Hollywood est un roman noir (2). Marilyn Monroe
L’actualité du Dahlia Noir, le roman d’Ellroy et le film de De Palma accompagnés de divers dossiers documentaires (livres, films) sur le sujet1, n’est pas la seule dans le domaine du « crime hollywoodien2 ». Domine encore aujourd’hui dans la mythologie populaire, le mystère de la mort de Marilyn Monroe en 1962. Est-ce un autre « crime hollywoodien » ? On ne compte plus les livres qui racontent la vie de la célèbre actrice. Récemment encore, une célèbre romancière américaine, Joyce Carol Oates, a imaginé sa Blonde (2000). Et un écrivain estimé, Michel Schneider, psychanalyste, musicologue, ancien directeur auprès d’un ministre de la Culture, vient d’obtenir le prix Interallié 2006 pour un beau livre, Marilyn dernières séances. Son livre décrit un Hollywood vu de Paris, et son « roman » s’appuie sur de nombreux livres, cités en fin de son ouvrage, pour reconstituer la vie et la mort de Marilyn.
Parmi ses références, on trouve le Marilyn Monroe, enquête sur un assassinat de Don Wolfe, également auteur d’un Dossier Dahlia Noir. Aux États-Unis, la vie privée étant faiblement protégée par la loi, n’importe qui peut écrire n’importe quoi sur n’importe quel sujet, prétendre que Robert Kennedy est responsable de la mort de Marilyn, par exemple. « Elle aurait su trop de choses » sur certains hommes politiques. Comme histoire et fiction sont, ici, étroitement mêlées, signalons au passage que ce thème est effleuré par James Ellroy dans son roman noir historique, American Tabloid (1995, gros succès à sa sortie), qui flingue tous les hommes politiques, sauf, justement, Robert Kennedy qui s’était attaqué à la mafia. Comme il est impossible à un lecteur français de prétendre dire « la » vérité sur ces sujets, disons simplement que la biographie de Marilyn qui semble la plus fiable est celle de Donald Spoto, Marilyn Monroe, la biographie (1993). L’auteur (études de théologie) a la réputation d’être très scrupuleux et sa biographie d’Alfred Hitchcock fait référence (la Face cachée d’un génie. La vraie vie d’Alfred Hitchcock, 1983). Spoto avait déjà fait le procès de la thèse de l’assassinat de Marilyn, celle que reprend Wolfe. Michel Schneider connaît la vie de Marilyn à partir de 20 ou 25 livres, mais il semble bien que son livre est d’abord une réponse à la biographie de Spoto. C’est que Spoto défend une thèse qui ne peut que provoquer un psychanalyste.
L’histoire de Marilyn est à la fois une success story, celle de la pauvre fille devenue une star grâce à son talent, mais c’est aussi une « tragédie américaine psychiatrique ». Son parcours a été d’une rare violence : la pauvreté d’abord, et ensuite des débuts qui risquent fort d’avoir été semblables à ceux où Elizabeth Short, le Dahlia Noir, s’est perdue : les boulots pourris, la prostitution, les films pornos, les avortements. Toute sa biographie pourrait donner une image sordide : la naissance dans une famille marquée par la folie (au sens clinique du terme), les viols, l’alcool, la drogue, la nymphomanie, et surtout l’abus d’une drogue dure, la médecine psychiatrique. Hollywood faisait consommer à ses acteurs des quantités ahurissantes de médicaments psychotropes, calmants, somnifères, excitants.
Mais Marilyn était aussi un génie. On emploie plutôt ce terme pour les « auteurs », mais un des meilleurs cinéastes-critiques français, Luc Moullet, a pu écrire avec justesse une « politique des acteurs ». Très cultivée à sa façon d’autodidacte, Marilyn travaillait de façon forcenée son métier de comédienne avec Lee et Paula Strasberg, les fondateurs du célèbre Actor’s Studio. Elle a créé un personnage de « ravissante idiote » (ravissante, oui, idiote, non), très fine et très courageuse. Marilyn a été maltraitée par ses producteurs. Elle a été la victime de son célèbre écrivain de mari, Arthur Miller, qui n’a pas su lui donner un rôle à sa hauteur dans les Misfits. Marilyn était aussi gravement dépressive et suicidaire, vivant dans le milieu le moins fait pour la stabiliser. Et ce ne sont pas les psychanalystes qui l’ont aidée. C’est là que le conflit entre Donald Spoto et Michel Schneider est patent.
