NRF, une commémoration nostalgique
Coup de sonde
Nrf, une commémoration nostalgique
La Nouvelle Revue Française a été un lieu central de la vie artistique de notre pays : il suffit d’examiner les catalogues des collections de poche de Gallimard (« Folio », « L’imaginaire », « Poésie »). La liste des « grands écrivains français » publiés par la revue ou édités par la librairie Gallimard est impressionnante : Proust, Céline, Giono, Martin du Gard, Gide, Camus, Saint-John Perse, Jean-Paul Sartre, Le Clézio… pour privilégier trois auteurs français encore les plus lus et les plus étudiés (le nombre d’articles, de livres, de thèses préparées, de colloques, etc., peut étayer, d’un point de vue statistique, ce jugement) et six des quatorze prix Nobel de littérature français. Mais on sait que Proust n’a pas été « découvert » par la Nrf (le refus de Gide de publier Du Côté de chez Swann est célèbre), Céline est un « auteur Denoël », et Giono a d’abord été un « auteur Grasset », comme Malraux. Quant à Mauriac et Claude Simon, autres prix Nobel, ou Gracq et Perec pour citer d’autres écrivains capitaux, ils ne sont pas des « auteurs Nrf » (mais, dans l’ordre, de Grasset, Minuit, Corti, Denoël et Hachette).
Pour « fêter » le 100e anniversaire de la création de la revue, La Quinzaine Littéraire (dirigée par le plus légitime de nos connaisseurs des lettres, Maurice Nadeau) a fait le compte des « ratages » de la Nrf-Gallimard, et le résultat est cruel. On pourrait en ajouter d’autres : Pierre Jean Jouve, Marguerite Duras, Michel Vinaver (le plus grand auteur dramatique français vivant), François Weyergans, Henry Bauchau (le seul écrivain belge actuellement nobélisable), Salah Stétié (un de nos plus grands poètes francophones). Leur point commun ? Ils ont tous publié leurs premiers ou deuxièmes romans (ou livres de poèmes) chez Gallimard, mais ils ne sont plus des auteurs Gallimard (dans l’ordre : Mercure de France, Pol, Actes Sud, Grasset, Actes Sud, Fata Morgana). Bien sûr, des écrivains aussi importants que Romain Gary et Patrick Modiano sont restés dans cette maison et, autrefois, le comptoir d’édition de la Nrf a su éditer À l’ombre des jeunes filles en fleurs, racheter Denoël pour récupérer Céline, et utiliser la Pléiade pour publier Mauriac, Gracq, Claude Simon ou les œuvres complètes de Giono et Malraux. Gallimard a aussi racheté Le Mercure de France et La Table ronde. Bref « le plus grand des éditeurs indépendants » a souvent utilisé la méthode préférée des grands groupes qui ont raté une innovation : signer des chèques pour intégrer les petites sociétés plus rapides.
À propos de…
La Nouvelle Revue Française. Le Siècle de la Nrf, février 2009, n° 588, 400 p.
L’Œil de la Nrf. Cent livres pour un siècle, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 352 p.
Alban Cerisier, Une histoire de la Nrf, Paris, Gallimard, 2009.
Les romanciers reprennent l’avant-garde aux poètes
Si cette librairie a pu le faire, c’est que la puissance de feu de la Nrf est – ou plutôt a été – réelle. La lecture du numéro anniversaire de la Nrf et d’une anthologie de textes critiques publiés en Folio donne des clefs. La revue, quand son deuxième « premier numéro » paraît en 1909, est d’abord la revue d’André Gide – vrai directeur en arrière-plan mais jamais en titre. Les vrais patrons-fondateurs (surtout André Gide et Jean Schlumberger au début, rejoints par Gaston Gallimard à partir de 1910) ont su recruter d’excellents directeurs, le profond Jacques Rivière (disparu trop tôt), puis le subtil Jean Paulhan. Ils ont affiché (avec une bonne dose de mauvaise foi) une attitude purement « littéraire » : seule la qualité artistique devait compter, pas les positions (politiques, idéologiques), et ils cherchaient à coopter les meilleurs écrivains, ou bien… ceux qui avaient un vrai lectorat. Ils avaient rompu avec le symbolisme (dont ils étaient tous issus) et, en fait, ils prenaient de la distance avec la poésie en se tournant vers le théâtre et le roman. La Nrf n’a pas été la grande revue de poésie de la première moitié du xxe siècle (la maison a quand même publié Breton, Aragon, Char, Michaux, Frénaud, Ponge, Bonnefoy mais elle n’a que tardivement publié Apollinaire ou Cendrars, et pratiquement pas Cadou, Senghor ou Césaire), ce rôle a d’abord été joué par le Mercure de France de Remy de Gourmont, puis par Les Cahiers du Sud de Jean Ballard.
Du point de vue du lectorat, les animateurs de la Nrf avaient fait le bon choix. Ils ont su faire écrire de vrais écrivains sur d’autres écrivains. Ils ont aussi réussi à publier en feuilleton, dans la revue, des romans dont ils n’étaient pas les éditeurs (le Grand Meaulnes, par exemple, publié chez Émile-Paul, l’ennemi intime de Gallimard). Et ils savaient commenter les événements littéraires qui avaient lieu ailleurs (Dada, le Surréalisme). Bref, la Nrf a été très tôt attractive pour les écrivains et les lecteurs : la revue vendait plus de dix mille exemplaires, et (paraît-il) jusqu’à plus de vingt mille dans ses grandes années, ce qui est considérable pour une revue littéraire. Et – contrairement aux revues d’avant-garde dont l’espérance de vie est faible – ils lui ont assuré une vraie pérennité.
Du moins jusqu’en 1940. On sait que pendant la guerre Gaston Gallimard avait réussi à jouer double jeu en mettant en avant Pierre Drieu La Rochelle (collaborateur) comme directeur en titre avec l’aval des Allemands, tout en gardant Jean Paulhan (résistant) pour assurer les arrières. La revue cesse de paraître en 1943. À la Libération, elle est interdite (« J’aime encore la Nrf. Je nourris un reste de tendresse pour cette chère vieille dame tondue, dont les cheveux ont mis huit ans à repousser », ironisait Mauriac en 1952), et ne reparaît (grâce aux efforts de Paulhan) qu’en 1953. Mais les temps ont changé. L’individualisme littéraire croissant se cache derrière les drapeaux de l’engagement politico-philosophique (Les Temps modernes de Sartre), les passions extrêmes (Critique de Bataille) et les colloque universitaires (importance de Barthes et Foucault, professeurs au Collège de France) : la discussion n’est plus portée par le milieu littéraire.
Lire ses contemporains, un exercice inactuel ?
L’actuel directeur de la Nrf, Michel Braudeau (entendu sur France-Culture), regrette qu’aujourd’hui il soit impossible de faire écrire les écrivains sur leurs contemporains (pour « dire du bien » – car pour « dire du mal », c’est plus facile à obtenir…). Peut-être ne se lisent-ils pas entre eux, d’ailleurs. Le numéro spécial de la Nrf est un témoignage remarquable de cette évolution. Il contient d’abord un exceptionnel dossier préparé par Alban Cerisier avec des documents sur la vie interne de la revue. Par exemple des textes autour du « premier numéro un » de 1908, dirigé par Eugène Montfort, remercié tout de suite après. Ou un « manifeste » de Jacques Rivière datant de 1918, et la condamnation de ce manifeste par André Gide et Jean Schlumberger. On replonge dans un monde littéraire actif marqué par des personnalités charismatiques exceptionnelles (Gide, mais aussi Jacques Copeau qui allait mettre ses talents au service du théâtre). Le numéro évoque aussi ses grands animateurs : Jean Paulhan, Dominique Aury, Georges Lambrichs, Jacques Réda. Cela passionnera les amateurs d’histoire littéraire.
Alban Cerisier publie aussi une Histoire de la Nrf dans laquelle il présente une synthèse moderne de la vie de la revue. Les amateurs d’histoire littéraire y apprendront beaucoup de choses (en particulier sur la vie matérielle de la revue : abonnements, tirages…), même si l’on peut estimer qu’il n’est plus guère possible de se centrer sur une seule revue (avec des allusions à ses concurrentes), tant l’ensemble du contexte artistique et politique a compté dans cette histoire.
