets d’art ayant un statut de brocanteuse. Cette grand-mère, admirée par son petit-fils (qui lui a emprunté son pseudonyme), était énergique et aisée (à sa mort, les parents de Louis ont touché un héritage coquet). Marguerite, quant à elle, tenait des boutiques plus chics (dentelles anciennes) que sa mère, dont la clientèle se recrutait dans les classes aisées auxquelles il fallait se soumettre, sans jamais discuter leur supériorité sociale. Après le certificat d’études, Fernand met Louis en apprentissage dans différents lieux, en particulier pour le former au métier de vendeur dans des magasins de luxe, des bijouteries surtout. Pour le préparer à ces métiers relationnels, la connaissance des langues étrangères est nécessaire, et le jeune Louis fait des séjours linguistiques, un en Allemagne, deux en Angleterre.
Céline était très fier de ne pas être passé par le lycée, comme la plupart des écrivains et intellectuels de son temps, presque tous éduqués par des filières « bourgeoises » et formatées dans la langue académique, celle des « phrases ». Louis Destouches avait subi une formation primaire, suivie d’apprentissages dans des milieux petits-bourgeois et populaires, où ne devait pas régner une grande culture générale. Cette expérience humaine, qui lui a servi de formation à la fin de l’enfance et à l’adolescence, a été marquée par une grande brutalité et par un sens très fort de la hiérarchie − on connaît chez lui les thèmes du « culot » (pas de la compétence) et des rapports de force, sociaux, physiques ou sexuels. Cette formation ni scolaire ni universitaire est reprise et amplifiée quand il s’engage à dix-huit ans pour trois ans dans les cuirassés à cheval.
On devine que ces apprentissages ne lui ont guère donné de recul par rapport aux messages idéologiques reçus quotidiennement dans sa famille et dans ses différents lieux de formation. Le grand intérêt de Mort à crédit et de Casse-pipe est de voir en direct le fonds culturel d’un romancier qui est passé par des apprentissages civils et militaires, et pas par le lycée classique. Céline a toujours considéré que lui seul, comme écrivain, savait la « vérité » sur la chiennerie de la vie à cause de (ou grâce à) ses dures expériences qui avaient gâché sa jeunesse. Il en a tiré, une fois, la leçon inverse, dans le programme exposé dans les Beaux Draps (1941), où il envoie les enfants jusqu’à 16 ans dans une école utopique. Est-ce pour fuir le bagne de l’apprentissage ou acquérir une culture générale et du recul ? Si je lis bien Henri Godard, ce serait tout le contraire, car on y diminuera « les enseignements de rationalité, d’analyse et de savoir », pour y développer les enseignements de créations artistiques. Mais ce propos pèse peu au milieu des visions développées par ailleurs, où la guerre des races a remplacé la lutte des classes : de quel « art » s’agit-il donc ? D’un art « désenjuivé » ? Céline n’a aucun recul face à ses obsessions héritées ou acquises.
Louis Destouches n’a pas eu de formation culturelle générale. Il a hérité d’une « certaine culture populaire » venue des discours quotidiens de ses parents qui ne cessaient de se plaindre du « terme » et qui attribuaient tous les maux de la société aux juifs et aux francs-maçons − son enfance s’est passée sous l’affaire Dreyfus. Sa formation intellectuelle générale est celle d’un autodidacte. Il a beaucoup lu, en boulimique. On connaît un peu ses goûts (Chateaubriand, Rabelais, Villon) et ses dégoûts − Racine et Stendhal, Maupassant et Zola, tous « juifs » ou « enjuivés » ! −, mais on n’en sait pas assez. Il a énormément lu de petits manuels de vulgarisation scientifique mais aussi beaucoup d’autres brochures sur lesquelles nous sommes mal renseignés. Ces mini-encyclopédies populaires l’ouvraient sur le monde moderne, mais il devait y fleurir également du charlatanisme, du nationalisme, de l’antisémitisme et une bonne dose d’occultisme. On ne s’étonnera pas qu’après ses études médicales accélérées, Céline soit devenu une variante « hygiéniste » de médecin généraliste. Louis Destouches a participé activement à l’hygiénisme dans des missions financées très officiellement par des fondations privées ou par la Sdn dans une période où la santé publique n’était pas immunisée contre l’eugénisme.
Transes
Henri Godard nous décrit Céline passant ses nuits (le jour, il travaille) en état de transe pour écrire ses deux premiers romans, se plongeant dans ce monde imaginaire où il cherche à décrire ce qu’il y a de pire. Ce travail d’écriture a menacé sa santé, physique d’abord, mais morale aussi, puisque Céline s’identifiera de plus en plus à ses personnages de « miteux » − ce qu’il n’était en aucune façon ! Mais il a joué ce rôle à la fin de sa vie, et il est devenu un « Bardamu » ou un « Ferdinand » toujours plus pessimiste, aux allures de clochard. Henri Godard montre qu’on pouvait trouver dans son premier roman les prémices de ses futurs délires − donc, avant la déception due à l’échec de Mort à crédit. Malgré l’enthousiasme de lecteurs contemporains anarchisants ou progressistes, il est clair que Céline ne croit à aucun « lendemain qui chante ». L’optimisme lui fait horreur. S’il est virulent contre les riches et les patrons, il l’est tout autant contre les pauvres et les exploités. Les obsessions biologiques douteuses sont déjà là. En fait, il s’agit de la vision du monde pessimiste de la droite extrême. Politiquement, Céline se situe donc dans une variété d’extrême droite ultraparanoïaque, aussi il a réussi à cliver le monde des lecteurs d’extrême droite : vers la fin de la guerre, seul le tristement célèbre Je suis partout accepte de publier ses lettres, mais parfois il y est censuré ! Parmi les intellectuels allemands de l’Occupation, il a des admirateurs qui l’ont soutenu (Otto Abetz, Karl Epting) et des contempteurs (Ernst Jünger qui le traite « d’homme de l’âge de pierre », Gerhardt Heller5).
On lit aussi de nombreuses attaques explicites contre les Lumières, et contre la « pensée » qui rend les intellectuels malades et impuissants. Céline impose toujours des idées générales toutes faites sans raisonnement rationnel qu’on pourrait discuter − Henri Godard explique que ses publications d’articles médicaux ou biologiques ou sociaux doivent plus à son culot qu’à leur rigueur scientifique. Autre trait caractériel : Céline ne dépensait jamais l’argent de ses droits d’auteur, il le convertissait en or placé dans des banques à l’étranger − il se plaignait donc de sa pauvreté quand il n’avait plus de salaire … Céline, dans ses personnages et sa correspondance, se présente toujours comme une future victime, soit dans son être (« Aryen » victime des juifs et des « enjuivés »), soit dans sa personne de prophète de malheur, futur exilé ou futur tué. On observe que ce médecin d’extrême droite, qui aurait dû n’accepter que des activités libérales, adore les places salariées qu’il va trouver dans des dispensaires subventionnés par des municipalités communistes. Un temps, pendant la Seconde Guerre mondiale, il est − lui l’antimilitariste furieux − médecin militaire sur un navire de guerre. Des répulsions, à propos de l’absorption de la nourriture ou de la procréation d’enfants (« Moi qui vis dans l’épouvante d’avoir fait une fille », écrit-il à Roger Nimier), mériteraient d’être examinées. Derrière toutes ces obsessions, impossible de ne pas détecter des phobies personnelles que Céline croit pouvoir généraliser à l’humanité tout entière.
Ces obsessions et phobies sont mises en scène et théorisées par Céline, car ses romans sont bourrés d’aphorismes « philosophiques ». Henri Godard aborde un peu ce sujet, en le mettant en parallèle avec son délire antisémite − la crudité sexuelle habituelle à Céline dans ses romans et dans sa correspondance privée est aussi mise à contribution dans ses attaques contre les juifs. Mais le biographe n’entre guère dans son inconscient, sauf à propos des écritures « en roue libre » de Céline devenu graphomane incontrôlé dans sa cabane au Danemark (1949). Cet inconscient devait être très noir et très douloureux − en 1941 un psychiatre de Quimper lui a proposé de soigner ses vertiges et ses hallucinations. Des deux pulsions de la seconde topique de Freud, Céline ne semble avoir retenu que la pulsion de mort − la pulsion de vie lui est complètement inimaginable, à lui qui se vantait tant de « son imagination ». Les écritures forcenées de Céline (romans, pamphlets, lettres) en montrent les dévergondages, tant ses provocations ont souvent un côté ostensiblement suicidaire − il jouit de se savoir persécuté. Pour un peu, ce personnage Céline, on le plaindrait.
Jean-Louis Lambert
Librairie
David Grossman, UNE FEMME FUYANT L’ANNONCE, Paris, Le Seuil, 2011, 672 p., 22, 50 €
Dans ce roman douloureux à l’architecture complexe, David Grossman fait dialoguer l’intensité dramatique du lyrisme et le martèlement sec du reportage journalistique pour incarner l’histoire d’Israël de 1967 à nos jours à travers le portrait d’une femme. Ora décide de quitter sa maison pour que personne ne puisse venir lui annoncer la mort de son fils soldat, volontaire pour une opération spéciale dans le Sud-Liban. Elle entraîne dans une longue marche Avram, le père biologique d’Ofer, à qui elle raconte inlassablement son enfant. Mais au-delà du rappel des guerres, des territoires occupés, des attentats, des tortures ou des intifadas, au-delà du retentissement de tous ces événements sur le quotidien d’une cellule familiale, David Grossman fait de l’acte d’écrire le véritable héros de son livre : lui seul empêche une situation concrète trop prégnante de confisquer ce qui est essentiel pour un être humain et lui permet d’opter pour la vie. Le décès du fils de l’écrivain, Uri, pendant son service militaire, au moment même où le livre était en cours, fait résonner plus fortement encore sa foi en la littérature.
