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Dans le même numéro

Jean-Pierre Martin : Éloge de l'apostat. Essai sur la vita nova

février 2011

#Divers

Librairie

Jean-Pierre Martin, ÉLOGE DE L’APOSTAT. Essai sur la vita nova. Paris, Le Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2010, 302 p., 19, 50 €

Jean-Pierre Martin avait été remarqué il y a une douzaine d’années pour des essais qui remettaient en perspective, et relativisaient, la place réelle de Céline dans l’histoire littéraire1. L’auteur y revalorisait des écrivains comme Raymond Queneau. Son récent Éloge de l’apostat fait diptyque avec un précédent Livre des hontes2, puisqu’il traite d’un thème commun : quelle est l’expérience qui fait qu’un « bon écrivain », ou un « écrivain estimable », se mue en « grand écrivain » ? Une telle approche se démarque de la thèse, héritée du Contre Sainte-Beuve de Marcel Proust, selon laquelle la biographie d’un écrivain importe peu. On peut cependant repérer, au cœur d’une œuvre authentique, des « noyaux durs » spécifiques à chaque grand créateur, plus ou moins profondément enfouis dans sa psyché et qui transparaissent dans ses textes. Cependant, Jean-Pierre Martin ne psychanalyse pas les auteurs qu’il lit, il ne remonte pas à leur petite enfance. Dans son précédent livre, il montrait l’importance de l’expérience de la honte, souvent vécue à l’adolescence, pour bon nombre de grands écrivains – de Dostoïevski à Conrad, de Kafka à Rushdie, de Proust à Marguerite Duras. Un tel palmarès donne le sentiment que, sans une telle expérience, nul ne saurait devenir un « grand écrivain »…

Après la honte, l’apostasie. Dans ce présent « livre de l’apostat », Jean-Pierre Martin nous raconte d’abord « d’où il parle » : après une vie en lignes brisées de militant d’extrême gauche engagé dans le « tout politique » (il a croisé Benny Lévy dans cette vie antérieure qui ressemble à un road-movie), il a fini par rompre avec ses « illusions lyriques ». Jean-Pierre Martin avoue lui-même être un « apostat » qui a eu une « vie déchirée ». Or, dans nos médias et dans nos Lettres, il est toujours mal vu de renier ses premières idées ; on est alors un « renégat », un « traître » (à moins de porter ces attributs haut et fort, comme Philippe Sollers…). Nous voyons bien comment est célébré aujourd’hui le « plus célèbre philosophe français vivant » sous prétexte qu’il a comme grand mérite d’être resté inébranlablement fidèle à ses erreurs de jeunesse3. Nous pourrions remarquer que le vocabulaire qu’on retrouve dans tous les discours politisés de l’extrême gauche à l’extrême droite – « fidélité » (favorable), « trahison » (péjoratif) – appartient en fait au vieux fond du vocabulaire archaïque féodal, ainsi la devise des SS léguée par Hitler : « Mon honneur s’appelle fidélité. » Jean-Pierre Martin a donc le projet de faire l’éloge de l’« apostat » qui a rompu avec un passé jugé néfaste. La rupture est un beau mot. Mais s’il existe bien des substantifs péjoratifs – traître ! renégat ! déserteur ! –, la langue française n’a pas créé de substantif favorable adapté à notre propos : « rupteur » n’appartient qu’au vocabulaire de la technique. Jean-Pierre Martin a donc choisi : « apostat ». Pour les apostats qui l’intéressent, la rupture a été une renaissance vers une vie créative exaltante. Mais dans un premier temps leur vita nova leur a coûté cher. Les anciens compagnons de route, et de nombreux observateurs (bref, les « médias », même les plus sophistiqués) ne leur ont pas pardonné cette (bienheureuse) « trahison » : il « avait retourné sa veste […] ou peut-être la portait-il de ce côté-là, avant » a écrit Simone de Beauvoir à propos de David Rousset4. L’auteur peut ainsi consacrer tout un riche chapitre à « L’irremplaçable savoir du déconverti », devenu un expert en vigilance comme Koestler et Robert Antelme pour détecter les « imbéciles intelligents » et les « nouveaux types de con », comme Semprun pour se gausser de la « dialectique », comme Duras et Camus pour récuser le « péremptoire du militant » et le ton « définitif ».

Il est logique que la première partie du livre (« Des vies transfuges ») soit principalement consacrée aux anciens membres (ou proches) du Pcf qui ont rompu avec le parti stalinien à des dates diverses : André Gide (en 1936), Albert Camus (en 1937), Arthur Koestler (lors des procès de Moscou en 1938), Georges Orwell (en 1938), André Malraux, Paul Nizan et Julien Gracq (lors du pacte germano-soviétique en 1939), Francis Ponge (en 1947), Edgar Morin (en 1949), David Rousset (en 1949), Marguerite Duras (en 1950), Roger Vailland (en 1956), Claude Roy (événements de Hongrie, 1956), Jorge Semprun (en 1964). À cause de « l’effet Stalingrad », il y avait 2 000 intellectuels, écrivains et artistes encartés au Pcf en 1955 – il y en avait moins de 150 en 1965. Après leurs ruptures, des apostats ont écrit des livres mémorables : Panaït Istrati : Vers l’autre flamme (1929) ; Paul Nizan : la Conspiration (1938) ; Georges Orwell : Hommage à la Catalogne (1938) ; Albert Camus : l’Homme révolté (1951) ; Arthur Koestler : Hiéroglyphes (1954) ; Edgar Morin : Autocritique (1959). Jorge Semprun : Autobiographie de Federico Sanchez (1976), l’Écriture ou la vie (1994) ; Claude Roy : Moi je (1969). Évidemment, les apostats vivent un grand paradoxe : cette première vie qu’ils voudraient ne pas avoir vécue, c’est le terreau dans lequel s’enracine leur nouvelle œuvre.

L’héritage de cette époque est, sur le plan politique, une expérience négative. L’apport positif est « littéraire », d’où l’intérêt de Jean-Pierre Martin pour un écrivain comme Roger Vailland qui a vécu des épisodes libertins ou junky ou de désintoxication ; Vailland est un « bourlingueur » de la « vita nova multipliée » : activisme politique, romancier, diariste (Écrits intimes, posthume). Ou comme Paul Nizan, mort trop tôt pour développer l’œuvre qu’il méritait, mais déjà sa Conspiration conspirait « contre le mensonge romantique [et pour] la vérité romanesque ». Ou comme Sartre avec ses multiples « retournements et détournements » sans aucun commentaire ni introspection ni rétractation – donnant ainsi l’illusion d’une « ligne continue ». Or Sartre est peut-être devenu (par ses actes) un apostat à la toute fin de sa vie, lorsqu’il a été touché par l’abrupt « tournement » de Benny Lévy, l’ancien chef de la gauche prolétarienne, revenu du « tout politique » pour aller vers les études philosophiques et talmudiques. Un exemple à opposer aux « philosophes antidémocrates de la terreur » figés dans leur « fidélité » mortifère.

Un écrivain authentique – ajoutons : même devenu militant fanatique – conserve toujours une liberté nécessaire pour répondre à sa pulsion profonde : écrire. Le très passionnant chapitre consacré à Marguerite Duras joue à ce titre un rôle de modèle. Jean-Pierre Martin analyse deux variantes d’un thème de la romancière et en tire une grille de lecture très puissante pour le reste de l’œuvre. L’histoire de Madame Dodin a connu deux versions. Les esquisses initiales (courant et fin des années 1940) mêlent une histoire d’amour potentiel chez les prolétaires à un éloge du militant, le « vrai », le communiste encarté. Le texte publié (en 1952) est, au contraire, un éloge de la passion individualiste et gaie, opposée aux théories totalisantes et totalitaires. Que s’est-il passé entre les deux versions ? Il y a eu l’année 1950 où Marguerite Duras a été exclue du parti communiste (cause : sa trop « libre » vie privée) et où elle a publié un roman à succès : Barrage contre le Pacifique. Entre 1943 et 1950, Duras avait été une militante très active du PC, très engagée, et il lui fallait « se tenir », quand elle vendait L’Humanité Dimanche. Ses futures histoires d’amours passionnelles (le Vice-consul, l’Amant) seront aussi des règlements de compte contre cette première vie et contre le Parti. Pour la romancière, la vie singulière et individuelle est bien plus importante que la vie collective et politique. Elle ne cessera de l’écrire dans, et entre, ses lignes.