Le deuxième dossier du numéro spécial de la Nrf, préparé par Ludovic Escande, est, à sa façon, un témoignage criant sur les difficultés actuelles : on a demandé aux « jeunes auteurs Gallimard d’aujourd’hui » (enfin, plus ou moins proches du groupe) de répondre à leurs aînés. Marie Ndiaye réagit à Ionesco, Arno Bertina à Michel Butor, Philippe Forest à Antoine de Saint-Exupéry, Jonathan Litell à Maurice Blanchot, Antoine Bello à Upton Sinclair via Jean Longuet, Muriel Barbery au Japon via Paul Claudel. On ne saurait mieux dire que le présent est sans intérêt, et qu’il faut participer à la muséification active dont la France est si friande : le texte commenté le plus récent (et du seul auteur encore vivant) est celui choisi par Bertina (occasion pour le jeune auteur d’exécuter implicitement les théories du Nouveau Roman selon Robbe-Grillet, et de faire l’éloge de Balzac via Butor) – le texte de Butor date de 1959. Cinquante ans ! Le catalogue de littérature étrangère de Gallimard reste brillant, et il n’a pas été difficile à Michel Braudeau de trouver de grands écrivains étrangers rappelant l’importance pour eux de la Nrf. Mais quand Mario Vargas Llosa fait l’éloge de la Nrf, de quelle époque parle-t-il ? Ses références : Gide, Valery, Claudel, Rivière, Schlumberger, Paulhan, Sartre, Camus, le théâtre de l’absurde…
On retrouve un peu cet état d’esprit dans l’excitante anthologie parue en Folio : 100 textes publiés par les grands auteurs de la Nrf. C’est que la revue a su passionner ses lecteurs en causant de tout ce qu’il y avait d’intéressant dans la vie artistique française et étrangère. Le dossier de Louis Chevaillier est purement littéraire, mais la Nrf écrivait aussi sur la peinture (rôle de Paulhan pour désigner les « grands peintres français »), la musique ; la partie critique pouvait occuper la moitié d’un numéro. La quarantaine de textes publiés avant guerre est un feu d’artifice éblouissant et on ne sait qui citer : Gide sur Larbaud, Rivière et Mauriac sur Proust, Mac Orlan sur Jack London, Fernandez sur Conrad et Bergson, Artaud sur Vitrac, Schlumberger sur Jouve, Kessel sur Maugham, Cassou sur Rilke, Malraux sur Vialatte et D. H. Lawrence, Prévost sur Saint-Exupéry, Dabit sur Céline, Cocteau sur Roussel, Queneau sur Henry Miller, Nizan sur Martin du Gard, Sartre sur Faulkner. Là, il ne s’agissait pas de muséification, mais d’écrivains lisant leurs contemporains, sans recul historique. Passionnant. Passons sur les deux textes parus pendant la direction de Drieu La Rochelle, et consacrés à Simenon et Jünger1 !
Il y a curieusement le même nombre de textes (une quarantaine) sur la brève période 1953-1968, avec à peu près la même proportion d’articles sur la littérature étrangère (une petite moitié) et l’apparition des sciences humaines. On est heureux de lire Michel Butor, Georges Perros, Jean Grosjean, Philippe Jaccottet, Mandiargues, Jean Duvignaud ou Jean Follain, mais nous voyons bien le changement d’atmosphère car il n’y a pas d’articles de Camus, Duras, Gary, Giono, Pérec, Le Clézio, Modiano (bref, les auteurs qui comptent encore pour nous, tous plus ou moins liés au groupe Gallimard). Comment cela se fait-il ?
La période 1968-1973 est une coupure : pour les quarante années qui suivent, il n’y a que vingt textes. Évidemment, nous savons que réussir complètement une telle anthologie relève de la mission impossible. Mais la période sacrifiée (les quarante dernières années) a connu de vraies révolutions littéraires, comme le renouveau du roman noir politisé – né dans la Série Noire (Gallimard) avec Jean-Patrick Manchette – ou de la science-fiction – bien représentée chez Denoël (du groupe Gallimard) –, sans compter la littérature pour enfants, car il semble bien que les vrais « meilleurs vendeurs » de Gallimard soient les livres publiés en Folio-Junior (Harry Potter). Tout cela est absent, et nous ne sommes pas sûrs que ceux qui sont présents soient effectivement « les meilleurs ». Finir l’anthologie par une note sur un livre de Modiano de 2006 est une coquetterie : il aurait été plus intéressant de voir sa réception en 1968. Michel Braudeau a raison, c’est à partir de 1968 que les « grandes signatures » se mettent de plus en plus à manquer.
Jean-Louis Lambert
Librairie
Saskia Sassen, LA GLOBALISATION. Une sociologie, Traduit de l’anglais par Pierre Guglielmina, Paris, Gallimard, 2009, 342 p., 23 €
La globalisation fait couler beaucoup d’encre, surtout des stylos des économistes et autres commentateurs du capitalisme financier, d’où l’originalité de cet essai qui offre une porte d’entrée par la sociologie. Pour qui connaît les précédents travaux de Saskia Sassen, aujourd’hui professeur à l’université de Columbia et codirectrice du département économie du Global Chicago Project, cet ouvrage en constitue un prolongement logique, attendu et programmatique. En effet, dès 1988, avec The Mobility of Labo Rand Capital. A Study in International Investment and Labor Flow, puis en 1991 avec The Global City (traduit en français en 1993, chez Descartes & Cie, avec une préface de Sophie Body-Gendrot), elle s’intéressait déjà à ce qu’on ne désignait pas encore comme appartenant à la globalisation : les migrations, l’État néolibéral, les villes globales, etc.
Concevoir la globalisation non seulement en termes d’interdépendance et d’institutions globales, mais aussi en termes des présences au sein du national, implique que soit défini pour les sciences sociales un vaste programme de recherches largement négligées jusqu’à présent.
La globalisation ne concerne pas exclusivement l’économie… D’où l’impératif de penser cette globalisation aussi à partir du culturel, du social, du religieux, du militaire, etc.
Le processus de globalisation ne concerne pas un mouvement touchant simplement la dimension internationale : ses effets s’inscrivent toujours dans un cadre local, régional ou national. C’est pourquoi il convient de jouer, en permanence, avec des échelles différentes, interférant entre elles et pas toujours hiérarchisées selon leur taille. Cette complexité explique, en partie, la faiblesse des analyses, ou du moins, leurs difficultés à saisir l’ensemble du processus que Sassen rend mieux perceptible grâce à son approche à échelles multiples. Plus de 15 ans après l’identification de trois villes globales (New York, Londres et Tokyo), Saskia Sassen en dénombre dorénavant une quarantaine :
Les cités globales sont des lieux infranationaux dans lesquels s’entrecroisent de multiples circuits globaux ; de ce fait ces villes s’inscrivent dans plusieurs géographies structurées sur un modèle interfrontalier, chacune ayant en général une portée, des pratiques et des acteurs distincts.
Ce qui les caractérise maintenant, c’est leur dénationalisation. Il faut entendre par ce terme non pas la privatisation d’une entreprise publique, mais le fait que la ville globale se détache des objectifs de l’État-nation à laquelle elle est rattachée, pour se comporter selon la logique de la globalisation, qui est sans frontières. L’État-nation, semble solide – les grands « empires » se divisent en plusieurs États-nations – mais n’a plus, en réalité, les moyens de son ambition, car celle-ci doit se déployer dans la sphère globalisée où dominent les relations en réseau et non plus les accords bilatéraux, comme entre deux États. Brassant d’innombrables données statistiques internationales, Saskia Sassen décrit la nouvelle géo-économie des migrations, s’attardant sur l’économie du sexe, qui produit des richesses invraisemblables, « légalisées » d’une certaine manière, et aussi sur les transferts effectués par les migrants vers leurs villages d’origine. Elle propose également une sociologie, c’est-à-dire qu’elle élabore une analyse des classes sociales nées de la globalisation, étudie leurs conflits, leurs modes revendicatifs, leurs liens avec les « anciennes classes » de l’État-nation, la place du droit « international » par rapport aux droits nationaux, etc. Enfin, elle articule sans cesse l’espace géographique et l’espace numérique, offrant d’autres outils d’interprétation de cette globalisation qui n’ignore pas les blocages, les contestations et les résistances.
