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Dans le même numéro

Hollywood est un roman noir (1). Le Dahlia Noir

janvier 2007

#Divers

Hollywood vu de Paris, par les lecteurs de la « Série Noire » ou de « Rivages/Noir » ou par les cinéphiles, est une légende à multiples aspects. Il y a eu la légende rose pour la presse populaire. Cette légende s’appuyait sur le mythe du rêve américain : c’est l’histoire de la jolie et sympathique jeune fille, remarquée dans sa petite ville de l’Amérique profonde pour son charme et qui « monte à Hollywood ». Elle finit par tourner le film qui lui permet de faire carrière et de faire rêver des millions d’autres jeunes femmes. De cette success story mythique, David Lynch a tiré un des rares chefs-d’œuvre récents du cinéma américain. Au début de Mulholland Drive, le « sourire éblouissant » de Naomi Watts à sa descente d’avion à l’aéroport de Los Angeles est inoubliable. Mais, elle se suicide après deux heures de dérives oniriques. Le rêve hollywoodien a tourné au cauchemar. La jolie fille (blonde) n’a pas été choisie parce qu’une autre (brune) a été imposée au metteur en scène par des producteurs sans scrupule, des mafieux. À la légende rose a succédé la légende noire, la « corruption » est le grand thème implicite de cette histoire.

Cette transition du rose au noir n’est pas récente. Dans ses mythiques romans, du Grand Sommeil (1939) à The Long Good-Bye (1953), Raymond Chandler met en scène des familles puissantes de Californie, toujours liées au monde du cinéma, de la mafia et des affaires d’où naissent le mal et le crime. Mais les responsables des crimes sont toujours des femmes perverses, et au cœur de l’intrigue se trouve un couple de femmes (deux sœurs, ou deux femmes qui se ressemblent). La corruption de cette société est quand même mise en scène : quand ces grandes familles ont un problème, il y a toujours « quelqu’un » prêt à donner un coup de main (trouver un tueur à gages, un médecin marron, une liasse de dollars). Et ce « quelqu’un » est en fait un gangster, membre d’une mafia locale. Mais ce thème est peu développé ; chez Chandler, le mal est d’abord interne à l’homme (et à la femme).

En revanche, la corruption de la société est au cœur des romans de Dashiell Hammett. Dans la Moisson rouge (1929), le « privé », payé par un mort, sème des zizanies mortelles entre les membres des gangs. La leçon politique est claire : l’homme d’affaires qui a « construit » la ville, a écrasé les revendications de son personnel en faisant appel à des « briseurs de grèves », c’est-à-dire à des gangsters qui ont pris le pouvoir réel, passant des contrats avec les policiers et les politiciens locaux. Ces hommes de pouvoir ont quelques problèmes avec des passions privées, mais les « femmes fatales » font seulement de la figuration. Les thématiques de Chandler et de Hammett se complètent très bien. Chandler est un moraliste puritain qui a le sens de l’humour et Hammett fait de la critique politique sarcastique. Tous deux mériteraient d’être retraduits.

Leurs héritiers romanesques oscillent entre ces deux thématiques, les passions privées et la corruption sociale. C’est du moins ce que l’on pourrait penser du plus célèbre écrivain de romans noirs d’aujourd’hui, James Ellroy. Il a eu sa « scène primitive » personnelle, l’enfance à Los Angeles, le divorce de ses parents (il a six ans), le compagnonnage avec une mère qui menait une vie libre, le viol et l’assassinat non élucidé de celle-ci (en 1958, il a dix ans), le retour auprès d’un père « beauf » qui haïssait le souvenir de sa femme, l’emmenait au cinéma et aux matches de boxe, la mort du père quand il avait dix-sept ans. Tout cela fut suivi de dix ans d’une vie déstructurée : petite délinquance, dope et alcool, petits séjours en prison, militance extrémiste, frustrations multiples. Enfin il est sorti de cet enfer par la lecture et l’écriture. Ses lectures lui racontent le Los Angeles des années 1940 et 1950 : le rôle des mafias et des hommes d’affaires véreux dans le financement du cinéma hollywoodien, la légendaire corruption et la brutalité du « Lapd » (la police de Los Angeles), les crimes sanglants, surtout l’assassinat d’Elizabeth Short, surnommé par la presse le « Dahlia Noir ». Son cadavre horriblement mutilé a été découvert en 1947. Ce crime est officiellement non élucidé. Il n’y a guère de parallèle à faire entre la mère de 43 ans, infirmière diplômée, qui se voulait libre en 1958 et la starlette de 22 ans qui croyait pouvoir faire carrière à Hollywood en 1947 en obéissant aux hommes qui avaient le pouvoir dans un monde corrompu. Ellroy avait réussi quelques romans sur le thème des serial killers (surtout la trilogie de « Lloyd Hopkins1 » : il y raconte les mésaventures d’assassins qui tombent sur un flic encore plus cinglé qu’eux), quand il commence sa thérapie en écrivant des romans noirs historiques sur la Californie des années 1940 et 1950 traitant de la corruption et du rôle des mafias dans l’économie hollywoodienne. En 1987, il publie sa version personnelle du Dahlia Noir, moitié reconstitution romancée, moitié polar halluciné. Dans ce roman, Ellroy cherche à fusionner l’histoire de sa mère, assassinée en 1958, et celle d’Elizabeth Short, assassinée en 1947. Il y a peu, il détestait encore le souvenir de sa mère, femme dévote et puritaine, et pourtant volage, qui traînait dans les bars ; mais il commence sa réconciliation avec elle et dédie son livre à son souvenir. Très gros succès public et critique.

