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Vincere, de Marco Bellochio

février 2010

#Divers

L’Italien Marco Bellochio est un cinéaste de la génération qui a immédiatement hérité de la Nouvelle Vague française, à laquelle on le rattache facilement. À soixante-dix ans (neuf ans de moins que Godard), il est l’un de ceux qui, aujourd’hui, continuent à tourner des films passionnants, et ils ne sont plus si nombreux. Bellochio avait marqué ses débuts par un film, dans l’esprit du temps, violemment contestataire, remarquable par son style, Les poings dans les poches (1965). Ces dernières années, il était revenu aux « années de plomb » dont la présence est en arrière-plan de son film à scandale, Le diable au corps (1986), mais aussi du Sourire de ma mère (2001) – chef-d’œuvre qui dépasse la satire des milieux catholiques italiens1 –, et au premier plan dans Buongiorno, notte (2003) qui mettait en scène la fin de la vie d’Aldo Moro, assassiné en 1978 par les Brigades rouges2.

Dans Vincere, Bellochio remonte beaucoup plus loin dans le temps et fait un « film historique », genre cinématographique qui piège souvent les cinéastes (même les meilleurs) dans l’académisme, comme si la nécessité de reconstituer les décors, les moyens de transport, les costumes et les coiffures d’époques paralysait leur créativité. Comment reconstituer visuellement l’« absent de l’histoire » ? La reconstitution des débuts du fascisme puis de la guerre, au contraire, inspire Bellochio, et son film est d’une grande richesse visuelle. À la manière des artistes peintres, il pratique le « collage », associant des scènes de masse, des scènes intimes, des actualités reconstituées, des documents d’archives, des films projetés dans des salles de cinéma ou dans des hôpitaux… Tout est intégré et recréé avec une si grande vivacité, un tel grand sens de la fluidité et des contrastes, une telle utilisation de la musique (de Riccardo Giagni) que tout emporte le spectateur : impossible ici de ne pas penser au sens dramatique des opéras italiens, mais aussi à l’emphase propre à l’époque recréée.

Bien qu’il s’attache à l’histoire politique italienne, le film est principalement intimiste : il présente l’histoire de la période fasciste italienne depuis les coulisses. En effet, le personnage principal est une « femme de l’ombre », une maîtresse de Benito Mussolini, Ida Dalser, tombée amoureuse folle du révolutionnaire socialiste, républicain pacifiste et athée vers 1907 (ou 1909), et devenue sa compagne en 1914 (ou 19133). Ida Dalser vendit tous ses biens pour aider celui qui voulait rompre avec le parti socialiste et créer son propre journal, Il Popolo d’Italia. Elle eut bientôt un enfant, Benito Albino. Le film fait d’Ida littéralement une femme dans l’ombre qui tombe amoureuse de Mussolini quand celui-ci fait une démonstration imparable de la non-existence de Dieu, scène de théâtre qui amuse beaucoup la jeune femme (et les spectateurs du film) tant Mussolini est un histrion efficace. Toute la première demi-heure du film est effectivement filmée dans l’obscurité, et la jeune femme apparaît en pleine lumière seulement quand elle découvre que Benito Mussolini a une femme officielle, Rachele Guidi, épousée civilement en 1915, et aussi une grande fille, Edda (le couple officiel aura cinq enfants au total). La tragédie héroïque d’Ida va commencer.

Mussolini, fort de la popularité acquise par le succès de son journal, accède au pouvoir en 1922. Tout le système fasciste est à son service. Nous n’avons plus besoin de voir le Duce en direct, et son personnage joué disparaît du film au bout de quarante-cinq minutes : nous ne voyons plus Mussolini qu’à travers des images d’archives sur des « écrans dans l’écran », effet stylistique très réussi (un tel mélange des images avait déjà été utilisé dans Buongiorno, notte). Bien entendu, nous ne voyons agir que des policiers, des agents discrets, des psychiatres, des infirmières, des religieuses, presque tous aux ordres de (ou fascinés par) l’appareil fasciste. Celui-ci a décidé de cacher Ida et son fils, et le meilleur endroit, ce sont les asiles de fous. Une femme qui prétend être l’épouse du Duce et la mère de son fils aîné, ne peut être qu’une paranoïaque. Filmer des fous (ici, des folles, dont une danseuse qui n’est pas aussi folle que ça) est un art difficile, mais Bellochio le maîtrise parfaitement. Nous le savions depuis longtemps car Bellochio a fait un documentaire sur l’état des asiles psychiatriques en Italie en 1975, Fous à délier4, il a aussi filmé des « sorcières » (La sorcière avec Béatrice Dalle, 1988). Les héroïnes des Poings dans les poches ou du Diable au corps sont aussi des sorcières. Et Ida ?