Thierry Paquot
Brigitte Dormont, LES DÉPENSES DE SANTÉ. Une augmentation salutaire ?, Paris, éd. Rue d’Ulm, coll. « Cepremap », 2009, 80 p., 5 €
On associe spontanément vieillissement de la population et augmentation des dépenses de santé. Dans cette perspective, on anticipe souvent une explosion des dépenses de santé, insoutenable pour les États-providence européens. Or, le débat sur le sujet reste mal informé et, de ce fait, biaisé. Ce court ouvrage offre une remarquable synthèse sur une abondante littérature de recherche, le plus souvent anglo-saxonne, permettant de transformer notre perception du sujet. La croissance des dépenses de santé, tout d’abord, n’a pas pour première cause l’allongement de la durée de vie. Si les dépenses sont en général plus importantes à mesure qu’une personne approche de la mort, des études précises ont montré que ce n’est justement pas le cas pour les personnes les plus âgées. En effet, la prise en charge médicale augmente quand la probabilité de mourir s’accroît, et ceci à tous les âges, sauf pour les personnes les plus âgées, dont l’état général explique probablement la moindre utilisation d’appareillages ou de traitements lourds. À l’image de cette première discussion remettant en cause une assimilation non informée entre vieillissement et dépenses médicales, l’ouvrage poursuit sa remise en cause de fausses évidences et démontre que l’essentiel de l’augmentation des dépenses de santé provient en réalité des progrès des techniques médicales. Comme si tous ces sujets suscitaient nécessairement une peur irrationnelle, on parvient difficilement à accorder une valeur positive à la diffusion de nouvelles techniques médicales (on craint un complot de l’industrie pharmaceutique, des abus des patients, une course folle au confort…) alors qu’on observe bien une amélioration générale de l’état de santé de nos populations. Pourquoi cette nouvelle est-elle toujours considérée sur un versant négatif ? En économiste de la santé, Brigitte Dormont y voit deux raisons. La première est qu’on craint de rouvrir un débat sur le niveau de prélèvement obligatoire en parlant des progrès de santé (associés, donc, à un coût croissant) qui déplaît aux libéraux et effarouche les partisans de l’État-providence qui préfèrent parler de ces sujets mezzo voce. La seconde est que nous n’arrivons pas à valoriser positivement les gains de vie permis par la médecine. C’est pourquoi, la dernière partie est consacrée à faire découvrir aussi un vaste ensemble de débats consacrés à la valorisation économique du temps de vie gagné, qui pourrait peser dans les argumentations économiques et in fine dans les arbitrages sociaux et politiques.
Marc-Olivier Padis
François-David Sebbah, LEVINAS ET LE CONTEMPORAIN. Les préoccupations de l’heure, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2009, 220 p., 19 €
Comment lire Levinas ? Comme celui-ci le faisait avec Maïmonide, en frottant ses propos « aux préoccupations de l’heure ». Voilà la manière qu’adopte François-David Sebbah vis-à-vis de Levinas, dont il connaît l’œuvre comme sa poche et sur laquelle il a déjà beaucoup et bien écrit. Dans l’introduction, il compare l’éthique du care à l’éthique lévinassienne de l’épreuve d’autrui, ce qui situe Levinas dans la pensée qui naît en ce début du xxie siècle. Il en profite aussi pour souligner :
les soupçons de « familialisme » (possiblement machiste, patriarcal, et non démocratique) et d’« exemplarisme » (juif), qui peuvent naître à la lecture de certains textes,
sans s’y attarder, car son objet est autre. En effet, il chemine avec Levinas pour penser quatre thèmes distincts, mais philosophiquement liés : la guerre, la politesse à l’heure de l’incivilité, l’être juif et les technologies nouvelles, qui s’imposent à nous, comme des préoccupations incontournables, tant ils conditionnent notre existence.
Il importe à Levinas de montrer que le « sens de l’Être », de l’« Être en tant qu’Être », c’est-à-dire de tous les êtres en tant qu’ils sont (et non en tant qu’ils sont ceci ou cela), c’est la guerre – c’est-à-dire le non-sens, l’absurdité. En extension, comme dans son essentialité, l’Être doit se laisser décrire comme guerre.
Pour ce faire, Levinas suit l’analyse de l’Être la plus lucide à ses yeux, celle d’Heidegger, ce qui nous vaut un solide et original chapitre, dans lequel François-David Sebbah croise les pensées des deux philosophes avec les commentaires de Didier Franck.
Certaines cités de banlieue sont présentées comme étant en état de guerre, les incivilités l’emportant sur la politesse, le refus de l’autre ou une indifférence à autrui, alors que peut nous dire Levinas, avec son « Après-vous Monsieur2 » et son « Comment allez-vous3 ? », apparemment bien désuets… L’auteur répond :
C’est l’un des grands enseignements de Levinas : dans l’Être, même la paix est la guerre, l’harmonie du logos, du légein n’est jamais qu’un arrangement, un compromis, par où se négocie l’espace vital des différents conatus. S’il y a la paix vraiment, elle ne vient pas du dedans de l’Être, mais de l’autrement qu’être entraperçu dans un salut, dans un geste de politesse.
Le chapitre sur l’être juif discute les analyses de Benny Lévy sur Levinas et en vient à questionner les notions d’universel, de singulier, de particulier… Avec les deux derniers chapitres, l’auteur confronte la théorie du visage de Levinas au clonage (qui reproduit un visage à l’identique) et aux nouvelles technologies de la présence à distance (internet…). Ce sont, en définitive, et le temps et l’espace qu’interrogent Levinas et qui sont un autre temps et un autre espace avec le clonage et la présence à distance que les technologies actuelles permettent. Réflexions neuves et en cours, que suggère, avec brio, François-David Sebbah et qui seront, à coup sûr, développées et approfondies dans d’autres essais.
Thierry Paquot
Jean-Pierre Peyroulou, GUELMA, 1945. Une subversion française dans l’Algérie coloniale, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 2009, 408 p., 32 €
L’histoire des événements du Nord-Constantinois au sortir de la Seconde Guerre mondiale ne pourra désormais plus être écrite comme elle l’était jusqu’ici : à Guelma, démontre Jean-Pierre Peyroulou dans ce livre issu de sa thèse, il ne s’agit pas, comme à Sétif, d’une manifestation tournant à l’émeute et suscitant en retour une répression démesurée. Les événements de Guelma, au printemps 1945, relèvent, selon lui, d’une « subversion française dans l’Algérie coloniale », pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage. Des centaines d’Algériens, au moins, ont été tuées par des Français d’Algérie organisés en milice. Ces derniers choisirent, arrêtèrent et exécutèrent des hommes – et dans une moindre mesure des femmes – engagés dans le combat nationaliste, après les avoir traduits devant un tribunal sommaire, sans valeur légale. Ils en camouflèrent ou en détruisirent ensuite les corps.
C’est à une véritable enquête que Jean-Pierre Peyroulou s’est livré, à la manière des rapporteurs de missions de protection des droits de l’homme œuvrant aujourd’hui, à chaud, sur le théâtre des conflits contemporains – et il ne cache pas qu’il s’en est inspiré. Jean-Pierre Peyroulou a repéré les lieux, identifié les acteurs, retracé leurs faits et gestes. Le résultat est impressionnant de minutie et de précision, au-delà de la seule journée du 8mai : c’est tout le printemps 1945 en Algérie qu’il faut envisager. À Guelma même, l’histoire commence le 14 avril, lorsqu’André Achiary, sous-préfet, décida de former une milice pour assurer le maintien de l’ordre dans sa circonscription, déchargeant l’armée de cette mission ; et elle se prolonge jusqu’à la fin du mois de juin, lorsque les tueries prirent fin avec le voyage du ministre de l’Intérieur, Adrien Tixier.
Cette réinterprétation des événements est au cœur du livre, dont le premier mérite est de les inscrire dans une histoire qui ne se limite pas à celle de l’Algérie. Qu’aurait donné l’enfermement de l’analyse dans des problématiques spécifiques à l’histoire de ce pays dans sa période coloniale ? Une interprétation reprenant celles déjà en circulation parmi les spécialistes, pour les départager, à savoir : ces événements résultent-ils d’un complot fomenté en haut lieu, au gouvernement général, ou d’une insurrection nationaliste suivant un mot d’ordre lancé par le Parti du peuple algérien (Ppa) ? Or, si Jean-Pierre Peyroulou examine et réfute ces explications, il ne s’en tient pas là. Il recourt aux outils de l’histoire générale de la violence, notamment aux travaux de Jacques Sémelin. Il tente ainsi de qualifier la nature du massacre de Guelma et choisit de le classer dans la catégorie du « politicide » (p. 226), tout en notant que la typologie des massacres reste poreuse et discutable4.