David Grossman est né en 1954 à Jérusalem dans une famille modeste d’origine polonaise dont une grande partie a été exterminée par les nazis. Son père, conducteur de bus, transmet son amour de la lecture à son fils et oriente son parcours en lui donnant dès son enfance à lire Sholom Aleichem, un des grands écrivains yiddish. David Grossman découvre très tôt la puissance d’une littérature qui ouvre sur un monde inconnu et, ayant participé brillamment à un concours radiophonique sur Aleichem, commence une carrière de jeune journaliste, sillonnant notamment le pays avec sa mère pour interviewer des personnalités ou mener des enquêtes. Il poursuivra cette activité pendant plus de vingt-cinq ans comme reporter, dramaturge, acteur ou animateur d’émissions.
Vers la fin de son service militaire, en 1973, après la guerre de Kippour, il rencontre sa future femme, Michal, qui, appartenant à une famille de gauche, le sensibilise à une autre lecture des événements. Convaincu de son bon droit et de la légitimité des décisions gouvernementales, le jeune israélien évolue en un patriote dissident, sioniste libéral et critique des positions officielles.
La Shoah, l’occupation des territoires, la sécurité d’Israël, la condition des Palestiniens se retrouvent au cœur des premiers romans de Grossman : le Sourire de l’agneau6 raconte l’amitié entre Uri, un soldat israélien en poste en Cisjordanie et Khilmi, un conteur arabe ; Voir ci-dessous amour7, entre Jérusalem et la Pologne, revient sur l’holocauste en donnant la parole à un fils de survivants, Momik qui, devenu poète, se passionne pour l’histoire de Bruno Schulz et réinvente la vie d’un de ses ancêtres, auteur de contes pour enfants.
Si le conflit israélo-palestinien reste central dans les articles, essais et prises de position publiques du citoyen engagé qu’est David Grossman – le Vent jaune8 s’appuie sur ses interviews de Palestiniens pour décrire l’occupation israélienne de la Cisjordanie ; Chroniques d’une paix différée9 reprend ses commentaires sur une dizaine d’années à partir des accords d’Oslo –, il intervient peu dans les romans suivants, consacrés à des questions plus intimistes, l’adolescence et l’accession à l’âge adulte dans l’Enfant zigzag10 et Quelqu’un avec qui courir11 ou l’amour dans Tu seras mon couteau12, échange de lettres entre Yaïr et Myriam autour d’une liaison adultérine qui n’a jamais lieu. David Grossman semble vouloir s’extraire de la tyrannie et des tensions liées à la gravité de l’état de guerre pour s’attacher à ce qui se passe entre les êtres, au sein d’un couple, d’une famille ou d’un groupe d’amis.
Une femme fuyant l’annonce, en intégrant les sphères collective et privée, réussit à jouer sur les deux tableaux, celui de la politique comme celui de la vie au quotidien et à en restituer le lien. L’effet cathartique de l’écriture permet de préserver une manière d’être au monde, malgré la pesanteur de la situation. David Grossman oppose au clan des hommes Ora, une héroïne, femme et surtout mère qui, seule, peut réinventer le vocable de l’enfance ou de l’innocence et permettre la reconquête de l’identité et des valeurs authentiques.
La construction même du récit et l’absence d’ordre chronologique montrent à quel point tout l’univers intime est envahi par la violence réelle ou latente ; les références constantes aux guerres résonnent comme une litanie lancinante ; l’évocation par touches fulgurantes de leurs incidences en accentue la dimension oppressante. Après un attentat meurtrier, Ora ne cesse de prendre des bus et de faire les mêmes trajets comme pour échapper à son angoisse et se prouver qu’elle est plus forte que l’adversité ; quand chacun de ses deux fils revient en permission de l’armée, elle les étreint à la recherche désespérée de ce qui dans leur corps n’a pas encore été annexé par la logique militaire.
Des scènes qui deviennent anodines, échappées comme par miracle à l’âpreté des circonstances, ponctuent le récit, révélant les liens profonds qui peuvent unir deux frères (Ofer décide de prendre à son compte une partie des tics de son frère Adam pour le libérer progressivement de ses obsessions) ou cimenter un couple (Ora énumère tout ce à quoi il lui a fallu survivre aux côtés de son époux Ilan). La lutte pour préserver une forme de douceur et une relative harmonie dans l’espace familial est constante tant il faut résister aux pressions extérieures, réagir dans l’urgence face à la multiplication des tensions. Ora commet des maladresses, des erreurs de jugement conduisant à des fractures irréversibles : elle demande ainsi au chauffeur arabe qu’elle considère comme un membre de la famille de la conduire ainsi que son fils au point de ralliement de l’armée, réalisant trop tard la blessure qu’elle lui inflige et pensant se faire pardonner en l’aidant à passer un barrage israélien avec le fils malade d’un ouvrier palestinien illégal. Elle provoque la rupture avec son mari Ilan et son fils aîné Adam parce qu’elle ne prend pas fait et cause pour défendre Ofer, accusé lors d’une mission en Cisjordanie d’avoir laissé un vieillard arabe enfermé pendant quarante-huit heures.
Bousculée par l’effondrement de ses repères immédiats, ébranlée par le décalage croissant entre ses principes éthiques et les faits qui les contredisent ou les rendent obsolètes, Ora, obéissant à une impulsion vitale, se met entre parenthèses, loin d’une réalité menaçante qui risque de la frapper dans sa chair. Avec ses mots pour tout appui, elle part marcher à la reconquête de son histoire de vie et de celle de ses proches, espérant que l’authenticité retrouvée saura protéger son fils soldat. Elle entraîne avec elle, comme récipiendaire de ses paroles, Avram, son ami et celui d’Ilan, témoin brisé et acteur des tragédies qui se sont jouées autour d’eux et en eux. Ora raconte et écrit ce qu’elle raconte dans un petit carnet qu’elle égare puis retrouve, construisant ainsi un abri où elle se sent en sécurité. Ora s’acharne à faire connaître et aimer Ofer par son père biologique Avram comme pour le lui léguer ou partager le fardeau trop lourd de ses angoisses de mère. Quand Avram, mort en lui-même suite aux tortures subies lors de sa détention, ne veut rien savoir d’Ofer, elle lui parle des autres, d’Adam, le fils aîné, d’Ilan, d’elle-même aussi, libérant en les nommant tous les secrets, tous les non-dits que l’intrusion de l’histoire du pays dans leur vécu a induits.
David Grossman s’attache à l’exactitude de chaque terme, souligne la mélodie particulière des sons arabes ou hébreux, précise le nom de chaque élément de la flore et de la faune, décrit minutieusement chaque animal croisé, s’attache à la variété des paysages, détaille les moindres gestes, les attitudes les plus banales. Il décompose les étapes des relations amoureuses, s’attarde sur les corps, redit les blessures qui ne cicatrisent jamais. Il recherche la vérité des mots, loin de leur pollution par des aménagements imputables aux circonstances extérieures, de leur appauvrissement par les discours des politiques ou de leur reprise sous forme de clichés par les médias.
Pour David Grossman la littérature est devenue l’ultime refuge.
Sylvie Bressler
Boris Vejdovsky, HEMINGWAY. LA VIE, ET AILLEURS, Paris, Michel Lafon, 2011, 207 p., 39, 95 €
Le 2 juillet 1961, après de longs mois de dépression, Ernest Hemingway met fin à ses jours en se tirant deux balles dans la tête. Cinquante ans, donc, que l’auteur de Paris est une fête a pris congé de l’existence. C’est pour marquer cet anniversaire que les éditions Michel Lafon publient un magnifique livre-album intitulé Hemingway. La vie, et ailleurs.
Loin d’une publication de circonstance qui présenterait, photographies à l’appui, l’œuvre du plus célèbre romancier américain du XXe siècle comme le reflet de sa vie mouvementée, le livre de Boris Vejdovsky part d’un tout autre point de vue. Récusant l’approche faussement évidente selon laquelle Hemingway précéderait ses « créatures », l’auteur explique que « la question n’est pas tant de savoir à quel point [ses] personnages peuvent lui ressembler que de comprendre à quel point il leur ressemble à eux » (p. 11). Dit autrement, quelle que soit la difficulté à séparer les personnages d’Hemingway de leur créateur, il est « impossible », pour raconter la vie de celui-ci, « de ne pas passer par l’ailleurs de sa fiction » (p. 11). « Le seul accès que nous ayons à lui, insiste Boris Verdovsky, est l’écriture, son écriture » (p. 11).