Le noyau de la lecture de Jean-Pierre Martin, c’est le concept de vita nova qui a été vécue par les apostats auxquels l’auteur s’intéresse5, ceux qui ont pensé ce retournement et écrit alors l’œuvre qui vient du plus profond d’eux-mêmes. Ses trois premiers « héros de la vita nova » sont, a priori, bien différents : Rousseau, Barthes et Jouve. Rousseau, c’est celui qui a vécu une vita nova qu’il décrit sommairement comme une sorte de « retraite » dont on sait qu’elle a été « active » puisqu’il a alors écrit ses grandes œuvres autobiographiques (les Confessions, les Rêveries) ; mais Rousseau n’a pas commenté théoriquement cette vie nouvelle. Barthes, c’est tout le contraire ; dans son Cours au collège de France 1978-1980, la Préparation du roman : I et II, Barthes fait un bilan et théorise son désir d’une vita nova : « Il faut, après la mort de la mère, devenir pleinement écrivain – soit, dans l’imaginaire de Barthes : romancier » ; Barthes meurt trop tôt, nous ne savons pas s’il aurait pu mener à bien son projet. Celui qui a théorisé (comme Barthes) et réussi (comme Rousseau) sa vita nova, c’est Pierre Jean Jouve qui annonce publiquement qu’il renie son œuvre antérieure à 1925 : il divorce et se brouille avec tous ses anciens compagnons. Or Jouve était passé par des mouvements d’avant-garde du début du siècle (unanimisme) et par la cause pacifiste : cette première œuvre était très « estimable ». En 1921, Jouve savait que cette œuvre ne répondait pas à son moi profond ; il rencontre alors Blanche Reverchon (précoce traductrice de Freud et future amie de Lacan), qui l’initie à la psychanalyse ; elle le fait revenir aux grands symbolistes (Baudelaire) et aux mystiques chrétiens. « Par sa puissance de renouvellement l’œuvre de Jouve (un sommet, faut-il le rappeler, de la littérature française au siècle vingtième) offre une matière privilégiée à la réflexion sur le devenir autre de l’écrivain. » En effet, dans le mouvement de cette vita nova, Jouve écrit toute une série de chefs-d’œuvre de Paulina 1880 à Matière céleste, or « on n’écrit pas Noces ou Hécate simplement parce qu’on l’a décidé ». Il a fallu « une secousse mentale qui aurait étendu, avec une efficacité exemplaire, sa force de révélation sur toute l’existence à venir ».

Après ces trois héros, trois « antihéros » retiennent Jean-Pierre Martin, ceux pour qui la vita nova n’a pas été « un chemin bordé de roses ». Il s’agit en fait d’écrivains marqués par la dépression et la tentative du suicide. Michel Leiris, hanté par le suicide et la haine de soi, qui a cru qu’en partant au loin et en écrivant, il pouvait « devenir autre » – croyance bien romantique. Il a fini par observer que l’homme répétait indéfiniment sa « petite constellation ». Ses voyages et son écriture ne l’ont pas guéri de son sentiment d’enfermement et de limitation, mais il est devenu un ethnologue et un écrivain reconnus, donnant ainsi « une leçon finalement vitale et productive ». Francis Scott Fitzgerald, alcoolique et tuberculeux, qui est un desperado de la vita nova, un artiste déprimé qui a su, le temps d’une « fêlure » (trois mois), vivre une dépression et, ne pouvant plus écrire, a écrit quand même sur… sa Fêlure, avec un texte où « il va au cœur des choses ». Romain Gary, enfin, à la fois héros et martyr. À 60 ans, Gary devient « Ajar » pour se libérer de sa réputation d’« homme de lettres » (concept démodé au temps du Nouveau Roman). Il crée alors une nouvelle écriture, un nouveau phrasé (Jean-Pierre Martin est très attentif au vocalisme dans l’écriture) ; par son nouveau rapport au langage, il revêt une nouvelle « peau d’auteur ». Cependant son désir d’évasion de lui-même et sa réussite littéraire (deuxième prix Goncourt) ne le protègent pas du suicide (à 66 ans).

Dans ses chapitres de conclusion, Jean-Pierre Martin revient sur le charisme des « immobiles », de ceux qui ont capitalisé sur leur « fidélité à [leurs] principes » : d’où leur vient la croyance en leur « immuabilité » ? Quelle a été l’enfance de ces futurs chefs dépositaires de marques prestigieuses (Debord, Breton) ? Il y a aussi ceux qui considèrent qu’en renaissant ils ne se renient pas et restent fidèles à eux-mêmes : Renan (croyant puis athée), Aragon (surréaliste puis stalinien), et les maîtres des trajectoires compliquées par leur choix – mettre Vailland dans la même catégorie que Bernanos ne manque pas de sel ! Mais peut-être est-il trop difficile de se débarrasser du « vieil homme » en soi, qui est peut-être tout simplement l’enfant qu’on a été. Ainsi il y a les « retours » : du voyageur Ségalen en Bretagne, du fugueur Rimbaud à Charleroi, de l’égotiste Barrès en Lorraine.

La vraie vie, pour les écrivains, ce sont les livres qu’ils ont lus, et les livres qu’ils ont écrits, car il faut bien remarquer que les vita nova célébrés par Jean-Pierre Martin sont celles d’écrivains qui ont écrit des livres qui comptent pour les lecteurs modernes. Modernes ou « postmodernes » ? En fait ce livre est une machine de guerre, une subtile réévaluation du « champ littéraire » qui avait été largement normalisé par la « critique moderne » qui avait « évacué le sujet » au profit de « structures » empruntées à la linguistique ou au marxisme. Chez Jean-Pierre Martin le « sujet » revient en force. Ces écrivains qui nous touchent ont tous vécu des « événements singuliers » où ils ont puisé la motivation et l’énergie qui leur ont permis d’écrire de vrais nouveaux livres, les seuls qui nous importent. Je conclurai en citant une des « listes » de Jean-Pierre Martin (ah ! l’art des listes, de Gide, de Queneau…), celle des livres dont il ne pourrait « se débarrasser » : Chien blanc (Gary), La nuit remue (Michaux), Par-delà le crime et le châtiment (Améry), Hommage à la Catalogne (Orwell), Hiéroglyphes (Koestler), Quel beau dimanche ! (Semprun), l’Imprescriptible (Jankelevitch), Journal (Gombrowicz). L’auteur répond ainsi à la célèbre question : que reste-t-il quand on a tout oublié ? On sait que c’est la « vraie culture », celle qui fait vivre. Or cette liste et celle donnée plus haut sont peu compatibles avec la doxa avant-gardiste, puis universitaire, qui a dirigé notre vision de « la littérature » depuis quelques dizaines d’années. Avec les « fictions-critiques » de Pierre Bayard (qui ne s’intéresse pas aux livres du point de vue de la trajectoire de l’auteur, mais au point de vue de la réaction du lecteur6), il y a là le plus excitant exercice de critique moderne qu’on puisse lire en ce moment7.

Jean-Louis Lambert

Jack Goody, LE VOL DE L’HISTOIRE. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde. Traduit de l’anglais par Fabienne Durand-Bogaert, Paris, Gallimard, 2010, 488 p., 30 €

L’anthropologue anglais, Jack Goody (né en 1919), dont les travaux comparatistes sur l’écriture ou sur la famille font autorité, s’évertue, dans tous ses ouvrages, à ne pas privilégier un point de vue strictement eurocentriste, mais le plus ouvert possible, se refusant de lire et d’interpréter le monde à partir du seul Occident. Le titre est éloquent et rassemble la thèse de l’auteur en une formule choc : « Le vol de l’histoire ». L’enquête qu’il mène pour savoir qui a volé l’histoire conduit au coupable : l’Occident. C’est lui qui empêche les autres cultures d’exprimer leur propre histoire, car il impose non seulement son cadre chronologique (avant et après Jésus-Christ et surtout le découpage en siècles, avec parfois des périodes fastes, telles « la Renaissance » ou « les Lumières »…) mais de plus, il juge tout le passé des autres sociétés à l’aune unique de ses propres valeurs. Ainsi, il s’attribue l’invention de l’amour, de la démocratie, de la liberté individuelle et du capitalisme de marché, comme si avant lui et hors de lui, on ne s’aimait pas mais on privilégiait des échanges matrimoniaux et une certaine économie dotale ou encore qu’on ignorait le marché et les échanges avec gain pour ne pratiquer que le troc ou le don…

J’entends montrer, quant à moi, annonce Jack Goody dans son introduction, que non seulement l’Europe a négligé ou minimisé l’histoire du reste du monde, ce qui a eu pour effet de la conduire à une interprétation erronée de sa propre histoire, mais qu’elle a en outre imposé des concepts historiques et des découpages temporels qui ont beaucoup faussé notre compréhension de l’Asie et sont aussi lourds de conséquence sur l’avenir que sur le passé.