Ce désenclavement de l’histoire de l’Algérie donne également lieu à une histoire de la pratique manifestante chez les Algériens colonisés, tout à fait nouvelle et indispensable pour comprendre ce qui s’est passé. Certes, les manifestations qui ont lieu dans tout le pays les 1er et 8 mai 1945 n’étaient pas les premières : depuis la fin des années 1930, des Algériens défilaient en cortège séparé des organisations françaises. Mais la culture de la manifestation et de ses codes était encore fragile. Elle était ignorée, même, des ruraux et des jeunes qui composaient le cortège à Guelma le 8 mai. Ce serait l’une des causes du basculement dans la violence : il faut un service d’ordre, des représentants légitimes, il faut savoir négocier un parcours, une dispersion avec les autorités pour qu’une manifestation puisse échapper à la violence. La police elle-même, en outre, ne s’exerçait pas en milieu colonial comme en métropole, ne serait-ce qu’en raison de la faiblesse de ses effectifs.
Si la violence débuta avec la répression de la manifestation, toutefois, le massacre qui allait durer ne répondait pas à une insurrection. La milice, rassemblée le lendemain de la manifestation, le 9 mai, œuvra d’elle-même. Les causes mêmes du massacre, dès lors, ne sont pas à rechercher dans l’événementiel de la manifestation et de sa répression.
Jean-Pierre Peyroulou cherche ainsi à expliquer le massacre par les rapports qui s’étaient établis entre les populations à Guelma. La conjoncture de la fin de Seconde Guerre mondiale en Algérie, dont les effets se faisaient sentir localement, à Guelma comme ailleurs, joue ici un grand rôle. La politique réformatrice du Comité français de libération nationale (Cfln), d’abord, attisait les craintes des Français d’Algérie : face à l’extension des droits politiques accordés aux Algériens colonisés, ils redoutaient de perdre la prédominance qu’ils avaient acquise dans les conseils municipaux des communes où ils ne représentaient qu’une minorité démographique. Le réveil du nationalisme algérien, de son côté, se traduisait par le succès du mouvement des Amis du manifeste et de la liberté (Aml) qui rassemblait les partisans de Ferhat Abbas, des oulémas menés par le cheikh Brahimi et le Ppa dirigé par Messali Hadj.
Dans un temps plus long encore et zoomant sur Guelma, Jean-Pierre Peyroulou revient sur la conquête, l’arrivée et l’installation des colons, la dépossession foncière des Algériens, de façon à en exposer les bouleversements économiques, sociaux et psychologiques. Par des données solides et une histoire locale menée de 1837 à 1945, il illustre ce qui est habituellement appelé, de façon abstraite, le « fossé » ou la « peur » entre les « communautés ». Jean-Pierre Peyroulou apporte ainsi deux éléments essentiels à la compréhension des événements du printemps 1945.
D’une part, cette histoire locale de très longue durée démontre que l’appartenance communautaire transcendait toutes les autres : être français était plus important qu’être communiste, socialiste ou syndicaliste, commerçant, contremaître, entrepreneur ou propriétaire foncier. Ainsi s’explique la mixité politique et sociale de la milice guelmoise qui comptait des responsables d’organisations de gauche (Sfio, Combat ou Cgt) et des notables, des agents de l’État, des patrons, leurs employés, etc. Tous les miliciens, précise cependant Jean-Pierre Peyroulou, ne furent pas des tueurs. Ces derniers se recrutèrent dans un noyau de quelques dizaines d’hommes dont les noms revenaient dans les enquêtes, les plaintes et les témoignages.
Quatre-vingt-neuf civils furent impliqués dans la mort de 636 Algériens : quatre-vingt-trois Européens, juifs compris, et six Algériens.
D’autre part, cette perspective de très longue durée met en évidence le fait que le temps de la conquête et de la dépossession n’est pas, en réalité, très éloigné de 1945 : les acteurs de ce printemps n’étaient que les petits-fils ou les arrière-petits-fils des Algériens spoliés ou des colons venus s’installer. L’accumulation et la transmission de la violence, sur deux ou trois générations, deviennent ici très concrètes.
Au-delà de 1945, Jean-Pierre Peyroulou décortique la façon dont la raison d’État vint étouffer l’affaire. Concrètement, cet étouffement est né d’une addition de dénis et de renoncements dans lesquels des agents de l’État, à tous les échelons et dans diverses fonctions, jouèrent un rôle : enquêteurs peu perspicaces ou empêchés, magistrats plus enclins à condamner qu’à instruire les plaintes des familles algériennes, personnel du gouvernement général, préfets et sous-préfets, membres de l’appareil administratif local, etc. S’y ajoutèrent, progressivement, l’amnistie de 1946, le rachat des plaintes par des voies frauduleuses, la régularisation de l’état-civil des disparus. Et si aucune voix dissonante ne s’est exprimée, l’élaboration de cette raison d’État ne fut pas sans causer un drame humain : le suicide de l’un des responsables du tribunal militaire de Constantine. Ce tribunal, en effet, qui jugea et condamna à mort des insurgés de mai 1945, laissa sans suite les plaintes déposées contre des « tueurs » de Guelma.
Ce livre, enfin, suscite des prolongements à noter pour bien en souligner toute la portée. Il manifeste d’abord une évolution dans l’écriture de l’histoire de l’Algérie par des chercheurs français, dans la mesure où il repose en partie sur des archives consultées en Algérie. Jean-Pierre Peyroulou est ainsi le représentant d’une nouvelle génération de chercheurs qui enrichissent la documentation consultée sans difficulté en France, en allant prospecter de l’autre côté de la Méditerranée5.
Jean-Pierre Peyroulou aborde également, en divers passages, une question essentielle mais qui fait encore défaut à la compréhension de l’histoire de l’Algérie française : celle de la culture politique des Français d’Algérie, de leur rapport à la métropole, de leur rapport à l’État. La subversion européenne de Guelma est emblématique de leur défiance envers les pouvoirs publics français, qui les a conduits à se sentir légitimement en droit de se substituer aux autorités dans des périodes où ils se sentent particulièrement menacés. Des toutes premières velléités d’autonomisme, dès les débuts de l’arrivée des colons6, jusqu’aux manifestations algéroises de la guerre d’indépendance, il y aurait ici une histoire à reconstituer et à écrire dans la longue durée.
Sylvie Thénault7
Haruki Murakami, AUTOPORTRAIT DE L’AUTEUR EN COUREUR DE FOND, Paris, Belfond, 2009, 181 p., 19, 50 €
Le choix de titres divergents pour les parutions de ce livre en français et en anglais témoigne de la pluralité des lectures qu’il suscite.
La version française Autoportrait de l’auteur en coureur de fond suggère des mémoires construites sur l’analogie entre le travail de romancier et la préparation physique au marathon. Elle inscrit Haruki Murakami dans la mouvance des écrivains fascinés par le sport, leçon d’humanisme pour Albert Camus qui affirme devoir au football tout ce qu’il sait de plus sûr de la moralité et des obligations des hommes ou page d’histoire pour Jean Échenoz qui fait du coureur tchèque Émile Zatopek le héros de son dernier livre Courir8.
Le titre anglais What I Talk about when I Talk about Running9 est calqué sur un recueil de nouvelles de Raymond Carver, What We Talk about when We Talk about Love10. Elle révèle l’intimité de Murakami avec la littérature américaine – outre Raymond Carver, il est le traducteur de F. Scott Fitzgerald, de John Irving et de Truman Capote – et introduit son lien ambigu avec la civilisation occidentale.
Ce texte, à la fois carnet de notes, rappel des épreuves, journal tenu entre août 2005 et octobre 2006, se compose de neufs chapitres incisifs. Il s’adresse à tout marathonien par l’analyse des motivations psychologiques et la description détaillée des courses et de leur préparation. Il concerne tout écrivain par le décryptage des qualités inhérentes à la fabrication d’une œuvre.
Haruki Murakami évoque avec une même absence de complaisance et de modestie ses efforts, ses doutes ou ses exploits de coureur et de romancier et révèle un univers habité par un puissant sentiment de solitude et d’aliénation.