Bellochio n’oublie pas de rappeler que Mussolini ne vient pas du tout de la tradition d’extrême droite catholique, mais de l’athéisme païen militant (après sa première nuit avec Ida, il sort nu sur le balcon de l’appartement comme s’il se présentait devant une foule virtuelle) : son mariage religieux avec Rachele ne date que de 1925, alors qu’il est déjà à la tête de l’État italien depuis trois ans. Bellochio rappelle aussi que les artistes avant-gardistes italiens de l’époque, les « futuristes », ont très bien vécu (« guerrièrement ») l’arrivée du fascisme. En racontant l’histoire d’Ida, puis celle de son fils, il montre que le fascisme n’a pas broyé que ses opposants démocrates. Car l’histoire d’Ida n’est pas celle d’une opposante au régime fasciste : elle a soutenu toutes les dérives de l’homme aimé, quand il est passé du socialisme révolutionnaire au nationalisme guerrier violent et cynique. De vrais opposants au régime fasciste, discrets par prudence, lui ont donné de bons conseils : jouer à la femme « normale », « calme ». Elle doit arrêter de clamer qu’elle est l’épouse de Mussolini et la mère de son fils, alors qu’il n’existe aucun papier officiel prouvant la réalité d’un mariage. On voit les sbires de Mussolini chercher « quelque chose », ce que Hitchcock appelait déjà en 1939 un « MacGuffin », un objet qui attire l’attention du spectateur en lui laissant penser qu’il jouera un rôle clé dans la résolution de l’intrigue. Est-ce un hypothétique certificat de mariage (religieux ?) ou la reconnaissance de dettes signée par Mussolini quand Ida lui a donné toute sa fortune pour payer son journal ?

Avec tout l’appareil d’État contre elle, la très énergique et très passionnée Ida ne peut qu’être vaincue. Bellochio ne transforme pas son histoire en mélodrame (pas de pathos, heureusement !), mais en histoire politique et passionnelle. Son fils, Albino Benito, est lui aussi mort fou à 26 ans. Bellochio le montre se livrant à des imitations caricaturales de son père ; elles sont absolument étonnantes ; c’est le même acteur, Filippo Timi, qui joue les deux rôles, remarquable entre séduction et grotesque. Ida est toujours restée folle amoureuse du Duce (« Lui et personne d’autre ») – comme une grande partie du peuple italien : ce film serait-il une allégorie camouflée sur la situation politique contemporaine ? Ida Dalser, héroïne passionnée, interprétée avec puissance par la très belle Giovanna Mezzogiorno, est aussi une victime. Comme une grande partie du peuple italien…?

  • 1.

    Le film raconte la canonisation d’une femme issue de la grande bourgeoisie italienne, menée par la hiérarchie catholique et vue par son fils comme un cauchemar et un complot. Les commentateurs ont très peu insisté sur le fait que les trois frères du film ont tous participé aux mouvements terroristes italiens.

  • 2.

    Esprit en a rendu compte dans le cadre de l’entretien avec Patrick Raynal, « Le film noir du terrorisme d’extrême gauche », Esprit, juin 2004.

  • 3.

    Entre les dates des historiens et celles du film, quelques écarts. Les historiens italiens travaillent aujourd’hui sur les maîtresses du Duce. Plusieurs sont remarquables. Il existe une mémoire populaire d’Ida Dalser dans sa région (lettres, témoignages).

  • 4.

    Le film de Bellochio passionne autant les psychiatres (débats organisés par « Le Regard qui bat » après une projection au Saint-Germaindes-Prés le 16 décembre 2009) que les historiens (débats sur France Culture le 11 décembre 2009). Note rédigée le 12 décembre.