Derrière une telle arrogance gît un sentiment de supériorité d’une Europe sûre d’elle et convaincue que tous les « progrès » dans tous les domaines viennent d’elle. La première partie examine l’œuvre de trois penseurs que l’auteur apprécie beaucoup, mais qui, malgré leurs efforts, ont adopté une démarche eurocentriste : l’historien des sciences et sinologue, Joseph Needham (1900-1995), le sociologue de la politesse Norbert Elias (1897-1990) et le géohistorien de l’économie-monde capitaliste, Fernand Braudel (1902-1987). Le premier démontre à quel point la Chine est inventive et devance l’Europe de plusieurs siècles en ce qui concerne de nombreuses machines agricoles, mais aussi pour la navigation (le gouvernail d’étambot), l’imprimerie (caractères mobiles), la mesure du temps (horloge), l’armement (poudre à canon), mais qu’à un moment donné, elle perd du terrain et devient tributaire des technologies mises au point en Europe. Pourquoi ? La réponse de Needham repose sur les réussites européennes comme « normes », ce qui l’empêche d’avancer d’autres explications, que Jack Goody cherche dans plusieurs directions inscrites dans la longue durée. Il paraît plus sévère avec Elias, car il repère, en compagnie d’autres auteurs (par exemple, Duerr), de nombreuses approximations et systématisations qui accordent à l’Europe un rôle central dans l’acquisition d’un savoir-vivre, or, en Chine comme au Japon, il existe depuis bien longtemps des codes de comportement. Il note que l’Europe importe le « bain chinois » et le « bain turc »… Braudel se focalise sur les villes, comme lieu des échanges marchands et base du capitalisme (salariat, marché, profit…). L’auteur liste d’innombrables exemples non européens, à divers moments de l’histoire plurimillénaires, qui témoignent là de la recherche du profit, ici de commerces lointains. Bref, l’analyse de Braudel, pour passionnante qu’elle soit, fait de l’Europe le cœur de l’économie-monde qui rayonne, plus ou moins rapidement et efficacement, au cours des siècles. La deuxième partie ne s’attache pas à des œuvres magistrales, mais à des concepts et notions (le « temps », l’« espace », l’« Antiquité », le « féodalisme », le « despotisme asiatique ») pour, à chaque fois, souligner leur ambivalence et surtout démontrer qu’ils ne sont pas aussi universels que cela et aussi définitifs. Ce sont des constructions datées dont le sens évolue sans jamais s’imposer comme des absolus. À chaque fois, Jack Goody confronte l’Orient à l’Occident afin justement de relativiser les jugements des Occidentaux. Le temps cosmique n’est pas « moins bien » que le temps minuté, l’un ne correspond pas à une société figée et/ou répétitive, tandis que l’autre serait tendue vers le futur et faciliterait les avancées tant civilisationnelles que technologiques. Depuis l’âge du bronze, ces deux entités géographiques élaborent des cultures sophistiquées, sans pour autant se ressembler (l’une privilégie l’alphabet qu’elle met au point, l’autre adopte un système idéogrammique, par exemple) et connaissent des ruptures et aussi des continuités, avec ou sans interrelations entre elles. Quant au féodalisme (avec ou sans esclavage, fief et chevalerie…), il se manifeste selon diverses formes, dont certaines sont orientales… Pour le despotisme asiatique, Jack Goody rappelle ses précédents travaux sur la haute cuisine, la culture des fleurs, le mariage, l’héritage, etc., qui comptabilisent plus de points communs entre l’Orient et l’Occident que de différences, ce qui lui permet de rejeter toute idée d’exception asiatique… Sachant qu’il ne peut pas prétendre à une analyse comparée exhaustive pour la troisième partie, il se focalise sur les villes et les universités, la démocratie et l’individu et l’amour et ses émotions. Généralement pour chacun de ces trois « couples », les « savants » occidentaux s’évertuent à saluer l’Occident et à décrier, voire dénigrer, l’Orient, qui serait plus « barbare », moins « policé », en retard en quelque sorte… Certes, les villes et les universités ne « fonctionnent » pas pareillement, les systèmes politiques et les modes de gouvernance sont dissemblables, l’amour entre individus qui se choisissent existerait partout (là, l’auteur est moins convaincant et ses propos concernent principalement l’hétérosexualité), mais le but de son argumentation vise à convaincre le lecteur que l’écrasante majorité de la production intellectuelle accepte comme une évidence le point de vue occidental. Il prône une approche anthropologique et suggère de ne pas utiliser les termes qui empêchent la compréhension de situations semblables mais différentes (par exemple, le « capitalisme »). Il est temps, à ses yeux, de saisir les dynamiques spécifiques aux grandes « régions » du monde (Afrique, Asie, Océanie…), à partir d’elles, et en comparaison avec l’Occident. Peut-être que l’incontestable suprématie de celui-ci n’est que provisoire ? Un tel chantier réclame la coopération entre disciplines et vraisemblablement l’invention de nouvelles démarches. Nous ne partons pas de rien, un auteur comme Paul Bairoch, par exemple, que Jack Goody ne mentionne pas dans sa copieuse bibliographie, a proposé une histoire des villes qui n’attribue pas à l’Occident les explications valables pour tous les peuples de tous les continents. Un tel ouvrage appelle à une autre recherche géohistorique et à un autre enseignement, espérons que les « décideurs » s’en emparent…

Thierry Paquot

Jean Lacouture, PAUL FLAMAND, ÉDITEUR. La grande aventure des éditions du Seuil. Paris, Les Arènes, 2010, 263 p., 19, 80 €

La jeune maison d’édition Les Arènes est installée aujourd’hui au 27, rue Jacob, l’adresse, pendant près de 60 ans, des éditions du Seuil. Elle publie, sous une plume prestigieuse qui exerça elle-même son formidable talent aux éditions du Seuil, la biographie du fondateur (ou plutôt d’un des fondateurs) et la « grande aventure » de la maison qui l’a précédée à Saint-Germain-des-Prés. L’éditeur responsable du livre est Jean-Claude Guillebaud, lui aussi « ancien » du Seuil. N’en jetez plus ! Mais les symboles pourraient être trop transparents, ici, pour signifier grand-chose. L’aventure du Seuil se poursuit ailleurs, dans le groupe dirigé par Hervé de La Martinière, et son épilogue n’est pas encore écrit. « Paul Flamand, éditeur » : ce ne sont pas trois mots écrits sur une tombe que scrute Jean Lacouture. Dans sa simplicité, la juxtaposition évoque plutôt l’idée que Paul Flamand a représenté, en son temps et pour un temps, et après Gaston Gallimard, la quintessence de l’éditeur parisien au xxe siècle. Son aventure s’est confondue avec celle du Seuil, et cela justifie le sous-titre. L’histoire n’a retenu que son nom de Paul Flamand, mais la vérité et la justice obligent à dire qu’ils furent deux : c’est avec Jean Bardet que, dès le début des années 1930, il s’engagea dans cette aventure. La vérité suivante oblige à reconnaître que pendant des années, voire des décennies, ces deux-là – l’éditeur intellectuel et le directeur commercial, la direction et la gestion, la tête et les jambes, qui étaient chacun plus que ces circonscriptions commodes – entretinrent une opposition plus ou moins larvée, qui finit par devenir, tristement, rupture complète dans les dernières années. L’histoire, injuste, n’a retenu que le nom de Flamand, seigneur de la partie « noble » et prestigieuse du métier, et Lacouture a repris à bon droit ce partage. Mais il rend, au fil des pages, un juste hommage à Jean Bardet – et beaucoup de lecteurs découvriront cette grande figure cofondatrice et cogérante du grand Seuil qui suivit.

La réalité et la légende sont racontées avec la plume alerte et inventive de Lacouture, qui a réalisé son enquête avec l’appui des héritiers et de nombreux témoins encore vivants. Même ceux qui connaissent un peu cette histoire y découvriront une foule de détails et d’anecdotes sur le héros. Il est raconté comment Paul, fils de bijoutier charentais, échappe grâce à la maladie à un milieu de petite bourgeoisie et à une famille catholique où le père règne, où la mère est malade, où les frères ne s’entendent pas. Le catholicisme peut emprisonner. Il lui arrive aussi d’ouvrir, comme ici, avec Jean Plaquevent, prêtre rencontré au hasard d’un sanatorium pyrénéen, typique de générations marquées de façon contradictoire par le maurrassisme des années 1920 et le renouveau « non conformiste » des années 1930 (incarné par Mounier et d’autres), voire l’engagement « à gauche » dans les combats de l’heure (les Dominicains de Sept). Le nouveau n’est pas toujours sûr, et la haine de l’ancien peut égarer. Ce fut le cas de Paul, qui participa un temps (jusqu’en 1942) à l’aventure vichyssoise à travers Jeune France, l’organisme destiné à l’action (ou l’agitation) culturelle et artistique – et il se trouva en bonne compagnie du reste. Le Seuil est vraiment relancé en 1942 par Jean Bardet, et dès 1943 il redémarre de façon définitive. En 1945, quand il s’installe rue Jacob, il accueille aussi dans ses locaux Esprit (qui garde et gardera son indépendance), Mounier apportant idées de livres et de collections ; Flamand doit gentiment mais fermement le freiner dans ses nombreux projets, mais la collection « Esprit » du Seuil qui voit alors le jour publiera les premiers grands essais de « sciences humaines » du Seuil.