Haruki Murakami, né en 1949 à Kyoto dans une famille de professeurs de littérature japonaise, passe ses années de jeunesse à Kobe. Il étudie l’art dramatique à l’université Waseda de Tokyo et, après avoir travaillé dans un magasin de disques, ouvre un bar de jazz en 1974 avec sa femme Yoko, rencontrée à l’université. Il affirme avoir soudainement décidé d’écrire en regardant un match de baseball en 1978 et mis seulement quelques mois à composer son premier roman, Hear the Wind Sing11, couronné du prix Gunzo. Ce succès immédiat l’encourage à abandonner son club de jazz en 1981 et à se consacrer à l’écriture. Pour compenser le caractère sédentaire de son nouveau métier, il se met alors à courir, découvrant à travers l’hygiène de vie ascétique qu’il s’impose un parallèle entre les qualités requises pour un marathonien et un romancier.
En 1986, il quitte le Japon pendant une dizaine d’années, voyage en Europe, principalement en Italie et en Grèce et enseigne la littérature aux États-Unis à Princeton et à Tufts. Cette immersion dans le monde occidental accroît sa perception des différences culturelles et donne une tonalité plus sociale à ses écrits. Les Chroniques de l’oiseau à ressort12 inscrit les aventures fantastiques d’un jeune chômeur dans un contexte contemporain violent. Le tremblement de terre de Kobe et les attaques au gaz dans le métro de Tokyo en 1995 contribuent à ancrer ses récits dans les traumatismes collectifs qui affectent son époque.
Sa notoriété ne cesse de croître. Au Japon, la Ballade de l’impossible13, un récit d’amour et de perte, se vend à des millions d’exemplaires. À l’étranger, le Passage de la nuit14, histoire mêlée de deux jeunes sœurs Eri et Mari, est choisi en 2007 par le New York Times comme le livre le plus important de l’année. Les récompenses officielles se succèdent : prix Franz Kafka de la République tchèque en 2006 pour son roman Kafka sur le rivage15, prix de l’université de Princeton en 2008 ou prix Jérusalem de la liberté de l’individu dans la société en février 2009.
Autoportrait de l’auteur en coureur de fond est l’aboutissement subtil de toutes les étapes qui marquent le cheminement artistique et spirituel de Murakami. Au-delà de la description souvent prosaïque des marathons, au-delà des réflexions sur les techniques littéraires, son image d’homme solitaire en quête d’authenticité symbolise la délicate réconciliation entre les valeurs traditionnelles du Japon et celles de la société de consommation occidentale.
Le récit est organisé comme un faisceau aux ramifications multiples. Haruki Murakami raconte le quotidien des courses (heures d’entraînement, nombre de marathons, de kilomètres parcourus, régimes, choix des maillots, des chaussures), n’épargnant aucun détail sur les désagréments (transpiration, chaleur, soif) et les souffrances (crampes, inflammations, blocages). Il exprime la diversité de ses états d’âme (obsession de la performance, blues du coureur) en notant le choix des musiques qui l’accompagnent (Rolling Stones, Eric Clapton), l’influence des lieux où il court (Hawaï, New York, Athènes, Cambridge, lac Saroma).
Haruki Murakami définit les qualités nécessaires à l’exercice du métier d’écrivain : en premier lieu, un talent littéraire inné et ensuite la concentration, la persévérance qui peuvent être développées par des exercices appropriés. Il s’arrête ainsi systématiquement d’écrire à un moment d’intense concentration afin de n’éprouver aucune difficulté le lendemain à reprendre le fil de ses idées. À l’opposé, il rappelle que Raymond Chandler s’imposait de rester assis à son bureau à certaines heures, même sans travailler, simplement pour ne pas rompre le rituel de l’écriture.
Haruki Murakami introduit les correspondances entre les deux activités qui rythment sa vie comme autant d’évidences et a souvent recours à un vocabulaire identique, d’où une impression parfois de répétitions ou de redites. La conscience d’objectifs à long terme, la maîtrise de la fatigue, le dépassement de soi constituent des caractéristiques communes. Il affirme même qu’il écrirait autrement s’il ne courait pas, la résistance acquise en participant à des marathons lui permettant notamment de tenir physiquement quand il entreprend un long roman.
En filigrane se dessine le profil d’un homme à la recherche de son identité, bousculé par l’incursion de la modernité, appliqué à en écarter les aspects négatifs. Le livre résonne comme une méditation mélancolique sur la solitude, la place de l’individu dans la société actuelle.
Plus la réalité est prégnante, plus l’épaisseur de la quotidienneté s’affirme et plus s’impose un nécessaire repli sur soi. Certes Haruki Murakami, anonymement, se mêle à la foule : dans les marathons, il circule dans la masse des coureurs, cherchant son groupe de référence, déçu d’être dépassé, s’accrochant pour rattraper le retard ; au cours de ses entraînements, il croise des étudiants, des athlètes connus ou des passionnés comme lui. Il se montre sensible à la beauté des jeunes femmes, à l’habillement des passants, au destin des sportifs rencontrés.
Mais cette immersion dans une communauté d’intérêt ne fait qu’accroître son sentiment d’aliénation. Un mal-être souterrain habite le récit dès que l’écrivain-coureur se fond dans son environnement et, négligeant ses objectifs premiers, cesse d’être totalement centré sur lui-même.
Murakami recherche l’isolement tout comme il aspire à créer un vide intérieur. Il rêve d’un corps inorganique et d’un esprit libre. Pour se retrouver seul face à lui-même, se mesurer à l’aune de ses propres exigences comme marathonien et comme romancier, il lui faut évacuer toutes les scories qui risquent de le polluer, ne pas se soumettre aux diktats d’une société nouvelle qui emprisonne sa volonté et ses désirs, éduquer son corps et son esprit afin que, affaiblis par l’âge, ils ne trahissent pas ses aspirations.
Durant les courses de fond, le seul adversaire que l’on doit vaincre, c’est soi, le soi que l’on traîne dans son passé16.
Dans son activité de romancier, Murakami l’affronte aussi.
Sylvie Bressler
François Ost, FURETIÈRE. La démocratisation de la langue, Paris, Michalon, coll. « Le bien commun », 2008, 122 p., 10 €
« Les affaires et les querelles de dictionnaires ne sont jamais insignifiantes ni banales » : rien ne l’illustre mieux que l’histoire mouvementée, fin xviie siècle, du Dictionnaire universel d’Antoine Furetière, œuvre à succès, éditée à La Haye en 1690.
Magistrat et académicien, ce lexicologue passionné entreprend dans les années 1670-1680 la rédaction solitaire d’une « encyclopédie de la langue française », appelée à rivaliser avec le Dictionnaire de l’Académie française. L’initiative a le don d’effrayer les Immortels qui ne goûtent pas plus la dissidence intestine que l’attaque frontale contre le monopole reconnu par Richelieu, en 1635, de contrôle de la langue. La réaction sera à hauteur de l’affront : après retrait du « privilège royal » et exclusion de l’Académie, un procès haut en couleur très suivi des gazettes porte condamnation pour plagiat et diffamation.
Derrière le débat lexicographique et juridique, se profile un enjeu fondamentalement politique qui l’érige en lointain signe avant-coureur de la révolution à venir17.
Politique, le désaccord foncier entre Furetière et l’Académie quant au statut de la langue. Pour l’Académie, le dictionnaire a une fonction essentiellement normative de codification du « bon usage », de police du langage selon une logique aristocratique, celle de la distinction, fondant par ailleurs l’exaltation du mot d’esprit18. C’est une affaire d’État, une membrure de l’ordre classique. Comme le dira F. Brunot : « Le Versailles des mots n’avait plus ni faubourg, ni banlieue. » Selon Furetière, au contraire, la langue est l’affaire de la société qui la produit au gré de ses besoins et nul vocable ne doit s’en trouver écarté au prétexte de sa modeste extraction, dès lors que l’usage en est établi. « Le Dictionnaire universel, écrit-il, est nécessaire pour conserver la langue tout entière à la postérité et sauver du naufrage le rebut de l’Académie. » Ce qui revient à faire de l’en-bas, du peuple, la matrice normative de légitimation de ce qui est donné pour instrument non de distinction entre happy few mais de communication entre tous. L’utilité plus que l’autorité, la parité des mots plus que leur pureté. D’où l’empressement si moderne à en appeler au « jugement de l’opinion publique » et à se réjouir des « applaudissements du public ». Car « c’est dans l’universalité des suffrages que se trouve la source de vérité et la règle de la justice ». En 1680, il fallait oser !