Spoto donne un portrait très cruel d’un certain nombre de célébrités hollywoodiennes. Les cinéastes par exemple. Les cinéphiles français ont beaucoup d’estime pour John Huston. L’enquête de Steve Hodel, l’Affaire du Dahlia Noir (Le Seuil, 2004) a présenté les fréquentations artistiques de George Hodel, son père, qu’il considère comme l’assassin du Dahlia Noir. Le terme de « sadique » qu’il avait employé revient aussi sous la plume de Donald Spoto. On a beaucoup accusé Marilyn d’avoir retardé, par ses « caprices », le tournage des Misfits, entraînant des surcoûts et peut-être la mort de Clarke Gable, épuisé par un tournage dans le brûlant désert du Nevada. En fait, Huston est accusé par Spoto d’avoir volontairement fait tourner ses acteurs dans des conditions physiques extrêmes, en multipliant les prises inutiles, uniquement pour marquer son « pouvoir » sur ses acteurs. C’est pour cela que Huston était célèbre pour le « réalisme » (doit-on traduire ce mot par « sadisme » ?) de ses séquences à effets spéciaux. Huston passait ses nuits à jouer dans les casinos voisins, perdant l’argent du tournage, dormant le jour, envoyant Marilyn passer des séjours dans des cliniques, officiellement pour qu’elle soigne ses nerfs, en fait pour avoir le temps de trouver de nouveaux fonds pour son tournage (et ses parties aux casinos).
Après les cinéastes, les psychanalystes. Ceux-ci avaient un grand pouvoir intellectuel à Hollywood, et Marilyn a été soignée de façon intensive par un psychanalyste, Ralph Greenson. Celui-ci était une star du genre : nombreux patients célèbres (Frank Sinatra, Vincente Minelli), auteur de livres et de conférences ; il a même été scénariste-conseil pour des films sur la psychiatrie. Marylin a été sa patiente la plus célèbre. Spoto reproche à Greenson d’avoir été un médiocre psychanalyste, gavant l’actrice de médicaments dangereux, lui faisant faire jusqu’à deux séances par jour, et, faute suprême pour un psychanalyste, de l’avoir intégré à son cercle familial. Tout cela a déstabilisé l’actrice, sans doute tuée par sa dépression, une surdose de médicaments (elle avait un second médecin qui lui en prescrivait d’autres en même temps) et un traitement psychiatrique raté.
Or, pour Michel Schneider, cela ne peut pas être aussi simple. Ralph Greenson n’était pas qu’un psychanalyste médiatique recevant des stars dans son cabinet. Il avait été psychanalysé par Otto Fenichel qui était un disciple direct de Freud. Greenson connaissait très bien Anna, la fille de Freud, et Marianne Kris, disciple de celle-ci et autre figure historique du mouvement psychanalytique. Ajoutons que c’est Fenichel qui a formé Rudolph Loewenstein, bien connu en France pour avoir été le psychanalyste de Jacques Lacan, mais aussi d’Arthur Miller, le mari de Marilyn. Ce monde est petit. Greenson a une oüuvre théorique derrière lui, et Michel Schneider ne peut sans doute pas le considérer comme un charlatan incapable, ce que pense probablement Spoto. Michel Schneider nous donne une biographie-fiction éclatée de Marilyn, jouant avec toutes sortes de facettes, ne donnant pas « une » vérité, mais « des » vérités possibles, n’excluant a priori aucune thèse sur la mort de l’actrice, mais pensant certainement que Marilyn était un « cas » clinique trop puissant pour un « assez bon » psychanalyste comme Greenson. Il aurait fallu que celui-ci soit un bien plus grand psychiatre pour résister à une patiente ayant un inconscient (c’est-à-dire une folie) aussi puissant(e) que Marilyn. Ce que Michel Schneider raconte avec beaucoup de finesse, c’est le transfert et le contre-transfert tragiques vécus simultanément par Greenson et Marilyn.
Il y a toutes sortes de « crimes hollywoodiens ». Il y a eu l’assassinat de Geneva Hilliker, la mère d’Ellroy, scène primitive de ses (auto)fictions. Il y a eu aussi les destinées tragiques de Marilyn Monroe et Elizabeth Short ; celles-ci ont eu des débuts de starlettes assez parallèles, puis leurs vies ont rapidement divergé, mais elles se sont retrouvées dans la mort. Tuées par qui ? La vérité est-elle dans des fictions rêvées par des artistes ou dans des documents rassemblés par des enquêteurs aux prises avec des mystères inaccessibles ?
- 1.
Voir la note dans Esprit, janvier 2007 : « Hollywood est un roman noir (1). Le Dahlia Noir ».
- 2.
Expression utilisée par le romancier anglais Philippe Kerr pour qualifier les meurtres de femmes par des hommes sadiques dans son beau roman écrit à l’ombre de Wittgenstein, Une enquête philosophique.