Une écriture forgée au cours d’un séjour à Paris qui s’étend de 1921 à 1927. La découverte de peintres comme Monet − qui fait prévaloir la lumière sur la forme − ou Cézanne − qui brise la perspective pour rendre les choses à plat − conduit l’apprenti écrivain à rechercher dans la langue ses éléments constitutifs. Il en résulte une technique narrative d’un naturel apparent : peu d’adjectifs et d’adverbes mais de nombreuses références aux lieux, à la composition des repas ou aux marques de boissons … « Écris la phrase la plus vraie que tu connaisses », lui recommande Gertrude Stein, phrase qu’il méditera toute sa vie.
Ce dépouillement stylistique si caractéristique de son œuvre sera formalisé en premier lieu dans ses récits de corrida. La corrida, qu’il ne défend pas d’un point de vue moral, lui apparaît comme une métaphore de l’art et comme l’expression de la condition humaine.
Ernest recherche dans la brutalité de la corrida une humanité blessée et en proie à sa mortalité, et c’est cela qu’il veut, à l’instar du torero, mettre en écriture
Il veut écrire comme le matador qui, explique-t-il dans Mort dans l’après-midi, « accomplit une œuvre d’art, et [ …] joue avec la mort13 ». Pour Boris Vejdovsky, la mort comme « clef de voûte de l’écriture deviendra une obsession dans l’œuvre d’Hemingway » (p. 91).
Une œuvre qu’il analyse à travers les thèmes de l’enfance (l’Éducation de Nick Adams), de l’Europe (Paris est une fête), de l’Afrique (les Vertes Collines d’Afrique), des femmes (Au-delà du fleuve et sous les arbres) et bien sûr de la guerre. Les fictions d’Hemingway sur la guerre sont les plus connues (l’Adieu aux armes, Pour qui sonne le glas), lui-même ayant participé à trois conflits. Mais, à la différence d’Orwell ou de Malraux, il n’a jamais combattu.
Se dégage de ce livre le portrait d’un homme pour qui l’écriture est un engagement total. « Écrire, déclare Hemingway à l’un de ses amis, est la seule chose qui me donne l’impression que je ne perds pas mon temps en restant sur terre » (p. 175).
L’iconographie qui accompagne le texte est superbe. Certains clichés sont connus, d’autres moins et beaucoup sont inédits. On reverra naturellement avec émotion les photos prises par Capa durant la guerre d’Espagne (p. 54-55). Mais, à côté des grands classiques comme le portrait d’Ernest en pull à col roulé réalisé par Yousuf Karsh en 1957 (p. 171), certaines photos, plus rares, méritent une attention particulière. On y voit Ernest attablé au Sloppy Joe’s, le célèbre bar de Key West, lors du tournage de Notre agent à La Havane de Carol Reed (p. 174), ou en compagnie de célébrités comme Lauren Bacall (p. 165), Ingrid Bergman et Gary Cooper (p. 170) ou encore Marlene Dietrich (p. 172). D’autres clichés disent la solitude profonde d’un homme hanté par l’idée du déclin (p. 101, 145, 182). On ne manquera surtout pas celle (p. 95) où, à l’issue d’une corrida, le célèbre matador Ordonez parle avec « Don Ernesto » installé au premier rang, juste derrière la palissade, et que, derrière, des dizaines de spectateurs tendent le cou pour ne rien manquer de la rencontre.
Lorsqu’il reçut le prix Nobel de littérature en 1954, Hemingway refusa de se rendre en Suède afin d’éviter les mondanités. Dans la brève allocution qu’il demanda à l’ambassadeur des États-Unis de lire, il déclara :
La vie d’un écrivain, en mettant les choses au mieux, est une vie solitaire. [ …] Son importance grandit aux yeux du public lorsqu’il renonce à sa solitude, mais souvent son œuvre en souffre.
Loin de tous les lieux communs, Boris Vejdovsky nous donne à comprendre et à voir une vie où l’écriture et l’expérience existentielle se mêlent indissolublement. Choqué par son suicide, Norman Mailer écrivit :
Hemingway avait donné le pouvoir de croire qu’on pouvait encore crier dans le couloir de l’hôpital, vivre avec le souffle de la bête sur la nuque, accepter chaque jour sa ration de terreur. Mais voilà que le plus grand romantique vivant était mort14.
Peut-on trouver meilleure raison de se replonger dans son œuvre ?
Jean-Paul Maréchal
Stanley Cavell, PHILOSOPHIE DES SALLES OBSCURES., Lettres pédagogiques sur un registre de la vie morale, Trad. de l’américain par N. Ferron, M. Girel et É. Domenach, Paris, Flammarion, 2011, 535 p., 32 €
L’une des gageures de cet ouvrage, dont l’ambition − faire dialoguer des textes de penseurs avec des œuvres cinématographiques − pourrait laisser craindre un projet encyclopédique, tient précisément à la manière dont il entre dans son sujet. Non pas par la grande porte de la philosophie antique, où l’allégorie de la caverne se présenterait comme une métaphore de la projection de cinéma et Platon comme le premier critique de cinéma en dépit de tous les anachronismes, mais par celle, plus étroite et inattendue, du transcendantalisme américain d’Emerson. Dans Expérience, Emerson formule l’enjeu d’un perfectionnisme moral qui détermine le fil rouge de la réflexion de Stanley Cavell : la « conscience d’un clivage du moi humain, du caractère scindé ou double de la nature humaine » (p. 19). Loin des grands problèmes moraux, le perfectionnisme d’Emerson renvoie à l’expérience à la fois très ordinaire et intime du désenchantement de l’existence, cette « déception que nous éprouvons à l’égard du monde », dit encore Cavell (p. 20).
Le choix d’un corpus de films très populaires en leur temps et parfois considérés à tort comme un genre mineur dans l’histoire du cinéma − de fait les screwball comedies qu’analyse l’ouvrage étaient vues comme des films de divertissement − est à cet égard significatif. Les comédies du remariage, que Cavell baptise ainsi parce qu’elles mettent en scène l’épreuve de force d’un couple séparé qui doit se re-trouver pour surmonter la crise qu’il traverse, ont marqué ce qu’il est convenu d’appeler l’âge d’or du cinéma hollywoodien ; au même titre que ce que Cavell, inspiré par le film de Max Ophuls, Lettre d’une inconnue, appelle « le mélodrame de la femme inconnue » où les figures féminines, à l’opposé des précédentes, restent dans l’ombre des hommes et se condamnent à une vie de solitude et d’exil. Non seulement ces films de George Cukor, Frank Capra, King Vidor ou Preston Sturges expriment un questionnement moral que la philosophie n’est plus en mesure de formuler, mais Cavell nous amène en outre à reconnaître l’importance de ces intrigues et de ces dialogues de couples apparemment anodins. La situation de crise sceptique que connaissent ces couples traverse en effet toute l’histoire de la pensée, où elle est posée en des termes presque toujours semblables : un être séparé de lui-même et pris entre deux mondes, celui, sensible, des corps, de la matière et de la nature (et peut-être aussi dans une perspective freudienne, de l’inconscient), face à celui, intelligible, de la pensée (sinon de la conscience), de la raison, de la liberté et de la société.
Ce n’est pas le moindre des talents de Cavell que de réunir autour d’un même questionnement moral des œuvres qui ailleurs se seraient regardées avec méfiance ou dédain. Sa réflexion fait alterner les chapitres consacrés aux penseurs et dramaturges de l’Antiquité au XXe siècle et ceux développant de très riches analyses filmiques, instaurant de la sorte une véritable conversation entre les œuvres. Barbara Stanwyck dans Stella Dallas prend le même chemin d’exil que Nora dans la pièce d’Ibsen Une maison de poupée. Cavell n’hésite pas non plus à comparer un échange entre Cary Grant et Irene Dunne dans Cette sacré vérité avec un dialogue du Parménide. Il est à la fois surprenant et comique de constater à quel point le film de Leo McCarey − qui n’avait sans doute jamais lu Platon − formule sur le ton de la conversation badine des questions aussi complexes que celles qui préoccupaient le philosophe antique. Ce dernier partage d’ailleurs avec le cinéma hollywoodien des années 1930-1940 un même goût pour la rhétorique et la conversation. Dans les comédies du remariage, les couples formés par Cary Grant et Katharine Hepburn s’affrontent et se réinventent lors de formidables joutes oratoires qui témoignent de la vivacité des dialogues de cet âge d’or du cinéma. Leurs échanges sont pourtant sans cesse menacés par le basculement dans l’ironie et l’incompréhension, et cette proximité du rire et des larmes, de la comédie et du mélodrame, force l’une des analogies les plus éclairantes entre psychanalyse et cinéma. La conversation dans les comédies du remariage comme dans les mélodrames de la femme inconnue a bien souvent un enjeu thérapeutique, dût-elle échouer, comme dans Une femme cherche son destin où l’héroïne, bien que délivrée de l’emprise maternelle, ne parvient pas à faire sienne son existence. Cet échec place le personnage féminin du mélodrame dans une situation d’exil hors du monde et de la compagnie des autres, à l’image de Lisa, l’héroïne d’Ophuls, qu’un perfectionnisme « dévoyé » (p. 472) a condamnée à rester dans l’ombre de celui à qui elle a dédié sa vie. Dans les comédies du remariage, la conversation s’instaure en outre comme le lieu d’un vivre-ensemble. Elle valide le mariage, parce qu’elle révèle l’amitié − au sens aristotélicien du terme − et la compréhension qui peuvent unir deux êtres. « Ni l’État, ni l’Église, ni les enfants, ni le sexe ou le genre ne peuvent valider le mariage en l’absence de ce quelque chose qui ressemble à ce qu’Aristote entend par amitié entre égaux » explique Cavell (p. 423). Pas étonnant donc, que par « mariage » Cavell désigne non seulement la communauté intime du couple mais aussi celle, politique, de la société et convoque au fil des pages Locke, Mill ou Rawls. Le mariage relève alors moins d’une alliance religieuse ou mystique que d’une union négociée et consentie où chacune des parties est amenée à « donner [sa] voix au contrat » (p. 76) − ce que met en scène Cukor dans Madame porte la culotte. Katharine Hepburn et Spencer Tracy, mari et femme à la ville, procureur et avocate au prétoire, y questionnent leur union en même temps que la place de la femme dans la société lors d’une joute sans merci au cours de laquelle ils devront réinventer leur existence.