Politique, la mise en cause du monopole de l’Académie, véritable crime de lèse-majesté augurant les pires maux. Contre l’emprise asphyxiante de cette véritable « corporation » des Lettres, Furetière défend haut et fort les droits de l’initiative individuelle, de la liberté de pensée et vante la saine émulation naissant de la concurrence. En cela, l’auteur du « dictionnaire bourgeois » se place, dès le xviie siècle, à la pointe du combat libéral qui conduira en 1791 à la loi Le Chapelier d’abolition des corporations.
Et dans l’espace de commerce intellectuel qu’il appelle de ses vœux, Furetière trouve tout naturel de revendiquer un droit d’auteur sur son immense travail. C’est la juste rétribution de l’effort mais c’est aussi, souligne-t-il habilement, la condition du libre exercice de la pensée. Car qui s’engagerait dans cette belle aventure collective dont la société entière doit profiter sans la garantie de voir ses œuvres préservées des risques inhérents à la publicisation ? Le droit subjectif de l’auteur19 devient un facteur paradoxal d’enrichissement du débat public à travers la circulation des idées.
À l’heure d’Hadopi, on ne peut que remercier François Ost, qui sait si bien faire se rencontrer, dans ses différents travaux, droit et littérature, de nous faire redécouvrir l’étonnante modernité d’un auteur exposé à l’oubli.
Jacques Le Goff
Brèves
Michel Lussault, DE LA LUTTE DES CLASSES À LA LUTTE DES PLACES, Paris, Grasset, 2009, 224 p., 16, 50 €
Peut-on créer in vitro un « hall d’immeuble » dans une cité pour permettre aux jeunes de trouver une place, leur place ? Peut-on éviter qu’un hall soit un non-lieu se résumant, selon les termes de l’architecte Henri Gaudin, à une double négation : un espace qui n’est ni privé ni public, ni dedans ni dehors ? S’inspirant de cet exemple concret, Michel Lussault, auteur de l’Homme spatial, montre qu’un espace ne se réduit pas à une matière puisqu’il « exprime l’ensemble des relations des individus et des groupes en fait de distance, de placement, de limitation, de franchissement ». L’espace est un « fait social total » qui participe pleinement aux divers champs culturels des sociétés. Dès lors, il n’y a de « place » possible (au sens où il faut faire sa place) sans « arrangements physiques de réalités humaines et non humaines ». Mais se faire une place dans un monde marqué par la mobilité peut conduire à créer des ghettos, des bulles qui marquent des limites séparatrices, des aires urbaines (Macao, Vegas, Dubaï…) constituées autour de l’entertainment, ou bien encore des zones troubles qui déclenchent la violence. C’est pourquoi l’auteur parle de « lutte des places » et non pas de « lutte des classes ». Dans le sillage d’Hannah Arendt, Lussault montre qu’il n’y a pas d’espace commun, d’être-ensemble sans séparation, de place commune sans une place pour chacun. Bref, il y a toujours de « l’entre » si l’on ne veut pas seulement se trouver entre-soi. Au-delà d’une interrogation très politique sur l’espace commun, le géographe renoue avec une réflexion sur l’éthique de l’habiter (dans le sillage de Foucault mais on pourrait renvoyer à Alberti) qui lui donne l’occasion de rappeler ce que signifie « exister ». « Exister, c’est se placer et se déplacer, bref agir pour trouver ses (bonnes) places. » Si Lussault met fort bien en scène la place de l’espace s’il est un « en-droit » (au bon endroit), ce qui rend possible un « entre-nous », il ne devrait pas hésiter à réinsuffler, lui qui est soucieux de ce qu’il appelle ailleurs la configuration narrative, le facteur temps dans ses analyses spatiales. Portzamparc affirme à juste titre que l’œuvre de l’architecte urbaniste est d’inscrire du temps dans l’espace, du récit dans l’espace.
O. M.
Yves Bertoncini, Thierry Chopin, Anne Dulphy, Sylvain Kahn, Christine Manigand (sous la dir. de), DICTIONNAIRE CRITIQUE DE L’UNION EUROPÉENNE, Paris, Armand Colin, 2008, 494 p., 39, 50 €
Ce dictionnaire a la bonne idée de ne pas se limiter à une présentation institutionnelle ou historique de l’Union. Il donne certes clairement, au fil de notices synthétiques, les explications attendues sur les agences européennes, la coopération renforcée ou le parlement européen (des annexes offrent aussi une chronologie, une liste des traités, les cartes essentielles, etc.). Il consacre aussi des notices à chacun des pays membres et à quelques grandes figures de la construction européenne (Jacques Delors, Robert Schuman…). Mais on peut lire comme des petits essais, denses et informés, les entrées qui privilégient des approches transversales éclairantes (« Intellectuels » par Michel Leymarie, « Frontières » par Michel Foucher) ou des notions, qu’elles relèvent du discours d’opinion (« Déficit démocratique ») de la science politique (« Fonctionnalisme », « Intergouvernementalisme ») ou de la philosophie politique classique (« Empire » par Pierre Hassner, « Populisme » par Yves Mény). Le lecteur peut donc consulter ce dictionnaire aussi bien pour comprendre des mécanismes communautaires complexes que pour entrer dans les questions d’orientation stratégique (« Géométrie variable ») ou de choix politiques marquant la situation actuelle de l’Europe (« Puissance » par Zaki Laïdi, « Fédération » par Olivier Beaud).
M.-O. P.
Aline Antoine, Florence Pizzorni-Itié et Jacqueline Denis-Lempereur (sous la dir. de), SERGE ANTOINE, SEMEUR D’AVENIRS. Repères et engagements, Bièvres, Association Serge Antoine, 2008, 254 p., 20 € (10, rue de la fontaine, 91570 Bièvres)
Serge Antoine (1927-2006) est un énarque inclassable, passionné, inventif qui durant toute sa vie a œuvré pour l’écologie (il a contribué à la création et au fonctionnement du premier ministère de l’Environnement français), pour l’aménagement décentralisé du territoire, pour les Agendas 21, etc. Cet ouvrage retrace les principales étapes de son parcours (« De l’aménagement du territoire à l’environnement », « Prospective et développement durable », « Territoires et acteurs », « La Méditerranée et le développement durable » et « Culture et patrimoine ») en mêlant les témoignages (Jérôme Monod, Robert Poujade, Arab Hoballah, Jacques Theys, Jean-Paul Fuchs, Bettina Laville, Anne-Marie Sacquet, Mohamed Ennabli, Henri Beaugé, Jacques Rigaud…) aux extraits de rapports qu’il a rédigés (« L’évolution de la notion d’aménagement du territoire », 1968 ; « Environnement et développement », 1973 ; « Environnement et prospective », 1978 ; « La qualité de la vie », 1975 ; « Gouvernance mondiale. Du retard à l’allumage », 2005 ; « Europe et Méditerranée », 1990 ; « Des monuments qui parlent », 1988 ; « Discours de clôture des dix ans du Comité 21 », 2005). Bibliographie et biographie complètent ce volume consacré à un homme-vigie, à un homme-action, à un homme d’exception.
