Ni péripétie, ni cataclysme
Un double malentendu s’installe au sujet de la crise : pour les uns, la page serait déjà tournée ; pour d’autres, elle ne pourra encore que s’aggraver. Pour reprendre la juste mesure de ce qui nous arrive, il faut distinguer ce qui relève des soubresauts à court terme de la finance, du mouvement plus général de la montée des inégalités et surtout de la longue durée de l’impasse écologique.
Le discours ambiant oscille depuis quelques mois entre deux pôles. Pour les uns, la crise est finie et d’ailleurs, quand on y réfléchit attentivement, il n’est pas complètement sûr qu’elle n’ait jamais existé que dans nos têtes. Les bourses et les banques d’affaires, qui sont comme chacun sait, rétrospectivement et en moyenne, des boussoles fiables, ne reprennent-elles pas courage ? Vite, vite, retour à « l’anormal ». Pour les autres, c’est au contraire, au même instant, la crise de tout qui s’est déchaînée : du capitalisme libéral, c’est entendu, mais aussi de la confiance, de la dette, du climat, de la démocratie, de la notion de crise elle-même, etc. Ces deux rhétoriques, celle de la non-crise et celle de la crise totale, se répondent, s’annulent et nous laissent finalement plus perplexes encore qu’au plus fort de la tourmente financière, entre la mi-septembre et la mi-octobre 2008, quand le sol paraissait se dérober sous nos pieds. C’est pour conjurer la double tentation de la négation et de l’hyperbole que la puissante introduction de la Méditerranée de Braudel peut à nouveau être mise à contribution.
Braudel nous apprend que le monde méditerranéen de Philippe II ne se comprend bien qu’en trois dimensions, trois espaces-temps : la longue durée géographique, les tectoniques sociales et économiques et enfin l’agitation politique du moment, le temps des individus. Dans cette crise également, se superposent trois strates qu’il faut s’efforcer de relier par l’analyse en procédant à rebours de l’ordre braudélien : l’écume de la crise du capitalisme financier, la houle de la crise des inégalités sociales, la marée de la crise écologique.
Une évocation braudélienne
Premier niveau : l’effondrement de la finance globalisée. Cette crise-là est plus keynésienne encore qu’on ne le dit. Assurément, elle signe la fin du mirage de l’autorégulation des marchés et, pour les économistes, renvoie à la nécessité non négociable de raisonner selon le paradigme de la régulation externe : le système économique n’existe pas sans puissance publique. Mais Keynes n’a pas seulement voulu déconstruire l’illusion néoclassique du parasitisme de l’État : il a anticipé de près d’un siècle, dans le livre IV de la Théorie générale, la révolution béhavioriste qui s’est emparée de la théorie financière et que la crise consacre. « Les esprits animaux », « le concours de beauté », l’économie « casino » sont autant d’intuitions qui nourrissent depuis longtemps les travaux d’un Robert Shiller ou d’un André Orléan. L’intégration des mécanismes financiers à la théorie macroéconomique est sans doute, avec la domestication politique de la finance dont la fiscalité doit être l’instrument, un des chantiers les plus importants que la crise a révélé.
Mais il faut aller plus profond : quel fut le ressort de cette société à irresponsabilité illimitée qu’est devenue la finance mondiale entre le milieu des années 1990 et le printemps 2007, moment du déclenchement de la crise ? On peut faire l’hypothèse qu’elle est le symptôme du retournement du cycle social entamé après 1945, que l’on peut nommer avec Robert Castel la « société salariale ». Il convient, pour bien comprendre, de rapprocher la dilatation de la sphère financière de la rétraction de la sphère salariale. Considérons l’épicentre de la crise, les États-Unis. La quasi-stagnation des salaires et des revenus pour la très grande majorité de la population américaine depuis vingt ans (alors même que la productivité du travail a crû à un rythme important) a entraîné un endettement croissant des ménages désireux de maintenir leur niveau de vie, endettement dont la charge est devenue insupportable. À l’autre bout de la distribution des revenus, le gonflement de la part de la richesse nationale détenue par les plus grandes fortunes s’est avéré non seulement injuste et économiquement improductif mais autodestructeur, en ce qu’il a engendré une course folle à la rentabilité du capital aboutissant à une dépréciation pathologique de l’avenir qui a à peu près complètement détourné les marchés financiers de leur fonction de financement à long terme de l’économie1. Cette « grande régression » américaine, dont les travaux empiriques d’Emmanuel Saez et Thomas Piketty permettent de repérer avec relativement de précision l’origine au milieu des années 1980, a été le poumon de l’emballement financier mondial. La crise financière aux États-Unis s’est donc nourrie de deux causes profondes, toutes deux en rapport avec le développement des inégalités de revenu : un endettement insoutenable des ménages lié à la stagnation des salaires moyens ; une prise de risque inconsidérée des entreprises financières liée à une fuite en avant dans la rentabilité du capital dans un contexte de régression sociale et de libéralisation institutionnelle ramenant l’Amérique au début du xxe siècle.