Les trois décennies de gloire sont ensuite contées par le menu, de la montée des années 1950 – avec les premiers succès (Don Camillo !) et les premiers grands prix (le Goncourt pour André Schwarz-Bart en 1959, le Dernier des justes), les premiers risques pris pour créer un catalogue de rêve, en littérature étrangère par exemple (Böll, Lampedusa, Musil…, puis Soljenitsyne), l’apogée des années 1960-1970, qui vont faire du Seuil « la » maison des sciences humaines (Barthes, Lacan, Dolto, Genette et tant d’autres…) et du champ politique (pour le meilleur et… le presque pire avec l’adulation provisoire de la Chine maoïste), la fin de la séquence des deux fondateurs – un peu triste comme toutes les fins – avec leur départ en 1978 après le gros et coûteux ratage de « Seuil Cinéma ». Si Lacouture ne décrivait que la devanture extérieure – les succès et les échecs, les essais et les erreurs –, le livre n’aurait que l’intérêt d’une success story plutôt rutilante. Mais l’empathie de l’auteur pour ses sujets est notoire, et après tout il fut un acteur de la maison Seuil pendant des années (ne contribuant pas peu à son équilibre financier pendant les années fastes où il écrivit une série de grandes biographies). Réfrénant l’admiration à sens unique, il rend aussi les échos et les rumeurs internes, les batailles et les conflits ouverts ou masqués, les manques et les déceptions. Il rappelle très bien que le Seuil des années 1960-1970 fut aussi celui d’une équipe d’éditeurs, recrutés par Flamand au hasard de rencontres, d’admirations, de choix raisonnés ou non ; ce fut, au vrai, un équipage assez divers, talentueux en général et même génial par moments, non sans lacunes pourtant, où les tempêtes entre mariniers, sur le pont et dans la soute, ou derrière la porte capitonnée de la cabine du capitaine, ne manquèrent pas : l’entrée de Tel Quel au Seuil, puis la rupture avec Sollers et les siens sont rappelées avec quelque détail… Il est rappelé aussi que Mai 68 « ébranla » le Seuil, au sens positif et négatif du mot, plus que d’autres maisons d’édition. Les dizaines de noms cités évoquent des dizaines d’aventures vécues – en quoi d’ailleurs le Seuil n’est pas original : toutes les grandes maisons d’édition ont des monceaux d’historiettes à conter sur leurs chers auteurs…Les lecteurs, même ceux qui croient savoir, en apprendront cependant beaucoup ici sur les ancrages et les échappées du vaisseau, les mariniers engagés, les fiertés et les doutes du capitaine, les irritations et les états d’âme du groupe d’éditeurs, les acceptations et les refus d’ouvrages.

Jean Bardet meurt dès 1982, Paul Flamand seize ans plus tard. Justice doit être rendue aux deux capitaines, même si les désaccords – ou plus ? – du duo fondateur restent comme une énigme sourde, un vague cadavre dans le placard. Lacouture défend, peut-être sans trop y croire, la première réponse. Conflit créateur ou, finalement, mortel ? L’ouvrage se termine par de justes réflexions sur la construction collective d’un monument culturel du xxe siècle et, de façon plus intimiste, sur les années de retraite de Paul Flamand, sa foi chrétienne inquiète, son talent d’écrivain rentré. Il a écrit un livre de mémoires, l’Insomnie du temps, magnifique aux dires de Lacouture, mais resté dans les tiroirs, « fermé au public » pour l’instant, ses héritiers ne voulant pas ranimer des plaies encore ouvertes. Contrairement à l’image des « vrais grands éditeurs » circulant entre Paris, New York et la Corée du Sud, souvent médiatisée aujourd’hui, il ne fut pas un activiste, c’est sûr. Les éditeurs qui entrent dans la carrière pourraient méditer ce qu’écrivait de lui dans Esprit un éditeur du Seuil qui l’a bien connu, Jean-Pie Lapierre : « Il n’inventait rien : il découvrait, il accueillait, il lisait, il écoutait les gens devenir eux-mêmes devant lui. »

Jean-Louis Schlegel

Claude Romano, AU CŒUR DE LA RAISON, LA PHÉNOMÉNOLOGIE. Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2010, 1 152 p., 13, 50 €

L’actualité de la phénoménologie est inséparable de ses origines. Inaugurée par la publication des Recherches logiques de Husserl au début du xxe siècle, la phénoménologie est contemporaine de la naissance, à Vienne, de ce qui allait devenir la philosophie analytique. Une philosophie qui, précisément, ne cessera de contester le droit de décrire des phénomènes sans recourir d’abord à une analyse du langage et de ses règles. Depuis lors, il existe un conflit aux allures de gigantomachie entre les tenants d’une pensée accordée à l’autonomie du sensible et de son apparaître et les défenseurs d’une approche grammaticale ou logique des phénomènes.

Le premier mérite du livre de Claude Romano est d’envisager ce conflit à partir de sa racine, c’est-à-dire comme une polémique qui prend pour objet de statut de l’expérience. À un moment où la controverse entre les deux écoles laisse plus souvent la place au dialogue, il ne s’agit plus d’en faire l’histoire, mais de s’interroger sur les décisions philosophiques fondamentales qui motivent le choix de l’une ou l’autre méthode. D’où le style résolument rationnel de l’enquête : la confrontation entre phénoménologie et philosophie analytique y est menée selon la seule logique des arguments.

Bien loin de se limiter à un panorama de la pensée contemporaine, ce livre défend une thèse sur la nature de la raison. Selon la formule de Husserl qui donne son titre à l’ouvrage, la phénoménologie défend une « raison au grand cœur » qui affirme l’autonomie de l’expérience par rapport aux règles de la pensée et du langage. La phénoménologie s’est toujours présentée comme un « logos du monde esthétique » qui se refuse à abandonner l’expérience à l’irrationnel. Une raison au « grand cœur » ne limite pas son intérêt aux règles abstraites du raisonnement, mais se définit elle-même à partir de sa confrontation avec le sensible. Ce livre nous montre quelles sont les conditions pour accéder enfin à une véritable « intelligence du sensible ».

La première partie, intitulée « Confrontations », présente les termes du débat entre phénoménologie et philosophie analytique en suivant le fil conducteur de l’expérience. La restitution des critiques qui ont été adressées à Husserl par les philosophes du langage est mise au service d’une thèse soutenue avec obstination :

Les structures de l’expérience ne lui sont pas conférées par le langage dans lequel nous pouvons la décrire.

(p. 39)

Certes, le sensible ne devient compréhensible qu’au moyen des discours qui le portent au langage, mais cela ne signifie nullement que sa forme soit celle du langage et que rien, dans le réel, ne soit prélinguistique. L’un des acquis de la pensée de Husserl est précisément que le sens ne s’épuise pas dans la signification qui nous permet de l’exprimer.

L’auteur montre avec précision que la réduction de l’expérience à des règles linguistiques repose sur un sophisme :

un peu comme si l’on disait que, parce que le monde est susceptible d’être exprimé dans le langage, le monde est lui-même langage.

(p. 174)

Or, c’est l’inverse qu’il faut comprendre : comment ce qui n’est pas langage peut-il pourtant être dit ? C’est à ce point que le détour par la philosophie analytique, surtout dans la variante grammaticale défendue par Wittgenstein, apparaît salutaire à Romano. Il permet, en particulier, de rompre avec le préjugé husserlien selon lequel toute signification rigoureuse doit correspondre à une essence à la fois idéale et réelle. Parce qu’il est d’abord constitué par des règles, et non par des substantifs, le langage ne constitue pas une invitation au platonisme des essences.

Mais l’essentiel du débat se joue au niveau de la définition de la raison. Qu’il s’agisse des empiristes logiques ou de Wittgenstein, tous les représentants de la pensée analytique s’accordent à dire qu’il n’existe de nécessité que logique. L’expérience sensible serait ainsi dépourvue de lois propres, ce qui la situe inévitablement hors de la compétence rationnelle. La phénoménologie, dans toutes ses variantes, s’oppose à cette thèse logiciste en affirmant qu’il existe des « vérités matérielles », c’est-à-dire une légalité du sensible qui n’emprunte rien au règne de la pensée pure. « On ne peut percevoir une couleur inétendue », « il est impossible d’entendre un son qui ne possède pas une durée » : voilà des lois qui structurent n’importe quelle expérience humaine, sans être, pour autant, réductibles à la logique ou à la grammaire.

Claude Romano insiste en particulier sur l’exemple des couleurs dont il fait un véritable sésame pour entrer dans l’intelligence du sensible8. L’association des couleurs n’est pas un fait de l’esprit :

Les couleurs entretiennent des rapports de compatibilité et d’incompatibilité qui ne relèvent pas des seules lois de la logique, mais qui dépendent des expériences que nous en avons.

(p. 242)

Que le bleu soit plus proche du vert que du rouge ou qu’un rouge verdâtre soit tout simplement impossible démontre (ou plutôt montre) qu’il existe des nécessités immanentes à l’expérience ordinaire. Le foisonnement du sensible, sa richesse même, n’excluent pas l’existence d’un ordre, mais cet ordre est celui du monde, non celui des règles qui nous permettent de le ramener à des formules.

Le royaume de la phénoménologie est fait de ces « a priori matériels » qui structurent l’expérience de l’intérieur d’elle-même. La seconde partie de l’ouvrage (« Transformations ») examine les implications de cette thèse. L’auteur y présente en quelque sorte sa phénoménologie personnelle, mais instruite par les débats dont il a su faire paraître les enjeux avec vigueur.

On y retrouve quelques-unes des questions majeures qui ont été adressées à Husserl par ses premiers élèves : une phénoménologie est-elle nécessairement « transcendantale », c’est-à-dire condamnée à rejouer l’opposition entre le sujet et le monde ? Faut-il maintenir le cadre de l’intentionnalité et la théorie de la conscience qui lui est associée ? Qu’en est-il du « monde de la vie », cet Ithaque de la phénoménologie censé définir notre rapport originaire aux choses ?