www.association-serge-antoine.org
T. P.
Bernard Vincent, LINCOLN. L’homme qui sauva les États-Unis. Biographie, Paris, Éditions de l’Archipel, 2009, 430 p., 22 €
Les États-Unis célèbrent cette année le bicentenaire de la naissance d’Abraham Lincoln alors même qu’ils lui ont trouvé, en la personne de Barack Obama, un successeur qui lui ressemble sur plusieurs points : comme lui, il vient de l’Illinois, il s’est imposé par ses talents d’orateur et il fonde son discours politique sur la primauté accordée au texte constitutionnel et à son projet d’une « Union toujours plus parfaite ». Retracer la vie de Lincoln, c’est suivre à la fois un destin individuel presque continuellement dramatique et saisir l’histoire politique américaine dans un moment d’incertitude déterminante, qui aboutit finalement à une refondation. Bernard Vincent joint à l’art du récit le souci de présenter à son lecteur l’état du débat historiographique sur cet homme tellement central dans l’histoire américaine que sa vie est auscultée sous tous ses aspects (16 000 ouvrages lui ont été consacrés). La guerre de Sécession détermine en effet l’avenir du pays non seulement en raison du choix moral qui s’y joue à propos de l’esclavage mais aussi en raison du risque d’éclatement de la fédération. Le conflit sur l’esclavage emporte avec lui une décision sur la nature de l’Union politique, ce qui ne contribue pas à le dédramatiser… L’esclavage ne relève pas seulement des options morales ou des intérêts économiques : il met en cause la définition même de l’Union alors que son extension territoriale n’est pas achevée. D’une part, l’Union peut-elle accepter que des règles différentes coexistent en son sein s’agissant d’une question aussi déterminante que la liberté des hommes ? D’autre part, l’entrée dans l’Union de nouveaux États implique-t-elle le rejet de l’esclavage ? Plus précisément, le choix peut-il être tranché au niveau des États ou de la fédération ? En restituant le développement, les étapes et les retournements de ce débat, Bernard Vincent montre bien pourquoi il pouvait sembler insoluble à l’époque et pourquoi l’inspiration politique de Lincoln, trouvant dans une fidélité au texte constitutionnel la force de relancer le projet fédéral, représente un tour de force d’autant plus inattendu qu’il vient d’un avocat autodidacte, éloigné des régions du pouvoir, que rien ne destinait à une grande carrière politique. Le talent de persuasion qu’il lui fallut pour tenir sa ligne politique apparaît bien dans le volume, qui paraît simultanément, de lettres et discours traduits et présentés par Bernard Vincent (Abraham Lincoln. Le pouvoir des mots, Paris, Éditions de l’Archipel, 2009).
M.-O.P.
Stéphane Mosès, FRANZ ROSENZWEIG. Sous l’Étoile, Paris, Hermann, coll. « Le Bel aujourd’hui », 2009, 232 p., 25 €
Avec Emmanuel Levinas, Stéphane Mosès fut un grand initiateur, celui qui a aidé à lire l’Étoile de la rédemption de Franz Rosenzweig au début des années 1980. Son ouvrage intitulé Système et révélation fut le premier commentaire substantiel et rigoureux de l’Étoile publié parallèlement à sa traduction (par A. Derczanski et J.-L. Schlegel) en français. Ce recueil joliment intitulé Sous l’Étoile, un ensemble qu’il avait lui-même conçu avant sa disparition en 2007, reprend une riche présentation de l’Étoile (un livre-montage paru en 1981 dans Le Débat), et des textes portant sur divers pans de l’œuvre de Rosenzweig : l’esthétique, les liens avec le récit biblique, le dernier journal, la correspondance avec Rosenstock. Mais d’autres textes portent sur les « affinités de pensée » entre Rosenzweig et Walter Benjamin ou Hölderlin, ou bien encore sur une comparaison entre sa conception du dialogue et la linguistique du dialogue chez Benveniste. Mosès et Rosenzweig, Rosenzweig réinterprété dans le prisme d’auteurs que Mosès, fin connaisseur de la pensée et de la littérature germaniques, n’a cessé de lire et de méditer. Ce bel ouvrage n’est certainement pas un commentaire, il offre la possibilité d’entrer dans la pensée propre de Stéphane Mosès, l’un des penseurs juifs les plus créatifs du dernier demi-siècle, lui qui était hanté et passionné, le choix des textes retenus le laisse entendre, par la structure dialogale du langage. Il faut donc saluer cette initiative et souhaiter que l’on puisse accéder, le cas échéant, aux autres textes non disponibles de S. Mosès.
O. M.
Édouard Glissant, PHILOSOPHIE DE LA RELATION. Poésie en étendue, Paris, Gallimard, 2009, 176 p., 17, 50 €
« Les populations qui habitent depuis longtemps sur une frontière balancent entre deux attitudes dont l’une est extrême, qui est de renchérir sur les nationalismes du Centre dont elles dépendent […] Ou alors, ces populations participent de deux (ou plusieurs) réalités qui recouvrent leurs étendues frontière et elles n’hésitent pas à s’en faire les passeurs, à tout coup clandestins. » De quel monde parle le passeur Édouard Glissant ? Depuis ses premières œuvres jusqu’aux Entretiens de Bâton rouge, Édouard Glissant, le symbole de la génération qui a « suivi » Césaire (non sans discordances), parle du monde ultramarin, celui des îles, de la Martinique et de la Guadeloupe. Poète, romancier, il est aussi l’auteur du Discours antillais et le créateur de la revue Acoma. Chez Glissant, poème, philosophie et politique vont de pair. Mais depuis quelques années, depuis que la mondialisation désigne un autre monde en voie de formation, sa réflexion sur le monde « en archipel », sur les « limites » qui doivent mettre en relation et non pas faire obstacle et murer les rapports, a pris une tout autre dimension. En parlant du monde ultramarin, le sien, Glissant parle analogiquement du monde contemporain globalisé, d’un monde qui a vocation de faire vivre en permanence la relation s’il ne veut pas mourir ou s’affaisser, d’un monde où l’échange n’est pas seulement économique mais essentiellement culturel. « La matière du monde s’éprouve échevelée, la pensée force à en surprendre la simple vue. »
O. M.
Pietro Citati, LE MAL ABSOLU. Au cœur du roman du dix-neuvième siècle, Paris, Gallimard/L’Arpenteur, 2009, 562 p., 26, 90 €
En France on n’aurait pas d’autre alternative que l’Ancien ou le Moderne, que Frédéric Deloffre ou Roland Barthes (comme dans la célèbre polémique des années 1970 sur Racine). En Italie, par contraste, de très grandes plumes, celles des regrettés I. Calvino, L. Sciascia, celles des G. Macchia, R. Calasso, C. Magris invitent à des lectures d’un style très inventif qui échappe à la lourdeur académique (du Moderne comme de l’Ancien). C’est pourquoi il faut lire Pietro Citati, toute son œuvre, mais dans l’immédiat ce récent et prodigieux livre qui explore l’imaginaire du xixe siècle dont ce lecteur impénitent montre qu’il y a un envers (la question du mal) à son endroit (à l’idée que le progrès est en gestation). Si les lectures de Defoe et de Stevenson font écho au dossier de ce numéro sur les pirates, les autres incursions dans les littératures française, britannique, russe ou italienne sont une occasion de regarder autrement le siècle qui a précédé les grands troubles du xxe siècle. L’horreur était déjà là si on lit bien, le monde ne se regardait déjà plus dans le prisme des Lumières ou de l’Utopie : le portrait de Potocki est éloquent, la mélancolie terrible de Poe scrutée à la loupe, les sous-sols de Dostoïevski explorés, la noirceur de Flaubert vue à travers les yeux d’Emma Bovary et de Bouvard et Pécuchet. Pour le comprendre, Citati lit tous les auteurs et ne se contente pas de scruter une littérature nationale parmi d’autres. Dickens est lu parallèlement à Dostoïevski, l’étonnante amitié de Stevenson et Henry James valorisée… De la lecture comme grand art !
O. M.
Jean Daniel, LES MIENS, Paris, Grasset, 2009, 360 p., 20 €
On connaît le Jean Daniel qui, de semaine en semaine, médite les duretés de la scène proche-orientale, le Jean Daniel qui remercie son grand âge de lui avoir permis d’entendre le discours d’Obama sur l’islam prononcé au Caire, un Jean Daniel qui veut croire que la politique peut faire bouger les pires situations. On le retrouve dans ces portraits regroupés dans les Miens quand il célèbre, loin des grands, Germaine Tillion, Pierre Mendès France, Jacques Berque, Geneviève de Gaulle-Anthonioz et d’autres… On connaît le journaliste qui accompagne la presse française de l’après-guerre et est aux avant-postes dans le combat pour la décolonisation. On connaît aussi l’écrivain, celui qui lit (les revues entre autres… ce qui n’est plus très fréquent dans le métier), celui qui ne cesse de lire les écrivains, d’arpenter les livres comme si le réel devait toujours être reconfiguré dans la fiction. Hormi Camus, on connaît moins ses admirations littéraires et artistiques qui sont le plus souvent « méditerranéennes » (Vittorini, Clavel, Guilloux, Yacine, Claude Roy, Jean Roy, Octavio Paz, Marie Susini, Mohamed Dib, Jean Pélegri… mais aussi des artistes comme Balthus, Matisse, Menuhin…). Cette galerie de portraits est l’occasion de reconnaître des dettes et des amitiés et, bien sûr, de rappeler la figure d’Albert Camus souvent comparée ici à celle de Sartre. Quand il parle des liens de Camus et de René Char, Jean Daniel évoque sa propre attitude tissée dans le respect réciproque : « Dans la correspondance de Char et Camus, il y a des accents de fraternité que je caractériserai par une expression dont je ne songe pas à corriger le lyrisme : ils élèvent l’âme. Non seulement chacun se soucie de l’autre au point de se laisser inquiéter par un silence ou par un retard avec lequel le dernier manuscrit fut envoyé. Camus ira jusqu’à écrire que certains chapitres de l’Homme révolté ne sont justifiés que par rapport aux Matinaux de René Char. Il m’est souvent arrivé de penser que la vie n’avait pas de sens jusqu’au moment où j’ai découvert qu’elle avait en réalité celui que les êtres lui donnent. »