Parce qu’elles sont le lieu de l’acceptation de l’autre et de la reconnaissance de soi, ces conversations tranchent moins entre des conduites morales qu’elles ne constituent une réponse au scepticisme d’Emerson, cette « mélancolie secrète » qui marque du sceau de la perte l’existence humaine.
Au terme de ce parcours philosophique et cinématographique aux entrées multiples, le lecteur se trouve muni de clefs de lecture qui éclairent sous un jour nouveau ses émotions de cinéma en même temps qu’elles l’amènent à reconsidérer les questions morales posées par la philosophie à travers le prisme de la fiction cinématographique, quand bien même celle-ci apparaîtrait comme la moins « savante ». Ici encore, Cavell nous montre la capacité du cinéma à transfigurer l’ordinaire de nos vies.
Alice Leroy
Patrice Maniglier et Dork Zabunyan, FOUCAULT VA AU CINÉMA, Paris, Bayard, 2011, 165 p., 21 €
Nombre de critiques et de théoriciens du cinéma, de Serge Daney à Jean Narboni, ont revendiqué l’influence de Michel Foucault sur leur vision des films. La part de ses écrits consacrés au cinéma semble pourtant anecdotique. Foucault n’aura pour ainsi dire jamais engagé une réflexion sur le cinéma à la mesure de celles qu’il a développées sur la peinture de Velasquez ou le théâtre de Beckett. Et cependant, il n’est pas non plus resté indifférent aux points de rencontre entre sa pensée et l’œuvre de certains cinéastes. En témoignent les entretiens qu’il a accordés (aux Cahiers du cinéma notamment), de même que les écrits sur les cinéastes qui l’ont inspiré (Werner Schroeter, Marguerite Duras parmi d’autres) ou interpellé (René Allio, Alain Resnais …). Les philosophes Dork Zabunyan et Patrice Maniglier ont réuni ces réflexions dans un ouvrage dont il faut saluer l’initiative.
Quelle place le cinéma occupe-t-il dans cette archéologie des savoirs entreprise par Foucault alors même qu’il est pratiquement absent de toute son œuvre ? À quels problèmes communs le philosophe, l’historien et le cinéaste font-ils face ? Quelle dialectique peut s’engager entre les (re-)montages de l’histoire foucaldiens et les montages cinématographiques ?
Partant de l’entretien « Anti-Rétro » réalisé par Pascal Bonitzer, Serge Daney et Serge Toubiana pour les Cahiers du cinéma en 1974, Dork Zabunyan s’attache à montrer comment cette rencontre se joue d’abord sur le terrain de l’histoire. À une tendance du cinéma qui fige la mémoire de l’Occupation et de la Résistance dans une histoire orthodoxe, Foucault oppose une histoire critique où le passé engage une nécessaire dialectique avec le présent, récusant par là les films de Louis Malle (Lacombe Lucien) ou de Liliana Cavani (Portier de nuit) parce qu’ils « annule[nt] les points de fuite ou les discontinuités de l’histoire » (p. 14). Au fil des entretiens, Foucault inscrit le cinéma dans une double spécificité, celle d’un « art de la pauvreté » d’une part, parce qu’il refuse « la surenchère mimétique dans la reconstitution historique » (p. 31) tout autant que la réduction douteuse de l’image d’archive à la seule fonction illustrative d’un énoncé ; celle du « corps filmique » d’autre part, par quoi il aborde sans doute une réflexion essentielle sur le cinéma. À rebours d’une ontologie du cinéma fondée sur la nature photographique de l’image pour Bazin, son mouvement et sa durée pour Deleuze, ou d’une sémiologie qui n’envisagerait jamais l’image que comme signe, Foucault ne s’intéresse véritablement, au cinéma, qu’au prisme du corps. « Cette aptitude à montrer les corps en les arrachant à leur signification ordinaire, à leur fonction signifiante » (p. 102), il la repère par exemple chez Werner Schroeter, qu’il interviewe en 1982 à propos de la Mort de Maria Malibran et Willow Springs, mais aussi chez Marguerite Duras dont l’œuvre lui semble défaire les corps pour produire ce qu’il appelle des « affects innommés ». Ce rapport particulier du cinéma au corps, accusant la rupture entre l’image et le discours, et plus largement entre les régimes de visibilité et de lisibilité, nous évoque la conception critique de l’histoire dans l’œuvre de Foucault. L’histoire ne saurait en effet se confondre avec « la recherche des continuités entre le passé et le présent », puisqu’elle est « au contraire la quête d’une discontinuité, la passion des écarts, de tout ce par quoi précisément nous différons de ce que nous fûmes » (p. 53-54). Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Patrice Maniglier montre ainsi comment le cinéma, comme l’histoire, opère une « contre-épreuve » du temps. Le passé pour Foucault n’est jamais « l’objet d’un savoir déjà constitué mais l’instrument d’une critique du présent » (p. 67). Le concept d’« événement » est au cœur de cette histoire d’anachronismes et de montages, parce qu’il est sans « substance » et sans causalité explicite, un « devenir qui échapperait à l’histoire » (p. 84). Or le cinéma a tout à voir avec cette recherche de « devenirs purs », cette histoire d’événements, parce qu’il les éclaire sous un jour nouveau, les requalifie, les remonte à la lumière du présent. Et Foucault de saluer en 1976 le film de René Allio, tiré de son propre livre, Moi Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère … Plutôt que de se livrer à une reconstitution historique scrupuleuse, le réalisateur donne la parole à des paysans des années 1970, isomorphes à ceux de l’affaire de 1836. D’autres cinéastes se prêtent à cette pensée critique. Quand il réalise Nuit et brouillard en pleine guerre d’Algérie (1955), Alain Resnais est aussi pleinement conscient de ce « présent spectral du passé » (p. 115). Il n’est pas question pour lui de faire un film à la mémoire de, mais bien un film « contre » la mémoire, dont l’objet n’est pas tant « de nous apprendre quelque chose sur le passé que de nous rendre nous-mêmes, spectateurs présents, problématiques à nos propres yeux » (p. 116).
À la lumière de ces échanges fructueux entre le philosophe et ces cinéastes, on regrette que le corpus de textes n’inclue pas d’autres écrits de Foucault (par exemple sur le Corps utopique et les Hétérotopies) qui, moins directement intéressés à la pensée du cinéma, contribueraient à nourrir ce dialogue. L’ouvrage de Dork Zabunyan et Patrice Maniglier entame sans nul doute une réflexion qui en appelle beaucoup d’autres et nous engage à explorer plus avant ces chemins de traverse où la pensée critique foucaldienne rencontre le cinéma.
Alice Leroy
Alexandre Matheron, ÉTUDES SUR SPINOZA ET LES PHILOSOPHES DE L’ÂGE CLASSIQUE, Lyon, Ens Éditions, 2011, 742 p., 35 €
Depuis le début des années 1960, Spinoza n’a jamais quitté la scène philosophique française. Parmi les penseurs classiques, il est certainement le plus étudié, en tout cas le plus souvent cité par les philosophes, comme si l’épaisseur des siècles n’avait nullement altéré son actualité. Il y eut un spinozisme de Deleuze, un spinozisme d’Althusser, plus récemment un spinozisme de Toni Negri. Nous disons bien un « spinozisme », et pas simplement un « Spinoza » : cette philosophie produit de l’adhésion chez les contemporains qui l’abordent, tout comme elle a pu produire du rejet dans les siècles passés. Le spinozisme n’est pas une doctrine dont on peut aisément retenir tel ou tel aspect : avec elle, on entre dans une logique du « tout ou rien15 ».
Il y a de nombreuses raisons à cette actualité persistante, mais elles tiennent toutes à la radicalité de Spinoza. Voilà un philosophe qui, en plein xviie siècle, affirme l’identité de Dieu et de la nature, rejette toutes les formes de transcendance, envisage le désir comme puissance et non comme manque, proclame la séparation entre la philosophie et la théologie, défend une conception tout à fait originale de la démocratie, énonce que le bonheur est accessible par la connaissance. La fascination ne provient pas seulement de ces thèses, mais du fait qu’elles tiennent en un système déposé dans un seul livre (l’Éthique) écrit suivant un ordre démonstratif emprunté à la géométrie d’Euclide. Si Spinoza transforme en profondeur notre manière de penser le réel, il le fait dans un style d’une rigueur implacable. En philosophie, il est l’artisan d’une révolution tranquille qui n’a pas encore fini de produire ses effets.