Le Dahlia Noir est un roman complexe, avec ses nombreux personnages, réels ou imaginaires. Ainsi le héros, Bleichert, jeune flic « assez honnête », commet lui aussi sa « petite corruption » et devient le « partner » d’un grand flic, Blanchard, et l’ami de la compagne de celui-ci, Kay. Ils participent à quelques coups importants et, sur la piste d’un « petit serial killer », arrive l’événement de l’assassinat d’Elizabeth Short. La police et l’opinion publique sont en ébullition, à commencer par une presse qui vit des faits divers les plus sanglants. Blanchard est fasciné par ce crime. Bleichert se laisse séduire par Madeleine, une étrange jeune femme qui ressemble à Elizabeth Short, fille d’un magnat de Los Angeles devenu richissime grâce à des malversations commises avec un des créateurs (authentiques) d’Hollywood, Mack Sennett, connu pour ses films burlesques. Le livre pourrait être un brûlot politique, mais il ne l’est qu’en partie (la corruption des policiers est un des ressorts du roman). James Ellroy a évolué de l’extrême droite à la droite plus classique. Il s’intéresse plutôt au mal qui est en l’homme. Derrière les affaires de corruption, c’est au mal né de pulsions perverses qu’il trouvera « sa » vérité (imaginaire) sur l’affaire du « Dahlia Noir ». À côté de l’homme d’affaires pourri, règnent des femmes perverses. Elles nous rappellent que James Ellroy, marqué par le souvenir de sa mère, est un héritier du puritanisme de Chandler.

Il existe des livres et des sites, qui veulent dire « leur » vérité sur le cas du Dahlia Noir. La version la plus médiatisée en France est celle de Steve Hodel, policier à la retraite, qui reconnaît dans son père, le docteur Georges Hodel, l’assassin du Dahlia Noir. Le dossier sur l’Affaire du Dahlia Noir (2003) a été publié en France (2004) au Seuil dans la collection très estimée de Robert Pépin qui en a assuré la traduction. Le livre, bourré d’informations, est très troublant. Le Georges Hodel dont il retrace la vie est une sorte de génie du mal, enfant surdoué, pianiste de concert dès l’adolescence, puis médecin et chirurgien célèbre, fréquentant des artistes cotés, le photographe Man Ray et le cinéaste John Huston. Georges Hodel est accusé de viol par sa fille. Jugé, il est innocenté grâce à un célèbre avocat. Des témoignages font de lui un sadique actif participant à des parties fines. Lors de l’affaire du Dahlia Noir, il est mis en cause, ainsi qu’un de ses amis, Fred Sexton. Ils disparaissent pendant plusieurs dizaines d’années. Georges Hodel rentre aux États-Unis tardivement, meurt très âgé, léguant un mystérieux album de photos qui convaincra son fils d’enquêter, cinquante ans après les faits, sur la mort d’Elizabeth Short. Le fils policier sortira convaincu de la culpabilité de son père. Hodel, médecin influent, a pu échapper à la justice : il savait tout sur un important réseau mafieux, celui des médecins avorteurs.