Sans pouvoir entrer ici dans le détail d’une démonstration serrée, notons que Claude Romano retient de la critique wittgensteinienne du « langage privé » et de la psychologie la nécessité d’ôter à la conscience son statut d’entité autonome. Si « rien ne relie le destin de la phénoménologie au cartésianisme » (p. 502), c’est parce que le projet de décrire l’expérience est tout à fait distinct de celui de la fonder sur une certitude absolue. Husserl lui-même a cédé à ce désir de fondation parce que, à la suite de Descartes, il continue à penser qu’on peut douter du monde sensible. Or, l’auteur montre que percevoir un phénomène exclut de douter de son existence : au modèle de la conscience, Romano préfère celui, emprunté à Heidegger et Merleau-Ponty, de l’« être au monde ». Selon lui, notre engagement pratique et corporel dans le monde est premier, de telle sorte qu’il faut en partir comme d’une donnée pour décrire l’expérience.

Plutôt que de penser comme si le monde était à tout instant menacé de ruines, il faut donc partir du plein de l’expérience. Sur cette base, l’auteur développe une conception « holistique » de la perception : le monde est donné comme un tout pour chacun de nos engagements. Non pas un tout « réel » (on ne perçoit jamais le monde entier), mais une totalité de possibles, corporels et pratiques, qui donne sens à nos actes les plus anodins. Le monde désigne bien l’horizon de la vie sensible, un horizon à aborder dans « sa pleine et entière positivité » (p. 667).

Les dernières pages du livre sont consacrées au « monde de la vie » comme milieu des expériences et des attentes humaines. Contre l’idéalisme linguistique, qui identifie l’être au langage, Claude Romano maintient jusqu’au bout la primauté du sensible.

Il y a un soubassement prélinguistique qui opère constamment dans le langage et où celui-ci puise jusqu’à sa possibilité.

(p. 830)

Au linguistic turn, il convient donc de substituer un « tournant de l’expérience » qui rappelle la raison humaine à sa condition mondaine : ce qui demande à être dit (c’est-à-dire le monde) prime sur les manières dont nous le disons.

En réconciliant description et argumentation, ce livre imposant rompt avec une certaine tentation de la phénoménologie pour l’ineffable. Mais il le fait en conservant le mot d’ordre phénoménologique de « retour aux choses mêmes », démontrant par là que la raison a un cœur sensible.

Michaël Foessel

Louis Guinamard, SURVIVANTES. Femmes violées dans la guerre en République démocratique du Congo. Paris, Éd. de l’Atelier, 2010, 184 p., 17 €

Le viol de guerre est le contraire du crime de bureau qui signe d’un trait de plume le programme d’une politique meurtrière. Le crime de bureau économise l’énergie : le moment de la décision est presque imperceptible, à peine un geste du poignet. Propre et froid, il est le fait d’un responsable politique convaincu ou ambitieux, installé dans son confort. Le crime de viol fait irruption hors champ, plein de cris, de bruits, d’effluves atroces – et le violeur perd sa bonne tenue lui aussi, qui offre le spectacle grotesque de son désordre : il faut tout un travail de l’idéologie de la virilité pour transformer en prouesse ce moment bizarre.

Le cœur du « crime de bureau » loge dans la raison politique, qui efface et normalise l’épouvante. La rhétorique du programme meurtrier est souvent frappée d’une vibrante intensité, et l’appel à la haine est reconfiguré en mission sacrée. L’historien peut s’emparer après coup du morceau de papier, et définir l’auteur du paraphe comme responsable politique majeur. Il oubliera dans son récit explicatif les atrocités dont certaines utilisent la sexualité comme outil. D’où cette idée que le viol est un risque permanent en temps de guerre et qu’en même temps il échappe à l’histoire politique « sérieuse » : il n’est qu’une ignoble bavure, un excès fâcheux, qu’il s’agit d’effacer ou seulement d’ajouter à la longue liste des infamies inévitables.

La bibliographie sur les viols et les atrocités de guerre est maintenant importante : elle tend à assigner les viols en temps de guerre à un espace de barbarie, dans l’homme, ou autour de lui. La fin du xxe siècle a vu naître la judiciarisation croissante de ce crime, en même temps, étrangement, que sa visibilité dans les guerres contemporaines (ce qui n’implique pas forcément un accroissement quantitatif des chiffres réels, très difficiles à établir).

La haine de l’ennemi étendue aux femmes de l’ennemi, le sadisme sexuel, la frustration de la vie militaire expliquent que ce crime soit plus important en temps de guerre et d’anomie qu’en temps de paix. Le viol est sans doute un des points d’acmé de l’emprise possible sur le corps d’autrui : avec la robotisation des esclaves, et non pas leur exécution, il porte à son comble l’exercice du pouvoir sur un autrui sexué. Le viol sur ordre est donc un crime qui utilise la sexualité comme outil très exactement « politique ». Mais est-il pensable qu’une armée contemporaine oblige ses soldats à « violer », comme si cette pratique était une « arme de guerre » ?

Ce livre parcourt deux champs de réflexion : d’une part, sur un terrain contemporain (l’ouest de la Rdc, la région du Kivu entre 1994 et 2010), les guerres ont été marquées par la pratique systématique et centralisée de viols sadiques et une destruction de vies humaines insensée (plus de quatre millions de morts). Guerres non perçues en Europe, ni prises en compte – manque ici le triple travail de la perception en temps réel, puis de la mémoire et enfin de l’histoire. Comme si le viol, le sadisme sexuel, était une arme de guerre comme une autre.

D’autre part, ce livre ouvre une autre perspective : cette criminalité « politique sexuelle » s’est inscrite de telle façon dans les formes de communication sociale sur ce terrain qu’elle semble se perpétuer et contaminer les espaces de paix en dehors des périodes de conflits armés. Comme si cette pratique devenait un usage, une manière de faire, bientôt une coutume. Comme si ce type de criminalité, où la souillure et la honte sont portées par les victimes, se voyait formidablement normalisé à mesure qu’elle se déroulait sans être dénoncée collectivement. Comme si l’impunité pendant des années produisait historiquement la normalisation du crime devenu alors invisible.

Le viol comme « arme », c’est-à-dire qui produit souffrance et destruction de l’ennemi, suppose un usage particulier de la sexualité humaine – une inversion de ses potentialités heureuses. Mais pourquoi ? Le crime de viol, même en temps de paix, ne concerne pas seulement l’effraction douloureuse de l’intimité, la possession, la domination. Il atteint aussi l’identité des victimes : il massacre l’estime de soi de la femme violée, comme la masculinité de l’homme violé. Il touche le féminin en tant que siège de la reproduction des garçons et filles de la famille, et la souillure que porte alors la femme violée concerne tous les hommes de la famille, alors que la souffrance de l’homme violé peut rester singulière. L’histoire des viols d’hommes en temps de guerre n’est pas faite parce que leur cas (encore plus caché) échappe à la problématique de la filiation. L’anthropologie a montré que, dans de nombreuses cultures même non occidentales, l’enjeu de la sexualité des femmes est la maîtrise du lien de filiation par les hommes de la famille. Le viol est donc une arme qui vise à détruire le lien entre époux : les témoignages donnés ici le montrent à travers de nombreux exemples. Citons ce mari qui, dans un premier temps, chasse la victime, son épouse, puis dans un deuxième temps, grâce à un tiers, lui « pardonne » et se réconcilie avec elle. Un des aspects très forts et très discrets en même temps de ce travail est de montrer l’efficacité de la parole du tiers, et du traitement des situations au cas par cas : le pessimisme n’est pas la fin de l’histoire.

Dans les cultures où l’honneur des femmes est défini par leur refus d’une sexualité illégitime, par exemple par leur virginité avant le mariage, l’efficacité destructive du viol est donc accrue. Les cultures religieuses traditionnelles, notamment autour de la Méditerranée, ont construit cette évidence du viol comme massacre de la valeur de la personne de sexe féminin à ses propres yeux comme à ceux d’autrui. Et beaucoup moins comme déshonneur du violeur masculin. La culture du jeune milicien, celle du bourreau aguerri, du vieux mercenaire raciste, celle de la mère du violeur parfois, se rejoignent dans l’acceptation du modèle d’inconduite et de son impunité. La masculinité du violeur est renforcée à la mesure du massacre identitaire de la femme violée. Cette efficacité dissymétrique est présente aussi dans les témoignages recueillis par l’auteur : le viol des femmes détruit le lien de famille, comme le feu en détruit le lieu, très souvent après les vols, les viols, les massacres.