Ce livre d’Alexandre Matheron vise à nous faire redécouvrir Spinoza derrière les spinozismes. Non que l’auteur se tienne à l’écart des interprétations contemporaines (il en a même inspiré plusieurs), mais il s’attache d’abord à restituer la cohérence d’une œuvre en l’inscrivant dans son contexte (« l’âge classique ») et en clarifiant ses thèses les plus difficiles. Ancien professeur à l’École normale supérieure de Saint-Cloud, A. Matheron a consacré une grande partie de sa vie à Spinoza : le présent recueil d’articles constitue le meilleur hommage que l’on puisse rendre à la grandeur du philosophe et à la ténacité du chercheur.
L’ouvrage est d’abord exemplaire de ce que l’on peut considérer comme l’école française d’histoire de la philosophie. Inspirée par Martial Gueroult, celle-ci pratique une lecture interne des systèmes philosophiques, en délaissant au maximum les aspects biographiques et contextuels. Cela ne signifie pas que l’histoire soit absente, mais elle n’est requise que comme histoire de la philosophie. On trouvera donc dans ce volume des confrontations patientes entre Spinoza, d’une part, et Machiavel, Descartes ou Hobbes, de l’autre. Si la vie du philosophe n’entre en rien dans son système, il y a en revanche une biographie des œuvres : l’auteur montre sur de nombreux exemples comment Spinoza le cartésien hérétique est progressivement devenu Spinoza le spinoziste. Cette manière de pratiquer l’histoire de la philosophie est une sorte de « structuralisme » : la philosophie y est envisagée comme un texte autonome aux règles de fonctionnement immanentes et qui ne porte pas tant sur le « monde » que sur des énoncés qu’il s’agit de mettre à l’épreuve de la raison. Au plus loin de l’histoire des idées, A. Matheron prend donc Spinoza au sérieux, y compris dans celles de ses décisions théoriques les plus intempestives.
Le postulat d’une telle démarche est immense : un texte philosophique est autosuffisant et il n’obéit pas à d’autres contraintes que celles qu’il énonce dans sa méthode. Une telle hypothèse ne peut être confirmée que par ce qu’elle permet d’éclairer. De ce point de vue, le travail de Matheron est particulièrement convaincant puisqu’il permet de rendre compte des aspects les plus difficiles (et aussi les plus passionnants) de la pensée de Spinoza. On retiendra, en particulier, l’identité entre le droit et la puissance, véritable leitmotiv de cet ouvrage. L’auteur montre qu’il ne s’agit pas là d’un machiavélisme de Spinoza, mais d’une manière d’articuler la métaphysique et la politique. La « puissance » n’est pas seulement la force, mais la capacité d’un individu à produire des effets cohérents avec sa nature. On comprend alors que le droit ne désigne pas un principe idéal, mais la possibilité réelle d’inscrire une action dans le monde. Les chapitres consacrés à la démocratie chez Spinoza illustrent cette dimension ontologique du politique : ce type de régime reçoit la préférence du philosophe parce qu’il permet le mieux à la multitude d’affirmer sa puissance d’agir.
Les articles ici rassemblés portent surtout sur l’anthropologie et la politique spinozistes, mais ils ne délaissent pas pour autant (système oblige) les aspects métaphysiques. On retiendra, parmi d’autres, le très beau texte consacré à « L’indignation et le conatus de l’État » qui entre aujourd’hui en écho avec les rassemblements des « Indignés ». Tout un pan de cette réflexion porte sur le lien entre la politique et les passions qui est le propre de l’âge classique. Comme en toutes choses, Spinoza aura abordé ce problème de manière radicale : c’est parce qu’il est un être passionnel que l’homme a besoin de politique. Réciproquement, il n’y aurait pas d’institutions publiques sans les passions collectives qui se trouvent à leur source16.
Ce livre nous plonge ainsi dans une architecture de pensée où la question de l’homme se situe à mi-chemin de celle de Dieu et de celle de l’État. La métaphysique n’y apparaît pas comme un simple fondement bien vite oublié pour laisser place au calcul, à la technique ou à la morale, mais comme la trame d’une expérience qui mène au bonheur et à la liberté. Pour reprendre la formule de Gueroult, le spinozisme est un « mysticisme sans mystère » : tout est connaissable, mais la connaissance est une transformation profonde du sujet qui connaît. Si la première espérance resurgit parfois aujourd’hui sous une forme scientiste, c’est presque toujours séparée de la seconde : nous croyons au progrès de la connaissance sans voir toujours en quoi il nous concerne. Le dernier article de ce recueil traite justement de « l’amour intellectuel de Dieu », la plus haute forme de connaissance et d’action selon Spinoza. À lire Matheron, on comprend aussi ce qui sépare notre présent d’une pensée où la connaissance est inséparable de la vie.
Michaël Fœssel
Philippe Pédrot, LES SEUILS DE LA VIE. Biomédecine et droit du vivant, Paris, Odile Jacob, 2010, 187 p., 21, 90 €
Voici un livre qui éclairait par anticipation les termes de la loi du 7 juillet 2011 portant révision des deux précédentes lois bioéthiques de 1994 et 2004. Professeur de droit privé, son auteur est l’un des meilleurs connaisseurs de ce dossier à la fois délicat, brûlant et, il faut bien le dire, passionnant.
Car ce qui se joue dans le domaine des technologies du vivant est proprement vertigineux (rythme accéléré de l’innovation, maîtrise sans cesse accrue sur les processus biologiques …) et suscite un puissant appel d’encadrement normatif.
Rien de mieux pour l’établir que de partir, comme le fait l’auteur, de quelques cas bien choisis illustrant l’ampleur des enjeux et le défi qu’ils représentent pour les juristes : le sort des embryons et fœtus face à la recherche, le risque eugénique inhérent aux diagnostics pré-implantatoires et prénataux, la libre disposition de son corps à des fins multiples, les maternités de substitution, la mort volontaire des malades en situation de détresse … Dans tous ces cas se pose la question de la limite et de sa justification.
Or, les juristes se sont trouvés pris à contre-pied par ces problèmes constituant autant de « cas difficiles » selon l’expression du juriste américain Ronald Dworkin. Rien, ou presque, sur le corps dans le Code civil avant les années 1990. L’indissociation corps/personne rendait le problème de son statut propre sans intérêt. Il en allait de même de la sexualité longtemps pensée par le droit sous le seul horizon de la fécondité. Et que dire des techniques de procréation médicalement assistée, du don d’organe ou du clonage face auxquels le droit se trouvait désarmé ?
L’un des grands intérêts de cet essai rédigé d’une plume claire et élégante est justement de montrer comment s’est construit, pièce à pièce mais avec une grande cohérence de fondements, un dispositif d’encadrement et de régulation des pratiques tant scientifiques que, pourrait-on dire, profanes. Dans le sillage de grands rapports (Braibant, Lenoir, Claeys, Léonetti …), le législateur s’est donné une doctrine solidement articulée autour de quelques grands principes (indisponibilité, gratuité, consentement) correspondant à sa vision de la « personne » et de son humanité. Mais leur généralité est telle que, malgré une trame serrée d’interdits et de prescriptions, le rôle du juge demeure plus déterminant encore en cette matière que dans la plupart des autres. Il lui revient non seulement d’ap-pliquer la loi à des situations nouvelles qui appellent un travail d’ajustement, mais il se voit souvent contraint d’inventer des réponses moins guidées par le droit que par l’éthique « descendue sur la place publique ». Que répondre à la personne qui, plongée dans la détresse par le divorce entre son sexe génétique et son sexe psychologique, réclame un changement d’état civil ? Quelle suite donner à la demande du jeune Perruche qui exige indemnisation de son handicap dont une juste appréciation de son état par le laboratoire chargé du diagnostic prénatal lui aurait épargné de supporter le poids ?
Dans tous ces cas, on voit bien que le juge, privé de repères certains, n’a d’autre choix que de tâtonner en direction de la juste réponse. Et cette conjoncture qui se retrouve ailleurs fait bien ressortir l’allure inductive de jugements dans lesquels la conviction de la solution à donner précède la construction de l’argumentation juridique qui la justifiera. Comme l’écrit l’auteur, « les questions nouvelles que doit résoudre le juge révèlent les limites de notre modèle classique d’interprétation du droit » fondé, pour l’essentiel, sur le modèle du syllogisme déductif. Or, ce que confirme la pratique, c’est souvent la réalité d’un raisonnement inductif appuyé sur ce que Georges Gurvitch appelait le « droit intuitif ».
En nul autre domaine ne se dévoile avec plus d’évidence la prise de risque que constitue l’acte de juger. Ce n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage que d’en convaincre par l’exploration de l’un des grands champs d’inventivité juridique.