Est-ce « la vérité » ? Un documentaire récent2 (de Thibault Chatel et Benoît Clair, 2006) montre que des journalistes, des juges californiens sont aujourd’hui convaincus par son dossier. James Ellroy a préfacé le livre de Steve Hodel et témoigne de son intérêt pour l’enquête du fils sur le père. Steve Hodel suspecte son père et son complice d’autres crimes commis sur des femmes, dont (peut-être) Geneva Hilliker Ellroy, la propre mère de James Ellroy. Le livre de Steve Hodel est troublant car il est, du point de vue « romanesque », très convaincant par son portrait d’assassins effectivement capables d’actes aussi horribles. Il faut ajouter qu’Ellroy avait anticipé sur ces enquêtes familiales macabres en publiant Ma part d’ombre (1996), récit tout aussi troublant de l’enquête, faite avec l’aide d’un policier retraité, sur l’assassinat de sa mère. Encore un récit noir et cru(el), où le fils se réconcilie avec sa mère, femme libre dans une société qui ne permettait guère aux femmes de l’être. Ellroy est revenu dans des courts textes sur son « autobiographie noire », et celle de ses parents (Destination morgue, 2004). Fils d’une femme violée et étranglée, délinquant drogué et militant para-nazi pendant dix ans, les « autofictions » du romancier américain laissent sur place celles des petits maîtres français. On devine qu’il est impossible de démêler la « vérité historique » de la « fiction vraisemblable » dans toutes ces histoires cruelles et fascinantes.

Plus récemment un auteur-enquêteur, Don Wolfe, vient de publier son propre Dossier Dahlia Noir (2005, trad. Paris, Albin Michel, 2006), qui contredit l’enquête de Steve Hodel. Il prétend s’appuyer sur des pièces policières nouvellement publiées que Steve Hodel ne pouvait pas connaître. Wolfe est le fils d’un producteur de Los Angeles, il est né et il a vécu dans le sérail hollywoodien. Son livre est très documenté sur la corruption californienne des années 1940 à 1970. On croirait lire la Moisson rouge de Hammett, à l’échelle d’un des États les plus riches et les plus puissants de la planète, la Californie. On y découvre une économie très particulière : le cinéma, l’immobilier, la mairie, la police, les journaux, les jeux, les boîtes de nuit, l’alcool, la drogue, le recrutement des starlettes, la prostitution, les réseaux d’avorteurs, tout est aux mains d’une oligarchie associant des hommes d’affaires, des politiques, des policiers et des gangs mafieux. Cette « tête » bénéficie de la complicité passive ou active des « masses populaires » toujours prêtes à croire la presse populaire qui monte en épingle les faits divers, à jouer dans des bouges clandestins, à boire de l’alcool, à fréquenter les maisons de passe ; tout cela, côté hommes. Côté femmes, c’est le miroir aux alouettes hollywoodien qui conduit les jeunes femmes ambitieuses plus sûrement dans les maisons de prostitution que dans les studios de cinéma, ou alors dans le cinéma porno. C’est comme cela qu’a probablement commencé la carrière de Marilyn Monroe. C’est ce qui aurait conduit Elizabeth Short à la mort : selon Wolfe, elle est devenue la maîtresse d’un important patron de la presse de Los Angeles. Enceinte, elle aurait refusé d’avorter et aurait été assassinée par un tueur de la mafia et mutilée par un médecin avorteur. Le dossier de Don Wolfe est très convaincant dans sa description de la corruption généralisée à Los Angeles « à la Hammett », et très peu sur la motivation (les passions extrêmes « à la Chandler ») des assassins et les raisons des horribles mutilations subies par la jeune femme. Le récit de Steve Hodel l’emporte sur ce point. Il faut dire que ces enquêtes documentaires sont explicitement en concurrence avec un roman très réussi sur le sujet, celui de James Ellroy.

La publication du dossier de Don Wolfe est liée à un événement, l’adaptation au cinéma du célèbre roman d’Ellroy par un cinéaste reconnu, Brian de Palma. Le film a été présenté aux festivals de Venise et de Deauville, et a été très médiatisé, en particulier par le romancier lui-même qui n’hésite pas à avouer (par exemple dans le documentaire de Robert et Clara Kuperberg3) qu’il doit sa célébrité à son exploitation de trois biographies noires, celle d’Elizabeth Short, celle de sa mère, et la sienne propre. L’adaptation du roman est problématique : il s’agit d’un gros livre complexe, avec de nombreux personnages. Il contient des scènes sataniques ; les épisodes « mexicains » y sont sans doute ce que le roman contemporain a produit de plus épouvantable sur la description du septième cercle de l’enfer. Inadaptable au cinéma. La représentation des mutilations d’Elizabeth Short est insupportable.