Le coefficient de terreur, cet instrument majeur du politique, de la menace du viol dans l’action de guerre, est donc très élevé. Faire fuir des populations dont on convoite l’espace est facilité d’autant…

Mais, sur le champ de bataille, le chef ne peut ordonner « violez ! » comme il ordonne « tirez ! ». Et les seconds couteaux, pauvres types, soldats dans la glaise, qui font le « sale boulot », en proie à leur perdition intime si humaine, eux qui sont sous la coupe d’ordres venus « d’en haut » – signés dans un bureau – deviennent des acteurs de premier plan quand ils violent. On peut considérer que le violeur forcé est aussi une victime, qui voit sa propre sexualité assignée à la haine et à la souffrance d’autrui, mais aussi qu’il est entièrement responsable de ses actes, qui ont demandé dans ce cas pas mal d’énergie et de cœur à l’ouvrage.

Depuis l’article de Roy Gutman paru dans News Day le 2 août 19929, l’hypothèse selon laquelle des viols seraient commis de façon « systématique » lors des guerres européennes contemporaines est posée : il ne s’agit pas ici seulement d’Afrique. Étrange adjectif qui suppose le cadre d’un « système » pour une action pensée plutôt comme pulsionnelle. Ce n’est pas une question de culture ici, mais de contexte et d’avancées vers le pire à force de souffrances piétinées, de choix politiques et diplomatiques calamiteux à tous les niveaux, et d’injustices répétées.

En Afrique ou ailleurs, tout se passe comme si le crime victorieux impuni, donc dénué de récit, pouvait devenir, sous certaines conditions, une norme. L’impunité doit être étudiée sociologiquement, et pas seulement judiciairement ou psychanalytiquement, comme paramètre déterminant de la normalisation de pratiques criminelles. L’ouvrage de Louis Guinamard n’est pas qu’une simple étude de terrain, il oblige à ouvrir toutes ces questions.

Véronique Nahoum-Grappe

Miguel D. Norambuena (sous la dir. de), DE L’ANIMATION PSYCHOSOCIALE À LA CLINIQUE DU QUOTIDIEN. Le centre Racard, critique et clinique. Paris, L’Harmattan, 2010, 356 p., 32 €

Faisant suite à deux ouvrages parus en 199710 et 200111, ce livre évoque « l’hospitalité » qui se pratique à Genève, au Racard, lieu d’accueil et de vie qui offre depuis près de 30 ans un soutien psychosocial aux personnes souffrants de pathologies graves et en difficulté psychologique ou sociale. La forme des textes est libre. Certains auteurs (les permanents) travaillent au centre et mettent par écrit leurs expériences personnelles ou professionnelles ; d’autres récits apportent un regard extérieur sur les pratiques d’accueil du Racard (Olivier Mongin, Marc Hunyadi, Lucia Valente) ; finalement, proposant un récit parallèle sur la parole réparatrice, le texte de Yolande Mukagasana souligne, après son expérience tragique au Rwanda en 1994, combien une situation d’apparente « normalité » bascule soudainement, inversant, dans le temps, les rapports attendus entre bourreaux et victimes.

Les dialogues entre permanents, les récits d’expériences professionnelles, les réflexions collectives nées de situation de crises et les parallélismes théoriques liés à la pratique du Racard donnent un aperçu de la manière dont se construisent les interstices relationnels qui, dans notre modernité, sont trop peu explicités. Très souvent, les entre-deux de la relation à l’autre et à soi sont si intégrés qu’ils en deviennent invisibles. Non formulés, car d’apparence insipide, ils disparaissent au profit d’une appréhension qui se construit surtout à partir d’un rapport aux éléments événementiels « intenses » de la vie. Au-delà de l’expérience particulière genevoise, qui répond à des besoins institutionnels d’accueil des individus en marge de la société, les textes offrent un questionnement sur la relation que chacun entretient à l’autre et à lui-même.

La parole transforme ceux qui la reçoivent, mais agit aussi sur celles et ceux qui l’énoncent. Les mots échangés désignent des choses passées, présentes et futures, et aident à renouer avec elles. La construction du discours, grâce à une réflexion régulièrement partagée lors des réunions de travail sur chacune des situations qu’offre la vie quotidienne du centre Racard, maintient chez les professionnels une perception aiguë des situations. Elle leur donne les moyens de mieux comprendre leur action et le monde qui les entoure. Cette façon de rendre évidentes les choses, quelle que soit leur importance, comporte deux atouts. D’une part, mettre les mots sur les choses, les émotions ou les actions simples ou complexes de la vie de tous les jours, questionne le professionnel, dans l’épaisseur de son expérience, de ses propres valeurs et de ses peurs. Cette démarche l’ouvre à lui-même et lui donne les moyens d’affronter les situations de danger, d’instabilité et de tensions inhérentes à ce lieu d’accueil. D’autre part, mettre les mots sur les choses offre, comme le précise Miguel D. Norambuena, une signalétique à ceux qui, dans leurs relations et leurs perceptions, sont démunis tant face à la banalité que face à la complexité du monde environnant. Nommer l’évidence pour ceux qui ne la perçoivent pas comme telle ressemble à ce que chaque parent fait naturellement et sans même s’en rendre compte avec son propre enfant qui le questionne. Dire le monde construit alors la réalité, la désigne, mais surtout permet de l’appréhender. Nommer c’est d’abord donner un nom afin de construite une réalité sur laquelle il devient possible d’agir. Parler pour identifier le monde permet de l’apprivoiser ou de se positionner face à lui. Ce mode d’identification fonctionne à double sens, comme on l’a vu. Il permet de dire sa relation à l’extérieur de soi et il initie la réflexivité. Ainsi, les vies évoquées dans cet ouvrage renvoient à notre propre humanité dans notre combat incessant pour tenter d’être debout, agissants et en lien avec le monde.

Françoise Briegel

Brèves

Mondher Killani, ANTHROPOLOGIE. DU LOCAL AU GLOBAL. Paris, Armand Colin, 2009, 384 p., 35 €. Alban Bensa. Entretien avec Bertrand Richard, APRÈS LÉVI-STRAUSS. Pour une anthropologie à taille humaine. Paris, Textuel, 2010, 126 p., 12 €

En France, la mort de Claude Lévi-Strauss conduit apparemment à des interrogations sur l’héritage et la succession du maître (ainsi Alban Bensa, un grand connaisseur de la Nouvelle-Calédonie, en appelle dans son Après Lévi-Strauss à un retour au terrain, comme si seule la théorie avait fragilisé la discipline et non pas la reconfiguration du local et du global), ce qui n’empêchera pas Esprit de consacrer un dossier à l’auteur de Tristes Tropiques cette année. Mais ce n’est pas la préoccupation de Mondher Killani, professeur à l’université de Lausanne, qui invite à une réflexion inédite sur le devenir de l’anthropologie. Les trois premiers chapitres se penchent successivement sur le contenu spécifique de la discipline (objet, démarche et domaines : parenté, religion et symbolique, politique, économie), sur ses rapports avec les autres sciences sociales (sociologie, histoire, psychanalyse, sciences cognitives, linguistique, économie) et sur la généalogie intellectuelle d’une discipline qui n’est pas marquée uniquement par le siècle des Lumières et l’Occident (voir la séquence sur le Moyen Âge arabe, et les chapitres consacrés à Lévi-Strauss et Malinowski). Mais ce sont les deux derniers chapitres qui retiennent l’attention puisqu’ils explorent le passage d’une anthropologie restreinte à une anthropologie généralisée, et examinent les objets de l’anthropologie du troisième millénaire (universalisme et relativisme, globalisation, frontières, identités, terrains minés comme les réfugiés, les migrants, l’humanitaire). Tout cela conduit à s’interroger sur l’universalité du discours anthropologique et sur la pertinence de certaines notions (voir le texte de Mondher Killani dans ce numéro), mais surtout à tirer toutes les conséquences d’une articulation inédite des liens entre le local et le global.

O. M.

Pierre Michon, Guy Petitdemange, Bruno Tackels, TROIS CAILLOUX POUR WALTER BENJAMIN. Montpellier, L’Arachnoïde, 2010, 112 p., 16 €

Comme pour Hannah Arendt, les commentaires et les analyses de l’œuvre fragmentée de Walter Benjamin prolifèrent. Ces trois petits cailloux, des textes originaux, vifs et courts, ont le mérite d’associer des souvenirs de Benjamin à des interrogations spécifiques sur les passages, la nomination/création et la figure du pirate. Ainsi Guy Petitdemange revient-il sur les célèbres passages (« Le mensonge, la belle illusion de la fantasmagorie des passages a été de croire que l’euphorie publique et partagée de l’afflux incessant de la marchandise allait mener comme par miracle à la coexistence entre les classes sociales en milieu urbain, quelle que soit leur répartition, dans l’oubli du politique violent qui régentait tout. »). Pour sa part, l’écrivain Pierre Michon – qui lui-même, pour créer, puise dans la Bible plus que dans « l’éternel retour ulysséen des Grecs » – revient sur les versets 19 et 20 de la Genèse qui lui permettent de méditer sur la création, et sur les places respectives de la nature, des animaux et des humains par rapport à la nomination (« L’homme, Il (Dieu) ne le crée pas en le nommant [comme les éléments de la nature], Il le fabrique muettement avec de la terre, puis, dans la sombre foulée, toujours taciturne, Il fabrique aussi avec de la terre tous les animaux »). Quant à Bruno Tackels, il associe les « décalages » qui ont rythmé l’existence difficile de Benjamin à la figure du pirate.