O. M.
En écho
1989 EN CHINE – On va beaucoup parler cet automne 2009 de la chute du mur de Berlin, on va renouer avec ce moment lyrique qui a laissé croire que le monde devenait meilleur et que la démocratie allait se propager. Si la chute de l’Empire communiste fut un moment décisif, il ne faut pas oublier la double nature de l’année 1989 qui fut celle de la chute du Mur mais aussi celle où les chars ont envahi la place Tian’anmen à Pékin, celle de la reprise en main en Chine. Le grand mérite du dossier, introduit par J.-P. Béja, de Perspectives chinoises (2009, n° 2, cefc@cefc.com.hk) est de s’interroger sur cette rupture « à contre-courant » : celle de 1989 en Chine. De nombreux articles soulignent qu’en 1989 le mouvement de réforme s’est ralenti sur le double plan économique et politique (voir la discussion par Jean-François Huchet du livre de référence de Huang Yasheng, Capitalisme with Chinese Characteristics. Entrepreneurship and the State, Cambridge University Press, 2008). L’analyse selon laquelle la pression du capitalisme chinois à l’échelle mondiale sur les pays qui échangent avec lui donne lieu à des pratiques qui ne vont pas nécessairement dans le sens démocratique, attire également l’attention (voir le texte remarquable de Guoguan Wu : « Une ombre pesant sur les démocraties étrangères : l’utilisation politique du pouvoir économique par la Chine dans ses rapports avec l’Occident »).
CONFIANCE/DÉFIANCE – Dans la Revue de l’Ofce plusieurs articles méritent le détour. Dans « Peut-on se confier à la confiance ? » (Revue de l’Ofce, janvier 2009, www.ofce.Sciences-po.fr), Éloi Laurent discute la thèse du livre de P. Algan et A. Cahuc sur la société de défiance (sous-titré : « Comment le modèle social s’autodétruit ») pour suggérer une prise en compte de la défiance : « L’absence de confiance ou la défiance quotidiennes et triviales qui paraissent si modernes ne sont-elles pas au fondement même du libéralisme politique et du régime démocratique ? Tocqueville fustige ainsi “les opinions que les hommes reçoivent de confiance et sans les discuter”. » À lire et discuter… Du même auteur on lira dans la Revue de l’Ofce (n° 109, avril 2009) un article sur l’écologie et les inégalités sociales. Mais on pourra également se reporter au dossier sur l’âge de la retraite publié dans ce même numéro. Parallèlement, Droit social (n° 6, juin 2009) propose un ensemble sur la rénovation de la démocratie sociale. Études (juin 2009, www.revue-etudes.com) publie de son côté un article de Jean-Christophe Coffin sur la psychiatrie en temps de crise. À l’occasion de ce dossier d’Esprit sur les pirates et le protestantisme qu’il a coordonné, on signalera l’article consacré à Calvin par Olivier Abel dans Études (mai 2009).
L’AMÉRIQUE ET L’IRAK – Politique étrangère (Ifri, janvier 2009) propose un dossier sur les relations transatlantiques ainsi qu’un article de Kemal Dervis sur la crise économique et un texte intitulé « L’arc de crise selon Obama et ses conseillers ». Alors que le président Obama met en place une stratégie progressive de retrait de l’Irak, la revue de Michael Walzer publie un ensemble intitulé Leaving Irak qui comporte des interventions de David Bromwich, Brendan O’Leary et George Packer (printemps 2009, www.dissentmagazine.org).
Avis
Pour le numéro d’août-septembre, nous nous interrogerons sur l’actualité des Lumières : peut-on encore dire que le projet des Lumières reste inachevé ? Ne faut-il pas reprendre le problème de sa modernité plus radicalement, en évitant de réduire leur ambition philosophique à un corpus trop étroit et en repartant de leur relation de conflit et de dialogue avec les anti-Lumières et avec les religions (ce dossier, coordonné par Michaël Fœssel, proposera notamment des interventions de Bruno Bernardi, Frédéric Brahimi, Fabienne Brugère, Jean-Marc Ferry, Pierre-François Moreau, Myriam Revault d’Allonnes…). À la rentrée, nous suivrons à notre manière l’anniversaire des révolutions démocratiques de 1989 : que reste-t-il de l’optimisme historique qui prévalait en Europe alors que, rétrospectivement pour nous, la date rappelle à la fois la chute du mur de Berlin et la répression du mouvement démocratique en Chine sur la place Tian’anmen ? L’automne donnera aussi l’occasion de revenir sur la crise « un an après ». Il ne s’agira pas de proposer un bilan mais bien de se demander comment la crise économique et financière a bousculé ou remis en cause les analyses économiques d’un côté, et modifié ou non nos cadres de pensée de l’autre.
- 1.
Sur ces périodes, Gallimard avait déjà publié de Pierre Hebey : l’Esprit Nrf, 1908-1940 (1990, une riche anthologie) et la Nouvelle Revue Française des années sombres, 1940-1941 (1992, très documentée).
- 2.
Emmanuel Levinas, « Après-vous Monsieur », Éthique et infini, Paris, Fayard, 1994, p. 94 sq.
- 3.
Id., « Comment allez-vous ? », Penser aujourd’hui : Emmanuel Levinas, film de Catherine Chalier et N. Lilenstein, 1991.
- 4.
Voir son étude de cas sur l’encyclopédie massviolence.org/Setif-and-Guelma-May-1945?id_mot=20
- 5.
Raëd Bader, Akihito Kudo et Didier Guignard ont fait ici œuvre de pionniers, voir « Des lieux pour la recherche en Algérie », dans « Répression, contrôle et encadrement dans le monde colonial », Bulletin de l’Ihtp, 83, juin 2004 (www.ihtp.cnrs.fr/spip.php%3Farticle335 &lang=fr.html).
- 6.
À ce sujet, Bertrand Jalla, « Les colons d’Algérie à la lumière du coup d’État de 1851 », Afrique et Histoire, 1, 2003 (www.cairn.info/revue -afrique-et-histoire-2003-1-page-123.htm).
- 7.
Cette recension a été publiée sur le site laviedesidees.fr, le 26 mars 2009.
- 8.
Jean Échenoz, Courir, Paris, Minuit, 2008.
- 9.
Haruki Murakami, What I Talk about when I Talk about Running, New York, Random House Inc., 2008.
- 10.
Raymond Carver, What We Talk about when We Talk about Love, New York, Knopf, 1981 (trad. fr. Parlez-moi d’amour, Paris, Stock, 1986).
- 11.
H. Murakami, Hear the Wind Sing, Ottawa, Kodansha International, 1987 (Écoute le chant du vent, livre non traduit en français).
- 12.
Id., Chroniques de l’oiseau à ressort, Paris, Le Seuil, 2001.
- 13.
H. Murakami, la Ballade de l’impossible, Paris, Belfond, 2007.
- 14.
Id., le Passage de la nuit, Paris, Belfond, 2007.
- 15.
Id., Kafka sur le rivage, Paris, Belfond, 2006.
- 16.
H. Murakami, Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, op. cit., p. 18.
- 17.
Voir Roger Chartier, les Origines culturelles de la Révolution française, Paris, Le Seuil, 1990.
- 18.
Voir Ridicules de Patrice Lecomte.
- 19.
Voir Bernard Edelman, le Sacre de l’auteur, Paris, Le Seuil, 2004.