Si les États-Unis furent bien le centre de l’arc de crise, la montée des inégalités américaines depuis une trentaine d’années n’est pourtant pas isolée : les études des grandes institutions internationales publiées depuis deux ans confirment les unes après les autres que les États-Unis ont été la tête de pont d’un mouvement général de dégradation de l’égalité dans presque toutes les sociétés développées. Qui plus est, les inégalités américaines ont été cofinancées par les pays émergents et pétroliers, qui ont accumulé des réserves de change et des investissements directs à l’étranger sans investir leur capital dans la construction d’un État providence utile à leur développement, contribuant ainsi à gonfler des déséquilibres globaux progressivement insoutenables eux aussi.
L’exigence nouvelle pour les chercheurs est ici double : il faut mieux prendre la mesure des inégalités de revenu et mieux inscrire celle-ci au cœur de la mesure du revenu national comme le propose le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi. Il faut en somme mieux connecter l’étude des inégalités à la dynamique macroéconomique, à la fois nationale et globale. Les inégalités rongent progressivement les systèmes démocratiques, mais elles condamnent également les systèmes économiques et finalement les sociétés à des crises financières violentes et cette seconde dimension est largement restée dans l’ombre de la recherche jusqu’à présent.
Le temps long de l’écologie
Dernier temps de l’analyse : le défi écologique. L’enchaînement est ici aussi essentiel que délicat. On peut l’opérer de deux manières : en reliant la crise écologique à la crise financière ; en reliant la crise écologique à la crise des inégalités.
On peut penser que l’inflation des matières premières a contribué de manière déterminante à la crise financière, mais cet enchaînement paraît, à l’examen, fragile. La crise financière joue surtout un rôle de révélateur de la crise écologique, un rôle métaphorique. La question éthique est, si l’on peut dire, naturellement au centre des problèmes écologiques2. Les rendements excessifs, ou plutôt chimériques, exigés ces dernières années des produits financiers ont réduit à presque rien le temps long qui doit être l’horizon de la finance. De la même manière, la consommation excessive des ressources naturelles par les générations présentes insulte l’avenir des générations futures. La restauration de l’équilibre entre le court terme et le long terme est donc la clé de la résolution des crises financière et écologique. Et le lieu de cet équilibre est la démocratie. C’est bien une revanche de l’avenir sur le présent qu’appellent ces crises jumelles.
Le lien entre accroissement des inégalités internationales et intranationales et crise écologique est quant à lui bien réel3. Il y a d’abord un rapport direct entre inégalités de développement économique et humain dans le monde, dégradations environnementales et exposition aux catastrophes dites « naturelles » dans les pays pauvres et en quête de développement. Un second problème, lui aussi établi empiriquement, touche, au sein des nations développées, à l’influence des inégalités de revenu sur la qualité des politiques environnementales.
On peut donc émettre deux hypothèses raisonnées : l’accroissement des inégalités dans le monde et au sein des pays pauvres a aggravé les problèmes environnementaux et sociaux de ces derniers (que l’on songe à la question de la déforestation tropicale) tandis que la dégradation de l’égalité dans les sociétés développées a affaibli la qualité des politiques environnementales. On peut pousser plus loin cette problématique social-écologique et repenser à nouveaux frais les questions qui ont justement émergé au pic de la société égalitaire industrielle, dans les années 1960 : qu’est-ce que la « justice environnementale » ? Comment mesurer et réduire les inégalités environnementales ? Comment rendre compatibles les exigences environnementale et sociale ? La réduction des inégalités et des dégradations environnementales sont les deux questions les plus pressantes de notre temps. La science économique, forteresse conquérante, ne pourra y faire face qu’à la condition d’être plurielle en son sein et ouverte aux autres disciplines.
- *.
Économiste et conseiller scientifique au Centre de recherche en économie (Ofce) à Sciences-Po et chercheur invité au Centre d’études européennes de l’université d’Harvard.
- 1.
Sur le détail et les conséquences de cette situation, voir Éloi Laurent, « La crise globale, entre inégalités américaines et inefficacité européenne », The Tocqueville Review/La Revue Tocqueville, n° 1, 2009, vol. 30, p. 95-115 et « Vers un nouveau protectionnisme américain ? », Le Débat, n° 151, septembre-octobre 2008.
- 2.
Voir É. Laurent (avec la collab. de Jean-Paul Fitoussi), la Nouvelle écologie politique, Paris, La République des idées/Le Seuil, 2008.
- 3.
Pour une analyse plus complète, voir É. Laurent, « Écologie et inégalités », La Revue de l’Ofce, n° 109, avril 2009.