O. M.

François Laplantine, TOKYO VILLE FLOTTANTE. Scène urbaine, mises en scène. Paris, Stock, 2010, 240 p., 19 €. Maurice Pinguet, LE TEXTE JAPON. Introuvables et inédits, réunis et présentés par Michaël Ferrier. Paris, Le Seuil, 2009, 208 p., 18 €

Même s’il a pris progressivement ses distances avec elle, Claude Lévi-Strauss aimait Tokyo dans laquelle il voyait une ville palimpseste, une ville composée de plusieurs villes, une ville échappant aux dérives de l’urbanisation sauvage par son respect des temporalités. L’ouvrage de Laplantine, un arpenteur de Tokyo, invite à distinguer les « scènes urbaines » de cette ville et ses « mises en scène », les expériences urbaines et l’expression esthétique de la ville dans les romans ou au cinéma. Voilà donc une ville dédoublée et paradoxale : cette ville, non sans lien avec le bouddhisme, valorise des pratiques sociales marquées du sceau du respect (de la nature, du paysage, des jardins, des autres, de la parole) de l’urbanité et de la civilité qui donnent lieu à autant de scènes ; mais la même ville est le plus souvent « mise en scène » par les artistes et par ses habitants sur un mode noir, apocalyptique. C’est en ce sens que cette ville « flottante » est un paradoxe urbain puisqu’elle associe le vivable et l’invivable, comme si elle jetait un voile sur elle-même. On pourra lire en écho le Texte Japon de Maurice Pinguet, l’auteur de la Mort au Japon et du Goût de Tokyo, qui convoque ici les récits de voyage au Japon de plusieurs écrivains et intellectuels français : Roland Barthes, Michel Foucault, Jacques Lacan et Paul Claudel. Ce qui lui permet de montrer que ces nomades de la pensée et de l’écriture étaient attirés par les tensions autour desquelles s’organisent « le texte japon » et les saveurs de Tokyo, par une capacité d’évidement de l’esprit et de la nature. Mais aujourd’hui, comment aborder le Japon autrement que par cette ville/mégapole qui se confond avec le paysage japonais qui est une île montagneuse et volcanique ?

O. M.

Nathanaël Dupré La Tour, L’INSTINCT DE CONSERVATION. Paris, Le Félin, 2011, 142 p., 10, 90 €

On ne lit plus guère ce type d’essai politique, vif et synthétique, qui aborde une « sensibilité » plus qu’une suite de questions techniques. En plaidant pour un « conservatisme éclairé », l’auteur souhaite moins se situer dans les coordonnées de l’espace politique français que de souligner un changement d’époque dont celui-ci n’a pas encore pris acte. En effet, c’est d’abord notre rapport au temps qui se transforme, rendant obsolète la séparation fondatrice dans notre culture politique entre progrès et réaction. S’y substitue aujourd’hui une préoccupation de l’avenir, qui oppose un marché sans règle (marqué par la préférence pour le présent) et ce que l’auteur appelle à tour de rôle « conservatisme prospectif » ou « conservatisme social ». Oxymores ? Peut-être sont-ils indispensables pour saisir un rapport à l’histoire qui reste, pour l’auteur, à construire et que le projet européen n’a pas su incarner. Ils témoignent en tout cas de l’obligation d’être inventifs pour contester la préférence pour le présent qui, dans le diagnostic avancé ici, prédomine partout. On le voit à travers les débats sur la dette publique ou sur l’impact environnemental des activités humaines : il n’est pas facile de faire valoir les droits des générations futures dans le cadre des équilibres de marché et de la démocratie d’opinion. Si l’ouvrage s’arrête le plus souvent au seuil des décisions pratiques, il a le mérite de penser les choix politiques indépendamment du binôme conviction/volonté qui marque la culture républicaine, et lui préfère un couple, plus modeste mais plus prometteur, inquiétude/choix des possibles.

M.-O. P.

Nicolas Tenzer, LE MONDE À L’HORIZON 2030. Paris, Perrin, 2011, 312 p., 21 €

Le refrain est désormais connu : décentrement de l’Occident, affaiblissement de l’Europe, l’Amérique en passe de perdre son statut d’hyperpuissance, émergences du Brésil, de la Chine et de l’Inde… Face à cette image proprement « économiste » de la mondialisation en cours (n’oublions pas que c’est Lehman Brothers qui invente en 2001 le fameux acronyme « Bric » pour désigner les pays émergents d’une manière positive et « vendable » aux investisseurs), le directeur de la revue Le Banquet ne se la laisse pas conter, comme à son habitude. D’une part, il se risque à une approche strictement politique en termes de puissance et d’autre part, il se livre à l’exercice délicat de la prévision en se projetant en 2030. Il en ressort que bien des scénarios sont possibles si l’on raisonne en termes politiques (voir les soulèvements en Tunisie), et que le multilatéralisme n’est pas la tendance puisqu’il perd du terrain au profit d’un retour des puissances, ce qui contraint à des analyses spécifiques. Ainsi on peut s’attendre à un épuisement de la Russie et à une stabilisation de la Chine moins tournée vers l’extérieur qu’obligée d’accorder ses priorités à un maintien des équilibres internes. Il en ressort également que les États se recomposent en fonction de leur capacité d’influence et de la prise en compte des demandes des populations. En effet, les États seront d’autant plus forts qu’ils ne chercheront pas à avoir une stratégie unique et accepteront les nouvelles règles de l’influence au niveau local et global. En conséquence, l’ordre mondial hétérogène qui se met en place passera par des leaderships en grande partie inattendus. Mais le plus important est, selon Tenzer, d’admettre que les États-Unis ne perdront pas leur rôle de grande puissance en raison même de leur propension à l’universel. Et que, parallèlement, de nouveaux pouvoirs multilatéraux valoriseront les organisations spécialisées plutôt que les confédéralismes mous (ce qui n’est guère rassurant pour l’Europe) alors que les unions régionales résisteront en dépit de leur fragilité. Tous ces scénarios sont discutables car incertains mais Tenzer ne croit pas aux discours qui se limitent à la crainte du « désordre » international.

O. M.

Ali Kazancigli, LA GOUVERNANCE. Pour ou contre le politique. Paris, Armand Colin, 2010, 224 p., 19, 20 €

L’auteur part d’un avis tranché : selon lui, le terme de « gouvernance » est devenu « un tic langagier, une convention discursive fourre-tout, une auberge espagnole conceptuelle ». Mais au-delà de cette réaction outrée, ce livre nous rappelle à l’ordre de la langue : tout d’abord, le sens des mots n’est pas secondaire puisque le langage politique s’appuie sur eux ; ensuite, le vocabulaire de plus en plus extensif de la « gouvernance » témoigne d’une incursion/pénétration de la langue économique dans les allées de la politique et de la décision ; enfin, la gouvernance est là pour cacher les formes contemporaines du pouvoir qui n’ont plus nécessairement besoin de se représenter puisque autorité et pouvoir sont « désaccordés ». C’est pourquoi « l’imposition » aveugle du vocabulaire de la gouvernance témoigne de ce que la pensée du politique n’a pas reculé seulement devant une médiatisation de la politique. S’il y a recouvrement langagier de la politique, peut-on pour autant parler d’idéologie puisqu’il n’y a aucune vision du monde sous-jacente sinon celle d’aller de l’avant, d’« être dans le processus. » ? Voilà un livre salvateur qui rappelle au sens des mots en politique ! Mais aussi que « la servitude volontaire » passe aussi par le langage.

O. M.

Virginie Raisson, 2033. ATLAS DES FUTURS DU MONDE. Paris, Laffont, 2010, 204 p., 30 €

Coauteur avec Jean-Christophe Victor – l’animateur de l’émission « Le dessous des cartes » sur Arte – des deux premiers volumes de 1’Atlas du dessous des cartes (Paris, Arte/Taillandier), la directrice du Lépac, un laboratoire privé de géopolitique et de prospective, se risque en solitaire à des scénarios pour 2033. On peut les regrouper autour de quatre thèmes parmi beaucoup d’autres : la démographie, l’urbanisation, l’eau et l’immigration. Du côté de la démographie : il y aura 9 milliards d’humains en 2050, mais la progression faiblira en raison de la transition démographique qui stabilisera le taux de natalité à deux enfants. Du côté de l’urbanisation : la constitution de métropoles mondialisées ne doit pas nécessairement déboucher sur le chaos urbain ou la ville-musée. Du côté de l’eau : les conflits hydriques annoncés de toutes parts ne seront pas synonymes de guerres de l’eau susceptibles de dégénérer. Du côté de l’immigration : elle sera de plus en plus continentale – intra-africaine, intra-chinoise, et de moins en moins transcontinentale. Mais sur ce point, l’Europe devra pour sa part répondre à une contradiction : confrontée à un déséquilibre démographique, elle n’aura d’autre choix que de s’ouvrir aux travailleurs migrants. Voilà donc un livre précieux et instructif : un livre pour qui l’économie n’explique pas tout, qui ne prophétise pas uniquement les pires malheurs du monde. Et pour cause : il est une invitation à penser des politiques susceptibles d’accompagner ces défis. Parallèlement à ce livre vient de sortir la Guerre des cartes (éd. François Bourin) du géographe Michel Foucher, un ouvrage original sur lequel nous aurons l’occasion de revenir dans la revue.