Jacques Le Goff
Karol Wojtyla, PERSONNE ET ACTE, Traduction par Gwendoline Jarczyk, avertissement, introduction et annotations de Aude Suramy, Saint-Maur, Parole et silence, coll. « Collège des Bernardins », 2011, 358 p., 32 €
Réédition un peu révisée d’une traduction parue dès 1983 au Centurion, Personne et acte est un essai philosophique publié en 1969 en polonais par le futur Jean-Paul II. Il y a une polémique (présentée dans l’avertissement) sur la traduction américaine de cet ouvrage, intitulée The Acting Person, sortie en 1979 et récusée par l’auteur, devenu pape depuis peu et ne reconnaissant pas son texte. La version française ici présentée a été traduite, semble-t-il, de l’allemand, considéré comme fidèle à la version approuvée par l’auteur. Quoi qu’il en soit, si Karol Wojtyla n’était pas devenu Jean-Paul II, on peut douter du destin de ce livre, « difficile » de lecture, assez lourd et redondant, sec, souvent apodictique et déductif. Mais peu d’acteurs politiques et religieux de cette envergure peuvent se targuer d’avoir écrit un tel livre, et il est donc intéressant de le connaître. Il frappe surtout par son insistance presque unilatérale sur l’acte ou l’action libre de la personne, dont on pourrait même penser qu’elle n’est rien sans sa manifestation dans l’acte. Dans l’acte se réalise ou se « déroule » pour ainsi dire la « transcendance » de la personne. Il serait naturellement exagéré de prétendre qu’on est dans l’existentialisme. Wojtyla n’est pas Sartre ; il raisonne toujours dans les catégories aristotéliciennes et thomistes, en leur donnant une inflexion existentielle, très dynamique. Pour des raisons qui m’échappent, l’introductrice veut trouver chez Jean de la Croix, et dans des textes pontificaux ultérieurs, des clés de lecture de Personne et acte. C’est possible, mais elle spiritualise ainsi indûment l’ouvrage. Il faudrait plutôt s’interroger sur les enjeux anthropologiques, théologiques voire politiques de cet essai philosophique, écrit dans le contexte de l’opposition très dure au communisme. L’ouvrage entier, sorte de phénoménologie de l’acte humain où Scheler permet de retraduire en termes philosophiques des intuitions plutôt traditionnelles (scolastiques), pourrait se lire comme une critique de la fin justifiant les moyens, un refus de toute réalisation humaine se passant de la considération préalable sur ce qu’elle fait aux personnes, comme si elles n’étaient pas affectées par leurs actes. Wojtyla, qui a lu Levinas (Totalité et infini) et Ricœur (le Volontaire et l’Involontaire) mais n’en fait pas ici un grand usage, rappelle que ce sont des personnes qui agissent, ou que toutes les actions sont manifestations de personnes qui ne sont jamais extérieures au Bien et au Vrai. Il a l’habileté de ne pas s’attaquer directement à un adversaire, mais des allusions de la conclusion vont dans ce sens :
Pour ma part, j’estime que la compréhension de la communauté et de la relation des personnes ne peut être présupposée de façon juste si elle ne se fonde pas déjà, d’une certaine manière, sur la conception de la personne et de l’acte …
On peut laisser ouverte la question de l’influence de cette philosophie sur les positions éthiques ultérieures de Jean-Paul II.
Jean-Louis Schlegel
Brèves
Jean-Pierre Martin, LES LIAISONS FERROVIAIRES, Seyssel, Champ Vallon, 2011, 234 p., 16 €
Ce roman se passe dans le Tgv, et non dans un compartiment comme c’était le cas de la Modification de Michel Butor, dont le personnage effectuait une série d’allers et retours de Paris à Rome dans les années 1960. Ici, un train à grande vitesse relie Marseille à Bruxelles en passant par l’aéroport Charles-de-Gaulle et Lille Europe. La lenteur n’étant pas de règle, la mobilité l’emporte vite sur la position assise : on n’arrête pas de bouger, de se rendre au bar, et tout le monde ressemble un peu au contrôleur qui observe les voyageurs comme autant de cibles possibles pour un séducteur. Le livre est souvent drôle : dans ce Tgv ont pris place beaucoup d’universitaires (l’auteur, un spécialiste de Henri Michaux et Raymond Queneau, en est un), d’intermittents du spectacle, de personnages bizarrement coincés ou de professionnels de la libération libidinale qui ne désirent que forcer la rencontre dans ce grand compartiment ouvert qu’est une rame de Tgv. On s’observe, on se rapproche, mais il ne se passe pas grandchose, ce qui pèse sur l’ouvrage car les personnages deviennent lassants à force de se lasser. On n’arrête pas de s’immiscer dans la vie des autres comme dans une salle de restauration mais il n’y a pas de mets à partager malgré la profusion d’informations dont le voyageur est abreuvé (les portables, les courriels, les films regardés, les livres et magazines lus …). « Si la vitesse doit rimer avec séduction, il y a des moments mortuaires dans les trains à grande vitesse, des moments où la somnolence l’emporte, une forme de paresse, une lassitude aussi. Vitesse des transports matériels, lenteur des rapports humains. » Ce livre met en scène une galerie de voyageurs dans un univers de la grande vitesse où l’on ne regarde plus le paysage au dehors comme on le faisait dans le compartiment d’hier. À trop se relier à l’intérieur, à trop vouloir se brancher, on oublie le dehors et le train ressemble à une salle d’attente … de l’arrivée. En cela les Liaisons ferroviaires qui ne sont pas des liaisons dangereuses sont une méditation sur le devenir hypocrite d’un espace public assujetti aux lois de la vie privée. Car bientôt « ces grands serpents silencieux seront sans contrôleurs, sans voiture-bar, sans conducteur, ils glisseront comme des coussins d’air effaçant le paysage, sillonnant la terre sans seulement l’effleurer ».
O. M.
Gérard Chaliand, LA POINTE DU COUTEAU. MÉMOIRES. Tome 1, Paris, Robert Laffont, 2011, 468 p., 21 €
Gérard Chaliand nous devait bien des Mémoires. Comme c’est un homme de récit, qui sait parler à voix haute ou à voix basse, séduire discrètement ou manifester des convictions fortes, il en a déjà beaucoup raconté dans ses livres (atlas, monographies, poèmes, anthologies, Mémoire de ma mémoire …). C’est du moins ce qu’on croyait. La Pointe du couteau, qui ouvre ces Mémoires dont le second tome s’intitulera Dernière veille avant l’aube, commence par un chapitre admirable qui raconte sa quasi-fuite en Algérie en 1952-1953 : il n’a pas encore 18 ans et traverse la Méditerranée à la recherche de « travail » et surtout d’une vie à découvrir dans ce pays du grand désert saharien (« C’est à Ghardaïa que j’ai appris à aimer le vert, couleur précieuse dans l’aridité du désert »). Les séquences suivantes renvoient à des portraits, à des moments historiques, à des voyages ou encore à des passions. À commencer par le portrait du père admiré et regretté, ce père qui aimait la vie, les livres et les plaisirs mais faisait aussi silence sur le passé douloureux, sur la perte de ses proches durant le génocide arménien de 1915. Puis on repart en Algérie et dans d’innombrables contrées, partout où Chaliand a appris à se débarrasser des clichés littéraires et des a priori idéologiques. S’il n’en rajoute pas sur une enfance qu’il a aimée, on comprend que les deux années de solitude en Algérie ont fait de lui un homme de terrain, mais aussi un poète nourri de Blaise Cendrars, un lecteur insatiable, un proche du Kurdistan et le futur défenseur des minorités qui a créé le Groupement pour le droit des minorités (Gdm) avec le soutien de Germaine Tillion. « En ce qui me concerne, j’étais prêt, par conviction et par goût de l’action, à tous les risques, mais je n’aimais pas me raconter d’histoires. Au retour de l’Algérie indépendante où je passais un peu plus d’une année, j’essayais, encore maladroitement, de dresser l’état des lieux [L’Algérie est-elle socialiste ?, 1964] et, dix ans plus tard, mieux armé, je fis un bilan critique du tiers-mondisme qui me valut bien des inimitiés. » Ce ne fut pas un hasard si Mythes révolutionnaires du tiers monde (1976) a fait événement : cet ouvrage n’était pas une réponse idéologique mais un constat nourri de convictions de la part de celui qui a pu accompagner l’aventure d’une revue comme Partisans. Parallèlement à la critique du totalitarisme, Chaliand avait compris sur ses terrains de prédilection (celui des guérillas, voir les pages sur les Farc, le Vietnam ou Amilcar Cabral) que l’émancipation ne pouvait se passer de la liberté et d’indépendance d’esprit et de plume. L’indépendance de celui qui continue à commenter de manière iconoclaste, sans se préoccuper des experts, les évolutions stratégiques à l’échelle du monde. On attend la suite de ces Mémoires.
O. M.
Augustin Berque, HISTOIRE DE L’HABITAT IDÉAL., De l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010, 400 p., 25 €
Cet ouvrage permet de prendre toute la mesure de l’œuvre d’Augustin Berque sur laquelle Esprit aura l’occasion de revenir prochainement. Elle est aimantée par une interrogation sur « l’écoumène », un terme qui renvoie au grec oikoumené et désigne la Terre habitée, c’est-à-dire la relation de l’humanité à l’étendue terrestre habitable : « La relation écouménale naît de ce que la Terre est à la fois, physiquement, une planète parmi les autres et phénoménalement le sol qui nous porte, supposant donc notre existence. » Elle porte ensuite sur le devenir de l’« urbain diffus », ce qui désigne un urbain généralisé, illimité et « acosmique » car délié d’un monde : un urbain qui n’a plus de limites, celle que représentait la nature rurale qui elle-même avait la forêt comme limite. À distance de la recherche d’un habitat idéal au sein de la nature (il en donne des exemples divers dans le monde oriental), l’urbanisation de la nature est aujourd’hui la règle. Ce qui contribue à nouer des liens directs (Le Corbusier prônait déjà un accès direct à la nature depuis l’intérieur du logement à travers les baies vitrées, le dedans maîtrisant ainsi le dehors) entre le logement (les lotissements dans les zones périurbaines) et la présence de la nature : la captation urbaine de la nature n’est désormais le plus souvent qu’une manière de la vampiriser en l’associant à la voiture et à la maison individuelle. Excellent connaisseur du Japon et soucieux de comparaisons avec l’Orient (des chapitres portent sur la Chine et le Japon), Augustin Berque rappelle que l’Orient a inventé le paysage avant les peintres européens du Quattrocento. Mais l’auteur de Médiances montre dans ce livre que la dévoration urbaine de la nature est désormais commune à l’Orient et à l’Occident. C’est dire que la mondialisation urbaine tue les différences.