La représentation de la violence dans le cinéma de genre – westerns, policiers, fantastiques, etc. – a dérivé vers l’horreur pour plaire à un public d’adolescents rigolards et fascinés. C’est pourquoi les derniers films de Scorsese (citons Gangs of New York) sont insupportables. A contrario, David Cronenberg (History of Violence) et David Lynch (Blue Velvet) sont capables de faire des films intelligents et beaux dans lesquels la violence est fondamentale dans la signification des films. Mais ils sont d’assez grands cinéastes, inventifs dans leur maîtrise de la forme, comme Hitchcock (Psycho), pour nous suggérer beaucoup en montrant fort peu. De Palma est de cette trempe.

Son adaptation du Dahlia Noir est un « bon » film, ce n’est pas un chefd’œuvre comme les films de Cronenberg ou de Lynch. Mais il a réussi à faire une adaptation du roman de Ellroy en se jouant de la représentation de la violence. Son scénariste (Josh Friedman) a simplifié le scénario, la richesse complexe du roman étant intraduisible au cinéma, sauf à faire un film de six heures (durée de la première version, paraît-il). Il ne peut pas complètement éviter la représentation des mutilations (trop connues) de la victime. Un spectateur sensible peut y échapper en fermant les yeux quelques secondes seulement (pendant Gangs of New York, il faudrait fermer les yeux pendant deux heures et demie pour échapper aux violences gratuites). Les derniers films de De Palma montrent l’évolution du cinéaste : après des premiers films très remarqués dans sa façon d’intégrer l’héritage des grands cinéastes qui avaient déjà traité de la violence (le Hitchcock de Psycho, le Hawks de Scarface), De Palma s’est éloigné de la surenchère. Il n’a plus à prouver qu’il sait faire hurler une salle (il y est très bien arrivé dans la toute fin de Carrie, 1978, où il n’y a pas une goutte de sang). Il a remplacé la facilité émotionnelle de la représentation « réaliste » de la violence par l’élégance de la mise en scène et l’usage de morceaux de bravoure ludiques. Dans Snake Eyes (1998), un assassinat politique lors d’un match de boxe est représenté quatre ou cinq fois avec à chaque fois des significations différentes, utilisant l’énergie de ses acteurs (Nicolas Cage), des milliers de figurants hystériques et des plans-séquences d’une virtuosité étonnante. Mais la « signification » de ces films échappe à une partie de la critique qui ne voit pas que De Palma joue avec le genre au lieu de renchérir par la violence comme trop de ses confrères. Des films comme L’esprit de Caïn (1992) ou Femme fatale (2001) sont très drôles (et très brillants). La mise en scène prend les clichés du genre pour les retourner, et donne des films un peu tordus, mais brillamment et intelligemment divertissants. Espérons que les critiques qui ne voient souvent en De Palma qu’un « habile pasticheur » verront que la « femme fatale », qui s’habille comme le Dahlia Noir pour mieux lui ressembler, s’appelle « Madeleine », comme l’héroïne à deux identités de Vertigo d’Hitchcock. Cette citation n’est pas due à De Palma, elle vient du roman d’Ellroy. Ce thème des « couples » de femmes fatales vient aussi de Chandler, mais le film d’Hitchcock adaptait un roman des Français Boileau-Narcejac, et Ellroy raconte qu’il a vu prémonitoirement Vertigo deux semaines avant l’assassinat de sa mère. En revanche, derrière l’élégance de la forme cinématographique (belle photographie, montage souple, amples mouvements de caméras, recours aux longs plans-séquences), le film a un ton satirique et ironique, voire grotesque, bien propre à De Palma. Malgré la publication des dossiers sur le « Dahlia Noir » qui contredisent tous la version romanesque du roman d’Ellroy, De Palma a dû conserver la « solution » imaginaire du romancier et respecter sa plongée dans les perversions d’une famille folle. Cependant le cinéaste et son adaptateur ont réussi à orienter la lecture du film en conservant les soubassements « politiques » du roman : avant d’être des pervers, les « méchants » de son film sont d’abord des corrompus. S’il y a surtout du Chandler dans le film, il y a également du Hammett.

  • 1.

    Un de ses romans, Lune sanglante (1984), a été adapté au cinéma, avec un vrai succès critique, sous le titre de Cop par James B. Harris, cinéaste marginal et intéressant, que l’on retrouve comme producteur du Dahlia Noir.

  • 2.

    Diffusé sur le câble, chaîne 13e Rue, la semaine de la sortie du film de Brian de Palma, Le Dahlia Noir.

  • 3.

    Diffusé par Arte le 10 novembre 2006 et diffusé en Dvd. La chaîne culturelle franco-allemande a réalisé un site luxueux sur Ellroy à cette occasion.