O. M.

En écho

CARLO GINZBURG LIT MARCEL MAUSS : DON ET RECONNAISSANCE – Les Annales (novembre-décembre 2010, Éditions de l’Ehess, diffusion Armand Colin, annales@ehess.fr) reprennent le texte de la Conférence Marc Bloch prononcée en juin 2010 par Carlo Ginzburg. Sous le titre « Lectures de Mauss » (un exercice classique, auquel se sont livrés C. Lefort, C. Lévi-Strauss, et plus récemment M. Henaff, I. Théry…), l’historien revient sur les thèmes du don et de la reconnaissance, mais aussi sur ceux de l’objectivité et de la subjectivité. « Pour les historiens (mais aussi pour un anthropologue comme Mauss) la vérité subjective des acteurs peut et doit faire partie de la reconstruction globale qui naît des questions de l’observateur. La subjectivité de ce dernier doit être constamment corrigée, mais on ne saurait la minimiser. C’est un poison, mais aussi une ressource – un don, Gift/gift. »

YERUSHALMI, HISTORIEN DE L’HISTOIRE ET DE L’OUBLI – Dans son numéro de décembre 2010, Critique (Paris, Minuit) consacre un dossier à l’historien Yerushalmi, l’auteur de Zakhor (1992). Alors que l’on vient de consacrer un colloque à la Mémoire, l’histoire, l’oubli (2000) de Paul Ricœur (voir les textes d’Olivier Abel et de François Hartog dans ce numéro), les lectures croisées que propose Nicolas Weil sont intéressantes. « Peu d’historiens ont puisé pour l’instant dans l’arsenal théorique que Ricœur a mis à leur disposition, et d’autre part, l’histoire des juifs ne s’est pas substituée à l’identification religieuse ou nationale. De ce fait, l’échange de Yerushalmi et Ricœur peut être vu comme l’ultime feu d’artifice des problématiques qui ont occupé la vie intellectuelle de la fin du xxe siècle. »

ÊTRE FRANÇAIS – À raison, les éditions de l’Aube ont transformé en petit livre l’article de référence de Patrick Weil (publié tout d’abord dans Le Monde du 24 août 2010, il est repris ici dans une version complète avec les notes) sur les quatre piliers de nationalité française (à savoir le principe d’égalité, la mémoire positive de la Révolution française, la langue française et la laïcité).

SOCIAL-ÉCOLOGIE – Alors que l’évolution politique de l’écologie suscite des interrogations, les socialistes s’interrogent sur les rapports de la croissance, du progrès(sisme) et de la prise de conscience écologique. C’est en tout cas ce dont témoigne le numéro de La Revue socialiste que vient de publier Alain Bergounioux (La Revue socialiste, 4e trimestre 2010, n° 40, revue@parti-socialiste.fr). À côté des articles de Philippe Jurgensen, Philippe Van Parijs, Olivier Mongin, Bernard Soulage, on notera le texte de Daniel Boy sur « La situation politique du mouvement écologique ».

JEUNESSES URBAINES D’AUJOURD’HUI – Dans Urbanisme (n° 375, novembre-décembre 2010, www.urbanisme.fr), on lira un dossier sur les liens entre les « jeunesses d’aujourd’hui » et la vie urbaine. Parallèlement à un article sur la rénovation urbaine et l’insécurité, on se reportera aux textes rédigés par certains de ceux (entre autres Pierre Mansat et Michel Lussault) qui ont fait le voyage à Shanghai à l’occasion de l’Exposition universelle. La même revue Urbanisme publie parallèlement un supplément consacré à l’université qui est l’occasion de s’interroger, alors que les réformes défilent sur la place des campus et des universités dans le monde urbain (textes d’Yves Lichtenberger, Michel Lussault, Pierre Veltz, Antoine Loubière, Daniel Béhar, Gérard Collomb, Alain Rousset…). De son côté, la revue Flux (Cahiers scientifiques internationaux Réseaux et Territoires, n° 81) consacre un ensemble à la sécurité et à la sûreté des réseaux.

BANLIEUE – Projet (n° 319, décembre 2010) consacre, à côté d’un dossier à la banlieue (voir l’entretien avec Claude Dilain), des textes à « L’Europe otage de la dette » et au « Mythe du Rom nomade ».

PATRIMOINE IMMATÉRIEL – Axe directeur de la politique culturelle, la numérisation de notre patrimoine, au-delà même des bibliothèques, conduit à de multiples interrogations (juridiques, culturelles, économiques) sur la sélection et la conservation du patrimoine, la diffusion et l’accès à la culture. Sous la direction de Françoise Benhamou et Marie Cornu, le Patrimoine culturel au risque de l’immatériel rassemble les actes d’un colloque avec notamment Olivier Mongin, Nathalie Heinich, Pierre Musso… (www.librairieharmattan.com).

Avis

« Esprit public » : dans le cadre des rencontres publiques à la mairie du 3e arrondissement de Paris, en partenariat avec la mairie du 3e, la fondation Terra Nova et Alternatives économiques, nous recevrons le jeudi 10 février, Jean-Joseph Boillot, économiste spécialiste de l’Inde, auteur de l’Économie de l’Inde (La Découverte). Mardi 15 mars, Céline Braconnier (co-auteure de la Démocratie de l’abstention, Gallimard) se demandera comment remobiliser les électeurs. Mercredi 27 avril, la sociologue Danièle Linhart et Anne Hidalgo, première adjointe au maire de Paris, ouvriront des pistes pour en finir avec la souffrance au travail (19 h-21 h, salle Odette Pilpoul, mairie du 3e, 2, rue Eugène-Spuller, 75003 Paris, renseignements : 01 53 01 75 45).

Alors que la phase présidentielle de 2012 commence à s’ouvrir, comment relancer nos interrogations sur ce qu’on peut attendre de la politique aujourd’hui ? Après avoir consacré deux numéros d’Esprit à la manière dont le « sarkozysme » changeait, ou non, la politique française (« Qu’est-ce que le sarkozysme ? », novembre 2007 ; « L’État de Nicolas Sarkozy », mars-avril 2010), nous consacrerons notre dossier de mars-avril 2011 aux prochains enjeux politiques. Si l’on part des questions auxquelles nous sommes confrontés (et non des rapports de force politiques), plusieurs chantiers de réflexion se dégagent : comment refaire du territoire un lieu de participation politique (démocratie territoriale, citoyenneté urbaine…) ? Comment surmonter les déficits et la fermeture de notre système électoral et représentatif ? Comment reprendre une prise collective sur l’avenir (notamment devant les risques globaux) à travers nos procédures délibératives ?

  • 1.

    Jean-Pierre Martin, Contre Céline, Paris, José Corti, 1997 ; la Bande sonore, Paris, José Corti, 1998. Voir notre recension, Esprit, février 1999, p. 239-242.

  • 2.

    J.-P. Martin, Livre des hontes, Paris, Le Seuil, 2006.

  • 3.

    Voir de Myriam Revault d’Allonnes, « Qui a peur de la politique ? Réponse à Alain Badiou », Esprit, décembre 1998. Article en accès libre dans la rubrique : « Alain Badiou : mao médiatique en 2010 » : http://www.esprit.presse.fr/news/frontpage/news.php?code=128

  • 4.

    Par contre, je conteste l’interprétation par Jean-Pierre Martin (à travers une citation par Jean Lacouture dans son Malraux) de l’adjectif « fasciste » appliqué par Albert Béguin à Malraux (Esprit, octobre 1948) : Béguin ironisait sur l’usage (dans l’extrême gauche) de ce mot en lieu et place de « conservateur ». Il est vrai que Béguin n’avait pas anticipé un usage typographique moderne : il aurait dû mettre des guillemets. Dans ses textes d’après-guerre, Béguin parle toujours de Malraux avec admiration.

  • 5.

    J.-P. Martin ne s’intéresse pas un instant aux « convertis » passant d’un dogme figé à un autre dogme figé, à un Roger Garaudy, par exemple.

  • 6.

    Voir la recension dans Esprit (juin 2007) du livre de Pierre Bayard, Comment parler des livres qu’on n’a pas lus, Paris, Minuit, 2007.

  • 7.

    J’y ajouterai ce qu’écrit Dominique Noguez, sur Marguerite Duras par exemple : Duras, toujours, Arles, Actes Sud, 2009.

  • 8.

    Voir aussi Claude Romano, De la couleur, Paris, Éditions de la Transparence, 2010.

  • 9.

    Traduit dans Roy Gutman, Bosnie : témoin du génocide, Paris, Desclée de Brouwer, 1994.

  • 10.

    Miguel D. Norambuena, Hébergement d’urgence et animation psychosociale : le Racard ou renouer avec la vie, Paris, L’Harmattan, 1997.

  • 11.

    Id., le Racard : une institution d’aide psychosociale, l’utopie au cœur du présent, Paris, L’Harmattan, 2001.