O. M.
André Lebeau, LES HORIZONS TERRESTRES. Réflexions sur la survie de l’humanité, Paris, Gallimard, coll. « Le Débat », 2011, 272 p., 17, 90 €. L’ENFERMEMENT PLANÉTAIRE, Paris, Gallimard, coll. « Folio actuel », 2011, 384 p., 9, 40 €
Auteur de l’Engrenage de la technique. Essai sur une menace planétaire (Paris, Gallimard, 2005), proche de Bertrand Gille dont il reprend la notion de « système technique » (« À chaque époque les savoir-faire que maîtrise l’homme forment un ensemble cohérent parce qu’ils sont liés entre eux par un réseau d’interactions »), André Lebeau s’interroge ici sur la vitesse des transformations techniques en cours. Ce qui le conduit moins à s’inquiéter de la survie de la planète que de la destruction possible des liens qui organisent les sociétés humaines. Afin d’y échapper, l’Enfermement planétaire (un texte de 2008 repris en poche) se présentait déjà comme une méditation sur la capacité de prévoir et sur les finalités susceptibles de soutenir des actions durables. Dans les Horizons terrestres, André Lebeau, qui a travaillé à l’Agence spatiale européenne et à Météo France, passe en revue les contraintes techniques dans divers registres – évolution possible de la matière, de l’énergie, du climat, de l’air, de l’eau douce et de la nourriture – avec un art consommé de la pédagogie. Mais ce qui retient essentiellement son attention, par-delà les problèmes de gouvernance par l’État ou des institutions mondiales, c’est « l’interaction forte de deux systèmes complexes, le système environnemental et le système sociétal qui est à l’origine d’une “asymétrie ” dans la relation entre les deux systèmes. Le système naturel peut exister, et il l’a fait pendant des milliards d’années, en l’absence du sociétal ». D’où la nécessité de chercher des lignes d’action reliant les deux systèmes, ce qui est une invitation à ne pas se contenter des utopies radicales : « Ce qui leur fait défaut [à ces utopies], c’est le trajet par lequel on pourrait atteindre cet état. La croissance s’arrêtera de toute façon, mais la véritable question est de savoir comment elle s’arrêtera, et, le cas échéant, au prix de quelles destructions et de quelles souffrances. » La prise de conscience des engrenages de la technique exige donc de bien concevoir les cheminements qui conduisent vers une société du futur en équilibre avec la planète. Ces ouvrages y contribuent.
O.M.
Georges Blin, BAUDELAIRE. Suivi de Résumés des cours au Collège de France, 1965-1977, Paris, Gallimard, coll. « Les Cahiers de la Nrf », 2011, 272 p., 26 €
Pour ce savant lecteur de Baudelaire qui écrit avant les années structuralistes et rappelle les études de Georges Poulet ou de Jean-Pierre Richard, sinon l’admirable Baudelaire de Pierre Emmanuel, Baudelaire est peut-être d’abord un penseur dont la force poétique n’est pas dénuée de force abstraite. Le même Baudelaire qui affirme : « J’ai un esprit philosophique qui me fait voir clairement ce qui est vrai », déclare dans Fusées : « L’enthousiasme qui s’applique à tout autre chose que les abstractions est un signe de faiblesse et de maladie. » Cette volonté poétique d’abstraction, Georges Blin tente de l’expliquer en cherchant l’enchaînement nécessaire de la pensée de Baudelaire qui se présente selon lui comme un drame philosophique en trois temps : la négation, l’aspiration à la définition d’un bien positif, la participation à un Autre infini. Un drame scandé à chaque fois par le goût de l’infini : se heurtant d’abord aux limites de la finitude, le poète tente de les dépasser dans le monde fini en fuyant les barrières avant de chercher la participation mystique dans un monde infini. De même que le poète « repousse la mesure humaine par excès d’orgueil, la Participation ne parviendra pas à sauver le Trop-humain ». La participation est un échec puisque le Dieu est incommunicable : « On se rappelle la phrase de l’Art romantique qui montre la “femme incommunicable comme Dieu, avec cette différence que l’infini ne se communique pas parce qu’il aveuglerait et écraserait le fini … ”. Mais le tort est de placer l’infini en avant, au lieu d’en faire la source possible que la créature convertit en acte. » Baudelaire écrit durant ces années cruciales où « la valeur de la valeur » n’est plus atteignable ni tangible, où les Référents se fragilisent selon Mallarmé tant sur les plans religieux (Dieu) qu’économique (l’or) ou esthétique (le Beau). Une époque où il faut déjà penser beaucoup car il n’est justement plus évident de « voir clairement ce qui est vrai », ce qui est l’entreprise même de Baudelaire. On regrettera l’absence d’une note éditoriale permettant de mieux connaître Georges Blin, juste présenté comme professeur émérite au Collège de France (dont de nombreux résumés de cours portant sur Baudelaire sont publiés en annexe).
O. M.
Hélène Maurel-Indart, DU PLAGIAT, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2011, 512 p., 9, 40 €. Michel Schneider, VOLEURS DE MOTS, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2011, 406 p., 9, 50 €
La rentrée littéraire a été marquée par un pseudo-débat médiatique sur le plagiat (voir le texte de Michaël Fœssel dans ce numéro). Un débat vite dégonflé ! Et pour cause : rien de nouveau sous le soleil. La réédition en poche de deux livres de référence sur le sujet le rappelle à bon escient. Ainsi Hélène Maurel-Indart, qui se penche sur la typologie de l’emprunt et ce qu’elle appelle les périphéries du plagiat comme le pastiche, souligne deux confusions majeures : « Les plagiaires, ou ceux qui font l’éloge du plagiat, ne font bien souvent que confondre, volontairement, les vertus de la réécriture créative, ludique, ou sublimée, et les vices du pillage et du parasitisme. Ils arguent, comme Jean-Luc Hennig dans son Apologie du plagiat, de l’autorité d’un Borges, authentique créateur, qui jouait dans ses fictions du thème du plagiat pour entretenir le fantasme du grand livre collectif et anonyme. » Parallèlement à la confusion entre une réécriture créative et le plagiat, un autre type de confusion est entretenu : celle qui ne distingue pas « les vertus de la fiction, porteuse de vérités sur la réalité des hommes et du monde et les vices de l’affabulation, se couvrant du manque de la fiction pour insinuer des contre-vérités ». Quant à Michel Schneider, psychanalyste et écrivain, il réfléchit sur le vol des mots et, comparant écoute psychanalytique (depuis Freud le monde de la psychanalyse n’a cessé de s’accuser d’emprunts, de vols et de plagiats) et écriture littéraire. « Je marquerai, écrit-il, une différence essentielle entre la cure analytique et l’écriture littéraire. Il est des choses que l’on ne peut faire seul et, à cet égard, rapprochement qui vaut ce qu’il vaut, honni soit qui mal y pense, une psychanalyse, c’est comme un baiser : il faut être deux. » Reste que ces livres ont été écrits avant que le plagiat déborde le champ des polémiques dites littéraires pour envahir les travaux scolaires et étudiants. Brandir l’intertextualité à tout vent ne suffit pas à répliquer à ces pratiques souterraines et pseudo-savantes du mensonge.
O. M.
En écho
UN ABÉCÉDAIRE DE LA FRANCE DANS LA REVUE SOCIALISTE – C’est un abécédaire de la France et non pas un programme que propose la revue du Parti socialiste (La Revue socialiste, 3e trimestre 2011, no 43). Ce sont des mots pêchés par Alain Bergounioux, des mots inattendus et fort utiles quand ils ouvrent des pistes qui auraient pu faire programme. On lira avec intérêt les contributions de Jacques Julliard (argent), Daniel Cohen (déclin), Francis Wolf (nature), Michel Lussault (quartier), Philippe Askenazy (travail), Jean-Luc Domenach (Yuan) mais aussi des entrées nommées Koh-Lanta, wikileaks ou rire. C’est aussi l’occasion de lire le texte lucide de Philippe Askenazy intitulé : « Le projet socialiste semble tétanisé par l’équilibre budgétaire. »
LA BELGIQUE VUE DE BELGIQUE – La Revue nouvelle, septembre 2011 (www.revuenouvelle.be), publie un dossier intitulé « La Belgique sur le fil ». Tout en critiquant la logique de négociations en cours (et fort mal parties à ce jour) entre huit partis qui dépossède le citoyen, la revue de Bruxelles ne se contente pas d’instruire le procès de la classe politique flamande et wallonne. D’où le souci des auteurs d’imaginer les conditions d’une redéfinition d’un projet collectif en cette période de crise politique généralisée qui ne concerne pas uniquement la Belgique.
LES FICTIONS DE COMMENTAIRE – Dans Commentaire (automne 2011, no 135), Jean-Claude Casanova imagine une fiction qui fait suite à celle du printemps 2001 (no 133) déjà publiée dans sa revue. Il avait alors demandé à des amis de répondre à la question : « Que fera la gauche dans l’hypothèse d’une victoire aux législatives de 2012 ? » Cette fois la question est symétrique : « Que fera la droite si elle gagne la présidentielle de 2012 et/ou les législatives de 2012 ? » Et chacun d’imaginer des scénarios divers. Le plus inattendu est la lettre rédigée par Jean-Louis Bourlanges à Nicolas Sarkozy qu’il signe Dominique Strauss-Kahn : c’est en effet une lettre de Dsk à Nicolas Sarkozy où le premier explique au président réélu ce qu’il a mal fait, bien fait et comment il pourrait mieux faire. Faire coacher Nicolas Sarkozy par Dsk est une idée qui n’est pas si bizarre : « Vous vous êtes réclamé de la réforme et du changement mais vous n’avez ni pensé le second ni conduit la première. Grâce à mon infortune, vous avez la chance inespérée de pouvoir enfin devenir un président légitime. Dans l’opération résurrection que vous vous apprêtez à mener, j’ai, bien involontairement, fait ma part de travail. Il vous reste à faire la vôtre. Yours sincerely. Signé Dsk. » À un moment où la vie politique est lourde et pesante, voire ennuyeuse car tristement répétitive, cette manière de parler de politique est originale.
CRITIQUE ET LA PHILOSOPHIE AFRICAINE – Critique, dans cette livraison d’août-septembre 2011 (Paris, Minuit), ne publie pas un dossier sur la françafrique sous la direction de Robert Bourgi mais un ensemble issu d’un colloque sur la place du philosopher (un verbe à l’infinitif) en Afrique. Loin des propos tenus sur l’Afrique il y a quelque temps par un président français, Suleymane Bachir Diagne présente aussi le numéro : « Il n’y a pas de périphérie et donc pas de centre. Il y a une activité philosophique des humains partout où ils se trouvent, qui va dans plusieurs directions, qui est posture herméneutique devant les œuvres d’art, distance critique devant les traditions, réflexion sur le langage, l’oralité et l’écriture, sur le développement des sciences, sur la mondialisation, une activité qui est pensée de l’humain et des droits qui lui sont attachés … Qui est aussi évaluation de sa propre histoire. C’est la manière dont une telle activité se déroule sur le continent africain qui est présenté dans ce numéro. » Sont ainsi abordés des thèmes comme le rapport de l’écrit et de l’oral, le nationalisme culturel, le tournant démocratique en Afrique, la charte des droits de l’homme, etc.
ANDRÉ BAZIN-CESARE ZAVATTINI – Dans la revue fondée par Serge Daney (Trafic, automne 2011, no 79, Paris, Pol), on lira un bel échange de lettres entre André Bazin (critique de cinéma à Esprit avant de fonder, avec d’autres, les Cahiers du cinéma) et Cesare Zavattini, le grand scénariste du néoréalisme italien d’après-guerre. Dans le texte qui accompagne cet échange, André Bazin évoque ainsi Zavattini : « Celui-ci reconnaît que Le Voleur de bicyclette est jusqu’à présent ce qui se rapproche le plus de son idéal cinématographique. » Et Zavattini de continuer : « Mais il y a encore trop d’intrigue ! Je rêve de faire un film avec le dixième, le centième du scénario du Voleur de bicyclette. Je voudrais suivre tout simplement un homme qui marche et auquel il se peut qu’il “n’arrive rien ”. Qu’il n’arrive rien pendant les quatre-vingt-dix minutes du film, un film dont par conséquent je ne connaîtrais pas moi-même la fin. » Un film qui ressemblerait à l’un de ces hommes qui marchent sculptés par Modigliani.
Avis
« Simone Weil : les écrits de Marseille ». L’association pour l’étude de la pensée de Simone Weil consacre son colloque annuel, qui aura lieu à La Baume-les-Aix les 29, 30 et 31 octobre, à la période où Simone Weil séjournait à Marseille pendant la guerre, avant son départ pour l’Angleterre. (Centre de séminaires, 1770, chemin de la Blaque, 13090 Aix-en-Provence.) Renseignements et inscriptions : 04 50 78 16 10.
L’association Paul Ricœur organise le samedi 5 novembre à la Faculté de théologie protestante un colloque sur « L’épreuve de la maladie. Perspectives phénoménologiques et psychanalytiques », avec Jérôme Porée, Paul Masotta, Philippe Cabestan, Jean-Philippe Pierron, Gilbert Vincent et Didier Sicard. (Amphithéâtre de l’Institut protestant de théologie, 83, boulevard Arago, 75014, Paris.)
« Pourquoi et comment faut-il introduire une culture éthique à l’école publique ? » C’est pour explorer cette question que la Ligue de l’enseignement et l’association Confrontations (Aic) organisent un colloque les 25 et 26 novembre 2011 dans le cadre du Salon de l’éducation (Porte de Versailles, Paris). Informations : Confrontations, 25, rue Gandon, 75013 Paris, confrontations.intellectuelschretiens@wanadoo.fr ou Ligue de l’enseignement, 3, rue Récamier, 75007 Paris, cconte@laligue.org
Dans les mois qui viennent, nous poursuivrons l’analyse de la crise économique et financière en cours, dont le développement redéfinit déjà les rapports de force européens et le débat politique français. Peut-on vraiment domestiquer Wall Street ? Quels sont les projets de réforme lancés aux États-Unis ? Que peut-on en attendre ? Pour l’économie française, quelle stratégie entre les excès de la dette et les risques d’une croissance faible ? Mais au-delà de la gestion des questions économiques, il s’agit aussi de mieux comprendre le fonctionnement des échanges aujourd’hui, par exemple à partir des travaux de l’économiste britannique Susan Strange qui avait anticipé les transformations de la globalisation. Nous suivrons aussi, un an après le début des premières manifestations en Tunisie, les suites des révolutions arabes, qui contribuent à changer la situation des pays européens dans une carte du monde qui se redessine. Nous publierons des entretiens avec Olivier Roy, Joseph Maïla, Patrick Haenni …
À partir de cette livraison d’octobre 2011, nous inaugurons une nouvelle rubrique intitulée « Position ». Placée en ouverture du numéro après l’éditorial signé Esprit, elle sera l’occasion pour les collaborateurs de la revue de prendre des positions sur des sujets qui auront surgi dans l’actualité ou sur des thématiques au long cours. Cette rubrique, qui sera signée et composée de textes courts, a pour but de donner un ton plus vif et engagé à la revue. Ce qui ne signifie pas qu’elle devra céder aux fausses polémiques.
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Henri Godard, Céline, Paris, Gallimard, 2011, 593 p.
- 1.
Dans la collection « Bibliothèque de la Pléiade », p. 11-47.
- 2.
Les pamphlets sont interdits de publication par l’ayant droit − mais tout le monde s’accorde pour dire qu’on les trouve chez les marchands de livres anciens, dans des éditions pirates fabriquées par des officines bizarres, et sur l’internet.
- 3.
Sans doute informé par le journaliste Georges Zérapha, Esprit de mars 1938 avait publié une liste d’emprunts avec comparaison sur deux colonnes.
- 4.
De 1945 à 1951. Il s’achève par une condamnation considérée comme légère − prison et confiscation −, puis par une amnistie en tant qu’ancien combattant de 1914-1918, blessé et cité.
- 5.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Otto Abetz, ambassadeur d’Allemagne à Paris, qui a offert son prénom aux fameuses « listes Otto » ; Karl Epting, directeur de l’Institut allemand à Paris (il a fourni du papier à l’éditeur de Céline) ; je ne présente pas Ernst Jünger ; Gerhardt Heller, célèbre organisateur de festivités culturelles germano-françaises et dispensateur d’autorisations.
- 6.
David Grossman, le Sourire de l’agneau, Paris, Le Seuil, 1995.
- 7.
Id., Voir ci-dessous amour, Paris, Le Seuil, 1991.
- 8.
Id., le Vent jaune, Paris, Le Seuil, 1988.
- 9.
Id., Chroniques d’une paix différée, Paris, Le Seuil, 2003.
- 10.
Id., l’Enfant zigzag, Paris, Le Seuil, 1998.
- 11.
D. Grossman, Quelqu’un avec qui courir, Paris, Le Seuil, 2003.
- 12.
Id., Tu seras mon couteau, Paris, Le Seuil, 2000.
- 13.
Ernest Hemingway, Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1977, vol. 1, p. 1178.
- 14.
Norman Mailer, Bivouac sur la Lune, Paris, Robert Laffont, 2009, p. 14.
- 15.
Parmi les dernières tentatives d’appropriation de Spinoza hors du champ strictement philosophique, citons le livre du sociologue et économiste Frédéric Lordon, Désir et servitude. Spinoza et Marx, Paris, La Fabrique, 2010.
- 16.
Voir, sur ce point, le livre devenu classique d’Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Paris, Minuit, 1969.